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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Daniel LATOUCHE, “La culture du pouvoir: le cabinet du Premier ministre.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Gladys L. Symons, avec la collaboration de Yves Martin, La culture des organisations. Questions de culture, no 14, pp. 141-174. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1988, 220 pp.

[141]

Questions de culture, no 14
“La culture des organisations.”

DEUXIÈME PARTIE
5

 “La culture du pouvoir :
le cabinet du Premier ministre
.” *

par
Daniel LATOUCHE

« Tout ne tient que par magie. »
Valéry

Les images les plus contradictoires cœxistent, en apparence pacifiquement, lorsque vient le temps de dresser le bilan de santé de nos institutions politiques. Certes, on s'entend pour déplorer le dépérissement de la fonction législative, mais aussi pour constater que l'exécutif n'a pas vraiment les coudées franches car il est soumis au bon vouloir des juges et aux limitations imposées par nos Chartes des droits. De toute façon, les fonctionnaires en font toujours à leur tête ! Et cette administration supposément toute-puissante est ensuite décrite sous les traits d'une masse informe, empêtrée dans sa bureaucratie et prisonnière de groupes d'intérêt qui, pour tout-puissants qu'ils soient, doivent néanmoins partager leur proie avec les médias. À leur tour, les détenteurs de « l'autre » pouvoir — le cinquième — sont conspués pour la facilité avec laquelle ils sont victimes de leur quête inlassable du sensationnel.

[142]

Bref, le pouvoir politique est toujours ailleurs, caché au sein d'une autre institution. À la manière de l'Esprit-Saint, il ne fait que de rares apparitions, se matérialisant ici et là par des languettes d'un feu aussi enivrant qu'éphémère.

QUI EST EN CHARGE ICI ?

Les choses ne sont guère plus claires au sommet de l'État, là où un air raréfié devrait pourtant nous permettre d'y voir plus clair. Aux États-Unis, une longue tradition n'a de cesse de vouloir expliquer comment l'institution présidentielle est parvenue à monopoliser tout le dynamisme du processus politique, alors que les analyses plus récentes insistent sur le paradoxe d'une institution qui négocie avec le Congrès pour la plus humble dépense et dont les titulaires sont renvoyés à leur chaumière au moindre prétexte [1].

En Grande-Bretagne, où le poste de premier ministre est affaire de traditions et de conventions, on s'émerveille de l'importance qu'a prise l'institution —on parle même de sa « présidentialisation » — pour ensuite souligner la fragilité d'un pouvoir qui doit constamment se reconstruire dans de savants jeux de coalition.

En France, la confusion est inscrite au cœur même de la Constitution. L'épisode récent de la « cohabitation » entre un président socialiste, gardien des institutions et un premier ministre conservateur à qui on confie la direction du gouvernement, n'a fait qu'accroître l'ambiguïté : quelle est donc la vraie nature d'un pouvoir au sommet qui s'accommode aussi facilement d'une direction bicéphale ?

Dans le cas de l'Union soviétique, c'est avec une frénésie sans cesse renouvelée qu'on disserte sur les chances de tout nouveau secrétaire-général d'arriver à modifier la marche d'un régime dont le contrôle serait davantage une affaire de « système » que de personnes.

Au Canada, comme il se doit, on retrouve tous ces thèmes, ceux de la présidentialisation, de la personnalisation et de la centralisation du pouvoir au sein de la fonction de premier ministre, [143] mais aussi ceux de la déchéance et des limites d'une institution dont le titulaire doit négocier sa marge de manœuvre avec les barons régionaux de son parti, son lieutenant québécois et ses homologues provinciaux [2].

Pour une part, cette confusion tient à la difficulté de définir les rôles de chacun dans des systèmes de gouverne où œuvrent des milliers de participants. En tant que chef de l'exécutif et des forces armées, le président des États-Unis a sous ses « ordres » dix millions d'individus ! Les notions de leadership, de direction et de contrôle y prennent donc des connotations fort différentes de celles qu'on leur assigne dans des organisations de moindre envergure, fussent-elles IBM ou General Motors. Mais au-delà des considérations habituelles sur la complexité des États modernes et l'archaïsme de certaines institutions, cette confusion a de quoi surprendre. Car, malgré tout, le pouvoir politique s'exerce (quelque part) et les décisions se prennent (quand même). Peut-être cette confusion n'est-elle qu'apparente ? Se pourrait-il qu'elle soit recherchée par un leadership qui ne saurait s'exercer que dans la brume ? Si tel est le cas, la tâche de l'observateur n'est pas d'imaginer ce que les choses pourraient être sous des cieux plus cléments, mais d'identifier les causes et la contribution réelle de cette confusion.

Comment y arriver ?

LES TRACES DU POUVOIR

Si le sommet de l'État est quelque peu embrumé, le pouvoir y laisse quand même des traces nombreuses car ces lieux sont passablement encombrés. En effet, il y a belle lurette que l'exercice du pouvoir politique n'est plus un exercice solitaire. Ceux qui occupent cette position bénéficient aujourd'hui d'un support administratif considérable où se retrouvent pêle-mêle des services strictement personnels (chauffeurs, valets) avec d'autres de nature plus administrative (courrier, agenda), carrément politique (analyse, liaison) et parfois même partisane (nominations). Quant à la nomenclature des titres en vigueur — conseiller, conseiller spécial, [144] secrétaire-adjoint, assistant, agent de liaison, chargé de mission —, elle a de quoi faire rêver. Le nombre aussi ! Le Bureau exécutif du président des États-Unis emploie 2 000 personnes dont 600 à la seule Maison-Blanche. À Ottawa, les deux principaux organismes de support du premier ministre (Cabinet et Conseil privé) regroupent 250 postes. À Bonn, ils sont plus de 500 à travailler directement pour le chancelier. En France, la Présidence n'a que peu de conseillers sur ses états de paie mais en « emprunte » quelque 500 à divers ministères, sans compter la centaine de postes dont dispose le Premier ministre. En Italie, où le Bureau de la Présidence du Conseil n'a ni existence légale ni budget, on trouve quand même quelque 800 personnes [3].

Malgré l'encombrement qui les caractérise, ces Olympes du pouvoir politique ne sont pas des milieux indifférenciés. On y distingue les cabinets personnels, attachés à la personne d'un premier ministre ou d'un président, des organismes centraux, tels le Conseil du trésor ou le Secrétariat du gouvernement, dont le rôle est d'appuyer l'ensemble de l'Exécutif. Jusqu'ici, l'attention des chercheurs a surtout porté sur la contribution, réelle ou fantaisiste, de ce dernier groupe d'organismes et sur les raffinements qu'on ne cesse d'apporter aux mécanismes de prise de décision (super-ministères, planification par programmes, comité des priorités, comités ministériels permanents). Mais le verdict se fait attendre. Ces innovations bureaucratiques font-elles partie de la solution ou, au contraire, contribuent-elles au problème [4] ? Quant à l'expansion récente qu'ont connue les ministères du Conseil exécutif, doit-on l'expliquer par un besoin de donner au Premier ministre des moyens accrus de coordination ou par celui de réserver des lieux d'accueil aux organismes jugés trop encombrants (Secrétariat à la jeunesse, Comité des fêtes de la francophonie, Conseil du statut de la femme, etc.) ? Mais peu importe leur utilité, ces organismes de coordination ont une place précise dans l'organigramme décisionnel et leur mode de fonctionnement fait l'objet de directives administratives officielles. Leur personnel, en théorie tout au moins, est composé de fonctionnaires de carrière. Ils constituent la face visible du sommet de l'État.

[145]

Ce n'est pas le cas des cabinets politiques. À Québec, sauf quelques directives quant aux conditions d'emploi et à la masse salariale dont ils disposent, les ministres sont libres de s'organiser comme ils le désirent [5]. En France, où la réglementation sur les cabinets est pourtant la plus ancienne — elle date de 1911 —, on se borne à spécifier le nombre de membres et leurs conditions d'affectation [6].

La majorité des études sur ces cabinets personnels adoptent une perspective psycho-institutionnelle. On les considère ainsi comme de simples extensions de la personnalité, du style de management et du programme idéologique du chef de l'exécutif. C'est le point de vue adopté par Alain Baccigalupo et Pierre O'Neill lorsqu'ils passent en revue le mode de fonctionnement que les premiers ministres québécois ont donné à leurs cabinets [7]. C'est aussi le point de vue dominant dans le cas du Prime Minister's Office (PMO) à Ottawa, aidé en cela par la personnalité flamboyante du Premier ministre Trudeau. George Edwards et Stephen Wayne ont même suggéré que dans le cas d'une institution aussi importante que la Présidence américaine, la personnalité du titulaire expliquerait davantage le comportement des membres de son bureau que le design organisationnel qui les encadre. C'est cependant un point de vue extrême qui est loin d'être partagé si on tient compte du foisonnement d'ouvrages qui prétendent réorganiser la Maison-Blanche sur des bases plus performantes.

L'approche élitiste privilégie les antécédents socio-économiques ainsi que les profils de carrière de ceux qui accèdent à ces lieux magiques [8]. À partir de constatations empiriques sur les niveaux de scolarité et les origines professionnelles des heureux élus, on espère ainsi apporter des réponses « concrètes » aux nombreuses questions qui hantent les spécialistes de l'État, notamment son degré d'autonomie par rapport à la société civile et le caractère de classe de sa caste dirigeante.

L'approche organisationnelle, quant à elle, voit dans ces cabinets non pas tant des concentrations élitistes que des organisations en quête permanente d'une rationalité toujours en fuite. [146] Pour Nicole Biggart et Gary Hamilton, la sélectivité du recrutement et le rôle strictement d'appui de ces cabinets expliquent leur fonctionnement incohérent [9]. Composés à partir de critères subjectifs, opérant exclusivement à partir d'une autorité déléguée et travaillant dans l'isolement, ils constituent en fait un retour en arrière, au mode de fonctionnement pré-bureaucratique si bien décrit par Weber. D'autres analystes, par contre, considèrent que cette incohérence n'est qu'apparente. Ils se sont donc préoccupés d'identifier les structures parallèles que l'incertitude permanente force les cabinets à se donner s'ils veulent quand même remplir leur rôle [10].

Toutes ces perspectives se complètent habilement, mais, même additionnées, elles ne disent pas toute l'histoire. Le fait que ces cabinets soient situés au sommet de la pyramide, qu'ils baignent dans l'ombre du chef et qu'ils n'opèrent pas selon toutes les règles de l'art bureaucratique ne justifient pas de les considérer en dehors du champ étatique. Le caractère mystérieux qui les entoure ne justifie pas non plus qu'on leur assigne des pouvoirs quasi magiques permettant d'expliquer la valse-hésitation d'un leadership présumément déchiré entre l'omnipuissance et l'impotence. Ainsi, c'est parce qu'on le dit « prisonnier » d'un entourage moins conservateur que le président Reagan n'aurait pu mener à terme sa révolution conservatrice. Et si John Kennedy et Pierre Trudeau ont pu si facilement imposer leur politique, c'est qu'ils disposaient, du moins le veut la légende, d'un groupe de conseillers hors pair.

À force de voir dans ces organismes un simple reflet de la personnalité du leader ou de la structure de classes, la tentation du raisonnement circulaire n'est pas toujours évitée. À un leader que l'on juge « fort », on fait automatiquement correspondre un cabinet bien structuré. Et, en fin de régime, les cabinets politiques sont immanquablement décrits comme indisciplinés, sans âme et isolés. C'est à ce moment qu'on les dit habituellement affligés de la maladie terminale de tous les cabinets : le complexe du « bunker ». De même, le gonflement de ces cabinets est attribué — encore que la démonstration est loin d'avoir été faite — à la croissance du rôle de l'État et au besoin de coordination qui en découle. Ainsi, [147] on présume que la complexité des décisions à prendre exige du Premier ministre qu'il puisse faire appel à des conseillers spécialisés s'il veut être en mesure d'exercer son leadership. Mais, du même souffle, on déplore le peu de décisions, complexes ou non, dont le Premier ministre est directement responsable et le caractère servile de cabinets qui ne réussissent le plus souvent qu'à mettre leur leader dans l'embarras (Watergate, Irangate). Et que dire des exigences de la politique « électronique » qui, davantage encore que les besoins de coordination, pousse à multiplier les conseillers en communications et les experts en sondages.

Mais que se passe-t-il donc dans ces Olympes du pouvoir où de simples mortels côtoient quotidiennement les Dieux politiques ? Quel rôle, mis à part celui de répondre au courrier du leader, ces Olympes jouent-ils dans notre univers politique ? Que font les gens qui y travaillent ? On suppose qu'ils se réunissent souvent, qu'ils écrivent des mémos, qu'ils parlent au téléphone, qu'ils émettent des communiqués et qu'ils arpentent les corridors, ceux du pouvoir et les autres. Mais comment des activités semblables à celles qu'on retrouve dans tous les univers bureaucratiques s'agencent-elles les unes aux autres pour définir des organisations où présumément les décisions finales se prennent, le contrôle s'exerce et l'autorité se déploie ?

À des degrés divers, les explications mentionnées plus haut n'arrivent à leur fin qu'en décantant toute la charge émotive, l'exaltation et l'enivrement qu'on retrouve dans ces hauts-lieux. Pourtant, ces qualités ne sont pas de simples à-côtés de l'exercice du pouvoir. Ils lui donnent tout son sens. On ne saurait prétendre comprendre le déploiement de ce pouvoir en se contentant d'examiner les mécanismes par lesquels il est transmis du leader à ceux qui l'entourent ou en scrutant les antécédents de ceux qui y participent. À la limite, ces explications, même si elles insistent sur les profils de carrière du personnel de cabinet, ne leur accordent en fait qu'une autonomie toute relative. L'idéologie et les opinions politiques de chacun sont rarement considérées, un oubli surprenant dans le cas d'une organisation aussi politisée. On présume que, contrairement [148] à ce qui se passe dans d'autres organisations, les membres de cabinets ne chercheront pas à traduire leurs opinions personnelles dans le design de leurs organisations. Paradoxalement, on finit par les croire immunisés contre les pièges de la « politique de bureau ».

Pourtant la question n'est pas sans intérêt : comment le pouvoir s'exerce-t-il et la politique se vit-elle dans une organisation qui n'a d'autre raison d'être que la gestion du pouvoir et de la politique ? Ingurgitée à une telle dose, la politique, celle qu'on vit et celle qu'on gère, ne risque-t-elle pas d'être fatale à ces organisations ? Comment arrivent-elles à s'en sortir et le pouvoir à s'exercer ? Bref, existe-t-il une culture du pouvoir et la confusion, l'ambiguïté et le mystère qui l'entourent en sont-ils les traits dominants ?

L'APPROCHE CULTURELLE
PEUT-ELLE SAUVER LES MEUBLES ?


Les organisations les plus diverses — bureaux de poste, universités, General Motors, le Canadien National — ont vu leur culture scrutée à la loupe. Mais cet engouement ne semble pas avoir encore atteint les organisations dites politiques : partis, ministères et parlements. Sauf pour les tentatives de Murray Edelman de dresser la carte symbolique de l'univers politique, ou de Peter Hall d'y appliquer les principes de l'analyse interactionnelle, les politologues se sont montrés peu intéressés par tout ce qui tombe en dehors de l'officiel et du formel [11]. Au contraire, ils ont plutôt tenté de structurer et de formaliser ce qui pouvait donner l'impression de n'être que désordre et irrationalité [12].

Nous ne reprendrons pas ici le débat sur la nature de la culture organisationnelle, sur l'utilité d'appréhender une organisation par ses construits culturels et sur les objets à répertorier pour dresser le portrait de ces cultures. Nous définirons simplement cette culture comme l'ensemble des normes et des valeurs qui s'expriment dans des configurations de symboles et de significations et qui supportent la vie sociale de l'organisation. Il s'agit d'une définition minimale et relativement neutre dans la mesure où elle nous éloigne de la [149] perspective utilitariste jusqu'ici dominante [13]. En voulant à tout prix réhabiliter les dimensions non structurelles de l'organisation, on a quelque peu exagéré la contribution de la culture organisationnelle à l'intégration et au bon fonctionnement de l'entreprise. C'est par la culture que l'on espère transformer la mission de l'entreprise, la repositionner, réduire l'absentéisme, augmenter la productivité, favoriser l'innovation, améliorer le climat, privilégier la qualité, développer l'appartenance, simplifier la communication, former la relève, etc.

Cette définition minimale de la culture organisationnelle ne présume donc pas que chaque culture constitue un objet unique qui contribue de façon essentielle à la bonne « performance » de l'organisation. Nous croyons que la culture d'une organisation est davantage révélatrice que créatrice des relations de pouvoir, des mécanismes d'autorité et des processus d'adaptation tels qu'ils se développent dans l'organisation. Elle permet de visualiser dans un vécu plus facilement observable — et qu'on croit à tort être plus facilement malléable — le fonctionnement de l'organisation. On ne doit pas cependant confondre l'organisation avec sa culture, si riche soit-elle. Nous mettons donc délibérément l'accent sur la dimension symbolique de cette culture pour ainsi privilégier le processus d'échange entre les participants et le contexte socioculturel dans lequel l'organisation fonctionne. Même s'ils y trouvent des appuis pour se déployer, ces symboles ne sont pas inscrits dans les structures ou la technologie de l'organisation, lis sont construits, testés, reconstruits et parfois rejetés. Ils s'articulent dans des ensembles sans cesse renouvelés à partir des ressources offertes par l'organisation et de celles tirées de l'extérieur. Ils n'ont de sens que par rapport à un code qui doit en accompagner la lecture.

Dans un contexte où le moindre geste peut cacher de multiples sens et où la moindre légende de corridor suffit à générer une théorie sur la face cachée de la rationalité organisationnelle, cette approche apparaîtra comme suspecte. En effet, on pourra y voir l'affirmation qu'une organisation telle le cabinet du Premier ministre n'est pas assez riche pour produire ses propres significations et pas [150] assez complexe pour en assurer la diffusion puisque l'essentiel doit être importé de l'environnement. Peut-être. Mais faut-il nécessairement y voir un signe de faiblesse due à une quelconque insuffisance culturelle de l'organisation ? Tout aussi suspecte est cette volonté de faire appel à des éléments culturels et des systèmes normatifs qui ont cours dans la société. N'est-ce pas céder à la tentation d'une explication par les cultures dominantes (l'éthique protestante) et les soi-disant personnalités nationales (l'âme japonaise) ?

Mais dans le cas d'une organisation de création récente, aux frontières imprécises et dont l'histoire connaît des ruptures importantes — et c'est le cas de tout cabinet politique —, l'environnement sociétal est une source importante de rationalités autour desquelles s'organise la culture de l'organisation. Ce n'est cependant pas la seule raison pour laquelle nous sommes ainsi amenés à privilégier non pas la dynamique interne de l'organisation mais son insertion dans un contexte plus englobant.

Au sommet de l'État, comme ailleurs, la culture d'une organisation s'exprime dans les éléments idéationnels (mythes, codes), narratifs (sagas, anecdotes), behavioraux (rites, gestuels) ou matériels (architecture, objets) qui constituent l'essentiel de toute culture. Mais, dans le cas d'une organisation si étroitement liée à un cadre de gestion — celui de l'État — dont la prétention est de fournir à la société l'encadrement et la direction dont elle a présumément besoin, ces éléments ne deviennent proprement culturels que parce qu'ils permettent à cette organisation de lire la réalité de cette société [14]. La culture de l'organisation n'a donc de sens que par rapport à l'ensemble de l'auditoire qu'est la société. C'est sur lui qu'elle se projette. Voyons donc les traces que cette projection aura pu laisser derrière elle dans le cas du cabinet du Premier ministre Lévesque entre 1976 et 1980.

Le pouvoir et sa culture

L'émergence d'un système particulier de normes et de valeurs dans un cabinet politique n'est compréhensible, avons-nous dit,

[151] que dans le contexte historique qui permet de le décoder. Au Québec, la Révolution tranquille et la définition de nouveaux rapports entre l'État et la société qui en a découlé constituent certainement l'élément structurant majeur d'une historicité renouvelée.

La fébrilité du processus d'élaboration étatique a été de toute évidence l'une des caractéristiques majeures de la période 1960-1980. On a quelque peu exagéré l'autonomie de ce dynamisme de l'État au point de faire de ce dernier l'unique instigateur et maître d'œuvre de transformations par la suite imposées à une société qui ne demandait pas mieux que de se laisser moderniser. Il faudra éventuellement réévaluer la part de mimétisme bureaucratique et l'impact des programmes fédéraux-provinciaux sur cette prétendue spécificité de l'aventure étatique québécoise. Mais même s'il s'avérait exact que c'est surtout dans un cadre canadien que doit se comprendre ce développement de l'État québécois, le caractère fébrile de l'expérience n'en serait nullement affecté. Augmentation considérable des budgets et des secteurs d'intervention, multiplication des structures d'encadrement, explosion du cadre réglementaire, ouverture internationale, tout cela a contribué à donner l'impression d'un État hyperactif, autonome et directif par rapport à la société.

Spectateur intéressé pour ce qui est de la société, mais aussi acteur de premier plan en ce qui concerne l'État, le cabinet du Premier ministre devient un lieu privilégié pour observer l'une et l'autre. Au sommet de l'État, la vue n'est obstruée par aucun obstacle. On n'y a cependant d'autre choix que de regarder les choses d'en haut ou d'à côté. C'est ce double regard qui fournit sa matière première culturelle à l'organisation.

Le Québec vu d'à côté

Faut-il se surprendre si les membres du cabinet du Premier ministre (CPM) ont développé, surtout dans le cas qui nous concerne, une vision de l'extérieur presque entièrement monopolisée par cet [152] objet sacré entre tous qu'est LE Québec [15]. Socialisés à une époque où le plus souvent seule la dimension québécoise des enjeux publics (éducation, chômage, inégalités, culture, etc.) avait droit de cité et ayant de plus milité à l'intérieur d'un parti dont la vision du monde passait nécessairement par le prisme du Québec, les membres du CPM en sont naturellement venus à voir dans cette société l'interlocutrice symbolique par excellence [16].

Pour eux, la société n'a donc de sens que si elle perçue dans sa globalité et sa « québécitude ». Tout ce qui s'inscrit mal dans cette double définition est immédiatement rejeté. Au sein de l'organisation, cette exclusivité se traduit par la multiplication de signes extérieurs qui viennent constamment réaffirmer que le Québec est la catégorie mentale qui interprète toutes les autres : peintures « canadiennes », drapeaux québécois, armoires d'époque, posters de toutes sortes, ainsi qu'une multitude de cartes (géographiques, électorales, aériennes, satellites) [17]. Rares sont ceux qui ne portent pas la fleur de lys stylisé à la boutonnière. Elle se traduit aussi par la mise en place d'une double grille permettant de couvrir de façon fonctionnelle et géographique cette réalité globale. C'est ainsi que très rapidement apparaissent, d'une part, des postes de conseillers économiques, aux questions sociales, aux affaires culturelles et, d'autre part, des conseillers aux affaires internationales, canadiennes et aux régions. L'univers tout entier est ainsi apprivoisé et intégré dans l'organisation qui peut l'appréhender d'un seul regard.

En apparence, une telle couverture et la nomenclature qui l'accompagne n'ont rien de surprenant ; elles reprennent la division naturelle des tâches dans tout appareil bureaucratique. Ce qui l'est davantage, c'est qu'elles correspondent très peu à une division réelle des responsabilités. Elles ne sont respectées par personne, surtout pas par le Premier ministre. Elles n'ont fait l'objet d'aucune réflexion et ne s'inscrivent dans aucun « plan » d'effectifs. À son entrée au CPM, chaque nouveau conseiller est amené à choisir lui-même le titre qu'il entend utiliser. Cette non-concordance n'a pas été sans soulever des problèmes et ce n'est que parce que cette division des tâches avait surtout une raison d'être symbolique [153] que ces problèmes demeurèrent sans lendemains graves [18]. Nous y reviendrons.

Mais c'est surtout dans le discours que s'incarne ce prisme québécois, dans une réflexion permanente sur la nature de la « personnalité » et les contours de la société québécoise. Et, au cœur de cette fiction narrative, on trouve un portrait du Québécois qui privilégie avant tout l'image d'un individu largement indiscipliné, rebelle à tout encadrement et attaché à sa façon de faire les choses. Quelque part, dort en lui un coureur des bois qui ne demande qu'à être réveillé. Ce Québécois est aussi perçu comme éminemment conservateur, peu enclin au changement et méfiant à l'égard de toute proposition « trop belle pour être vraie ». Troisièmement, on s'entend aussi pour souligner son côté calculateur et éminemment normand ainsi que le démontre, ou du moins le dit-on, sa volonté inébranlable de ne pas mettre tous ses œufs, politiques ou pas, dans le même panier. Finalement, on le perçoit comme un être éminemment social, enclin à la coopération et à l'entraide.

Bon nombre d'histoires, d'anecdotes et de slogans circulant au CPM illustrent l'un ou l'autre de ces thèmes. On en vient inévitablement à utiliser l'une ou l'autre des « devises » officielles — toutes deux apparentées au monde horticole — qui ont cours dans l'organisation pour expliquer les situations les plus diverses : « Il ne faut pas s'enfarger dans les fleurs du tapis » et « Ce n'est pas en tirant sur la tige qu'une fleur va pousser plus vite ». Dans un cas, la métaphore fait appel au caractère soi-disant rebelle, un peu fruste et surtout très décontracté du Québécois et dans l'autre à son conservatisme indélébile et à sa prudence légendaire. Cette vision essentiellement dualiste où le Québécois apparaît comme un être divisé, schizophrénique, conservateur et innovateur à la fois, tantôt adaptable et tantôt réticent, n'est pas unique au CPM. Elle est alors largement répandue dans l'idéologie nationaliste. Elle permet toutes les explications et toutes les interprétations.

[154]

Sans exception, les moindres fluctuations de l'opinion publique, du moins celles que les sondages permettent de déceler, sont interprétées à partir de ce paradigme dualiste. Chaque sondage devient alors l'occasion de tenter de percer le mystère d'une personnalité québécoise que l'on s'empresse par contre de décrire comme réfractaire à tous ces instruments scientifiques de mesure [19]. Malgré ces difficultés, et peut-être même à cause d'elles, le CPM et le Premier ministre firent du décodage de cette personnalité la clé du succès politique. Mais la préservation de ce mystère était à ce point jugée essentielle qu'en aucun temps le Premier ministre accepta-t-il de créer à l'intérieur de son cabinet une cellule d'analyse de l'opinion publique. Jusqu'à la fin le mystère demeura donc entier.

À l'occasion, on n'a pas craint d'expliquer l'appui massif des Québécois au Parti libéral fédéral, un irritant stratégique de première importance, par cette double personnalité ; rationnelle et prudente à Ottawa, empreinte d'émotion et de courage à Québec. Pourtant, il s'agissait tout simplement d'un artifice de sociologie électorale s'expliquant par des taux de participation différents selon qu'il s'agissait d'élections fédérales ou provinciales. Cette confusion a causé l'une des plus importantes erreurs stratégiques du gouvernement péquiste, celle de son intervention dans les élections fédérales de 1979 et de 1980, alors qu'on croyait nécessaire de donner au dynamisme québécois la chance de s'exprimer sur la scène fédérale. Le mot d'ordre d'un vote créditiste ou conservateur fut un échec retentissant dans les deux cas. Selon la même logique, l'explication la plus courante de la victoire électorale de 1981 ne tenait pas à la bonne performance du gouvernement, au désarroi du parti d'opposition et à un haut taux de satisfaction, mais à un présumé désir des Québécois de « racheter » leur non référendaire et ainsi permettre un retour en force d'une de leurs deux personnalités.

La campagne référendaire de 1980, entièrement dirigée à partir du cabinet du Premier ministre, n'échappa non plus à cette vision. Plusieurs décisions stratégiques importantes furent prises, ou du moins rationalisées a posteriori, en tenant compte de cette prétendue double personnalité. Ainsi le libellé et le rationnel de [155] la question, la longue période de débat, d'abord à l'Assemblée nationale et ensuite sur la place publique, et même le matériel publicitaire n'avaient d'autre objectif que de permettre au côté soi- disant latin de la personnalité québécoise de s'exprimer tout en satisfaisant à un désir profond de prudence. La décision de rendre publique quelques jours avant Noël la formulation de la question référendaire fut fréquemment justifiée par le caractère convivial d'une période de l'année particulièrement propice à renforcer le sentiment d'appartenance collective des Québécois. On espérait que cette première prise de contact avec ce qui allait sans doute donner naissance à un débat hautement émotif se fasse ainsi dans un environnement positif.

La société québécoise, quant à elle, est perçue comme une communauté étroitement liée où les attachements personnels, professionnels et familiaux sont tels que l'on peut parler d'un véritable village où le très fort sens d'appartenance au groupe est médiatisé par l'insertion dans de multiples réseaux entrecroisés. C'est la société « tricotée serrée » à laquelle on accorde une valeur quasi mythique puisqu'elle permet à ces individus divisés sur eux-mêmes de donner enfin le meilleur d'eux-mêmes.

La croyance quasi religieuse dans les vertus de la concertation et des sommets socio-économiques, eux aussi dus à l'initiative du cabinet du Premier ministre, témoignent de cette vision d'une société où il suffit de se parler pour se comprendre, et de se comprendre pour agir, à condition d'avoir invité les « bonnes » personnes autour de la table, c'est-à-dire celles qui animent les réseaux de pouvoir et de communication. Chacune des ces rencontres au sommet entre des représentants syndicaux, patronaux et gouvernementaux a donné par la suite naissance à de multiples histoires toutes plus croustillantes les unes que les autres sur les avantages de mettre ainsi face à face les membres de la famille québécoise. Ces légendes, comme celle dû face à face entre Paul Desmarais de Power Corporation et Louis Laberge de la Fédération des travailleurs du Québec lors du Sommet de 1978, permettent aussi de renforcer l'image du Premier ministre et de son approche spontanéiste.

[156]

La volonté maintes fois exprimée, et tout aussi souvent rejetée, de donner au CPM des structures clairement définies, reconnues comme telles et où les responsabilités de chacun seraient clairement établies est sans contredit l'incarnation culturelle la plus visible de cette vision conviviale des choses. Une multitude de mémos et de notes de services, sans compter les innombrables conversations de couloir, ont eu pour thème cette quête inlassablement frustrée d'un ordre et d'une discipline à l'intérieur de l'organisation. Les manifestations de ce refus des structures sont innombrables et ont fait l'objet de plusieurs analyses et supputations. Mentionnons les plus importantes :

Entre 1976 et 1980, et malgré des demandes répétées à cet effet, le CPM ne tint qu'une seule réunion plénière.

À aucun moment, la direction du CPM ne tenta de formuler, et encore moins d'imposer, des règles précises en ce qui a trait à l'accès au Premier ministre et à la circulation de l'information et des notes de service.

Le choix des membres du CPM qui vont faire partie des délégations québécoises aux nombreuses conférences fédérales-provinciales fut le plus souvent arrêté quelques heures avant le départ. On peut facilement imaginer les rituels de départ qu'une telle façon de procéder a pu engendrer.

Sauf pour ce qui est du directeur, les relations hiérarchiques entre les autres membres du CPM ne furent jamais l'objet d'une définition officielle.

Toutes les tentatives d'établir des groupes de travail internes au CPM échouèrent.

La confidentialité et les conflits d'intérêt ne firent jamais l'objet de directives précises.

On a interprété ce refus du premier ministre Lévesque de structurer étroitement son cabinet comme un reflet de sa personnalité. C'est une explication trop facile qui ne tient pas compte du pointillisme bureaucratique aigu qu'il ne craignait pas de montrer dans d'autres dossiers et dans la conduite des séances du Conseil des [157] ministres. Dans, une large mesure, ce refus a permis au Premier ministre d'exercer un contrôle étroit sur les activités de son entourage en niant à celui-ci le réconfort, et donc le pouvoir, que lui fourniraient un organigramme et des définitions de tâches trop précises. Cette ambiguïté doublée d'une recherche inlassable de précision et de clarté n'est guère propice à une gestion efficace ; elle a cependant l'avantage d'éviter la cristallisation des conflits entre des factions à qui on nie ainsi les ressources de l'organisation. Ces dernières n'ont d'autre existence que celle d'une virtualité qui se reconstruit continuellement au gré des rumeurs et des hasards.

L'État vu d'en haut

Défini comme « une unité administrative distincte à l'intérieur du ministère du Conseil exécutif », le cabinet du Premier ministre a pour rôle de « fournir au Premier ministre les ressources humaines et techniques requises dans l'accomplissement de ses fonctions » [20]. Non seulement s'agit-il d'une définition extensible, mais de plus elle n'a d'existence officielle que depuis 1977. La réalité même du CPM ne remonte qu'au début des années 1970 [21]. C'est donc sans la contribution du cabinet du Premier ministre, et dans une bonne mesure, en dehors du contrôle du Premier ministre lui-même que s'est réalisé ce processus accéléré de déploiement étatique auquel nous faisions allusion plus haut.

L'environnement de travail (task environment) dans lequel s'inscrit le CPM est hautement diversifié. Il comprend les acteurs gouvernementaux (ministres, attachés politiques), les acteurs bureaucratiques (sous-ministres, fonctionnaires), le parti et ses multiples instances, une multitude d'acteurs socio-économiques (chambres de commerce, associations, syndicats, etc.) et les médias.

Dans le cas d'un parti de mobilisation comme le Parti Québécois, on peut facilement comprendre l'importance prise par les relations avec le parti, et ce d'autant plus que le Premier ministre en conserva la présidence même après son accession au pouvoir. Un directeur de cabinet adjoint s'en vit confier la responsabilité [158] exclusive. Avec le secteur des médias, c'est le seul secteur qui a suscité la définition d'une structure d'accueil particulière à l'intérieur du CPM.

Les interactions avec chacun de ces acteurs sont nombreuses, mais il ne s'agit pas à proprement parler d'un champ organisationnel puisque, par définition, il ne saurait exister d'autres organisations de même nature que le cabinet du Premier ministre. A cause de la nature de l'organisation, tout contact de l'un de ses membres avec son environnement immédiat revêt, potentiellement au moins, une connotation politique et implique une relation de pouvoir.

Les cahiers d'information (briefing books), familièrement appelés les GCCV [22], constituent l'un des objets magiques par excellence de tout cabinet politique. La préparation, l'organisation et l'accès à ces cahiers est en effet l'un des tests les plus révélateurs du fonctionnement interne et des relations de pouvoir dans un cabinet politique. Dans le cas qui nous concerne, ils permirent plutôt à ce refus des structures et de l'encadrement de donner sa pleine mesure. Ces cahiers étaient non seulement indispensables pour établir une ligne générale lors des conférences fédérales-provinciales, mais ils jouaient aussi un rôle symbolique important dans la mesure où ils témoignaient du sérieux de la préparation de la délégation québécoise. Après quelques tentatives infructueuses d'en assurer la préparation, le CPM dut concéder cette responsabilité aux ministères concernés et plus particulièrement au cabinet du sous-ministre des Affaires intergouvernementales.

Disposant finalement de peu de ressources matérielles, le CPM peut difficilement prétendre jouer de facto le rôle que sa position lui permettrait d'espérer. Le fait qu'il s'agisse d'un régime parlementaire, où les ministres peuvent prétendre agir au nom de la souveraineté populaire puisqu'ils sont eux aussi élus, ne fait qu'accentuer le caractère inconfortable dans lequel se trouvent les membres du CPM. Certes, ils disposent d'une arme puissante — le nom et le pouvoir du Premier ministre —, mais ils peuvent difficilement s'en servir. À cette réticence s'ajoute la méfiance compréhensible des autres acteurs qui cherchent par tous les moyens [159] à minimiser leurs contacts avec le CPM et à conserver leur capacité d'accès pour la seule personne du Premier ministre. Être obligé de passer par l'intermédiaire d'un membre du CPM est nécessairement un aveu d'impuissance.

Face à l'ensemble des structures d'État, les membres du CPM se retrouvent donc dans la position étrange de se voir conférer une puissance énorme, tout en se sachant relativement impuissants à modifier le cours des choses. Même le directeur du CPM, présu- mément l'éminence grise par excellence, doit composer avec une situation aussi inconfortable. Le discours dominant à l'intérieur de l'organisation en est donc un d'impuissance et d'incapacité qui contraste avec la vision qu'on peut en avoir de l'extérieur. Rares sont les dossiers importants qui y circulent. La décision d'accorder aux comités ministériels permanents l'exclusivité de la responsabilité de la coordination interministérielle n'est pas étrangère à ce sentiment d'impuissance. Après quelques tentatives infructueuses, les membres du CPM cessèrent même de participer aux réunions de ces comités dont la présidence était assurée par un ministre dont c'était en fait la seule responsabilité et qui disposait pour l'appuyer de son propre cabinet politique et d'un embryon de secrétariat.

Incapables d'avoir prise sur l'État, les membres du CPM finissent par développer une image fort négative de ce dernier : obèse, lent, inefficace, irresponsable. Contrairement aux membres des cabinets ministériels qui sont appelés à travailler quotidiennement avec les fonctionnaires — ce qui n'est pas sans soulever d'autres problèmes —, ceux du CPM n'ont que fort peu de contacts avec la machine administrative. Cela ne fait que confirmer le mythe, largement répandu au sommet de la hiérarchie politique, qu'une fois les choses évaluées, coordonnées, concertées et décidées, elles sont nécessairement réalisées et mises en pratique. De nombreux rituels sont fréquemment utilisés pour arriver à se convaincre que « les choses » se font réellement. Pour se convaincre que tout se passe comme prévu, il suffit de demander une confirmation à ceux qui ont intérêt à la fournir, de faire des plans pour des activités consécutives ou pour une deuxième phase et, mieux encore, d'incorporer [160] le tout dans une opération dont on s'empressera de définir les objectifs, les moyens, les clientèles visées. Comme les contacts entre les membres des états-majors politiques et la structure administrative ont un caractère verbal et informel, de telles confirmations sont habituellement faciles à obtenir. Bref, on fait « comme si ».

Placée ainsi au sommet, l'organisation a peu à faire des évaluations et des jugements critiques sur sa propre performance. Rares sont ceux qui réussissent à se faire renvoyer d'un CPM. Le Premier ministre Lévesque qui détient pourtant le championnat des bouleversements dans la composition de son Conseil des ministres n'a pas cru bon de procéder à seul renvoi entre 1976 et 1981. Même la défaite référendaire à la suite d'une campagne pourtant entièrement dirigée par son cabinet n'a pas été suivie de changements de personnel. Elle n'a pas donné lieu non plus à une évaluation et à une analyse des résultats. Le mythe sert avant tout à incorporer des contradictions inopportunes. Pour expliquer une défaite, on s'en tient alors à l'une ou l'autre des nombreuses divinités ennemies qui peuplent l'univers du réel : la presse, Ottawa, la bureaucratie, le corporatisme, les libéraux, la malchance, le patronat, etc.

Quant à la politique, elle est considérée avant tout comme une vocation. On ne travaille pas au CPM pour des raisons de carrière personnelle, ou même pour faire progresser sa propre trajectoire politique (aucun membre du CPM n'a détenu de poste électif), mais essentiellement pour avoir le privilège de travailler dans l'entourage de René Lévesque et surtout de pouvoir contribuer plus directement à la « cause ». D'ailleurs, le travail au CPM n'implique aucun avantage financier ou professionnel particulier : pas de cafétéria, de limousine, de stationnement, de billets de concert. Les salaires, s'ils sont relativement élevés, demeurent alignés sur ceux de la Fonction publique. Les possibilités de « pantouflage » sont réduites au maximum dans la mesure où il est quasi impossible pour les membres du CPM de traduire en avantages de carrière leur séjour au cœur du pouvoir. L'orientation, social-démocrate et indépendantiste du Parti Québécois n'a pas favorisé le développement de liens étroits entre le secteur privé et le CPM. Sauf de [161] rares exceptions, tous les membres de l'entourage immédiat du Premier ministre provenaient donc de l'organisation du Parti Québécois ou de la Fonction publique gouvernementale [23]. Cela ne fut pas sans limiter considérablement la diversité des expériences auxquelles le Premier ministre pouvait en appeler.

UNE CULTURE DE BONNES INTENTIONS

Même s'il n'est que fragmentaire, le bilan de ce diagnostic organisationnel n'est guère impressionnant. On aura sans doute l'impression d'une organisation fort peu intégrée, sans culture dominante et dont les éléments culturels majeurs viennent confirmer un climat d'incapacité. Mais l'organisation existe quand même et de l'avis de bon nombre d'observateurs, le premier mandat de l'administration Lévesque aura été marqué d'importantes réalisations.

Sans aucun doute, la présence du chef fondateur, le leader charismatique par excellence, si elle a empêché l'émergence d'autres paradigmes culturels, aura néanmoins permis à l'organisation d'opérer dans ce refus quasi total des structures et de la hiérarchie. Mais ces transferts symboliques, s'ils permettent à l'organisation d'acquérir une vision du monde et de maintenir un minimum de cohésion interne, ne sont pas sans conséquences importantes sur sa gestion opérationnelle. Nous en rappellerons deux.

La dramaturgie communicationnelle

L'une des fonctions de tout bureau politique est de fournir au leader une information valide et fiable et dont ce dernier a besoin dans l'exercice de ses fonctions. L'étendue potentielle de cette information est sans limite et comprend tout aussi bien l'état de santé des ministres, les dernières rumeurs journalistiques, l'évolution de l'opinion qu'une distillation des commentaires entendus sur les lignes ouvertes radiophoniques. Cette information est rarement indispensable au Premier ministre, et d'ailleurs lui est rarement [162] communiquée directement. Seule sa circulation importe. C'est du CPM qu'origine les messages importants, ceux qui serviront de grille pour décoder la cacophonie produite à chaque jour dans les moindres recoins de l'appareil gouvernemental. Par leurs commentaires, les membres des bureaux politiques donnent le ton à la communication gouvernementale. C'est là que les journalistes et analystes trouvent les cues nécessaires à leur travail.

Toute information produite et reçue fait aussi partie d'une dramaturgie à travers laquelle est célébrée l'importance d'une meilleure coordination et grâce à laquelle les membres de cabinets découvrent des indices quant à leur place réelle dans cet univers informe. « Qui sait quoi » devient alors un indice précieux de positionnement, surtout dans une organisation où transite beaucoup d'information qui peut prétendre à la confidentialité (sondages, lettres, décisions). Chaque membre de l'organisation en vient à utiliser l'information selon un code invariable : plus une information est jugée confidentielle, plus on la considère comme digne de foi (vu le secret l'entourant) ; plus vous êtes en mesure de contrôler une information jusqu'au terme du processus décisionnel, plus votre propre position s'en trouvera renforcée.

Ceux dont les coordonnées organisationnelles ne sont pas claires font donc constamment la roue, espérant utiliser cette cérémonie de séduction pour informer les autres de leur position dans l'organisation. Bon nombre de rituels en découlent : arpenter les corridors avec des résultats frais sortis de l'ordinateur, glisser des pourcentages anormalement précis dans une conversation, faire allusion à certains renseignements dans des mémos à large distribution, informer des collègues d'une partie des résultats, etc. La recherche obsessive d'une information toujours insaisissable permet aussi à l'organisation de se convaincre que les décisions prises seront les meilleures possibles compte tenu des circonstances. Les remises en question trop pénibles sont ainsi évitées.

[163]

Le chaînage fantaisiste

La liste des nombreux problèmes de traitement de l'information et de communication pouvant survenir dans une organisation exige à elle seule plusieurs pages : confusion, brouillage, surcharge, biais, délais, aveuglement, contradictions, etc. Ces dysfonctions communicationnelles sont en fait jugées si importantes que la majorité des diagnostics tentant d'expliquer la mauvaise performance d'un gouvernement ou de son chef implique nécessairement une volonté de se donner une meilleure politique de communications afin de s'assurer que le « message » passe. Un bureau politique tel celui du Premier ministre n'est pas immunisé contre ces déficiences. Certaines caractéristiques propres à ce type d'organisation viennent souvent aggraver la situation.

L'imagination est un élément essentiel de toute entreprise de traitement de l'information. Elle permet à l'individu de compléter les messages qui lui parviennent, d'établir des liens de causalité entre ces derniers et d'envisager les conséquences possibles de l'information ainsi reçue. Sans imagination, les messages ne seraient que reçus et non interprétés. Lorsqu'il s'agit de réalités politiques médiatisées, le danger est grand que l'imagination soit appelée à dépasser ce rôle supplétif et débouche sur une dynamique qui lui soit propre. C'est ce qu'Ernest Borman a qualifié de chaînage fantaisiste [24]. Encore une fois, c'est dans la recherche de l'information que l'on retrouve les meilleurs exemples de ce chaînage fantaisiste. Les sondages d'opinion en sont un maillon essentiel. Dans leur structure même, et compte tenu de la place qu'ils accordent à ceux qui n'arrivent pas à formuler assez rapidement une opinion sur un sujet donné — les « sans opinion » et les « ne sais pas » —, ces sondages arrivent à créer de toute pièce une opinion, et donc une information potentielle, sur le moindre sujet. Puisque des gens n'ont pas d'opinion, c'est que cette dernière doit exister. Une fois que l'existence de cette opinion est confirmée, elle peut servir à de multiples fins, dont celle de confirmer l'aura de ceux qui arrivent à la déchiffrer. Ce décodage n'est possible que s'il existe au préalable [164] une « histoire » dont l'opinion publique est la confirmation. À la limite, les sondages et l'opinion deviennent l'histoire elle-même.

LE POUVOIR COMME THÉÂTRE

Mais ce diagnostic somme toute fort sévère est-il le seul possible ? La dimension culturelle d'une organisation comme le CPM s'évalue-t-elle seulement à partir de la cohérence interne et de la pertinence des éléments qui la définissent ?

Au sommet, le théâtre et l'imaginaire n'ont de sens que s'ils sont conformes au drame profond qu'on croit se dérouler à l'extérieur. Le déploiement scénique qu'on y retrouve est important : conférences de presse, messages à la nation, « grands » discours, tournées, voyages à l'étranger. Comme ses prédécesseurs, le Premier ministre Lévesque n'a pas hésité à recourir à ces éléments de théâtre et à mobiliser toutes les ressources de son cabinet personnel pour en faciliter le déploiement. La conviction largement partagée que le Premier ministre excellait dans ces déplacements et qu'il en revenait revigoré n'est pas étrangère non plus à l'importance qu'on leur assignait.

La mise en scène de signes que constitue la culture organisationnelle se veut donc avant tout représentative. C'est aussi en tant que représentation du pouvoir qu'il faut chercher à la décoder. La culture de cette organisation particulière qu'est le CPM n'a donc de sens que par rapport à l'ensemble de l'auditoire qu'est la société. C'est sur cet auditoire qu'elle se projette. C'est que l'existence même de ces cabinets politiques pose problème. On ne saurait en apprécier le fonctionnement et la contribution sans d'abord réfléchir sur leur insertion dans ce mode particulier de gestion de la société qu'est l'État.

En apparence, rien dans le processus d'émergence et d'ins- titutionnalisation de l'État moderne ne justifie l'existence de ces cabinets personnels. En effet, ils n'ont guère leur place dans un processus présumément fondé sur la séparation du privé et du public, sur la rationalisation et la dépersonnalisation des liens d'autorité, et sur l'officialisation des mécanismes de décision. Bon nombre de facteurs [165] Zone de texte: 165sont présumément à l'œuvre pour pousser l'État dans la voie de cette impersonnalisation : division et spécialisation des tâches (Durkheim), légalisme accru des rapports sociaux (Weber), généralisation du capitalisme de marché (Marx) [25]. Leur effet est jugé aussi implacable qu'universel. Mais les États modernes sont-ils si impersonnels ? La marche vers la rationalité s'accompagne-t-elle nécessairement d'une dépersonnalisation de la fonction de leadership ? En insistant sur les facteurs structurels et en voulant à tout prix minimiser la contribution des individus — les « grands-hommes-qui-ont-fait-l'Histoire » — au développement de l'État moderne, n'est-on pas amené un peu trop facilement à voir dans ces cabinets personnels autant de reliquats d'un absolutisme révolu ? Ne doit-on pas au contraire les envisager comme des rouages importants dans le processus de construction étatique. Ils ont permis au Prince de transformer son autorité personnelle en un pouvoir d'État en l'appuyant sur une prétention à la compétence que permet la fréquentation quotidienne de multiples conseillers. Ce rôle, ils le jouent encore.

La diffusion de cette invention que représente l'État ne s'est pas faite de façon mécanique suite à la simple apparition de l'économie marchande. Les calculs stratégiques de la bourgeoisie et de l'aristocratie, ces deux acteurs collectifs par excellence, ne furent pas non plus les seuls à intervenir. Comme l'a souligné Pierre Badie, l'invention de l'État est avant tout le produit de forces politiques où les individus, notamment le seigneur féodal, ont joué des rôles déterminants. S'il est vrai que la montée de l'État s'est faite contre eux, ce n'est pas dans le sens que l'on entend habituellement, celui d'un jeu-à-somme-nulle. C'est grâce à leur résistance que l'État moderne a pu se construire et si l'État en est venu à occuper une place plus importante et prendre une forme plus centralisée en France qu'en Angleterre, c'est que la résistance y fut plus vive.

L'État ne s'est pas construit à partir de rien, pour combler un vide politique. C'est du haut de la pyramide du pouvoir et du centre géographique où ce pouvoir politique se trouvait concentré que la formule étatique s'est généralisée sur l'ensemble du territoire. [166] Sans le phénomène des Cours et des Éminences grises (rouges), l'État n'aurait pu réussir sa mise en place [26]. Les fêtes, l'étiquette, les cabales et les coteries de la société de cour n'ont pas qu'une importance anecdotique. Elles sont un instrument de gouvernement dans la mesure où elles permettent au souverain non seulement de mieux contrôler les ambitions aristocratiques, mais aussi de perpétuer les tensions sans lesquelles son pouvoir ne saurait s'exercer. Sans ces rivalités de rang et ces querelles d'influence, le pouvoir politique serait demeuré ce qu'il avait toujours été, une affaire d'assassinats et de force brute. La cour et la proximité du pouvoir qu'elle permet ont contribué à civiliser des combats jusque-là plus meurtriers que le simple échange de rumeurs et de médisances. À la cour, les participants doivent faire violence à leurs passions, les socialiser en leur donnant des allures plus nobles et plus généreuses. De l'intérêt individuel, on passe alors à l'intérêt collectif. C'est sur la cœxistence de ces espaces privés que se construit l'espace public. Cette mission civilisatrice n'est pas la seule contribution des entourages, qu'ils soient Cours, Cabinets ou Garde-robes [27]. Hier comme aujourd'hui, l'officine du pouvoir permet à la « tête » de l'État d'obtenir une plus grande visibilité et de multiplier ses présences. Sans cette tête, l'image de l'État comme la continuation du Corps du Roi n'aurait pu prendre forme [28]. Cette image de la « tête », et surtout d'une tête bien pensante, demeure encore au cœur de l'imagerie politique contemporaine et, à sa façon, le cabinet personnel y contribue. La servilité de ceux qu'on y trouve, servilité plus imaginaire que réelle, sert à rappeler le caractère magique d'une institution qui réussit ainsi à transformer des individus de qualité en autant d'eunuques politiques. Ils doivent donc y trouver des avantages importants pour se voir ainsi condamnés à l'anonymat.

On n'a de cesse de s'étonner des perversions, des illégalités et des simples bêtises que la fréquentation de ces lieux de pouvoir semble entraîner. Selon le point de vue, on en fait le résultat d'une faille dans la personnalité du leader, d'un biais systématique dans le processus de recrutement ou d'un effet de serre chaude. Mais ces aberrations ne sont qu'épiphénomènes. Elles n'ont d'importance et donc de sens qu'à cause du lieu où elles surviennent. À la limite, [167] ce ne sont pas ces comportements déviants qui méritent explication, mais le fait qu'on y accorde une telle importance et qu'on en fasse un objet nécessitant une explication particulière. Il est en effet difficile d'échapper à l'image « Royaume de Camelot », popularisée par John Kennedy, dans le cas des cabinets personnels. Est-ce une simple question d'isolement et d'usure ? Mais pourquoi donc faudrait- il que le pouvoir isole et s'use ? Ce n'est pas tant à cause des péripéties et des développements internes à ces organisations qu'elles finissent souvent par sombrer dans la honte et le drame, mais plus simplement parce que ces cabinets cessent subitement de remplir leur rôle symbolique. Si le pouvoir possède une quelconque force d'usure, c'est dans sa capacité à émousser le sacré qu'il faut la chercher.

Le cabinet, c'est aussi un écran et une barrière permettant de « protéger » la tête de l'État contre les réactions négatives de ceux qui, à l'intérieur ou à l'extérieur des appareils bureaucratiques, se considèrent pénalisés par certaines décisions dont on a voulu faire porter la responsabilité au leader. Pour les leaders, ces cabinets constituent non seulement un mécanisme de défense, mais aussi un outil de contrôle permettant de contrebalancer le pouvoir des ministres et surtout celui des bureaucrates dont les prétentions à la rationalité et à l'expertise seront toujours plus étoffées que celles du leader. Anthony Downs a montré comment l'irrationalité et l'imprévisibilité engendrées par les bureaux personnels pouvaient constituer un outil de contrôle fort précieux entre des mains qui savent l'utiliser [29]. Habituellement logés dans des lieux prestigieux, ces cabinets personnels permettent de donner au pouvoir des assises concrètes et éminemment visibles. Cette localisation du pouvoir témoigne de sa permanence et de son accessibilité. Si l'État n'est guère perceptible d'un seul regard, encore moins l'État moderne, on continue quand même d'en distinguer clairement la tête. Le secret qui entoure ces cabinets et le fait qu'on accepte qu'ils opèrent « hors normes » accroissent certes la marge de manœuvre du leader, mais témoignent aussi du caractère mystérieux d'un pouvoir qui ne saurait s'exercer à la vue de tous. Et s'il y a secret, c'est qu'il y a sacré.

[168]

Le leader politique n'a pas de prise directe sur le réel. Son pouvoir, il le trouve dans sa capacité à traduire en action la puissance qu'il commande sans pour autant la dépenser. Contrairement à la force militaire ou même électorale, le champ symbolique où il s'abreuve est inépuisable car il se nourrit à lui-même. Sans cette réserve inépuisable de significations, le leader et par conséquent l'État moderne ne sauraient exister. C'est à travers l'imaginaire que le leader politique commande le réel et en ce sens tout système de pouvoir implique, à la manière du théâtre, des dispositifs destinés à produire des effets. D'ailleurs, le vocabulaire politique ne s'y trompe pas, lui qui parle d'acteurs, de scène, de gestes politiques et d'appareils d'État [30].

L'État moderne ne peut prétendre asseoir sa légitimité sur sa seule prétention à la rationalité, pas plus que l'État absolutiste ne pouvait compter que sur son seul contrôle des instruments de violence. Seule leur gestion des signes et des symboles dans des orchestrations complexes a permis à l'un comme à l'autre d'entretenir l'allégeance. C'est en se représentant que le pouvoir politique peut ainsi mobiliser en sa faveur l'imaginaire. La représentatif du pouvoir en est donc devenue sa propre réalité. La montée de l'État-spectacle n'est donc pas une perversion dangereuse et un détournement d'intention. Contrairement à des appréhensions largement partagées, l'existence même du politique n'est pas remise en cause par la nécessité d'une incessante fuite en avant dans des dramaturgies qui auraient de moins en moins d'effet à force de se répéter. La représentation et la mise en scène « spectaculaire » sont des réalités sur lesquelles le pouvoir peut s'appuyer sans crainte [31]. Ce sont souvent les seules dont il dispose. À l'occasion, la réalité dépasse même la fiction. Alors, le pouvoir politique doit trouver à s'y réinsérer le plus rapidement, au risque d'être dépassé par les événements. À l'époque d'une politique spectacle qui se renouvelle constamment, on ne saurait imaginer un pire diagnostic.

Cette mise en scène du pouvoir permet d'en découvrir le quotidien. Où le Premier ministre travaille-t-il ? Rentre-t-il tard le soir ? S'impatiente-t-il souvent ? Cette représentation d'un quotidien [169] très spécial permet de créer un jeu dialectique entre le semblable et le différent. En effet, quoi de plus efficace que cette image d'un chef « qui est comme nous », tout en étant d'un « autre monde ». Nous entrons ici de plain-pied dans l'univers merveilleux des « célébrités », ces pseudo-événements à saveur humaine qui sont uniquement connus à cause de leur statut de gens connus [32] !

Ne faudrait-il donc pas envisager ces cabinets non plus comme des aberrations ou des nécessités imposées par l'expansion fonctionnelle de l'État, mais comme un élément essentiel de tout mode de leadership politique qui reconnaît à un individu, fût-il Roi, Prince ou Premier ministre, le premier rôle dans des représentations fort élaborées ? Et pour qu'il y ait théâtre et mise en scène, il faut non seulement des acteurs et des spectateurs, mais aussi des machinistes. Tous font certes partie du spectacle, même si certains y sont associés plus étroitement et quotidiennement que d'autres.

Sauf pour ce qui est des contraintes imposées par la sécurité et la correspondance, ces vastes armées personnelles que sont devenus les cabinets politiques ne sont en rien indispensables, administrativement parlant il s'entend. Un examen détaillé de l'agenda quotidien du Premier ministre révèle au contraire que ce dernier n'aurait aucune difficulté à manœuvrer seul à travers le dédale de réunions, rencontres, appels téléphoniques et entrevues qui meublent sa journée. La principale responsabilité du Premier ministre, la direction du Conseil des ministres, est une activité solitaire qui requiert la collaboration du seul secrétariat général. Décider de l'existence ou non d'un consensus autour de la table du Conseil, de la performance d'un ministre ou de l'utilité d'un comité permanent n'exige la contribution d'aucun conseiller [33]. Il n'en va pas de même pour ce qui est de la gestion symbolique du pouvoir. Sans ses conseillers, l'Empereur est effectivement nu car l'image de sa propre prééminence ne lui est plus renvoyée. Cette nudité du pouvoir en fait aussi ressortir tout l'arbitraire potentiel. L'entourage introduit donc un minimum de pudeur qui rend le pouvoir plus acceptable en le cachant quelque peu.

[170]

Pour comprendre ce qui se passe dans ces officines du pouvoir, il ne faut donc pas se limiter à un examen des caractéristiques psychologiques des leaders ou des origines socio-économiques des conseillers, mais considérer aussi les doubles dimensions personnelle et sacrée qui sont inscrites au cœur même de l'État moderne et de ses relations avec la société. Le regard froid, qu'il soit psycho-institutionnel ou structurel, ne rend pas compte de la réalité d'organisations qui baignent aussi profondément dans le symbolisme.

Le cabinet politique n'est donc pas une affaire de personnalités, de recrutement ou de structures, c'est une affaire d'État.

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NOTES

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[173]

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* Entre 1978 et 1980, l'auteur a servi comme conseiller pour les Affaires constitutionnelles et canadiennes au bureau du premier ministre. Cet article a été rédigé dans le cadre d'une recherche financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Il développe certains thèmes déjà abordés dans « La culture organisationnelle du gouvernement : mythes, symboles et rites dans un contexte québécois », Revue internationale des sciences sociales, 35, 2, 1983, 285-309 et « From Premier to Prime Minister : An Essay on Leadership, State and Society in Québec », dans L. PRATT (Ed.), Political Leadership in Canada, Toronto, Methuen, à paraître.

[1] Théodore Lowi a fait ressortir le caractère ambivalent d'une présidence qui prend de plus en plus l'allure d'une institution plébiscitaire où le candidat élu met d'abord le peuple américain au défi de s'élever à la hauteur de sa destinée pour ensuite consacrer toutes ses énergies à ne pas le décevoir trop rapidement. Voir Théodore J. LOWI, The Personal President. Power Invested, Promise Unfulfilled, Ithaca, Cornell University Press, 1985. Voir aussi Hugh HECLO et Lester M. SALAMON (Eds.), The Illusion of Presidential Government, Boulder Col., Westview Press, 1981.

[2] Rédigées alors que Pierre Trudeau était au sommet de sa popularité, les trois principales études sur le sujet manifestent toutes un biais assez marqué pour une interprétation positive de la fonction. Voir R. M. PUNNETT, The Primer Minister in Canadian Government and Politics, Toronto, Macmillan, 1977 ; W. MATHESON (Ed.), The Prime Minister and the Cabinet, Toronto, Methuen, 1976 ; Thomas HOCKIN, Apex of Power : The Prime Minister and Political Leadership in Canada, 2e éd., Scarborough, Prentice-Hall, 1977.

[3] Chaque sénateur américain dispose en moyenne d'un personnel de 35 adjoints (75 pour le sénateur Ted Kennedy) et certaines commissions sénatoriales emploient plus de 150 personnes. La Commission judiciaire en emploie plus de 200 à elle seule. Voir à ce sujet Harrison W. FOX, JR., et Susan WEBB HAMMOND, Congres- sional Staffs. The Invisible Force in American Lawmaking, New York, Free Press, 1977 ; M. J. MALBIN, United Représentatives. Congressional Staff and the Future of Représentative Government, New York, Basic Book, 1979. Au Québec, ils sont près de 300 à travailler pour les députés et ministres et malgré les inévitables promesses à cet effet, ce nombre n'a guère diminué avec la nouvelle administration libérale élue en 1985. Voir la Liste des directions de ministères, Québec, Les Publications du Québec, 1987.

[4] Pour une vision comparative de ces différentes initiatives, on consultera Thomas T. MACKIE et Brian W. HOCWOOD (Eds.), Unlocking the Cabinet Structures in Comparative Perspective, Beverly Hills, Cal., Sage Publications, 1985. Au Canada, la question de la contribution du cabinet du Premier ministre et du Conseil Privé au processus décisionnel a fait couler beaucoup d'encre. En général, le CPM, contrairement à l'image publique, ne ressort pas grandi de cette comparaison. Voir à ce sujet Richard D. FRENCH, « The Privy Council Office : Support for Cabinet Decision Making », dans Richard SCHULTZ et al., Canadian Political Process, Toronto, Holt, Rinehart and Winston, 1979, 362-374 ; Colin CAMPBELL et George J. SZLABOWSKI, The Super-Bureaucrats. Structure and Behavior in Central Agencies, Toronto, Macmillan, 1979 ; Colin CAMPBELL, Covernments under Stress, Toronto, University of Toronto Press, 1984.

[5] Ils ne sont cependant pas « libres » d'avoir ou pas un tel cabinet. Ainsi, à l'automne 1978, le ministre des Affaires intergouvernementales, M. Claude Morin, choisit de se passer de chef de cabinet. Sous les pressions des autre ministres, il dut cependant revenir sur sa décision. Apparemment, on considérait que l'absence de ce rouage servait d'alibi fort utile au ministre !

[6] C'est en France, dans L'almanach royal de 1822, qu'on retrouve la première mention de l'expression « cabinet » pour désigner l'entourage immédiat d'un ministre. Si l'État décide d'intervenir en 1911, c'est pour réprimer les abus tels ceux du Premier ministre Émile Combes dont le cabinet atteignait 300 personnes ! Voir à ce sujet Earl SEARLS, « The Fragmented French Executive : Ministerial Cabinets in the Fifth Republic », West European Politics 1, 2, 1978, 161-176. Voir aussi R. RÉMOND, A. COUTROT et I. BOUSSARD (éd.), Quarante ans de cabinets ministériels, Paris, Presses de la Fondation Nationale de Science Politique, 1982 ; Guy THULIER, Les cabinets ministériels, Paris Presses Universitaires de France, 1982.

[7] Pierre O'NEILL et Jacques BENJAMIN, Les mandarins du pouvoir, Montréal, Québec-Amérique, 1978 : Alain BACCIGALUPO, Les grands rouages de la machine administrative québécoise, Montréal, Les Éditions Agence d'Arc, 1978, 11-157.

[8] Cette approche est particulièrement développée en France. Voir Earl SEARLS, « Ministerial Cabinets and Elite Theory », dans J. HOWORTH et P. G. GERNY (Eds.), Elites in France, New York, St. Martin's Press, 1981, 162-180 ; Bertrand BADIE et Pierre BIRNBAUM, « L'autonomie des institutions politico-administratives : le rôle des cabinets des présidents de la République et des premiers ministres sous la Cinquième République », Revue française de science politique, 26, 2, 1976, 286-301. Pour le Québec, on consultera Micheline PLASSE, « Les chefs de cabinets ministériels au Québec : la tradition du gouvernement libéral au gouvernement péquiste », Revue canadienne de science politique, 14, 2, 1981, 309-336.

[9] Voir Gary G. HAMILTON et Nicole W. BIGGART, Governor Brown, Covernor Reagan. A Sociology of Executive Power, New York, Columbia University Press, 1984 ; Nicole W. BIGGART, « A Sociological Analysis of the Presidential Staff », Sociological Quarterly, 25,1 1984, 27-43. Sur la question des structures « cachées », voir les travaux de John H. KESSEL, « The Structures of the Carter White House », American journal of Political Science, 27, 3 1983, 431-463 ; « The Structures of the Reagan White House », American journal of Political Science, 28, 2, 1984, 231-258 et ceux de Charles WALCOTT et Karen M. HULT, « Organizing the White House : Structure, Environment and Organizational Governance », American journal of Political Science, 31, 1, 1987, 109-125.

[10] Voir à ce sujet les travaux de John H. KESSEL cités à la note précédente.

[11] Voir Murray EDELMAN, The Symbolic Uses of Politics, Urbana, University of Illinois Press, 1964 ; Politics as Symbolic Action : Mass Arousal and Quiescence, Chicago, Markham, 1971 et Peter M. HALL, « A Symbolic Interactionist Analysis of Politics », Sociological Inquiry, 42, 3-4, 1972, 35-75.

[12] La sociologie de la dramaturgie politique a surtout été le fait d'historiens. Pour une vue d'ensemble, voir les articles recueillis dans S. WILENTZ (Ed.) Rites of Power. Symbolism, Ritual and Politics since the Middle Ages, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1985. Pour des approches plus « politiques », voir W. Lance BENNETT, « Myth, Ritual, and Political Control », journal of Communication, 30, 4, 1989, 167-179 ; Charles T. GOODSELL, « Bureaucratic Manipulation of Physical Symbols », American journal of Political Science, 21, 1, 1977, 79-91 ; Charles D. ELDER et Roger W. CONN, The Political Use of Symbols, New York, Longman, 1983.

[13] Voir à ce sujet les récentes revues de publications dans le domaine : William G. OUCHI et Alan L. WILKINS, « Organizational Culture », Annual Review of Sociology : 1985, 11, 1985, 457-483. Yvan ALLAIRE et Mihaela E. FIRSIROTU, « Théories of Organizational Culture », Organization Studies, 5, 3, 1984, 193-226. On consultera aussi certains recueils (Louis R. PONDY et al., Organizational Symbolism, Greenwich, Conn., Jai Press, 1983) et les numéros spéciaux de revues scientifiques, Administrative Science Quarterly, 28, 3, 1983, 331-499, Organizational Dynamics, 10, 1981.

[14] Cette catégorisation est adaptée de Vijay SATHE, « Implications of Corporate Culture : A Manager's Guide to Action », Organizational Dynamics, 12, 1983, 5-23. Voir aussi Edgar H. SCHEIN, Organizational Culture and Leadership, San Francisco, Jossey-Bass Publishers, 1985 ; Y. CHAGNON, « Les contenus de la culture organisationnelle », dans Alain LAROCQUE et al., Psychologie du travail et nouveaux milieux du travail, Québec, Presses de l'Université du Québec, 1987, 726-731.

[15] Durant cette période, le cabinet du Premier ministre regroupait, en plus du personnel de soutien administratif, environ trente personnes dont un chef de cabinet, un chef de cabinet adjoint, des secrétaires particuliers, des conseillers aux affaires sociales, constitutionnelles, interculturelles, économiques et internationales, des agents de liaison régionaux, des attachés politiques, un directeur des communications, une directrice des relations publiques, une attachée de presse et un conseiller « spécial ». Pour chacun de ces postes, il fallait parfois compter un adjoint.

[16] Sauf une exception, plus symbolique que réelle, tous les membres du CPM étaient membres du Parti Québécois et avaient travaillé activement à la campagne électorale de 1976.

[17] Pour la majorité, ces signes extérieurs étaient déjà en place lors de l'arrivée du nouveau CPM en novembre 1976, témoignant ainsi de la continuité du paysage symbolique au sommet de l'État.

[18] Ainsi en date du 9 août 1979, les agents de liaison régionaux firent parvenir au premier ministre une lettre collective au titre évocateur : « Qui sont-ils et que font- ils ces agents de liaison ? »

[19] Le point culminant de cette psychanalyse fut atteint en 1979 avec la plus importante enquête d'opinion jamais réalisée au Québec. Comprenant plus de 250 éléments d'information, l'enquête exigeait 45 minutes et une entrevue à domicile. Voir Ministère des Affaires intergouvernementales, Sondages sur la perception des problèmes constitutionnels des Québécois, Québec, Ministère des Affaires intergouvernementales, 1979.

[20] Ministère du Conseil exécutif, Rapport annuel 1985-1986, Québec, Les Publications du Québec, 1986. Cette définition formelle n'a pas varié depuis la publication du premier rapport annuel du ministère en 1977-1978.

[21] Comme chef de cabinet, Jean Lesage choisit M. Alexandre Larue dont la principale qualification était d'avoir occupé la même fonction auprès de l'ancien Premier ministre Godbout, vingt ans plus tôt. Il ne s'occupa que de l'agenda du Premier ministre et c'est sur le mode du « premier arrivé au bureau le matin, premier servi » que les dossiers étaient distribués. Voir Claude MORIN, L'art de l'impossible, Montréal, Boréal, 1987.

[22] Il s'agit d'une expression formulée pour la première fois par le sous-ministre des Affaires intergouvernementales en 1978. Sa signification : « Gros-Chrisse-de-Cahier-Vert ».

[23] Jusqu'à ce que la loi soit modifiée en 1981, les membres du CPM et des autres cabinets politiques étaient rapidement intégrés dans la Fonction publique et pouvaient donc demander d'occuper un poste selon leur classification au moment de leur départ. À peu d'exceptions près, c'est ce qui se produisit.

[24] Voir Ernest G. BORMAN, « Fantasy and Rhetorical Vision : the Rhetorical Criticism of Social Reality », Quarterly Journal of Speech, 58, 4, 1972, 396-407 : « The Eagleton Affair : A Fantasy Theme Analysis », Quarterly Journal of Speech, 59, 2, 1973, 143-159.

[25] Cette vision rationaliste de l'État est bien décrite dans Bertrand BADIE et Pierre BIRNBAUM, Sociologie de l'État, 2e éd., Paris, Grasset, 1983.

[26] Voir Norbert ÉLIAS, La société de Cour, Paris, Fammarion, 1969 ; Jean-François SOLNON, La Cour de France, Paris, Fayard, 1987.

[27] La première référence écrite à un cabinet politique date du règne d'Édouard III. On parlait alors de « garde-robes » pour décrire ses conseillers personnels.

[28] Sur l'importance politique de la métaphore du corps humain, voir J. O'NEILL, Five Bodies. The Human Shape of Modem Society, Ithaca, Cornell University Press, 1985 ; J. SCHLANGER, Les métaphores de l'organisme, Paris, Librairie Psychologique, 1971. Pour une application imaginative au cas canadien, voir Jean LAPONCE, « Nation-Building as Body-Building : A Comparative Study of the Personalization of City, Provinces and States by Anglo and French-Canadians », Cahiers internationaux de sociologie, 23, 6, 1984, 223-233.

[29] Voir Anthony DOWNS, Inside Bureaucracy, Boston, Little, Brown and Co., 1967, 152-157.

[30] Cette métaphore théâtrale a été longuement développée par Georges BALANDIER, Le pouvoir sur scène, Paris, Balland, 1980. Voir aussi les travaux de Jean-Marie APOSTOLIDÈS, Le roi-machine, Paris, Éditions de Minuit, 1981 ; Le Prince sacrifié, Paris, Éditions de Minuit, 1985.

[31] Clifford GEERTZ le démontre très bien dans son essai sur l'État-théâtre de Bali. Voir Negara. The Theatre State in Nineteenth-Century Bali, Princeton, Printeton University Press, 1980, 135-136.

[32] Cette expression est empruntée à Daniel J. BOORSTIN, The Image. A Guide to Pseudo-Events in America, New York, Atheneum Publishers, 1972. Sur le thème des célébrités, on consultera les articles réunis dans James MONACO (Ed.), Celebrities, New York, Dell Publishing, 1978.

[33] Ce qui n'implique pas que la collaboration de ces derniers ne devient pas essentielle — Parkinson oblige — s'ils existent.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 20 mai 2018 19:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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