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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de texte de Daniel Latouche, “Science politique et pouvoir : mais où est donc passé l'héritage ?” In Continuité et rupture. Les sciences sociales au Québec. Tome premier, Chapitre XII, pp. 189-220. Textes réunis par Georges-Henri Lévesque, Guy Rocher, Jacques Henripin, Richard Salisbury, Marc-Adélard Tremblay, Denis Szabo, Jean-Pierre Wallot, Paul Bernard et Claire-Emmanuelle Depocas. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1984, 310 pp. Une édition numérique réalisée par mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide de musée retraitée du Musée de La Pulperie de Chicoutimi. [Autorisation formelle accordée le 18 janvier 2016 par le directeur général des Presses de l’Université de Montréal, Monsieur Patrick Poirier, de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[189]

CONTINUITÉ ET RUPTURE.
Les sciences sociales au Québec.
TOME I

Deuxième partie
Les pratiques disciplinaires : unité ou diversité ?

Science politique et pouvoir :
mais où est donc passé l'héritage ?


Daniel LATOUCHE

La solution facile serait de débuter cette communication par une critique en bonne et due forme du thème même de ce colloque. Lorsque le besoin s'en fait sentir, ce subterfuge peut vous sortir de situations embarrassantes. Puisque vous allez bientôt être à même de constater que comme « situation embarrassante » on peut difficilement faire mieux que celle où cette communication va me placer, alors pourquoi ne pas s'en sortir élégamment en soulignant au préalable que cette problématique de « continuité et de rupture » ne veut pas dire grand chose. Tout phénomène social n'est-il pas, par définition même, continuité et rupture ? De plus, une problématique aussi englobante ne viserait-elle pas uniquement à intéresser à la fois les marxistes qui aiment tant les ruptures et les chercheurs plus fonctionnalistes toujours à la recherche des continuités ? Une troisième critique consisterait à faire remarquer innocemment qu'avec un intervalle d'une telle ampleur, 1935-1985, on présume, avant même que commence la discussion, de l'existence chez nous d'une tradition en sciences sociales. Et s'il n'existait que des sciences sociales pratiquées au Québec plutôt qu'une tradition québécoise en sciences sociales ! Et finalement en sombrant tout à fait dans la mauvaise foi, on pourrait s'interroger sur la raison d'être véritable de ce colloque. Est-ce une façon d'inviter les plus jeunes à rendre hommage à leurs aînés ? Ou une manœuvre de la Société royale pour se remettre sur la carte québécoise ? A-t-on idée en 1981 de s'appeler la Société royale du Canada !

Plutôt que cette solution d'une critique faussement épistémologique, j'aurais pu aussi choisir la solution de la prudence. Rien de plus prudent en effet qu'une revue de la littérature fort exhaustive sur le thème du pouvoir dans la science politique québécoise, parsemée ici et là d'observations personnelles. On risque ainsi de ne choquer personne en particulier ou tout le monde à la fois, ce qui est la meilleure façon de rendre un discours inoffensif. C'est tentant. J'imagine déjà un essai en quatre parties :

1. La grande noirceur : 1945-1960. Notre héros témoigne de la pauvreté abjecte de la science politique québécoise qui, comme l'ensemble de la société, est victime du duplessisme et d'une non-concordance structurelle entre la structure de classes et le niveau [190] de développement des forces productives. Notre héros n'a plus qu'à se réfugier dans la lecture de Cité libre. « Père Lévesque, au secours ! »

2. La Révolution tranquille : 1960-1970. Notre héros ne sait où donner de la tête devant le foisonnement des études sur le pouvoir et devant l'explosion qui caractérise la science politique québécoise. Il est submergé sous les corrélations multiples et les notes de bas de page. Bienvenue Parti Pris, « Pas mal, hein ! Père Lévesque ».

3. La rupture : 1970-1980. Alors qu'il voguait en pleine euphorie notre héros est heurté de front par la crise économique. Heureusement que l'analyse marxiste est là pour tout expliquer. Vite les Cahiers du socialisme. « Père Lévesque ! Connais pas ! »

4. L’avenir : 1980. Où notre héros reprend confiance en lui, découvre le pouvoir et réussit la synthèse du marxisme et du fonctionnalisme. On s'abonne au Temps fou. « Re-bonjour, Père Lévesque. »

Sans connaître plus qu'il ne le faut la ligne de vie des autres sciences sociales québécoises, j'ai l'impression qu'un tel modèle de communication pourrait aussi y être utilisé. Il correspond à une vision largement partagée du développement du Québec depuis un demi-siècle et où on retrouve inlassablement la même succession de phases : grande noirceur, éclatement, contestation, nouvelles orientations.

Malgré son apparence de logique, cette approche colle mal au vécu des sciences sociales. Avec un recul de vingt ans, il est facile de diagnostiquer des ruptures et des changements de cap. Si je me souviens bien du quotidien des années 1960-1970, il y régnait la confusion la plus totale. Tout le monde naviguait à vue. Les compas étaient rares. C'est accorder beaucoup de cohérence interne à nos disciplines que de leur bâtir ainsi a posteriori une histoire tout en cycles et en étapes. C'est se faire croire à peu de frais que l'histoire des sciences sociales, comme celle de notre groupe national, possède un sens et une logique. La multiplicité des notes de bas de page est certes très réconfortante mais elle ne suffit pas à construire une réalité qui n'a jamais existé ailleurs que dans une imagination nostalgique.

L'idéal serait de pouvoir en arriver à un va-et-vient constant entre une vision détachée du développement de la science politique québécoise et une expérience personnelle dont les points forts viendraient, comme par hasard, renforcer la première analyse.

Si, finalement, je vais me rabattre sur une communication où l'élément personnel sera déterminant, c'est que j'en ai très envie et que, de toute façon, je n'ai guère d'objet sur lequel disserter intelligemment. C'est que je ne crois pas à l'existence d'une science politique québécoise. D'où mon embarras pour en discuter.

[191]

Je crois ce diagnostic tout aussi valable pour les années 1945-1960 que pour celles qui ont suivi. Certes ce ne sont pas les politicologues québécois qui manquent. Ils se sont multipliés avec une rapidité déconcertante. Ils ont leur association et même leur revue dont le premier numéro, paradoxe et ironie suprêmes, a pour thème le pouvoir politique. Mais tout cela ne suffit pas pour créer une tradition scientifique.

Pour bien montrer que je n'accuse personne d'incompétence particulière et que je ne tiens pas à blâmer les trois générations qui ont précédé la mienne, je vais tenter de démontrer que ma génération, si elle n'a rien reçu en héritage, n'a pas mieux réussi que les autres à transmettre un acquis intéressant à la cinquième génération. Peut-être la question va-t-elle se régler d'elle-même ? Si on laisse le corporatisme administrativo-syndicaliste qui gère actuellement nos universités se faire le complice de l'anti-intellectualisme primaire de certains de nos ministres, il est bien possible qu'il n'y aura pas de sixième génération. Incapables de produire une science et une critique cohérente du pouvoir, voilà que les politicologues risquent de faire les frais de ce même pouvoir. Cela ferait un bon thème de colloque.

Le bilan de 1961

En juillet 1961, la revue Recherches sociographiques consacre son premier numéro spécial à la sociologie politique du Canada français. Dans son introduction, Fernand Dumont avoue avec un peu d'embarras que « les textes rassemblés ici sont très disparates », mais il se reprend aussitôt en affirmant que « cela correspond à une intention explicite (puisque), nous considérons, pour le moment, toute systématisation portant sur notre société comme devant être remise à une étape ultérieure ». À relire aujourd'hui les matériaux dont il disposait, on comprend facilement cette remise à une date ultérieure.

Ce numéro spécial s'ouvre par un long article de 44 pages résumant les conclusions d'une grande enquête sur « le Canada français politique de l'intérieur » et dont le but était de « faire provision de fraîches hypothèses de travail » auprès de spécialistes, d'observateurs et de participants. Rien de moins. Apparemment ces experts n'étaient pas légions puisque l'échantillon ne comprend que 29 personnes dont sept seulement répondirent. Faut-il en rire ou en pleurer ? Les commentaires de ces sept sages aux quatre questions posées ont aussi de quoi étonner et sont fort révélateurs de l'état de la science politique québécoise de l'époque.

[192]

1. Quelles ont été les étapes marquantes de l'histoire politique du Canada français ? Par quels événements ou quels personnages ces étapes ont-elles été déterminées ?

La Conquête, la Confédération, Riel, la crise de la conscription ont été mentionnées à diverses reprises mais plus d'un an après l'arrivée de l'équipe Lesage au pouvoir, personne ne juge à propos de mentionner le 22 juin 1960 comme une date importante. Tout au plus deux auteurs, J.-C. Bonenfant et F.-A. Angers, mentionnent-ils que le Québec est maintenant entré dans une autre période.

2. Que pensez-vous du jugement suivant : en politique, les Canadiens français n'ont pas d'idées, ils n'ont que des sentiments ?

Jean-Charles Bonenfant, Michel Brunet et Pierre Charbonneau s'objectèrent à cette caractérisation. F.-A. Angers et le père Arès se dirent d'accord. Léon Dion et Pierre Laporte répondirent : « Ça dépend. »

Par-delà cette absence d'unanimité, ce qu'il y a d'étonnant, c'est le contenu et la façon même dont cette question fut posée. Elle révèle la persistance de cette vénérable fixation quant à la nature de « l'âme » canadienne-française.

3. Croyez-vous à la possibilité d'une implantation réelle du Nouveau parti démocratique dans le Québec ? Et les autres mouvements politiques ?

Cette question sur le NPD a eu le don de délier les langues, chacun y alla de ses prévisions. Par contre, pas un mot du Crédit social et des mouvements indépendantistes qui s'apprêtaient à faire irruption sur la scène politique.

4. Vers quoi devraient s'orienter les recherches futures ?

Les suggestions furent fort variées : F.-A. Angers proposa des études psychosociologiques pour déterminer l'influence de la Conquête sur la psychologie et le comportement des Canadiens français. Pierre Charbonneau suggéra d'étudier notre « peur collective » ; Pierre Laporte, l'honnêteté politique ; Gérard Bergeron, notre sociologie culturelle afin de fixer les traits de notre personnalité de base ; P.-E. Trudeau, le fonctionnement réel de notre système politique. Quel programme, et que plusieurs d'entre eux n'ont pas tardé à réaliser, chacun à sa façon ! Et tous d'y aller d'un petit refrain sur la nécessité de mener des études de sociologie électorale (seul P.-E. Trudeau résiste à cet engouement : « Ne nous lançons pas trop dans la statistique électorale », écrit-il). Avait-il déjà une idée derrière la tête ?

[193]

À la suite de cette analyse de l'intérieur, ce numéro spécial présente cinq monographies de sociologie électorale, pour la plupart des versions abrégées de thèses de maîtrise présentées à l'Université Laval entre 1955 et 1960. On notera en particulier l'étude de Vincent Lemieux sur les élections provinciales dans le comté de Lévis de 1912 à 1960. Cet article marque la naissance d'une science politique québécoise qui soit autre chose qu'approximation et réflexion à voix haute. Pour la première fois un politicologue québécois utilisait une méthodologie quantitative (l'analyse hiérarchique) pour comprendre un phénomène politique [1]. C'est une date qu'il ne faudrait pas oublier.

Ce numéro spécial se termine par un inventaire des sources et une bibliographie qui témoigne, d'une part, de la richesse des matériaux disponibles et, d'autre part, de la pauvreté de l'utilisation qu'on en fait. Ce diagnostic sévère fut porté par J.-C. Bonenfant lui-même quelques mois à peine après la publication de ce premier numéro spécial.

Le diagnostic de J.-C. Bonenfant

Si j'avais pu lire à l'époque ce deuxième diagnostic publié à l'occasion du colloque de Recherches sociographiques de 1962, il est probable que je n'aurais pas opté moi non plus pour la science politique. Après avoir défini les quatre grandes rubriques traditionnelles de la science politique (théorie ; institution ; partis, groupes et opinions ; relations internationales), voici ce qu'il dit sur chacune :

La première rubrique est donc la théorie politique à laquelle on a joint l'histoire des idées politiques. C'est un double domaine qu'on n'a guère abordé au Canada français. Lorsqu'on s'est intéressé à des phénomènes comme le nationalisme, le fédéralisme, le bicaméralisme, on l'a fait dans le concret, le plus souvent même dans une atmosphère de polémique(...) Quant à l'histoire des idées politiques, elle n'a même pas été esquissée... Au chapitre des institutions politiques, qui comprend d'abord l'étude de la constitution et celle des relations entre le gouvernement central et les gouvernements locaux, nous avons été un peu plus féconds pour autant que les problèmes étaient envisagés sous un éclairage juridique (...) Sous la rubrique des institutions politiques, la classification de l'UNESO inclut l'administration publique. En cette matière, nous n'avons rien produit.

La troisième rubrique de l'UNESCO traite des partis, des groupes et de l'opinion publique (...) c'est un domaine dans lequel nous commençons à balbutier. L'histoire de nos partis politiques n'a pas été écrite...
[194]

Enfin, sous la quatrième rubrique de l'UNESCO, relations internationales, les travaux canadiens-français ont été plutôt rares car pendant longtemps il fut même élégant de se moquer des organismes internationaux [2]. »

Que savons-nous, par exemple, des connexions entre affiliations politiques et affiliations de parenté ? Pas beaucoup plus que ce qui se trouve dans Miner...

Nous ne savons scientifiquement rien de l'organisation provinciale et locale de nos partis...

Des candidats à ces élections, des députés élus, que savons-nous ?... M. Bonenfant remarquait avec raison que nous n'avons rien produit en science de l'administration publique... Nous sommes encore plus pauvres, si c'est possible, en études sur les groupes de pression... [3] Le numéro spécial de 1961 portait exclusivement sur la science politique alors que le numéro spécial de l'année suivante traitait de l'ensemble du dossier des sciences sociales. Il aurait en effet été difficile de répéter l'expérience.

De tous les domaines de recherches répertoriés lors du colloque de 1962, celui des études politiques est le plus mal en point. Certains autres domaines font même l'objet de bibliographies et sont même animés par des querelles et des différences d'orientation. En politique, aucune recherche empirique, aucune préoccupation théorique n'existaient, non plus que les manuels, les livres de base, les classiques, les études comparatives ou d'histoire. Si vous n'êtes pas convaincus, il suffit de jeter un coup d'œil à ce qui peut être considéré comme le manuel de science politique ( !) le plus complet de la période pré-1960, celui d'Esdras Minville sur le Citoyen canadien-français. En voici la table des matières. Je vous laisse le soin d'y dénicher une conception du pouvoir (voir tableau 1). Cela se termine même par des considérations sur notre mission providentielle.

Tableau 1

Esdras Minville, le Citoyen canadien-français,
Montréal, Fides, 1946

(Table des matières)

Chapitre I.
LE CHAMP D'ACTION DU CITOYEN


I. Initiation : former le citoyen canadien-français. Première démarche : initier l'enfant aux faits économiques, sociaux, politiques devant lesquels il aura comme citoyen à prendre attitude. Ces faits ne lui sont pas étrangers, mais sont autant de réponses à tels de ses besoins, (pp. 25-30)

II. Besoins physiques : institutions et vie économique. A — Notions de besoin et de richesse. Le travail, agent de la production des richesse — l'économie, fille de la prévoyance,  [195] la fructification des épargnes et la formation du capital. Les diverses catégories de placement. L'assurance. B — Le milieu. La province de Québec, milieu national des Canadiens français. Les facteurs physiques, les richesses naturelles, l'industrie manufacturière. C — Les échanges : la finance, les changes internationaux. D — La structure économique de la province, (pp. 30-46).

III. Besoins intellectuels — institutions d'enseignement. Enseignement primaire — régime de la province. Enseignement du second degré. Enseignement universitaire. Institutions d'État. Centres de culture. Bourses d'étude. Budget de l'éducation. Les congrégations religieuses et l'enseignement. Œuvres de jeunesse. Education des adultes, (pp. 46-50)

IV. Besoins moraux — institutions religieuses, sociales, politiques. A — La religion et l'État. La paroisse, le diocèse, la délégation apostolique, les ordres religieux, les missions ; le rôle de l'Église dans l'histoire du Canada français. B — La famille, l'école, la paroisse, les associations professionnelles, l'assistance et l'assurance sociales, l'hygiène publique ; notre problème social. C — Le régime politique du Canada. L'État fédéral, l'État provincial, les institutions qui en relèvent respectivement. La municipalité, (pp. 50-64)

Chapitre II.
LA PERSONNALITÉ DU CITOYEN CANADIEN-FRANÇAIS


L'homme agit selon les idées directrices de sa vie. Notre citoyen est :

I. Catholique. 1) Comme tel, il est régi dans sa vie privée et civique par sa pensée religieuse, a) Il doit combattre les doctrines subversives et pour cela les connaître jusque dans leurs manifestations pratiques ; b) il doit surtout travailler à l'édification d'un ordre chrétien. Nécessité d'une connaissance approfondie de la doctrine chrétienne d'une part, des faits à influencer dans le sens chrétien d'autre part, c) Cas du citoyen catholique au Canada, dans la province de Québec. 2) À une longue pratique de la foi catholique notre citoyen doit une des valeurs maîtresses de sa civilisation : l'humanisme chrétien. Liaison du fait religieux et du fait national, (pp. 66-77)

II. De culture française. 1) Comme tel, il représente un type national distinct au Canada. 2) Objet de son patriotisme : ses valeurs nationales, son histoire, ses institutions, la terre canadienne. 3) Règle ordonnatrice de son patriotisme : la pensée catholique, (pp. 77-83)

III. Canadien. 1) Situation constitutionnelle du citoyen canadien-français. 2) Notions de patrie : a) communautaire, b) politique. 3) Le citoyen canadien-français s'est toujours réclamé de la première. 4) La province de Québec, centre de force du Canada français. Cas du citoyen canadien-français : a) de la province de Québec, b) des autres provinces. 5) Devoir du citoyen canadien-français envers le Canada. 6) La question canadienne. 7) Le citoyen canadien-français du Québec et a) la minorité anglo-canadienne, b) les minorités françaises des autres provinces. 8) Droit à la culture nationale ; devoirs correspondants, (pp. 83-94)

Chapitre III. LE CITOYEN DANS L'ACTION

L'action nationale, modalité de l'action civique. 1) Elle obéit aux mêmes règles que le patriotisme et comme lui implique l'idée [196] de sacrifice. Action nationale défensive, celle qui vise à préserver la nation. Action nationale positive, celle qui contribue à l'édification d'un ordre national. 2) Dans les pays à population homogène, action civique et action nationale se confondent. 3) Tel n'est pas le cas chez nous, et le citoyen canadien-français doit choisir des modes d'action civique appropriés aux intérêts de sa nation. 4) Action privée, action publique, portée nationale et civique de l'une et de l'autre, (pp. 95-107)

Chapitre IV. L'ACTION ÉCONOMIQUE

Action privée — portée civique et nationale. Perfectionnement personnel, travail, épargne, source du bien-être individuel et de la prospérité collective. L'esprit de solidarité — 1) Solidarité économique ou « achat chez nous » — condition de légitimité : a) que le cycle en soit complet ; b) qu'il se pratique à avantages égaux. 2) Solidarité sociale ou coopératisme. Valeur nationale du coopératisme. Coopérative et entreprise capitaliste. 3) Autres formes de solidarité : chambre de commerce, associations d'hommes d'affaires, etc. (pp. 107-130)

Action publique : objet de la politique économique, (pp. 130-133)

Chapitre V. L'ACTION SOCIALE PRIVÉE

Les institutions sociales sont humaines dans leur principe et leurs fins, nationales dans leurs caractères. Nos institutions sociales sont d'inspiration catholique ; c'est comme catholique que notre citoyen doit en premier lieu les considérer. Mais elles sont aussi organes de transmission et de conservation de la vie nationale. Attitude à observer à leur égard, (pp. 133-138)

I. La famille — valeur nationale. Conditions de stabilité interne : retour à l'enseignement traditionnel de l'Église. La famille et le renouveau de l'esprit national : langue, traditions, mœurs. Comme peuple minoritaire, nous sommes tenus d'utiliser au maximum chacune de nos unités humaines : d'où mise en pleine valeur de nos forces physiques, intellectuelles et spirituelles. Rôle de la famille à cette fin. (pp. 138-146)

II. L'école, complément de la famille. Institution de caractère à la fois religieux, social et national. Importance d'une saine philosophie de l'éducation. Collaboration des parents : associations et écoles de parents, (pp. 146-157)

III. Nos institutions d'assistance, œuvres de l'Église catholique. Le régime de l'assistance dans la province de Québec — les modifications rendues nécessaires par les progrès de l'industrie. Valeur de ce régime ; tendances des pouvoirs publics à l'égard de l'assistance, (pp. 157-169)

IV. La paroisse, unité de base de la structure organique de l'Église. Son rôle : a) dans notre ancienne société ; b) dans la société d'aujourd'hui, (pp. 169-175)

V. L'association professionnelle. Notre citoyen et l'enseignement social de l'Église. La réfection chrétienne de la société et la vie nationale. Nécessité d'une forte éducation sociale, (pp. 175-182)

Chapitre VI. L'ACTION SOCIALE PUBLIQUE

I. Les doctrines à écarter. La doctrine à répandre : celle de l'Église. La sécurité sociale : objet, conditions de réalisation : 1) saine organisation du travail ; 2) coordination des forces sociales. Rôle de l'État. La sécurité sociale et les Canadiens français, (pp. 184-207)

[197]

II. Le régime constitutionnel et la législation sociale. Responsabilité de la province. Esquisse d'une politique économico-sociale appropriée à la province de Québec : Politique économique : A — coordonnée : recherche scientifique et économique, exploitation rationnelle des ressources ; B — décentralisée — régionalisme. Politique sociale : A— centrée sur la famille ; B — ajustée aux exigences respectives des salariés et des travailleurs autonomes. Pour les salariés : 1) salaire familial comprenant un salaire de base et un sursalaire familial ; 2) abaissement du coût de la vie par la lutte contre les monopoles et l'expansion du coopératisme ; 3) logement familial ; 4) assurances sociales de forme coopérative ; 5) amélioration de la santé publique ; 6) établissement des enfants, en particulier facilité d'accès aux écoles ; 7) œuvres d'assistance sociale ; 8) expansion des ordres professionnels. Régime ouvrier adapté à notre population. Pour les travailleurs autonomes : 1) régularisation des prix des produits de l'agriculture et de la pêche ; 2) établissement des enfants : a) amélioration de l'école rurale, b) aide à l'établissement sur des fermes, c) politique renouvelée de colonisation ; 3) assurances sociales et hygiène ; 4) électrification coopérative des campagnes ; 5) expansion du coopératisme ; 6) organisation des loisirs, (pp. 207-257.

III. Responsabilité fédérale : 1) décentralisation financière ; 2) expansion économique : a) protection raisonnable à l'industrie, b) amélioration des transports du crédit ; 3) collaboration avec les provinces dans la mise en valeur des ressources. Au point de vue social : a) réaménagement de l'impôt en fonction de la famille ; b) retour aux provinces des lois sociales, (pp. 257-270)

IV. Deux problèmes (pp. 270)

Chapitre VII. L'ACTION POLITIQUE

I. Action privée. Notions préliminaires : objet de la politique, théories en présence : individualiste, étatiste, chrétienne. Avons vécu sous l'empire de la première, cédons aujourd'hui à la seconde. Nécessité d'une restauration chrétienne. Limites du pouvoir civil. Devoirs de l'État — la justice distributive. Forme de l'État — régime démocratique, régime autoritaire, (pp. 7-21)

II. Forme sociologique et juridique de l'État canadien. Conscience politique, rôle de l'élite. Notre population et les libertés constitutionnelles sur le plan : a) politique, b) social, (pp. 21-29)

III. Devoirs du citoyen envers l'État : a) contribuer à la prospérité commune ; b) observer les lois ; c) exercer consciencieusement le droit de suffrage — attitude à l'égard des partis ; d) acquitter l'impôt ; e) défendre le pays. (pp. 29-47)

IV. Action publique. A — Structure politique du Canada : municipalité, État provincial, État fédéral. Juridiction respective des trois unités. Raisons de cette décentralisation. Tendances centralisatrices et influences qui les déterminent. Pour sauvegarder les diverses autonomies : les utiliser au maximum. Cela suppose : 1) une administration compétente : a) direction éclairée, b) personnel qualifié ; 2) la coopération du citoyen : exercice du suffrage, plébiscite, pétition, action civique, (pp. 47-66) B — L'autonomie provinciale : causes de détérioration. Importance du point de vue canadien-français. Statut juridique des provinces. Mission spécifique de la province de Québec. Comment cette mission doit être interprétée. Normes d'une [198] politique provinciale canadienne-française : libertés politiques, lois civiles ; l'économie, facteur de déviation. Aperçu historique, (pp. 66-116) C — Politique fédérale : 1) politique intérieure : relations avec les provinces, droits constitutionnels des minorités religieuses et ethniques ; 2) politique extérieure : a) relations impériales, évolution juridique vers l'autonomie, action économique solidariste. L'indépendance du Canada. 2) Relations internationales : collaboration avec tous les États en esprit de justice et de paix. 3) Les Canadiens français et la politique internationale, (pp. 116-146)

V. Eux et nous... (pp. 146-151)

Chapitre VIII. L'ACTION CULTURELLE

I. La culture française — notions composantes : sens : a) de la dignité humaine, b) du perfectionnement personnel hiérarchisé et désintéressé, c) de la liberté, d) de la tradition, spécialement de la tradition familiale. L'apport chrétien. Le type humain : sens : a) de l'honneur, b) de l'hospitalité, c) de l'autonomie personnelle. Les institutions sociales : a) l'établissement autonome, b) l'éducation libérale, c) les lois civiles. La langue, expression du génie national, (pp. 155-168)

II. Le milieu canadien et son influence sur la nation — l'histoire, (pp. 168-176)

III. Action privée. Témoins de la nation — Facteurs d'intégration à la culture nationale, a) éducation morale, b) langue maternelle, c) histoire. Action de l'homme sur lui-même : le perfectionnement personnel ; recherche : a) des formes d'activité où l'on pourra Je plus complètement se réaliser comme homme ; b) de la compétence professionnelle ; c) de la culture générale. Culture intellectuelle et culture nationale : la langue maternelle et la formation personnelle. L'histoire et la formation nationale, (pp. 176-189)

IV. Servir — l'action du citoyen sur son entourage : 1) la famille : vertus morales, langue maternelle, traditions ; 2) l'école : a) élémentaire, b) du second degré, c) universitaire. Attitude à observer vis-à-vis de chacune des trois branches de l'enseignement ; 3) les œuvres d'éducation extra-scolaires et post-scolaires ; 4) les centres de culture : bibliothèques, musées, etc. ; 5) l'intensification de la vie culturelle : a) les loisirs, b) la presse, c) la radio, (pp. 189-263)

V. Solidarité : 1) intellectuelle — œuvres d'action intellectuelle ; 2) nationale — œuvres sociales, sociétés nationales, conseil national ; 3) relations intérieures : les Anglo-Canadiens, les minorités des provinces anglaises, les Acadiens, les Néo-Canadiens ; 4) relations extérieures : a) les Franco-Américains, la France, les autres groupements français ; b) les peuples de culture latine ; c) les États-Unis et les autres nations étrangères, (pp. 263-293)

VI. Action publique : a) fédération : bilinguisme, politique sociale ; b) provinciale ; langue française, famille, éducation. Réforme du régime de l'instruction publique, (pp. 293-313)

VII. La Canadienne, (pp. 313-322)

VIII. Mission providentielle ? (pp. 322-331)

EN GUISE DE CONCLUSION.

Conscience  civique  et  nationale, (pp. 333-339)


[199]

Cinq ans plus tard

Chose étonnante, le colloque de Recherches sociographiques dont il est question plus haut ne fait nulle part mention du phénomène pourtant en pleine éclosion qu'est la Révolution tranquille. L'expression elle-même ne s'y retrouve pas. Peut-être Toronto ne l'avait-elle pas encore popularisée ? Seul le commentaire de Charles Lemelin sur la recherche économique fait état d'un « ancien règne » et d'une « nouvelle vague ». Le ton et les préoccupations des communications sont tels que ce colloque semble plus près du précédent, tenu en 1952, qui avait donné lieu à la publication des Essais sur le Québec contemporain [4] que de celui qui allait suivre quatre ans plus tard et dont le thème, le Pouvoir dans la société canadienne-française recouvre précisément ce qui devrait être le thème de cette communication [5]. Même ces « définisseurs » de situation par excellence que sont les sociologues et les politicologues n'apparaissent pas conscients en 1962 du caractère « spécial » de la période où ils vivaient. Nous étions pourtant en avril 1962, soit quelques mois avant la campagne électorale sur la nationalisation de l'électricité.

Le colloque de février 1966 [6], quant à lui, sent la Révolution tranquille à pleine page. On y parle de nouvelles classes moyennes, de nouvelles élites, de changement social, de sécularisation, de transformations en profondeur, de transition. Une véritable révolution de vocabulaire. Cette fois, on a l'impression que la politique est partout. Prenant note de cette primauté du politique, les organisateurs du colloque ont même tenté de prendre leurs distances vis-à-vis de ce « politique » envahissant.

Il est même possible que, dans les changements spectaculaires qu'a connus notre société depuis quelques années, on ait exagéré la portée du pouvoir politique : aux yeux du sociologue, si les décisions politiques ont une relative autonomie, elles n'en sont pas moins concurrentes avec d'autres forces qui sont à l'œuvre dans la société, en particulier avec les autres formes du pouvoir social. C'est par rapport à ce plus large contexte que nous avons voulu nous situer, sans négliger le palier du pouvoir politique proprement dit, nous avons envisagé 1 ensemble du pouvoir social : pouvoirs économiques et religieux, classes sociales, élites anciennes et nouvelles… [7]

Les sociologues de Laval avaient raison de se méfier. Des onze communications réparties en quatre groupes (le pouvoir politique, les structures du pouvoir social, les titulaires du pouvoir, psychosociologie de l'autorité), cinq discutaient ouvertement de thèmes politiques :

  • Léon Dion, la Polarité des idéologies, conservatisme et progressisme
  • Vincent Lemieux, les Partis et le pouvoir politique

[200]

  • Albert Faucher, Pouvoir politique et pouvoir économique dans l’évolution du Canada français
  • Gérald Fortin, Transformation des structures du pouvoir
  • J.-C. Bonenfant, l’Évolution du statut de l'homme politique canadien-français
  • et trois autres s'en rapprochaient dangereusement :
  • J.-C. Falardeau, Des élites traditionnelles aux élites nouvelles
  • Jacques Brazeau, les Nouvelles classes moyennes
  • Claude Ryan, Pouvoir religieux et sécularisation

De fait, il n'y a que les trois communications, dont une de Camille Laurin sur Autorité et personnalité, de la section psychosociologique, qui n'en traitaient pas directement.

Ces communications du colloque de 1966 ont plusieurs traits communs qu'il n'est pas interdit de souligner.

1. Il s'agit pour la plupart d'hypothèses et non de résultats appuyés sur des cadres théoriques et des vérifications empiriques. Ce sont des orientations de recherches qui seront de fait poursuivies par ces chercheurs. Cela ne leur enlève rien, mais il s'agit plutôt de travaux à venir que de travaux déjà accomplis.

2. L'Université Laval y occupe une place de choix, mais c'est peut-être compréhensible vu les assises organisationnelles de Recherches sociographiques. Ne soyons pas chauvins.

3. Le thème du nouveau et du changement y est prédominant. Tout est vu en termes binaires. On n'a qu'à lire les titres des communications pour s'en convaincre.

4. Ce sont toutes des communications dont l'essentiel tient davantage du discours journalistique que du discours scientifique. On croirait lire la page cinq du Devoir. D'ailleurs, tous ces auteurs en seront par la suite de fréquents collaborateurs.

5. Sauf une ou deux exceptions, ces textes sont exclusivement préoccupés par la spécificité du cas québécois. On ne sort pas de nos frontières mentales et géographiques.

Mais à vingt ans de distance, ce qui déconcerte le plus à la lecture de ces textes, c'est qu'ils n'ont pas vieilli. On jurerait qu'ils ont été écrits hier. On peut interpréter cette immobilité dans le temps de plusieurs façons : il s'agit de textes qui vont au cœur des choses ; rien n'a vraiment changé au Québec ; la science politique québécoise n'a guère fait mieux depuis ; ces textes se contentaient de déclarer des évidences. Tout cela est probablement vrai. L'impression qui s'en dégage est celle d'un piétinement et d'une effervescence toute en surface. Encore aujourd'hui, je considère que ce diagnostic demeure le lot de la science politique telle qu'elle se pratique au Québec. Avant de disséquer davantage cette affirmation je voudrais me payer le luxe d'un détour autobiographique [201]

du côté du vécu universitaire des années 1962-1966. Après tout ce sont les années charnières entre les deux colloques de Recherches sociographiques, celles pendant lesquelles j'étais tout disposé à recevoir l'héritage que la mort du vieux Québec m'avait laissé entrevoir.

Faut-il en rire ?

En 1964, je terminais un cours classique qui n'avait plus grand chose de classique. Au collège Saint-Viateur, comme à bien d'autres endroits, la bousculade des réformes de l'éducation avait créé un climat d'heureuse anarchie. Saint Thomas et Sartre se côtoyaient au cours de philosophie. La sociologie, l'anthropologie et la science politique avaient fait leur apparition, les filles aussi. Les « bons pères » se faisaient rares. La JEC était partout. On généralisait la cotisation à la source pour défrayer le budget de l'Association étudiante. On ne se gênait pas pour donner son avis au Comité parlementaire sur la Constitution. Bref, nous jouions nous aussi à la Révolution tranquille.

Tout cela fut vécu comme faisant partie de la normalité des choses. Des rumeurs circulaient sur les collèges de province où l'uniforme aurait toujours été de rigueur et la politique, un sujet tabou. Quel contraste avec notre univers montréalais où la politique régnait. Même au niveau étudiant on pouvait y faire carrière. Pour ce qui est de la « vraie » politique, tout était très simple : René Lévesque est un héros, Caouette, un fou, et Diefenbaker, un Anglais. Pouvait-on imaginer un triptyque plus rassurant ? On découvre les joies de la manifestation « pacifique » pendant que Serge Joyal tente de regrouper les associations étudiantes collégiales et que le tandem Bernard Landry-Pierre Marois parle de syndicalisme étudiant à l'échelle québécoise. Le ministre de l'Éducation n'avait qu'à bien se tenir.

En 1964, nous fûmes une trentaine d'étudiants à choisir de s'inscrire au Département de science politique de l'Université de Montréal. Nous étions divisés en deux camps : ceux que la politique intéressait comme activité professionnelle et ceux qui se cherchaient des « jobs » dans la fonction publique. Assez curieusement, les premiers sont aujourd'hui dans la fonction publique et parapublique et les seconds, dans l'entreprise privée. Un échange de bons procédés.

À travers tout ce tumulte, l'Université de Montréal parvint quand même à présenter une vision bien structurée du monde social. Chaque discipline y avait sa place et une place était prévue pour chaque discipline.

[202]

Voici comment l'Annuaire de 1962-1963 décrit l'organisation de la Faculté des sciences sociales :

Le but principal de la Faculté est la préparation d'étudiants à une connaissance objective de la réalité sociale. Sa première ambition est de leur faire comprendre que le problème du pouvoir en science politique, de la répartition des richesses en sciences économiques, des relations sociales en sociologie, de l'unité et de la diversité des cultures en anthropologie, du bien-être social en service social, des relations du travail en relations industrielles, de la délinquance et de la criminalité en criminologie, demande une objectivité scientifique. Ces étudiants sont destinés aux diverses fonctions de responsabilité dans la vie économique, politique et sociale du Canada. La Faculté des sciences sociales groupe son enseignement dans cinq départements, un centre et une école, à savoir : Département d'anthropologie, Département des sciences économiques, Département des sciences politiques, Département de sociologie, Département de criminologie, Centre des relations industrielles et École de service social.

Les différentes unités administratives de la Faculté peuvent répondre comme structure à deux nécessités de l'enseignement des sciences sociales. D'une part, le directeur et les professeurs d'une unité doivent construire une série de cours bien articulés et correspondant aux différents diplômes que donne la Faculté depuis le baccalauréat jusqu'au doctorat. D'autre part, une unité doit devenir un centre de recherche dans lequel les professeurs sont aussi des chercheurs. Non seulement l'enseignement doit stimuler la recherche, mais les résultats de cette recherche doivent être immédiatement incorporés dans l'enseignement [8].

J'ignore si en économique on parlait effectivement de la répartition des richesses et en service social de bien-être, mais en science politique on ne nous a jamais parlé de pouvoir, quoiqu'en dise l'Annuaire. Quant aux « fonctions de responsabilité », aux « cours bien articulés », aux professeurs-chercheurs et à l'enseignement renouvelé par la recherche, la politesse me force au silence. La situation n'était guère plus reluisante à l'Université Laval. Voici comment l'Annuaire 1964-1965 y définit la Faculté des sciences sociales. Il faut le lire pour le croire.

La Faculté des sciences sociales a pour but de procurer à ses étudiants la meilleure formation scientifique possible et de leur donner un enseignement social supérieur basé sur les principes chrétiens et adapté aux conditions et nécessités particulières de notre pays. Elle s'est également donnée, comme elle devait le faire, la mission de mettre cet enseignement à la portée du peuple qui l'entoure. Elle répond ainsi aux désirs pressants des Souverains Pontifes qui demandent aux universités de tous les pays de former des savants, des maîtres et des dirigeants sans lesquels il sera toujours vain d'espérer un ordre social chrétien.

[203]

La Faculté s'occupe donc en premier lieu de préparer ceux qui se proposent d'éclairer et de diriger la société, soit par la plume ou la parole, soit par l'exercice de fonctions sociales ou publiques. De plus, la Faculté, par son Centre de culture populaire, offre aux citoyens ce minimum de culture sociale qui est aujourd'hui plus indispensable que jamais à tout peuple qui vit en démocratie. Institution universitaire catholique, la Faculté se fait un devoir de tout considérer à la lumière de la doctrine sociale chrétienne. Tout en basant essentiellement son enseignement sur la philosophie thomiste, la Faculté fait aussi la plus large part possible aux sciences positives modernes en utilisant leurs méthodes et leurs découvertes. Cette collaboration nécessaire des disciplines philosophiques traditionnelles et des sciences modernes fournira aux étudiants une formation à la fois positive et normative, la seule qui soit vraiment réaliste, judicieuse et complète. Cet enseignement, en effet, vise à une culture sociale complète, puisqu'il se fonde sur la connaissance philosophique sans laquelle l’esprit ne peut expliquer ce qu'il y a d'universel et de permanent dans les phénomènes sociaux, et que, d'autre part, il utilise toutes les disciplines empiriques qui seules permettent de comprendre les modalités contingentes de la réalité.

La Faculté cherche aussi à donner à ses étudiants une formation à la fois théorique et pratique. C'est pourquoi son programme comporte des cours destinés à faire connaître aux étudiants les principes rationnels et les méthodes scientifiques indispensables ; mais elle exige aussi, dans chacun des départements, de nombreuses heures de laboratoire et d'enseignement pratique (fieldzvork). On devine facilement pourquoi un tel dosage est nécessaire : dans le domaine de la vie sociale, des théoriciens sans orientation pratique ne sont guère plus souhaitables que des praticiens sans préparation théorique.

La Faculté a le souci de former des sociologues canadiens capables de résoudre nos problèmes canadiens. Notre société a ses formes particulières, nos problèmes comportent des données qui leur sont propres, notre milieu a ses composantes spéciales, etc. : nos sociologues doivent connaître tout cela pour bien comprendre et diriger la vie sociale canadienne [9].

D'accord, on objectera qu'il s'agit de documents officiels et pire encore d'annuaires auxquels personne ne portait attention. Peut-être ? Ils révèlent quand même quelque chose du processus de diffusion de la Révolution tranquille, cette prétendue vague de fond qui présumément chambardait alors les moindres recoins de notre vie collective. Ayant longtemps souhaité le changement social et ayant servi de refuge à ceux qui se sentaient persécutés par les autorités, nos universités n'arrivèrent pas à reconnaître à temps ce changement.

En 1964, il était encore courant de décider le matin même de l'entrée à l'université du département où on allait s'inscrire. Je me souviens en quittant le collège avoir décidé de m'inscrire en droit, puis [204] avoir choisi à la dernière minute d'entrer en science politique. À l'époque tout se faisait dans une sorte de bonhomie insouciante. Personne n'avait la moindre idée des conditions du marché du travail et des possibilités d'emploi. L'arrivée à l'université représentait une libération. Il m'a fallu quelques mois pour déchanter et constater la pauvreté de l'enseignement qu'on y recevait. Par rapport à certaines années du collège, la formation en science politique était une partie de plaisir. À la lecture du Devoir il suffisait d'ajouter celle du Monde diplomatique et le tour était joué.

Ce Département de science politique de l'Université de Montréal regroupait dix professeurs réguliers. Cinq d'entre eux n'étaient pas des Québécois francophones (deux Canadiens anglais et trois Français). Quatre seulement détenaient un doctorat. Huit avaient un diplôme supérieur français. Aucun n'avait jamais séjourné aux États-Unis. Le directeur du Département était un Canadien anglais, un ancien secrétaire particulier du Premier ministre Saint-Laurent. Est-il besoin de préciser que ce Département était la risée de toutes les sciences sociales ? N'exagérons pas, il y avait toujours service social !

Unanimement, nous jugions les cours qu'on nous offrait comme autant de catastrophes. Avec un recul de 15 ans, j'estime encore que nous étions lucides. Pour les deux années du Baccalauréat, nous disposions en 1965-1966 d'une banque de 17 cours. Je ne puis résister à la tentation de mettre en forme mes souvenirs (on en trouvera une description « officielle » au tableau 2).

  • Le cours de sociologie politique donné par un sociologue qui avait trouvé le moyen de parler pendant 45 heures autour du sujet sans jamais mentionner le phénomène électoral.
  • Le cours de relations internationales donné par un juriste se résumait à l'apprentissage par cœur de la Charte des Nations-Unies et à une longue réflexion sur l'importance du traité de Westphalie en 1648.
  • Celui sur l'administration publique était la responsabilité d'un professeur anglophone très sympathique, mais dont nous ne comprenions guère le français.
  • Celui sur le fédéralisme était en fait un cours d'histoire politique canadienne.
  • Le cours sur les institutions politiques se limitait à une revue des institutions françaises. Les institutions de la Grande-Bretagne devaient être vues par l'étudiant lui-même et celles de l'UKSS ne « comptaient » pas pour l'examen.
  • Le cours sur « les fondements de la puissance des États » nous parlait de la différence de mentalités entre habitants des pays montagneux et des pays plats.
  • Le responsable du cours sur les pays en voie de développement ne lisait pas l'anglais, mais inscrivait au programme des livres en anglais.

[205]

  • - Le cours de méthodes de recherches s'est résumé à l'élaboration d'un questionnaire sur le degré de politisation de nos parents et à de savantes démonstrations sur l'utilisation des broches à tricoter pour classer ces grandes fiches trouées qui nous servaient de support technique.

Tableau 2
COURS OFFERTS EN 1965-1966 AU PREMIER CYCLE

Département Science politique, Université de Montréal

POL 201 : Éléments de politique. L'objet de la science politique. Classification actuelle des régimes politiques. Les principales similitudes et différences. Définition du politique, ses relations avec le social et l'économique. Les éléments fondamentaux de la vie politique : choix des gouvernants, division du travail gouvernemental, les idéologies, les forces politiques, les relations internationales. La méthode de la science politique. Historique et état actuel de l'analyse politique. Les principaux problèmes méthodologiques. Examen de quelques concepts essentiels : pouvoir, influence, décision, autorité, conflit, valeur.

POL 302 : Institutions politiques canadiennes. — Origines du régime constitutionnel canadien. Évolution constitutionnelle du Canada. Acte de l'Amérique Britannique du Nord. Parlementarisme. Fédéralisme et relations fédérales-provinciales. Souveraineté du Canada. Gouvernement fédéral ; structure et fonctionnement des branches exécutive, législative, judiciaire. Les provinces dans le cadre fédératif. Municipalités. Partis politiques et électorat ; le bipartisme, les tiers partis.

POL 310 : Méthodes de recherche en science politique. — L'importance des problèmes méthodologiques en science politique. La documentation. Les sources de documentation, l'analyse des documents : analyse  de  texte,  analyse de contenu.

Les techniques d'observation : l'échantillonnage, le questionnaire, l'interview. Méthodes de mesure des opinions. Les méthodes d'analyse et les systématisations.

POL 321 : Histoire des idées politiques I. — La pensée politique dans le cadre de la Cité grecque ; Xénophon, Platon, Aristote. La pensée politique romaine : Polybe et Cicéron. Les civilisations impériales et les transformations politiques : Le stoïcisme, l'épicurisme. La Révolution chrétienne. La crise politique de la Renaissance et de la Réforme. L'absolutisme monarchique ; Machiavel, Bodin, Hobbes. Le déclin de l'Absolutisme au 17e siècle.

POL 351 : Introduction aux relations internationales. — Des Empires aux États dynastiques et des États dynastiques aux États nations ; nature des rapports entre les unités politiques. Étude des facteurs qui régissent les rapports inter-étatiques. Évaluation des objectifs des États et des moyens dont ils disposent pour atteindre ces objectifs.

POL 410 : Institutions politiques. — Étude générale de la composition, de la formation et du fonctionnement des organes de gouvernement. Analyse d'un certain nombre d'exemples à choisir parmi les principaux systèmes politiques. La Grande Bretagne : La société politique britannique : fondements historiques, culturels, [206] sociaux, économiques. Partis politiques et élections. Le Parlement et la Couronne. Le gouvernement de cabinet. L'Administration. Le gouvernement local. La France : La culture politique française : aspects historiques, idéologiques, sociaux et économiques. Partis politiques et sociologie électorale. La constitution de la Ve République. Le fonctionnement du système. Après de Gaulle ? L'URSS : Avant et après la révolution. Marxisme et planification. Organisation sociale, économique et administrative. Le Parti communiste. La Constitution soviétique. Libéralisation ?

POL 421 : Histoire des Idées politiques II. — Les principales idéologies depuis le XVIIIe siècle : la Révolution française, l'élaboration des idéaux démocratiques modernes ; Le marxisme et son évolution ; le nationalisme, origines et développement. Quelques thèmes de la pensée politique du XXe siècle : l'idéologie technocratique, la thèse de la fin des idéologies.

POL 432 : Administration publique. — L'administration dans l'histoire ; la fonction administrative dans l'État moderne. L'administration publique et l'administration privée. La science de l'administration. La planification, la coordination, le contrôle. L'organisation, la répartition des fonctions, la décentralisation. L'administration du personnel ; le recrutement et la formation, la carrière du fonctionnaire, sa rémunération, ses droits politiques et syndicaux. L'administration financière. Les services auxiliaires. La corporation publique. La responsabilité de l'administration envers le gouvernement, la législature, le public. Le contrôle juridique de l'administration.

POL 440 : Le fédéralisme. —Théories du pluralisme politique. Principes de centralisation et de décentralisation politique et implications économiques, sociologiques et culturelles. Théories du fédéralisme ; genèse et structure de l'État fédéral. Conditions de son émergence et de son développement, suivant les exemples des États-Unis, de la Suisse, de l'Allemagne, de l'Australie, du Canada. Le fédéralisme dans le tiers monde ; fédéralisme et groupements régionaux ; le fédéralisme et l'ordre international.

POL 451 : Organisations internationales. — Du Concert européen à l'ONU. Les principes de base : universalisme et régionalisme, égalité et souveraineté des États, autodétermination des peuples, prohibition de la guerre. Les mécaniques de sécurité : action concertée des grandes Puissances, règlement pacifique des différends, sécurité collective, désarmement, services publics internationaux.

POL 460 : Les relations internationales contemporaines. — Conjoncture en 1871 ; nations et empires jusqu'à 1914 ; conséquences de la première Grande Guerre ; Europe et monde de Versailles ; force vives, déclin de l'Europe et nouvelles influences ; organisation des rapports internationaux et grands problèmes de l'entre-deux-guerres ; origines et causes de la Deuxième Guerre mondiale ; le monde de 1945.

POL 480 : Pays en voie de développement. — Le poids du Tiers-Monde sur la scène internationale ; Tiers-Monde et grandes puissances. Les « données » fondamentales du sous-développement : notion de sous-développement ; critères ; causes socio-politiques du sous-développement. Les « équations » du devenir ; structures politiques et administratives ; transformations économiques ; transformations sociales. Les politiques de développement : les théories : les « modèles » capitalistes et socialistes ; les réformes sociopolitiques ; le développement économique.

POL 490 : Fondements de la puissance des États. — Éléments de géographie politique. Les interprétations géopolitiques des relations internationales. Géographie et politique. Les notions de force et de puissance. Les éléments de la puissance. La mesure de la puissance. Hiérarchie des États en termes de puissances.


[207]

Trois cours seulement suscitaient chez nous attention, intérêt et... crainte : le cours de Guy Rocher, Introduction à la sociologie, le cours d'Otto Thur, Introduction à l'économique, et le cours de statistiques. Ces trois cours étaient offerts par d'autres départements. C'est dans le cadre du cours de Guy Rocher que j'ai appris pour la première fois que le phénomène du pouvoir était multidimensionnel et relié à la fois à la structure d'une société et à celle des organisations. Du cours d'économique, j'ai retenu que les sciences sociales n'étaient pas obligatoirement un éternel « placotage » sur des lieux communs.

Même après quinze ans de distance, je ne trouve pas encore les mots pour exprimer le découragement profond que nous éprouvions à l'égard de ces cours. Lorsque nos confrères de sociologie et d'économique nous racontaient leurs propres histoires d'horreur, nous n'arrivions pas à sympathiser avec eux. Ils avaient au moins quelques professeurs qui pensaient, qui écrivaient et qui faisaient des recherches. L'ensemble des professeurs de science politique avait produit au plus deux livres et une demi-douzaine d'articles scientifiques.

Quant à la recherche, elle n'existait pas. Je me souviens d'avoir frappé à la porte de chacun des professeurs pour leur offrir gratuitement mes services comme assistant de recherches. Personne n'avait de projet en cours. Ce n'est que lors d'un séjour à Calgary à l'été 1965 que j'ai eu la chance, pour la première fois, de participer à une équipe de recherche (une analyse de contenu des journaux québécois pour le compte de la Commission Laurendeau-Dunton).

Si au moins on nous avait parlé dans nos cours des acquis des autres sciences sociales québécoises, des interprétations divergentes et des tendances qui y existaient. Rien ! D'ailleurs on mettait un point d'honneur à ne pas parler du Québec. Quoi de plus normal ? La majorité de nos professeurs venaient d'ailleurs. On regardait le Québec de haut. Je me souviens encore de cours sur la personnalisation du pouvoir dans la société, alors que Duplessis n'était jamais mentionné. On parlait de tout sauf du Québec.

Comparé aux cours offerts à l'Université Laval à la même époque, le Département de science politique de l'Université de Montréal avait l'air d'une école secondaire glorifiée. Heureusement, à l'époque, nous ignorions tout de l'Université Laval. Ce n'est que récemment que je viens de réaliser qu'ils avaient là-bas un véritable Département avec des principes directeurs, une articulation de cours obligatoires et de cours optionnels. Évidemment, tous ces cours n'étaient pas donnés en même temps, certains devaient être des coquilles vides et d'autres fortement biaisés dans leur orientation, mais quand même... La simple [208] inscription de ces cours témoigne d'une vision qui n'existait pas à Montréal. Par exemple, on retrouve des cours sur :

le comportement politique

les communications

les idéologies

le syndicalisme

le marxisme

le secteur public

l'État

autant de sujets inconnus à l'Université de Montréal. Toutes ces carences nous étaient bien connues et constituaient le menu habituel de nos requêtes et revendications. Sans trop y croire, nous avons donc tenté notre chance avec les listes de doléances, les comités conjoints, les journées d'études, les occupations de locaux et les confrontations avec le directeur. Malheureusement, nous n'avions guère de solution de rechange. Il ne restait plus qu'à « faire son temps ».

Pour survivre dans cet environnement, deux voies seulement étaient possibles : partir au plus tôt étudier à l'étranger ou s'occuper à autre chose que la science politique version « Université de Montréal ». La deuxième solution ne présentait pas trop de difficultés, tellement nombreuses étaient les possibilités d'action. Le syndicalisme étudiant, à l'échelle nationale et locale, constituait la voie royale. Mais il y avait aussi le journalisme, l'action sociale, l'agitation politique, le RIN et les revues. À défaut d'étudier le pouvoir, nous pouvions y jouer et ce n'est pas le goût qui manque de vous raconter certaines des péripéties de ce grand jeu. Mais j'aurais trop l'air d'un de ces « anciens combattants » se rappelant avec nostalgie les faits d'armes passés.

En 1966, je suis parti étudier à l'Université de la Colombie-Britannique plutôt qu'à l'Université du Michigan qui m'avait pourtant accepté, mais pour laquelle je n'avais pu obtenir de visa (c'était l'époque des manifestations anti-américaines). Ce choix d'une université nord-américaine m'apparaît aujourd'hui beaucoup plus déterminant qu'il ne l'avait paru à l'époque où il me semblait aller de soi. Après deux ans à l'Université de Montréal, il ne pouvait être question d'y demeurer pour une maîtrise. Quant aux universités françaises, ce sont elles qui avaient « formé » la majorité de ceux qui m'enseignaient. C'était tout dire.

Sans trop le savoir, je m'embarquais dans une voie bien précise, celle du Ph.D. à l'américaine. Quel choc après l'Université de Montréal ! La simple découverte de tous ces auteurs, de ces outils statistiques et de ces méthodes de recherches avait de quoi enivrer. Pendant quatre ans, tantôt à Vancouver, tantôt à Michigan et à Chicago, ce fut un délire d'apprentissage. Nous étions un petit groupe à avoir suivi un itinéraire semblable. Notre confiance en soi n'avait d'égal que le mépris que nous [209] pouvions exprimer pour ceux qui avaient suivi la filière française : les cafés, Saint-Germain-des-Prés, les séminaires à 40 personnes. Dans le fond, il faut peut-être l'avouer, nous ne nous sommes jamais vraiment remis de ce séjour aux États-Unis qui continue d'être notre point de référence par excellence. Sur ce point il ne saurait y avoir de doute ; je suis demeuré un universitaire de type nord-américain. Je n'ai jamais pu m'adapter à la science politique à la française et un séjour d'enseignement à l'Université de Bordeaux tourna à la comédie loufoque.

Et puis ce fut le choc du retour. Première surprise : aucune université québécoise n'avait de place pour Daniel Latouche. Le directeur du Département de science politique de l'Université de Montréal me répondit même qu'il ne croyait pas utile de soumettre ma candidature au comité de recrutement. Je suis donc entré à McGill, en attendant... J'attends toujours.

Deuxième surprise : les universités québécoises avaient connu mai 68. Le nom de Poulantzas était sur toutes les lèvres et les statistiques considérées comme une excroissance nuisible du fonctionnalisme américain. Un nouvel héritage se mettait en place. Il y réussit d'autant plus facilement que le premier n'avait jamais vraiment existé.

Mais tout ça, c'est l'histoire de la cinquième génération. Revenons donc à ce fameux héritage.

Malgré tout, un héritage ?

Les propos précédents vous auront peut-être semblé n'être que la longue complainte d'un ex-étudiant frustré. C'est exact. Mais les conclusions qu'il faut en tirer ne sont pas étrangères au thème même de ce colloque.

a) En 1965-1966, et probablement jusqu'au début des années 70, l'université, ce mécanisme par excellence de transmission d'un héritage intellectuel, ne jouait guère son rôle dans le cas de la science politique et des études sur le pouvoir. Ce jugement s'applique particulièrement à l'Université de Montréal.

b) Au-delà de ces difficultés de transmission, cet héritage en était un d'une telle pauvreté qu'on est en droit de se demander s'il s'agit encore d'un héritage.

Bref, que ce soit à cause du testament et du notaire ou à cause de la pauvreté de l'aïeul, je considère avoir été déshérité.

Évidemment, on dira qu'on peut être à la fois pauvre et heureux. Peut-être y avait-il là un héritage intéressant que nous n'avons pas su [210] découvrir et faire fructifier. Trop occupés à participer à l'euphorie de la Révolution tranquille, nous serions ainsi passés à côté de l'essentiel. Même si je demeure convaincu qu'un discours scientifique sur le pouvoir n'existait pas à l'époque, il demeure possible de reconstituer l'aspect qu'il aurait pu prendre à partir de certains textes qui, en 1965, ressemblaient davantage à des interventions dans le débat plutôt qu'à des contributions scientifiques. Nul n'est besoin de se rappeler qu'il s'agit essentiellement d'un exercice intellectuel. En 1967, la science politique québécoise ne disposait que d'instruments fort limités :

  • aucun manuel de base sur la science politique ou sur le système politique québécois

  • une seule étude sur la fonction publique (P. Garant, Essai sur le service public au Québec, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1966)

  • une seule étude institutionnelle sur le Conseil législatif (E. Orban, le Conseil législatif du Québec, 1867-1967, Montréal, Bellarmin, 1967), mais rien d'équivalent, et de loin, sur l'Assemblée législative

  • une seule étude sur le personnel politique québécois (R. Boily, « Les hommes politiques du Québec, 1867-1967 », Revue d'histoire de l’Amérique française, 21, 4 (1967), pp. 599-634)

  • un article de G. Bourassa sur les élites politiques montréalaises, Revue canadienne d'économie et de science politique, 31, 1 (1965), pp. 35-51

  • en sociologie électorale, il n'y avait encore que les premiers travaux de Vincent Lemieux

  • sauf pour le nationalisme et quelques articles chocs (dont celui de P. Trudeau en 1958), les idéologies demeurent des inconnues.

Ce discours imaginaire sur le pouvoir aurait pu s'articuler autour de cinq thèmes : le cadre du pouvoir, les acteurs, les enjeux, ses structures et ses mécanismes.

a) Le cadre ~ En 1965, il est déjà moins question du Canada français et c'est déjà du Québec qu'il s'agit. Certes ce changement d'appellation en était encore à ses débuts pour ce qui est de l'ensemble de la population — et il n'est toujours pas complété — mais en l'espace de quelques mois il s'était généralisé chez les politicologues et observateurs politiques. En 1965, le Canada français n'était déjà plus à l'ordre du jour pour ce qui est de la politique et du pouvoir, confirmant par là que le Canada français n'était plus, l'avait-il jamais été, une société politique. Sur ce point, le contraste entre les travaux des sociologues et ceux des économistes est frappant. Pour les premiers, la société canadienne-française demeure encore à cette date une réalité bien concrète qui dépasse largement les frontières administratives. Quant aux économistes, l'évidente division culturelle du travail entre anglophones et [211] francophones les oblige à tenir compte dans leur analyse de cette variable culturelle.

Le même sort semble avoir frappé le Canada qui, en l'espace de quelques années, devient une sorte de out there dont on doit certes tenir compte mais sur lequel on se penche déjà comme sur un malade dont il faut examiner les chances de survie. Malgré sa proximité, le Canada fait déjà partie de l'environnement du système politique québécois. C'est tout juste si l'arrivée de P. Trudeau à la tête du pays va susciter un regain d'intérêt pour la politique fédérale. Dès 1965, la communauté des sciences sociales québécoises semble avoir exercé son droit d'opting out. Il faut dire qu'entre-temps l'étude du Québec, surtout avec la Commission Laurendeau-Dunton, est devenue une véritable entreprise.

Pour les politicologues de 1965, le Québec est déjà un système politique articulé et autonome. C'est déjà un pays, ou presque. Sans aucune résistance, le cadre québécois s'est imposé. Tout ce qui est hors-cadre cesse par le fait même d'être un thème acceptable de réflexion. C'est la rupture avec une certaine tradition de réflexion politique qui faisait du Canada français et du Canada tout court deux axes fort importants.

b) Les acteurs ~ À partir de 1965, les élites constituent le sujet par excellence des études sur le pouvoir. On ne cesse de s'émerveiller devant le processus quasi magique par lequel le Québec est passé des élites traditionnelles à des élites modernes et technocratiques mises en place à la faveur de l'arrivée au pouvoir du Parti libéral. Qui sont ces élites ? Quelle est leur articulation, leur champ de pouvoir ? Comment s'organise leur pouvoir ? Quels liens ont-elles avec les classes sociales ? Toutes ces questions, et bien d'autres, ne suscitent guère d'intérêt. Tout au plus se contente-t-on de répéter ad nauseam : « les nouvelles élites sont arrivées, les nouvelles élites sont arrivées ». Chez tous les auteurs, le soulagement est évident. Enfin le Québec va se mettre en marche.

Cet engouement pour les nouveaux détenteurs du pouvoir n'a jamais débouché sur des études empiriques. Comme tant d'autres, la problématique des élites, même si on peut la rattacher aux travaux de C.W. Mills, allait être victime de la montée de cette problématique hégémonique par excellence, celle des classes sociales. Trop associée aux études sur les groupes de pression et à une vision quelque peu archaïque de la société, la problématique des élites n'allait guère survivre à la mort de Jean Meynaud qui en avait fait l'une de ses spécialités. Mais pendant les belles années de cette fixation sur les élites, on allait [212] faire du pouvoir avant tout un phénomène d'individus et de groupes plutôt que de classes au pouvoir.

c) Les enjeux ~ En 1965, on croit observer les principales luttes pour le pouvoir sur le terrain des idéologies. Léon Dion avec ses articles sur « Le nationalisme positif » et « La polarité des idéologies » fut sans doute le premier politicologue à s'intéresser à cet enjeu et, par la suite, à l'articuler dans ses deux principales composantes :

  • l'axe progrès-conservatisme
  • l'axe nationaliste-antinationaliste.

Les termes de ces alternatives ont changé, mais ces alternatives, contrairement à ce que l'on pouvait penser en 1965, dominent toujours le débat idéologique. Avec un recul de vingt ans, on sourit devant le ton quelque peu manichéen de ces écrits sur les idéologies. D'un côté, le progrès, de l'autre, la réaction. Nulle part n'est-il question du lien entre l'idéologie, la structure économique et la structure de classes. On prend les idéologies comme autant d'acquis. Léon Dion parle même d'un « stock d'idéologies ». Elles apparaissent et disparaissent, vont et viennent, au gré d'une sorte d'offre et de demande.

d) Les structures - Pour ce qui est des structures du pouvoir, on dénote un engouement similaire pour cette nouvelle structure par excellence qu'est l'État. On découvre avec un émerveillement sans cesse renouvelé que les Québécois, contrairement aux Canadiens français de Michel Brunet, ne sont pas antiétatiques. Si on leur en donne la chance, ils vont se lancer avec enthousiasme dans l'entreprise de construire et d'utiliser cet État. Celui-ci apparaît comme une sorte d'outil nouvellement redécouvert et qui ouvre toutes les portes. Cet État appartient à tous les Québécois et le gouvernement en est l'exécuteur privilégié.

e) Les mécanismes ~ Que ce soit à travers l'assainissement des mœurs électorales ou la régionalisation scolaire et administrative, c'est toujours le même thème de la participation et de la démocratie qui ressort des études de l'époque. Le pouvoir appartient à tous les Québécois et c'est la responsabilité du gouvernement (et des élites) de mettre en place les mécanismes permettant au peuple d'accéder ou tout au moins de contrôler ce pouvoir.

[213]

La vision du pouvoir en 1965

Cadre

le Québec

Acteurs

les élites

Enjeux

les idéologies

Structures

l'État

Mécanismes

la participation


Le pouvoir, toujours le pouvoir

En me demandant de parler du thème du pouvoir en science politique, les organisateurs de ce colloque ont probablement cédé aux idées préconçues face aux politicologues et à leurs travaux. Un politicologue, cela étudie le pouvoir, n'est-ce pas ? Après tout, Talcott Parsons disait du pouvoir qu'il est à la politique ce que l'argent est à l'économie, c'est-à-dire : une matière première, une monnaie d'échange, un symbole.

S'il faut vraiment entendre la science politique comme la discipline qui fait du pouvoir sa préoccupation majeure, alors il n'y a pas grand chose à dire. Du moins pas en ce qui concerne les politicologues. Pour des raisons qui me dépassent, ce sont les sociologues qui se sont emparés de ce thème au Québec. Évidemment, on pourra toujours dire que le pouvoir est quelque chose de beaucoup trop important pour être laissé aux politicologues. Mais ce serait trop facile.

En 1979, ce fut au tour de l'Association des sociologues et des anthropologues de langue française d'organiser, treize ans après le colloque de Recherches sociographiques, un colloque sur le thème du pouvoir. Doit-on voir une signification dans le fait que les anthropologues ont maintenant ouvertement pris la place des politicologues lorsque vient le temps de parler du pouvoir ? Les Actes de ce colloque réunissent pas moins de vingt-six communications. Trois seulement furent présentées par des politicologues dont l'une portant sur les coopératives, une autre constituant un bilan (celle de Vincent Lemieux) et la troisième étant signée par un politicologue travaillant aujourd'hui au sein d'une faculté des sciences de l'administration [10].

C'est décourageant.

Non pas principalement parce que les politicologues sont absents du débat. Une telle absence en dit davantage sur la discipline que sur l'objet d'analyse qu'est le pouvoir politique. Mais surtout, que sans la présence de la science politique, le discours sur le pouvoir est sérieusement handicapé. Ainsi la première partie du colloque de l'ACSALF [214] regroupait sous le titre « L'organisation politique du pouvoir » huit communications :

  • Une question pour amorcer l'étude des projets de décentralisation : le pouvoir des dirigeants centraux, en quête de simples actionnaires de l'entreprise-État, sera-t-il contesté par des citoyens sociétaires ?

  • La place du citoyen et le contrôle bureaucratique ou les pensées malades d'un sociologue.

  • Les régulations réciproques des pouvoirs politiques, administratifs et professionnels dans les organisations de services publics : l'exemple du système d'enseignement québécois.

  • Révolution du pouvoir dans le mouvement des caisses populaires : technocrates et notables dans le même lit, sous la couverture de la morale coopérative, pendant que les intellectuels ferment les yeux.

  • Le Pouvoir comme facteur lié à la croissance du mouvement coopératif : quelques propositions d'analyse.

  • La participation du public aux bureaux des corporations professionnelles.

  • Les obstacles à l'émergence d'un pouvoir régional démocratique.

  • Enjeux régionaux et luttes pour le pouvoir.

Quelle imagination et quel romantisme dans le choix de titres ! Il est rare en effet que le titre d'une communication scientifique soit plus long que la communication elle-même. Mais passons... à des remarques plus académiques.

1) Cette fixation sur le coopératisme comme une dimension de l'organisation politique du pouvoir m'apparaît étrange. Je n'ai rien contre la Caisse populaire Sainte-Edwidge-de-Clifton mais est-ce vraiment un acteur important dans l'exercice du pouvoir politique ? Certes, c'est un lieu de pouvoir, comme toute organisation bureaucratique, mais sans plus.

2) Cette autre fixation sur les régions est aussi étrange, surtout qu'il s'agit de faire ressortir que ce ne sont guère des lieux d'exercice du pouvoir, en tout cas pas d'un pouvoir démocratique.

3)  Et puis, il y a ces quatre autres articles qui tous ont pour thème les relations entre gouvernants et gouvernés, que ceux-ci soient des usagers de services bureaucratiques, professionnels, publics ou centralisés.

Décidément, lorsque des sociologues québécois se mettent à étudier le pouvoir politique au Québec, ils le cherchent partout où il n'existe pas : chez les gouvernés, dans les bureaux régionaux et dans les caisses populaires.

Est-ce à dire que si les sociologues québécois ne l'ont pas trouvé et que les politicologues québécois ne le cherchent plus, le pouvoir politique n'existe pas vraiment au Québec ?

[215]

Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts

Il est probable que j'ai des idées fixes trop confortables pour passer « un jugement équilibré » sur l'évolution de la science politique québécoise depuis 1965. J'ai déjà dit ailleurs tout ce que j'en pensais [11]. Il serait peut-être temps de faire amende honorable. Pour ce qui est d'une réflexion sur le pouvoir au Québec, la science politique québécoise est peut-être absente mais ce n'est pas le cas pour tous les domaines de recherches. Ainsi, grâce à André Bernard, nous disposons maintenant d'un manuel d'introduction dont la force et la faiblesse demeurent sa multifonctionnalité [12]. En effet, la Politique au Canada et au Québec se veut à la fois une introduction à l'analyse politique et un cours sur la politique vécue, un manuel universitaire et de Cégep, une étude du système politique canadien et une autre sur celui du Québec. Mais ce livre a un mérite énorme : il existe. Cela compense quelque peu le fait que la meilleure étude synthétique sur les changements politiques survenus au Québec depuis 1960 demeure celle de deux Ontariens [13] à laquelle il faudrait peut-être ajouter les travaux d'Henry Milner [14].

Grâce à Léon Dion, nous disposons aussi d'un cadre d'analyse de la politique, plus axé sur la théorie et qui fait le point, pour 1970, et qui intègre les recherches européennes et américaines [15]. Il s'agit d'une œuvre majeure qui n'a malheureusement pas connu la diffusion qu'elle méritait, peut-être à cause de son ampleur (2 volumes) et de son orientation jugée trop près du fonctionnalisme libéral.

Parmi les contributions théoriques importantes, il faudrait mentionner les œuvres de deux autres politicologues de l'Université Laval : Gérard Bergeron et Vincent Lemieux. Le premier est passé du projet de théorisation à la théorie tout court, avec une tentative de cerner les mécanismes de fonctionnement du politique, de la politique et des politiques [16]. Le second a depuis peu abandonné la sociologie électorale pour une élaboration théorique aux confins de la cybernétique, de l'anthropologie et de la science politique [17]. Les trois membres du triumvirat de Laval (Dion-Bergeron-Lemieux) ne se sont pas limités à des élaborations théoriques et il serait trop long de faire la recension de leurs contributions à d'autres secteurs de la science politique et même au débat politique. Ils sont la preuve vivante qu'il est possible à partir d'une réflexion sur le Québec de parvenir à une pensée plus universelle et de se raccrocher aux grands courants internationaux.

Dans une perspective des études sur le pouvoir, l'œuvre de Vincent Lemieux mérite particulièrement d'être mentionnée. Les Cheminements  [216] de l'influence, comme son titre l'indique, est toute entière organisée autour du concept de pouvoir qu'il définit comme ce type de relations qu'on retrouve dans toutes les organisations qui se gouvernent. Très proche de la définition de M. Crozier (« Le pouvoir est une relation d'échange, donc réciproque, mais où les termes de l'échange sont plus favorables à l'une des parties en cause »,) [18] Vincent Lemieux insiste davantage que le sociologue français sur les mises-en-commun et les interdépendances indispensables à toute gouverne organisationnelle. Le pouvoir apparaît ici non pas comme un attribut de personnes mais comme une caractéristique d'une action finalisée.

Jusqu'à présent, V. Lemieux s'est exclusivement préoccupé de la dimension microscopique de ce pouvoir, c'est-à-dire son exercice à l'intérieur des organisations et des réseaux. Il n'a pas encore tenté d'appliquer ce modèle à l'ensemble de la gouverne politique [19]. Ses incursions récentes du côté de l'analyse des politiques publiques permettent de croire que cette application plus globale n'est pas loin [20].

Il n'existe pas encore d'ouvrage théorique québécois s'inscrivant dans la tradition marxiste ou radicale. Il semble que malgré l'exemple des américains I. Katznelson et E. Greenberg ou des Français J.-P. Cot, J.-P. Mounier, et même N. Poulantzas dans une certaine mesure, on ne soit pas convaincu que le système politique mérite une attention théorique particulière [21]. Les travaux de Roch Denis sur les partis de gauche et la conjoncture politique québécoise [22], ceux de J.-M. Piotte sur Gramsci, Lénine et le syndicalisme québécois [23], et ceux de Pierre Fournier [24] sur les réseaux d'influence économique ont déjà fourni des matériaux théoriques et empiriques intéressants qu'il suffirait maintenant de rassembler dans une œuvre théorique majeure. Les travaux de M. Pelletier [25], C. Levasseur [26] et R, Hudon [27], qui tous s'inscrivent dans une perspective marxiste tout en faisant partie de ce nouveau courant de la science politique connu sous le nom de « l'étude des politiques publiques », promettent aussi des suites intéressantes. L'étude de Gérard Boismenu sur la période duplessiste en est la première confirmation [28]. Il s'agit du genre d'étude trop rare en science politique québécoise : un travail soigné, fouillé, qui puise abondamment dans les sources primaires mêlant théorie et données empiriques et qui s'attache à un phénomène politique qu'il était temps de démystifier. Le mode duplessiste d'exercice du pouvoir est saisi ici principalement sous l'angle de la politique économique et des rapports de classe qui la sous-tendent. Il ne reste plus maintenant qu'à faire la même chose avec la période de la Révolution tranquille [29].

L'étude de G. Boismenu, aussi étoffée soit-elle, fait quand même ressortir l'une des principales lacunes des études québécoises sur le [217] pouvoir politique : la méconnaissance quasi totale que nous avons des institutions centrales de prise de décision. Certes, il existe bien quelques biographies de premiers ministres québécois [30] et des travaux de potinages sur les « hommes derrière le pouvoir » [31], mais il n'y a encore rien sur le fonctionnement réel des institutions et sur la fonction de Premier ministre [32]. Comment peut-on espérer avoir une vision du pouvoir politique, son exercice, ses détenteurs, son application, si ces recherches élémentaires ne sont pas effectuées ? Il semble bien que la quatrième génération de politicologues ait perdu tout intérêt dans cette problématique plus institutionnelle.

L'étude des partis politiques a fait des progrès réels depuis l'époque où J.-C. Bonenfant admettait que nous en étions toujours aux balbutiements. À lui seul, le Crédit social a fait l'objet de deux études en profondeur [33] et nous disposons d'une étude sur l'Union nationale [34], d'une autre sur le Parti québécois [35], ainsi que d'une multitude d'études sur l'évolution de notre système de partis [36]. Quand on songe aux bouleversements que celui-ci a connus depuis vingt ans, le contraire aurait été surprenant. Mais nous ne disposons encore d'aucune étude systématique du Parti libéral du Québec.

La même profusion existe dans le cas de la sociologie électorale [37] où il manque toujours l'étude à la fois générale et théorique qui intégrerait les éléments empiriques accumulés par M. Pinard, V. Lemieux et quelques autres. Un diagnostic similaire pourrait être fait pour ce qui est des idéologies, l'administration publique et les groupes de pression.

Malheureusement, le portrait devient plus clairsemé lorsqu'il s'agit de plusieurs autres domaines où nous sommes encore loin d'un niveau minimum d'information. Parmi ces secteurs mentionnons :

1) la politique municipale, surtout à Montréal

2) le fédéralisme où les études dont nous disposons sont le plus souvent produites par des juristes, des historiens, des politiciens ou des observateurs canadiens-anglais

3) les partis politiques fédéraux

4) la décision politique et l'élaboration de politiques tant à Québec qu'à Ottawa

5) les relations internationales
6) la bureaucratie.

Tant que ces trous n'auront pas été comblés, on ne pourra vraiment parler d'une science politique québécoise. Et encore là, il faut se demander s'il s'agit d'une condition nécessaire et suffisante. Je crois que non. Au risque de passer pour un nationaliste attardé, j'ose affirmer que tant que le Québec ne sera pas un espace politique autonome, il ne saurait être question d'y voir se développer une tradition de recherches. [218] À ce sujet, l'exemple du Canada anglais et de la sociologie devraient nous ouvrir les yeux.

Parce que la société québécoise est une société nationale distincte, elle a pu facilement développer une sociologie et une tradition sociologique qui lui soient propres. Par contre, le Canada anglais dont le caractère de société distincte, du moins par rapport aux États-Unis, n'est pas aussi évident, n'a jamais donné naissance à une sociologie qui lui soit propre. Pour ce qui est du pouvoir et de la science politique, les rôles sont cependant renversés. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'une coïncidence. C'est au moins une hypothèse... qui pourrait nous entraîner en dehors des limites du colloque parrainé par une Société royale.

(Dans ce texte les ressemblances avec des personnes vivantes ne sont pas des coïncidences. L'auteur tient à s'excuser à l'avance de ce que d'aucuns considéreront être des propos excessifs.)

[219]

[220]



[1] Je me suis souvent demandé ce qui avait bien pu donner cette idée à Vincent Lemieux. À l'époque, et encore aujourd'hui, toute tentative de quantifier les phénomènes politiques est immédiatement reçue avec une bonne dose de mépris. Heureusement pour nous, Vincent Lemieux n'y porta pas attention.

[2] J.-C., Bonenfant, « Les études politiques », dans F. Dumont et Y. Martin (édit.), Situation de la recherche sur le Canada français, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1962, p. 79.

[3] Vincent Lemieux, « Commentaire », dans F. Dumont et Y. Martin (édit.), op. cit., pp. 84-85.

[4] Jean-Charles Falardeau (édit.), Essais sur le Québec contemporain, Québec, les Presses de l'Université Laval, 1953.

[5] F. Dumont et J.-P. Montminy (édit.), « Le pouvoir dans la société canadienne-française », numéro spécial, Recherches sociographiques, 7, 2 (1966), pp. 1-250.

[6] Cinq mois avant une autre élection. Le moins qu'on puisse dire c'est que Recherches sociographiques a du mal à choisir le moment de ses colloques !

[7] « Avant-propos », Recherches sociographiques, numéro spécial, op. cit., p. 7.

[8] Université de Montréal, Annuaire général, 1962-1963, p. 77.

[9] Annuaire général de l'Université Laval, Québec, Université Laval, 1964, p. 207.

[10] La transformation du pouvoir au Québec, Montréal, Éditions Albert Saint-Martin, 1980.

[11] « Mais où est donc passée la science politique québécoise ? », dans E. Cloutier, et D. Latouche (édit.), le Système politique québécois, Montréal, Hurtubise-HMH, 1979, pp. 5-35.

[12] André Bernard, la Politique au Canada et au Québec, Montréal, Les Presses de l'Université du Québec, 1977.

[13] K. McRoberts et D. Posgate, Québec : Social Change and Political Crisis, 2e éd., Toronto, McClelland and Stewart, 1980.

[14] S.H. Milner et H. Milner, The Decolonization of Québec, Toronto, McClelland and Stewart, 1973 ; H. Milner, Politics in the New Québec, Toronto, McClelland and Stewart, 1978.

[15] Léon Dion, Société et politique, 2 vol., Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1971, 1972.

[16] Gérard Bergeron, le Fonctionnement de l'État, Paris, Armand Colin, 1965 ; la Gouverne politique, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1977.

[17] Vincent Lemieux, les Cheminements de l'influence, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1979.

[18] M. Crozier et E. Friedberg, l'Acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, p. 59.

[19] V. Lemieux, F. Renaud et B. Von Schoenberg, « La régulation des affaires sociales : une analyse politique », Administration publique du Canada 17, 1(1974), pp. 37-54 ; « L'articulation des réseaux sociaux », Recherches sociographiques 17, 2 (1976), pp. 247-260 ; et P. Labrie, « Le système gouvernétique des CLSC », Recherches sociographiques, 20, 2 (1979), pp. 149-172.

[20] R. Landry et V. Lemieux, « L'analyse cybernétique des politiques gouvernementales », Revue canadienne de science politique, 11, 3 (1978), pp. 429-455 ; « Les politiques gouvernementales », dans G. Bergeron et R. Pelletier (édit.), l'État du Québec en devenir, Montréal, Boréal Express, 1980, pp. 193-210.

[21] I. Katznelson and M. Kesselman, The Politics of Power, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1975 ; E.S. Greenberg, The American Political System. A Radical Approach, Cambridge, Mass, Winthrop, 1980 ; J.-P. Cot et J.-P. Mounier, Pour une sociologie politique, 2 vol., Paris, Le Seuil, 1974.

[23] Jean-Marc Piotte, la Pensée politique de Gramsci, Montréal, Parti Pris, 1970 ; Sur Lénine, Montréal, Parti Pris, 1972 ; les Travailleurs contre l'État bourgeois, Montréal, l'Aurore, 1975 ; le Syndicalisme de combat, Montréal, Éditions Albert Saint-Martin ; Marxisme et pays socialistes, Montréal, VLB, 1979.

[24] Pierre Fournier, le Patronat québécois au pouvoir, Montréal, Hurtubise-HMH, 1979 ; (édit.), le Capitalisme au Québec, Montréal, Éditions Albert Saint-Martin, 1978 ; (édit.), Capitalisme et politique au Québec, Montréal, Éditions Albert Saint-Martin, 1981.

[25] Michel Pelletier et Y. Vaillancourt, les Politiques sociales et les travailleurs, 4 vol., Montréal, 1974.

[26] C. Levasseur, « De l'État-Providence à l'État-disciplinaire », dans G. Bergeron et R. Pelletier (édit.), l'État du Québec en devenir, Québec, Boréal Express, 1980, pp. 285-328.

[27] R. Hudon et G. Breton, « Politiques publiques et contexte de dépendance », dans R. Landry (édit.), Introduction à l'analyse des politiques, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1980.

[28] G. Boismenu, le Duplessisme : politique économique et rapports de force, 1944-1960, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1981.

[29] Une première tentative a été faite par Dorval Brunelle (la Désillusion tranquille, Montréal, Hurtubise-HMH, 1978) qui malheureusement ne s'attache guère à la dimension politique de ces années.

[30] R. Rumilly, Maurice Duplessis et son temps, 2 vol., Montréal, Fides, 1973 ; C Black, Duplessis, 2 vol., Montréal, Éditions de l'Homme, 1974 ; Pierre Godin, Daniel Johnson, 2 vol., Montréal, Éditions de l'Homme, 1980 ; Richard Daignault, Jean Lesage, Montréal, Éditions libre expression, 1981.

[31] R. Tremblay, le Québec en crise, Montréal, Éditions Sélect, 1981 ; P. O'Neil et J. Benjamin, les Mandarins du pouvoir, Montréal, Québec-Amérique, 1978 ; A. Bacigalupo, les Grands rouages de la machine administrative québécoise, Montréal, Éditions Agence d'Arc, 1978 ; J. Benjamin, Comment on fabrique un Premier ministre québécois, Montréal, Éditions de l'Aurore, 1975.

[32] Sur le Conseil exécutif il existe une seule « étude », celle de la Documentation québécoise, qui se veut avant tout une description des mécanismes formels (le Conseil exécutif, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1979). Sur les institutions que sont les régies, commissions et conseils, on pourra consulter A. Gélinas, Organismes autonomes et centraux, Montréal, les Presses de l'Université du Québec, 1975.

[33] M. Pinard, The Rise of a Third Party, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1971 ; M. Stein, The Dynamics of Right-Wing Protest, Toronto, University of Toronto Press, 1973 ; voir aussi A. Sicotte, « Le Crédit social au Québec ; un mouvement populiste méconnu », dans E. Cloutier et D. Latouche (édit.), op. cit., pp. 237-263

[34] H. Quinn, The Union Nationale, 2e éd., Toronto, University of Toronto Press, 1974 ; voir aussi M. Cardinal et al., Si l'Union nationale m'était contée, Montréal, Boréal Express, 1978.

[35] V. Murray, le Parti québécois : de la fondation à la prise du pouvoir, Montréal, Hurtubise-HMH, 1976.

[36] R. Pelletier (édit.), Partis politiques au Québec, Montréal, Hurtubise-HMH, 1976 ; le Quotient politique vrai, Québec, Presses de l'Université Laval, 1973.

[37] D. Latouche et al. (édit.), le Processus électoral au Québec, Montréal, Hurtubise-HMH, 1976 ; V. Lemieux et ai, Une élection de réalignement, Montréal, Éditions du jour, 1970 ; Quatre élections provinciales, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1969 ; Québec : un pays incertain, Montréal, France-Amérique, 1980 ; M. Pinard and R. Hamilton, « The Independence Issue and the Polarization of the Electorate : the 1973 Québec Election », Revue canadienne de science politique, 9, 4 (1976), « The Parti québécois Cornes to Power : An Analysis of the 1976 Election », Revue canadienne de science politique, 11, 4 (1978), pp. 739-775 ; P. Drouilly, le Paradoxe canadien, Montréal, Parti Pris, 1978.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 3 avril 2017 13:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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