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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Serge LAROSE, “Religion et politique en Haïti.” In ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993, pp. 117-134. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, 574 pp. La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[117]

Entre tradition et universalisme.
Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme
tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993.

Première partie
A. ETHNICITÉ, NATIONALISME, POUVOIR
5

Religion et politique
en Haïti
.”

Par Serge LAROSE
Anthropologie, Cégep de Saint-Hyacinthe

Modernité et démocratie ne vont pas de soi. Les revendications qu'elles recouvrent peuvent être formulées de façon bien souvent imprévisible et contradictoire. C'est ainsi qu'en Haïti, les différentes traditions religieuses entre lesquelles il est souvent difficile d'établir des limites précises, le catholicisme, le vodou et le protestantisme, ont contribué à remettre radicalement en question l'ordre ancien. Le recours au religieux comme arme de contestation du pouvoir a pu en dérouter plusieurs, comme si la voie de la modernisation devait nécessairement prendre, aux yeux de certains, un langage rationaliste et technocratique. Plusieurs intellectuels, souvent politiquement engagés en faveur de la démocratisation, n'ont ainsi vu dans la personne du président Aristide qu'un prophète mystique, populiste et charismatique exploitant l'irrationalité et la superstition des masses pauvres et analphabètes.

Le recours à la dénonciation de la superstition pour délégitimer la prise de parole des masses populaires en Haïti remplit à peu près la même fonction idéologique que la non-scientificité dans nos sociétés technocratiques ; elle dépouille le citoyen de son droit à la participation sous prétexte d'incompétence et le rend inapte à l'exercice de la démocratie. Comme l'a montré Hurbon (1979) [1], cette supposée incompétence du peuple haïtien repose sur la domination d'un code culturel occidental monopolisé par une petite « élite » sur les codes d'une culture populaire chosifiée et folklorisée. Le discours religieux est un important marqueur de la distance entre les deux codes. C'est ainsi que l'expression populaire « C'est le Bon Dieu qui nous a donné Aristide » serait pour certains le signe d'une mentalité [118] superstitieuse et infantile plutôt que l'expression d'une intentionnalité et d'une résolution sociales.

Prétextant des valeurs de la modernité, plusieurs intellectuels et membres de la classe politique ont entériné la féroce répression des aspirations au changement qu'exprimait l'élection démocratique de décembre 1991. On a tout simplement remis en question les résultats de l'élection ; après tout Hitler lui-même n'avait-il pas été élu démocratiquement ; le peuple n'a donc pas toujours raison. On a comparé Aristide à l'ayatollah Khomeyni et le mouvement social lui-même à l'intégrisme musulman auquel il fallait faire barrage en Haïti comme en Algérie. Grossière propagande jouant néanmoins sur certaines prédispositions d'une opinion publique occidentale peu encline aux formulations religieuses qui détonnent dans l'univers sécularisé dominant de nos sociétés, prédisposée également à associer religiosité, mouvements de masse et non-respect des droits individuels.

La distance entre la modernité et la barbarie n'est pas si grande et tout discours religieux n'est pas nécessairement barbare, obscurantiste et archaïque. La formulation religieuse des revendications populaires est subordonnée à des objectifs fondamentalement politiques appelant à l'émergence d'un État respectueux des droits du citoyen. Elle appelle, en fait, à l'émergence du citoyen. On réclame la fin de la société d'exclusion mise en place au lendemain de l'indépendance, l'émergence d'un ordre civil que l'État a jusqu'à maintenant empêché : c'est le contenu du slogan « Tout moun sé moun » (Midy, 1991) [2]. Il faut voir le religieux d'abord comme une arme de mobilisation dans la réalisation de ces objectifs et non pas une fin en soi ou la réactualisation de traditions désuètes. Sur la base de ces enjeux, nous essaierons maintenant de définir certaines pistes de réflexion sur la rencontre de la théologie de la libération et de la religion populaire en Haïti.

L'ÉGLISE CATHOLIQUE

Depuis 1860, l'Église catholique est liée à l'État haïtien par une entente concordataire qui lui assure prééminence. La nomination des dignitaires ecclésiastiques dépend du double accord du président du pays et du Vatican (art. 4) et ceux-ci sont rémunérés par l'État (art. 3).

Cette Église a toujours été associée au pouvoir d'État. Le chant du Te Deum et la messe célébrée par l'archevêque de Port-au-Prince font partie des rites d'intronisation d'un nouveau président et expriment la soumission de l'Église à l'autorité constituée, au même titre que les 21 coups de canon [119] tirés après le discours inaugural du président expriment celle de l'armée, pas un de plus, pas un de moins comme on a pu le constater lors de l'intronisation d'Aristide. Le refus des évêques de chanter le Te Deum au moment de la montée de Manigat en disait long sur sa légitimité ; les couches populaires sont très sensibles à cette symbolique et l'on connaît son poids au sein des couches politiques du pays.

Les rapports entre l'Église et les gouvernements n'ont pas toujours été des plus harmonieux. Ils ont souvent été marqués par des querelles de prérogatives, les couches dominantes défendant jalousement la stricte séparation des pouvoirs de l'Église et de l'État et la subordination de l'Église au pouvoir temporel dans tout ce qui ne relève pas des questions proprement ecclésiastiques. Le concordat soumettait évêques et archevêques à un serment de loyauté qu'ils devaient prêter envers le président (art. 5). Tout service religieux devait se terminer par les vœux de meilleurs souhaits adressés à l'autorité constituée ; le concordat en fixait même la formulation latine (art. 15) [3].

Le recours à cette Église ne fut finalement qu'une façon de mettre la paysannerie sous tutelle religieuse ; l'État lui demandait essentiellement de remplir une fonction civilisatrice face à une masse de paysans barbares et incultes, encore sous le joug des vieilles superstitions africaines.

Jusqu'aux années 1950, l'Église catholique demeura un corps étranger au sein de la société haïtienne. Prêtres, évêques, archevêques venaient de France ; peu d'efforts furent faits de former un clergé indigène. Les paroisses furent organisées sur le modèle français, sans égard à la situation particulière du pays. La messe était dite en latin et le prêche en français même là où l'auditoire ne parlait que créole. L'ennemi principal de cette Église était le vodou contre lequel elle engagea le fer à plusieurs reprises [4].

Cette Église est à la fois proche et distante. Proche par le contrôle qu'elle exerce sur l'accès aux rites de passage fondamentaux de l'existence humaine [5] ; distante, dans la mesure où elle est carrément associée aux couches dominantes de la société dont elle exprime la supériorité culturelle par son utilisation du français et la répression de certains arrangements sociaux que s'est donnés la paysannerie comme la forme d'union coutumière que constitue le « plaçage ».

Le baptême est un rite essentiel pour le paysan haïtien, celui-là même qui l'introduit dans la société des êtres humains et sans lequel il ne serait qu'une bête (« io rétiré choual la »). Par les règlements entourant le choix des parrains (dans certaines circonstances, ils devaient être mariés) et la distinction faite entre enfants légitimes et illégitimes (les premiers étaient [120] baptisés le dimanche et les seconds sur semaine), l'Église véhiculait l'idée d'une supériorité culturelle des couches dominantes occidentalisées. C'est également à l'Église que le paysan demandait de marquer la fin de la prime enfance (première communion) et le passage dans l'au-delà, après la mort (rites de l'enterrement). À chacune de ces occasions, le catholicisme ne manquait pas d'établir sa distance par rapport aux croyances et pratiques populaires en refusant, par exemple, de chanter l'enterrement d'une personne soupçonnée de servir les « loas » ou en condamnant du haut de la chaire, en français, ces veillées funèbres animées et joyeuses que les prêtres français associaient au paganisme.

Le petit nombre de prêtres, l'inadéquation des structures et des approches pastorales, la résistance de la population qui ne voyait pas réellement de contradictions entre sa foi catholique et la perpétuation de ses propres traditions religieuses d'origine africaine furent autant de facteurs qui limitèrent l'influence de l'Église. Le père Froisset le notait, en 1948 : « Le chrétien qui réfléchit sur la situation actuelle de la chrétienté dans notre pays se sent envahi par un sentiment de profonde tristesse [...] il n'est point exagéré de dire que les 8/10 de notre population ignorent hélas son évangile et son royaume [6] ».

À partir des années 1950, deux facteurs vont infléchir l'évolution de l'Église : le protestantisme et l'indigénisme.

Le courant indigéniste est né dans les années 1930. Réaffirmation de la culture nationale face à l'occupant américain, essentiellement véhiculé par les classes moyennes, il s'était heurté de plein front à l'Église catholique lors de la campagne des Rejetés [7]. Réaffirmation d'abord essentiellement artistique et littéraire de la valeur des racines africaines du peuple haïtien, le mouvement devait déboucher en 1946 sur le champ politique avec la montée du gouvernement Estimé. Cette nouvelle façon d'envisager le vodou mit l'Église sur la défensive.

Simultanément le nombre de jeunes religieuses et de jeunes prêtres haïtiens devait augmenter significativement dans les années qui suivirent ; de nombreux ordres religieux de l'Amérique du Nord francophone, introduits dans les années 1940, allaient avoir à ce niveau un plus grand succès que leurs prédécesseurs français. Ces jeunes ne manquèrent pas d'introduire au sein de l'Église une sensibilité nouvelle face à la culture populaire du pays. Le premier évêque haïtien, Mgr Augustin, fut intronisé en 1955, presque cent ans après la signature du concordat.

Mais après la guerre, ce furent les progrès du protestantisme beaucoup plus que le vodou qui préoccupèrent l'Église. Les protestants qui ne [121] représentaient que 0,6% de la population dans les années 1920, vont atteindre près de 13% dans les années 1960 [8]. Cette montée du protestantisme s'était amorcée sous l'occupation ; les autorités américaines avaient été surprises du faible intérêt des missions religieuses américaines pour Haïti et s'étaient résolues à encourager leur implantation. Le succès des Églises protestantes s'explique par plusieurs facteurs mais leur prosélytisme férocement antivodou et anticatholique amena paradoxalement l'Église catholique à réduire ses attaques contre les voduisants qui se localisaient tout de même en son sein. La critique du protestantisme passait également chez les religieux, dont plusieurs étaient français d'origine, par une dénonciation de l'impérialisme culturel américain dont il était le principal fer de lance. Le protestantisme amena également l'Église catholique à revoir de fond en comble son mode de fonctionnement en empruntant à son concurrent certains des éléments qui étaient à la base de son succès.

Le succès des sectes protestantes repose en partie sur l'implication active des membres au sein de groupements bien enracinés au niveau local. Le protestantisme s'est également appuyé sur un leadership essentiellement haïtien. L'Église catholique, étrangère, s'était cantonnée dans un rôle de dispensatrice de services spirituels. Elle n'avait pas recherché la participation des laïcs. On mit sur pied, dans les années 1960, un certain nombre d'organisations religieuses dont le fonctionnement était plus ou moins calqué sur celui des sectes protestantes : « Sainte Famille », « Légionnaires » puis groupes de jeunes chrétiens. Les membres de ces organisations tenaient des séances de prières à leurs domiciles, ils visitaient les malades et priaient pour eux. L'Église se rapprochait ainsi de sa base. Ces organisations anticipèrent celles qui constitueront dans les années 1980 les « ti-légliz » dont le rôle est central dans l'éveil démocratique actuel.

Le protestantisme s'impliquait également dans l'amélioration des conditions de vie de la population. La construction d'une église s'accompagnait toujours de celle d'un dispensaire et d'une école. Cette préoccupation développementiste était absente au sein du catholicisme traditionnel et nul doute que le succès protestant contribua à son développement.

Duvalier n'épargna pas l'Église catholique. De 1959 à 1962, il s'attaqua systématiquement à tous ceux qu'il soupçonnait d'être contre lui : expulsion de l'archevêque de Port-au-Prince et du directeur du Petit Séminaire de Saint-Martial, expulsion des jésuites, nombreuses arrestations, interventions macoutes dans les églises [9]. Duvalier devait sortir vainqueur de l'affrontement qui s'ensuivit avec le Vatican ; forçant ce dernier au strict respect de l'entente concordataire, il utilisa son pouvoir de nomination des évêques et archevêques (sujet à l'institution canonique qui, elle, est donnée par le pape) pour mettre en place une hiérarchie catholique indigène [122] dévouée à sa cause. Hurbon souligne avec beaucoup de justesse le paradoxe de Duvalier, l'ethnologue défenseur du vodou, considérant cette indigénisation de la hiérarchie catholique comme la plus grande victoire de son règne (1979) [10]. Duvalier s'assurait de la sorte, pour les années à venir, la collaboration du haut clergé haïtien, n'hésitant nullement à s'immiscer dans le processus de nomination des curés et des prêtres, imposant le déplacement ou l'envoi à l'étranger des éléments les plus remuants et les plus critiques. La dénonciation de Mgr Ligondé, archevêque de Port-au-Prince, par ses propres fidèles, peu après le départ de Duvalier fils, repose sur ce rôle de courroie de transmission des volontés présidentielles qu'il aurait selon certains rempli avec beaucoup de zèle. On vit également apparaître un certain nombre de curés macoutes, revolver à la ceinture, et partisans fanatiques du « Doc » ; Sucot à Caisse Coffre, Tatis à Saint-Yves, François à Sainte Rose. Mais le plus grand nombre se replièrent dans un apolitisme prudent [11]. Le politique devint littéralement tabou.

Si inféodée soit-elle au pouvoir politique, l'Église haïtienne ne cessait néanmoins pas de faire partie d'une Église « universelle » et devait nécessairement être influencée par les courants de pensée qui traversaient alors la catholicité.

Suite au Concile de Vatican II et dans la mesure où l'indigénisme alors au pouvoir à Port-au-Prince le permettait, le clergé haïtien chercha à redéfinir son approche pastorale par rapport au vodou et à la culture nationale [12]. Durant les années 1960 se développa une théologie des « pierres d'attente », soucieuse d'identifier au sein de la culture populaire haïtienne les éléments culturels sur lesquels faire reposer le message évangélique. Le remplacement du latin par le créole comme langue liturgique se fit également dans la foulée du concile et contribua à rapprocher l'Église des couches populaires.

La pénétration de la théologie de la libération se fit plus tardivement dans la mesure où elle ne procédait pas de l'initiative hiérarchique. Dès 1975 cependant, les actes du synode de Meddelin alimentent les discussions des jeunes séminaristes et les réunions de pastorale. On commence à se demander, prêtres étrangers et natifs, comment traduire dans la réalité pastorale cette option préférentielle pour les pauvres dans le contexte haïtien. À partir de 1977, des projets de conscientisation sont mis sur pied, financés par Caritas ; ils rassemblent prêtres, religieux et religieuses ainsi que de jeunes laïcs souvent fraîchement sortis des universités autour de petits projets visant à développer l'autonomie et l'initiative locale. Petit à petit, c'est à l'abri de l'institution qu'est l'Église que commence à se structurer une parole indépendante ; ces développements se font inégalement dans le pays et dépendent beaucoup de l'initiative des curés les plus entreprenants. [123] Entre les différents groupes qui se constituent, ici et là, des liens s'établissent brisant l'isolement auquel la dictature avait condamné le peuple.

Cette lente reconstitution de la société civile s'accompagne de l'émergence d'une presse et surtout d'une radio indépendante créole qui se fait de plus en plus le porte-parole des besoins du pays profond.

L'Église n'entre finalement dans la bataille qu'au lendemain de l'expulsion des journalistes de cette presse indépendante. La Conférence haïtienne des religieux, qui regroupe les éléments les plus dynamiques du clergé, rend publique une lettre dans laquelle elle invite les évêques à prendre le relai en décembre 1980 (Moïse et Ollivier) [13] :

L'heure est venue où nous devons faire un choix qui mènera l'Église d'Haïti vers un autre tournant. Le choix est clair : c'est l'option préférentielle pour les pauvres. C'est une option évangélique qui, dans sa radicalité, nous demande la conversion et qui nous fera perdre l'appui des puissants.

Face à une répression croissante de la part des autorités, en janvier 1983, la Conférence épiscopale elle-même endosse, de concert avec la Conférence des religieux, une manifestation demandant la libération d'un jeune militant catholique qui avait été arrêté par les forces de police du régime. En février de la même année, Jean-Paul II lui-même, de passage à Port-au-Prince, semble avaliser le mouvement : « Quelque chose doit changer ici ».

L'Église va par la suite devenir le fer de lance du mouvement d'opposition au régime, mouvement qui se structurera à l'extérieur des partis politiques constitués. S'appuyant sur les « ti-légliz » et les groupes de jeunes militants catholiques, l'Eglise prendra la direction de la lutte au duvaliérisme (Moïse et Ollivier) [14]. La radio officielle de l'Église, Radio-Soleil, prendra le relai de la presse indépendante en exil. L'identification du macoutisme et du duvaliérisme au règne de Satan et au Mal accompagnera des réflexions plus sobres sur la nécessité d'établir enfin un règne où les droits de la personne, de toutes les personnes (« Tout moun sé moun ») seraient respectés.

Au lendemain de la chute de Duvalier, en février 1986, jamais l'Église catholique n'avait joui, dans le pays, d'une telle ascendance morale et d'une telle influence politique. Mais l'endossement de l'option préférentielle pour les pauvres ne signifiait pas que la hiérarchie était prête à suivre ses fidèles les plus militants vers des voies politiques qu'elle désapprouvait par ailleurs. La plupart des évêques se seraient contentés du seul départ de Duvalier. Deux jours après le départ du dictateur, M8r Gayot, successeur d'un Ligondé qui était parti se mettre provisoirement à l'abri à l'étranger, [124] ne disait-il pas que l'heure était à la réconciliation et que le principal danger à surveiller était maintenant le communisme [15].

LE VODOU

Toute tentative de parler des rapports qu'entretient le vodou et le politique se heurte, a priori, à la dichotomie du rationnel et de l'irrationnel. Traiter un adversaire politique de vodouisant, en Haïti, est une façon de salir l'adversaire ; l'idée qu'un ministre puisse être marié à un « loa » soulève la répulsion et curieusement chez des gens qui sont parfois eux-mêmes vodouisants. D'où la difficulté de traiter un sujet dont le rapprochement chez beaucoup a quelque chose sinon d'obscène, au moins d'inconvenant.

Il est peut-être superflu de rappeler à un auditoire comme le vôtre que point n'est besoin de croire aux esprits pour s'interroger sur les contextes dans lesquels on y a recours ; pour analyser les effets sociaux dont la croyance en leur existence est porteuse ; pour tenter de déchiffrer au travers des discours l'efficace que véhiculent certaines représentations mystiques du pouvoir et leur signification politique.

On a beaucoup parlé de l'emprise qu'exerçait Duvalier sur le pays grâce au vodou. L'association de papa Doc et des puissances occultes de la magie noire a fourni la thématique de bien des livres alléchants pour l'imaginaire occidental : Duvalier avait un parler nasillard comme les guédés des cimetières, il s'habillait à la façon de baron Samedi, gardien des mêmes lieux, et ainsi de suite.

Il est important, comme le souligne Marc Augé, de distinguer dans un premier temps les signes du pouvoir du pouvoir lui-même [16]. Duvalier était un diable d'homme, mais non parce qu'il manipulait la crédulité de pauvres gens incultes et analphabètes en butte aux terreurs primitives d'un autre âge. La seule représentation des signes du pouvoir ne suffit pas à faire de vous un diable ; ce serait trop facile. Dans la mesure où cette représentation ne s'appuie pas sur un pouvoir réel (dans le cas de Duvalier, l'inféodation de l'armée et des macoutes à leur chef), une telle représentation ne ferait qu'exciter, au mieux le ridicule, au pire la vindicte populaire. Lors de la chute de Jean-Claude Duvalier, les symboles mêmes utilisés par son père seront pour ainsi dire retournés contre lui. On a donc affaire à un langage qu'il nous faut décoder. Cette symbolique du pouvoir mysticisant n'est pas non plus exclusivement vodouesque ; elle peut aussi s'appuyer sur les gestes rituels et les symboles mêmes du catholicisme. Ce qui nous amène à traiter des rapports entre le vodou et le catholicisme.

[125]

L'école indigéniste haïtienne s'est complue dans la description ethnographique d'un système religieux que jusqu'à un certain point elle opposait à la chrétienté. Le désir de prouver que le vodou était une religion et donc un trait de civilisation l'a amené à négliger les rapports qu'entretenait le vodouisant avec les religions établies et en particulier le catholicisme.

Mais par son approche exclusivement culturaliste, elle a aussi dissimulé le vodouisant derrière le vodou. L'absence d'une sociologie du vodou est révélatrice à cet égard. Le vodou n'est abordé que comme système de croyances et de rites ; les acteurs sociaux, la diversité de leurs attitudes et de leurs motivations ont été biffés. Le vodou est devenu la figure même d'une altérité absolue, une figure idéologique qui aux mains des couches dominantes du pays et des étrangers est devenue le filet de plomb dans les mailles fantasmatiques duquel on a enfermé le peuple haïtien, au lieu d'être ce qu'il est tout simplement : un lieu particulier, donc socialement défini, de prise de parole.

Qui est vodouisant ?

Il est difficile de répondre à cette question dans la mesure où, dans l'esprit de plusieurs, tous les Haïtiens sont soupçonnés a priori. C'est pourtant une question centrale pour toute sociologie du vodou.

Encore faut-il définir les paramètres de la question de façon significative. Aux yeux des protestants, tous les catholiques sont des voduisants ; la conversion au protestantisme se définit sur la base du rejet des pratiques vodouesques. Réciproquement, les catholiques reprochent aux protestants leur hypocrisie ; selon eux, la plupart ne se seraient convertis que par opportunisme et continueraient de pratiquer le vodou en cachette (« an ba chai »).

Michel Laguerre a décrit comment, dans le quartier du Bel Air, à Port-au-Prince, les vodouisants sont persuadés que les gens de « l'élite » ont besoin de leurs connaissances mystiques ; il y voit un mécanisme imaginaire de renversement des statuts [17]. Inversement, les gens scolarisés des villes et ayant eu peu de contact avec le vodou, ont souvent tendance à prêter aux paysans des connaissances et des pouvoirs d'autant plus grands que ceux-ci sont pauvres et habitent des régions éloignées.

Dans ce chassé-croisé de perceptions réciproques et dans la mesure où le plus grand secret entoure la consultation, peu de personnes sont au-dessus de tout soupçon. Tout au plus pouvons-nous dire que les gens de l'élite sont plus impliqués qu'on ne le dit généralement, mais qu'inversement, les gens du peuple le sont moins qu'on ne le pense ; dans les [126] discussions et les tractations qui entourent l'organisation des services familiaux, ces derniers font toujours la distinction entre ceux qui pratiquent et les autres (« sa ki ladann, sa ki pa ladann »). De toute façon, tous ont un discours sur le vodou et doivent se situer par rapport à lui.

Lorsqu'on interroge des gens sur leur religion, ils se définissent comme catholiques ou protestants. Dans les enquêtes que j'ai faites, personne ne s'est jamais défini comme vodouisant. Murray a fait des observations similaires dans la plaine du Cul de Sac [18]. Métraux avait déjà souligné que pour être vodouisant, il fallait d'abord être catholique [19].

Il importe ensuite de distinguer croyances et pratiques. Les protestants croient dans l'existence des « loas » mais ils ne les servent pas. Une dame, catholique, me disait qu'elle n'avait rien à voir avec les « loas » (« m pa nan loa ») en dépit du fait qu'elle ait déjà été possédée à deux reprises par celui dont elle se savait la protégée, un « Grand Bois » : « je ne lui ai jamais donné à manger », disait-elle. La meilleure façon d'aborder le sujet était donc de demander s'ils donnaient à manger à leurs loas ou de les interroger sur les cérémonies familiales auxquelles ils avaient participé.

Il faut également dire que l'implication dans le vodou n'est pas une affaire de tout ou de rien. Il arrive souvent qu'un paysan, plus aisé que les autres, soit tout à fait indifférent aux services rituels organisés par d'autres membres de sa famille ; mais tout en étant un catholique dévot (« fran »), il n'en contribue pas moins financièrement à la tenue de rituels auxquels il n'assiste pas, sur la base d'une certaine solidarité familiale ; s'il ne se perçoit pas lui-même comme un adepte, les autres participants ne manquent jamais de le considérer comme tel en son absence.

Par ailleurs, la participation de certains peut être tout à fait sporadique. Dans les moments de crise (maladie, perte d'emploi, malchance prolongée...), certaines personnes peuvent retourner sur les lieux de culte familiaux et prendre part éventuellement à une séance thérapeutique sans pour autant se percevoir, par la suite, comme des adeptes.

Certaines variables semblent jouer de façon systématique ici. Et d'abord l'âge.

D'une façon générale, les jeunes voient d'abord dans le vodou une occasion de divertissement. La plupart ont d'ailleurs une attitude très sceptique par rapport aux croyances de leurs parents ; ils racontent avec amusement comment ils se sont gavés de la nourriture des dieux, en passant outre aux interdits de leurs aînés ; les jeunes imitent souvent, dans leurs jeux, les divinités. Lorsqu'on leur demande s'ils servent, ils se disent fréquemment [127] trop jeunes pour s'occuper de ces choses, qu'ils verront plus tard lorsqu'ils auront des responsabilités.

À l'autre extrémité du cycle de la vie, les personnes âgées ont également tendance à se retirer de ces pratiques afin, disent-elles, de se préparer à rencontrer Dieu et à recevoir les derniers sacrements.

Le vodou apparaît donc comme une religion de l'âge mûr, associée au plein statut d'adulte et aux responsabilités sociales qui vont avec la maturité, un système essentiellement orienté vers le bien-être ici-bas ; être adulte signifie essentiellement prendre épouse et avoir des enfants.

Autre variable importante affectant le rapport au vodou : le sexe. Les femmes sont plus impliquées que les hommes. Elle peuvent identifier un plus grand nombre de lieux de cultes familiaux (« démembré ») [20] ; elles sont plus nombreuses à participer aux services tenus sur les sites qu'elles ont identifiés ; elles sont également les véhicules privilégiés des dieux [21]. Ceci s'explique largement par la responsabilité première qu'elles exercent face à la santé et au bien-être de leurs enfants et de leurs conjoints ; cela s'explique également par l'accès que le vodou leur donne à des rôles socialement significatifs, court-circuitant une domination masculine qui s'exerce partout ailleurs [22].

Troisième variable, la classe sociale dont les meilleurs indices sont le niveau de scolarité et la façon dont le revenu est gagné plus que le niveau de revenu comme tel.

L'élévation du niveau de scolarité entraîne une certaine ambivalence par rapport à ces pratiques. Le système scolaire incite au rejet de pratiques qu'il associe le plus souvent aux masses pauvres et incultes des mornes. La pratique, lorsqu'elle se maintient, se dissimule derrière une apparence de respectabilité et est rarement avouée. Plusieurs personnes nous ont raconté comment, toutes jeunes, elles avaient jeté les « gardes » que leurs parents leur avaient mises au cou, au poignet ou à la taille le jour où elles avaient commencé à fréquenter l'école.

Par ailleurs, l'insertion dans certains types de réseaux d'exploitation ou de solidarité économique a tendance à ramener même des gens scolarisés vers la pratique du vodou. Les commerçantes itinérantes (« sara »), à cause de la nécessité de maintenir des réseaux étendus de fournisseurs et de clients, sont souvent dans une telle position. Les hommes impliqués dans des activités requérant un accès sporadique à de larges réservoirs de travailleurs qu'ils recrutent souvent à même les groupes de parents éloignés associés à des lieux de culte familiaux, ont également intérêt à maintenir [128] leur participation ; c'est le cas des commerçants de canne et des spéculateurs de café. C'est aussi le cas de ces courtiers politiques (« chèf boukman ») en quête de votes pour leurs candidats ou de manifestants pour appuyer les politiques gouvernementales. Dans la plupart de ces cas cependant, l'affiliation à un groupe rituel est largement optionnelle et repose sur des intérêts personnels spécifiques.

Vodou et rapports sociaux

Par le rôle qu'il joue dans la structuration des rapports sociaux au niveau communautaire, le vodou représente une fonction politique. On peut distinguer ici le vodou des confréries et celui des familles.

Dans le cas du vodou familial, l'affiliation se confond avec l'insertion au sein de groupes familiaux définis sur la base de la descendance (« ras », « lafanmi ») et identifiés à des propriétés (« démembrés », « bitation lafanmi », « lacou ») sur lesquelles on trouve souvent un cimetière et quelques lieux sacrés constituant les points d'ancrage des rites familiaux qui s'y déroulent à des intervalles plus ou moins rapprochés. Ces lieux sont bien souvent à forte densité démographique ; ils sont les points d'ancrage d'une mémoire généalogique plus ou moins précise sur la base de laquelle peuvent se définir des groupes particulièrement vastes.

La confrérie, celle qui a le plus retenu l'attention des ethnologues à ce jour, est formellement une secte. Indépendant des réseaux familiaux sur lesquels il peut néanmoins s'appuyer, le temple est le produit de l'entrepreneurship d'un homme ou d'une femme qui rassemblent sous leur autorité un personnel diversifié par ses compétences : musiciens, chanteurs, véhicules des dieux, spécialistes des plantes.

La confrérie est la forme la plus répandue dans la capitale. On devient membre d'une confrérie suite à une maladie ou un coup du sort ; une personne consulte un « houngan » et l'initiation est proposée comme partie intégrante d'un processus thérapeutique.

Dans les cas du vodou familial, l'appartenance au groupe ne s'accompagne bien souvent d'aucune initiation formelle et il arrive que les « démembrés » n'aient aucun prêtre attitré. On peut décider de ne pas participer aux fêtes rituelles organisées par la famille ; on n'en sera toujours pas moins considéré par les membres pratiquants comme faisant potentiellement partie du groupe.

Pour comprendre le vodou familial et l'héritage, il faut donc saisir la dynamique familiale qu'il sous-tend. Au sein d'une même famille, deux [129] ou trois personnes peuvent se prétendre héritiers à la succession religieuse d'une famille. Chacun essaie alors de rassembler le plus de partisans possible et de faire avancer sa cause. Les problèmes de succession à la prise en charge des lieux de culte familiaux créent souvent des clivages ; l'incapacité de résoudre ces problèmes peut entraîner une prolifération de temples, chacun des prétendants choisissant finalement de monter sa propre installation. En dernière analyse, ce sont les « loas » qui nomment le successeur ; soit dans le contexte d'une danse rituelle au cours de laquelle les dieux de la famille, par la bouche de leurs montures, font connaître leur choix ; soit par la bouche d'un prêtre vodou des environs, qui les fait s'exprimer sur govi. L'appel des loas sur govi appartient au rite vodou au sens strict du terme. Le prêtre se retire dans une chambre close et fait parler les loas de la famille sur un pot de terre cuite, le govi. Ailleurs, c'est la transe rituelle qui est le principal mécanisme de communication avec les « loas ».

Dans la mesure où les problèmes soulevés par la succession à l'héritage spirituel d'une famille renvoient à des rapports de pouvoir et des formes de légitimation propre, il existe une politique du vodou ; le vodou est lui-même l'expression de rapports politiques qui traversent les communautés où il est implanté.

On pourrait également extraire une troisième forme organisationnelle du vodou, celle du « rara ». Il s'agit de bandes carnavalesques rurales, placées sous le patronage d'un « loa » et qui compétitionnent entre elles, dans les campagnes, pour s'attirer le plus de partisans (« fanatik ») possible. L'appartenance aux bandes est ouverte et fluctuante. Ces bandes jouent un rôle important dans le recrutement de clientèles politiques et leur réussite dépend souvent des connexions que leurs leaders réussissent à établir avec des membres influents de l'armée ou du gouvernement. Essentiellement mobiles, les bandes sont identifiées à des quartiers et ont toujours constitué une forme de liaison avec la structure politique globale du pays. Sur le plan organisationnel, le rara est semblable aux « sociétés rouges » dont le nombre se serait multiplié à l'époque de Duvalier.

La paysannerie distingue soigneusement les rites légitimes de Guinée, dont le vodou, de ceux des sectes rouges (« sanpouèl », « zobop ») associés à la pratique de la sorcellerie. Les pratiques de ces dernières sont moralement condamnées et impliquent souvent la profanation de cimetières. Ces groupes se constituent autour d'un « djab », c'est-à-dire d'une puissance particulièrement forte acquise hors des cadres légitimement constitués de la société. Le chef « sanpouèl » en a fait l'acquisition, contre argent sonnant, dans une localité éloignée. Ce « djab » se manifeste aussi par la transe.

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Les sociétés « sanpouèl » exercent des pressions sur une population dans la mesure où elles ont la réputation de traiter les maladies qu'elles provoquent lors de leurs expéditions nocturnes et contre lesquelles on ne peut se protéger qu'en s'y joignant. L'accroissement de leur clientèle repose donc sur la menace qu'elles représentent et la protection qu'elles fournissent. Elles sont également associées à la vente « de points chauds », ceux-là mêmes qui permettent à leurs détenteurs d'assouvir leurs ambitions de pouvoir et d'argent.

Ces groupes parareligieux recrutent le plus souvent leurs membres parmi les éléments les plus misérables de la société. Macoutes et militaires y sont particulièrement représentés. Ils ont proliféré sous Duvalier. Le rite « sanpouèl » a fourni les éléments de base de toute une symbolique de l'intimidation et du terrorisme auquel les partisans du Doc n'ont pas manqué de puiser pour asseoir leur domination idéologique.

LES SIGNES DU POUVOIR

Peu après la mort de François Duvalier, toute personne qui empruntait la route des Cayes, vers le sud, devait passer devant un petit poste de macoutes dirigé par Gesner Chérubin, qui était, à l'époque, l'homme fort du quartier de Gressier. Les murs avaient été décorés, à la manière naïve, de portraits du Doc et de son épouse, maman Simone, originaire de la zone. En face du petit poste, on avait érigé, sur un socle, le buste du président à vie que l'on avait enveloppé d'un drapeau noir et rouge ; sous le buste, on pouvait lire l'inscription suivante : « que celui qui aille dans le Sud sache que Duvalier n'est pas mort et que son esprit est toujours vivant ». L'utilisation à des fins d'intimidation d'une symbolique empruntée au langage de la sorcellerie - dans ce cas-ci le « zombi » ou mort, de l'esprit duquel on s'est emparé - fut systématiquement pratiquée sous le régime des Duvalier.

On reconnaissait à papa Doc des pouvoirs d'invisibilité - il savait tout -, d'invulnérabilité - tous les complots visant à le renverser avaient échoué -, de déplacement à distance. Des enterrements d'opposants avaient été interrompus par la milice, des cadavres avaient disparu.

L'idée était aussi répandue que sous toutes les croix de chemin, plantées aux carrefours, des personnes avaient été enterrées vivantes ; des cérémonies nocturnes avaient eu lieu.

Il importe ici de faire la part de l'imaginaire et du réel bien que la ligne les séparant soit parfois ténue. Ceci nous amène à parler du rite « sanpouèl » dont, curieusement, certains semblent mettre en doute l'existence, l'imputant, une fois de plus, au seul débordement de l'imaginaire paysan.

[131]

Dans la région de Léogane, certains se déclarent « sanpouèl ». L'un des chef « sanpouèl » les plus connus s'appelait Nicolas ; il habitait Baussan. Un autre, du nom d'Arnold habitait Carrefour du Fort ; il était macoute. Un autre, du nom de Télis, opérait depuis l'habitation Chavannes. Le rite « sanpouèl » se caractérise, entre autres, par une méthode thérapeutique qui le distingue. La maladie est souvent interprétée comme le fait d'un esprit qui dévore le malade et qu'il s'agit de renvoyer (« ranvoy ») ; la thérapie consiste le plus souvent à substituer à la personne malade une poule ou un coq que l'on passe sur le corps de celle-ci en invitant l'esprit malfaisant à se nourrir de l'animal plutôt que du patient. La thérapie consiste à tromper l'esprit en lui faisant transférer son animosité sur l'animal plutôt que sur la personne et par l'identification de l'animal au patient. Le simulacre est poussé plus loin dans le rite « sanpouèl » ; la personne peut être mise dans une fosse, on peut chanter son enterrement, toujours dans le but de tromper la force mauvaise et de l'amener à croire qu'elle a déjà « mangé » le malade et qu'elle peut jeter son dévolu ailleurs. Le cochon « sanpouèl » est alors l'équivalent du cabri sans corne : l'image d'une victime humaine substituée à la victime animale. Ces rituels ont lieu, de nuit, dans un carrefour ; le carrefour étant, dans la tradition populaire, le lieu où passent toutes les forces, bonnes et mauvaises. Ces rituels sont, dans l'esprit des paysans, illégitimes, et s'opposent à ceux localisés sur l'habitation familiale. On les représente comme une recherche indue de pouvoirs allant à l'encontre même de la volonté divine. La prolifération de ces rituels est, dans l'esprit de la plupart des personnes que nous avons interrogées, liée à la période duvaliériste bien que les plus âgés parlent de rites analogues beaucoup plus anciens que l'on désignait sous les noms de « sindindin » ou « vlingbinding ». La grande tolérance du régime duvaliériste face à ces pratiques sinon l'utilisation qui en fut systématiquement faite à des fins d'intimidation, explique largement la symbolique prise par les croix de chemin sous la dictature. Il faut y voir un signe de l'emprise exercée par Duvalier sur l'imaginaire populaire. N'avait-il pas mis fin, disait-il, à la politique.

Au moment où la campagne de l'Église s'intensifia contre le régime de Jean-Claude, la lutte devait nécessairement passer par la confrontation avec cette symbolique héritée du duvaliérisme. C'est par l'identification du duvaliérisme et du macoutisme à Satan que l'Église engagea le combat, identifiant le régime, et non plus le vodou, comme la source du Mal. L'image du « zombi » devint celle-là même du peuple haïtien privé de sa liberté et de sa capacité de réagir à l'oppression comme elle avait été auparavant celle de l'esclave ; une nouvelle lutte de libération devait s'engager.

Les aspects mystico-religieux qui accompagnèrent le mouvement populaire ne doivent pas faire oublier les réflexions plus sobres qui s'élaboraient au sein des communautés ecclésiales de base, des mouvements [132] paysans et des groupements de quartiers ; ils remplirent cependant un rôle fondamental de mobilisation. La trame symbolique s'était retournée contre ceux qui l'avait jusque-là monopolisée. Montrant qu'il n'y avait pas de lien nécessaire entre vodou et duvaliérisme, mais que le langage mystico-sorcier pouvait se retourner contre ceux qui l'avaient jusque-là utilisé.

Durant les semaines qui précédèrent le départ de Jean-Claude Duvalier, plusieurs croix de chemin furent renversées. Des rumeurs se répandirent suivant lesquelles des poudres particulièrement puissantes avaient été fabriquées ; elles portaient les noms évocateurs de « Satan, allez-vous-en », « tout gangan vous-en ». Au lendemain de l'assassinat par l'armée, de trois jeunes des Gonaives, des cérémonies religieuses furent organisées dans plusieurs églises du pays ; on se mit à raconter qu'à Jérémie, l'évêque avait fait conduire les cercueils commémoratifs au cimetière où on les avait incinérés ; monseigneur Romélus aurait alors croiciné les fronts des assistants avec la cendre des cercueils. La veille du départ de Duvalier, on raconte que le signal de la mobilisation populaire avait été donné par un curé du Cap qui avait envoyé, le matin même, sept colombes, vers les sept villes les plus importantes du pays. Durant ces quelques semaines, de nombreux enterrements symboliques du régime furent conduits dont certains, « à l'africaine », où le cercueil fut mené au pas de course dans des directions contraires pour éviter que l'esprit du mort ne retrouve par la suite le chemin du retour.

Dans une certaine mesure, les masses populaires ont aujourd'hui investi le président Aristide du pouvoir symbolique dont elles ont dépouillé le duvaliérisme. Les événements des dernières années ont suscité un grand désir de changement ; au travers de l'élection du 16 décembre, les préoccupations des organisations populaires se sont étendues à l'ensemble de la population et ont acquis plus de force. C'est de ce pouvoir populaire qu'Aristide tire sa légitimité.

Le discours mysticisant des couches populaires accompagne la gestation d'une nouvelle société, l'émergence d'un nouvel État fondé sur les droits de tous les citoyens ; il s'alimente non pas au seul vodou, mais à un imaginaire populaire qui transcende les frontières des Églises instituées [23]. Jusqu'à un certain point, il tente de compenser la faiblesse du mouvement populaire face aux armes de l'adversaire ; il exprime et renforce, par le fait même, les convictions dans un pays où les consciences s'achètent pour quelques dollars et où la corruption est devenue un mode de vie. Jusqu'à un certain point, il intimide l'adversaire qui n'y est pas insensible.

L'utilisation à outrance de termes mal définis tels que charismatique, populiste ou mystique pour désigner le leadership d'Aristide [24] chez [133] beaucoup de ses opposants, tend à faire dériver l'attention vers la personnalité du leader, au détriment des caractéristiques du mouvement populaire lui-même dont il n'est finalement qu'un porte-parole. On ne peut ici que répéter la mise en garde de Worsley [25] quant à l'utilisation du concept de charisme, que dans une certaine sociologie wébérienne l'on voudrait opposer à celui de rationalité. La rationalité sociale d'un mouvement ne réside pas nécessairement dans les conditions initiales dans lesquelles ce mouvement se met en place, mais dans la capacité qu'il a de se transformer pour mieux affronter l'adversaire.

NOTES

[134]



[1] Laennec Hurbon, Culture et dictature en Haïti : l'imaginaire sous contrôle, Paris, L'Harmattan, 1979.

[2] Franklin Midy, « Il faut que ça change ! L'imaginaire en liberté » dans Haïti et l’après-Duvalier : continuités et ruptures, Montréal-Port-au-Prince, Éditions du CIDIHCA et Henri Deschamps, 1991.

[3] Le moniteur haïtien, 8 décembre 1860,16e année, n° 1.

[4] Alfred Métraux, Le vaudou haïtien, Paris, Gallimard, 1958, pp. 298-311.

[5] Gerald F. Murray, « Bon-Dieu and the rites of passage in rural Haiti : structural déterminants of postcolonial theology and ritual », dans T.C. Bruneau, C.E. Gabriel et M. Mooney, The Catholic Church and Religions in Latin America, Monograph Series, n° 18, Montréal, Centre for developing area studies, McGill University, 1984.

[6] Cité par Charles Poisset-Romain dans « Le protestantisme dans la société haïtienne : contribution à l'étude sociologique d'une religion », Port-au-Prince, Imprimerie Henri Deschamps, 1985, p. 99.

[7] La campagne des Rejetés fut la plus vigoureuse des campagnes antivodou menée en Haïti par l'Église catholique, de concert avec le gouvernement impopulaire de Lescot durant la Deuxième Guerre mondiale. Dans l'avant-propos de son livre Alfred Métraux décrit ainsi le premier contact qu'il eut avec le vodou : « À peine débarqué de Port-Au-Prince, j'entendis parler de la campagne que l'Église catholique conduisait avec beaucoup d'énergie et de violence contre “la superstition”. Ayant lu autrefois plusieurs traités sur l'extirpation de l'idolâtrie dans les colonies espagnoles, je pris quelque intérêt aux méthodes mises en œuvre par le clergé haïtien du XXe siècle et dus m'avouer, avec une certaine surprise, que les Dominicains et les Augustins qui, au Pérou, firent une si joyeuse chasse aux démons, n'auraient pas désavoué leurs successeurs. C'est à la Croix-des-Bouquets, près de Port-au-Prince, que j'eus la révélation de la vigueur avec laquelle les cultes africains avaient proliféré en Haïti : l'énorme pyramide de tambours et d'« objets superstitieux », qui se dressait dans la cour du presbytère, attendant le jour fixé pour un autodafé solennel, en était comme le symbole » (1955, p. 12). Sous l'impulsion de Jacques Roumain, fut créé, à la même époque, le Bureau d'ethnologie qui se donna d'abord pour tâche de sauver le souvenir du vaudou, si gravement menacé et dont les membres entrèrent dans une violente polémique avec les autorités religieuses du pays. François Duvalier fut l'un de ces membres.

[8] Ch. Poisset-Romain, ibidem, pp. 102 et 310.

[9] Clément Célestin, « Compilations pour l'histoire », tome 4, Port-au-Prince, lmp. N.A. Théodore, 1958.

[10] Laennec Hurbon, ibidem, p. 99.

[11] Jean-Bertrand Aristide, « Tout moun sé moun : Tout homme est un homme », avec Christophe Wargny, Paris, Seuil, 1992, p. 58-60.

[12] « Église en marche », Pastorale et Vodou, Concile et Liturgie, n° 2, Port-au-Prince, décembre 1963.

[13] Claude Moïse et Émile Ollivier, « Repenser Haïti : grandeur et misères d'un mouvement démocratique », Montréal, CIDIHCA, 1992, p. 75.

[14] C. Moïse et Émile Ollivier, ibidem, p. 82.

[15] Jean-Bertrand Aristide, ibidem, p. 83.

[16] Marc Augé, « Théorie des pouvoirs et idéologie : étude de cas en Côte-d'Ivoire », Collection Savoir, Hermann, Paris, 1975.

[17] Michel Laguerre, « The black ghetto, as an internai colony : socio-economic adaptation of an haitian urban community », Mai 1976, Thèse de Ph.D, University of Illinois.

[18] Gerald F. Murray, ibidem, p. 189.

[19] Alfred Métraux, ibidem, p. 287.

[20] L'expression « démembré » désigne l'héritage spirituel associé à un fonds de terre mis de côté pour le service des dieux de la famille, la famille étant définie, dans ce contexte, comme le groupe des descendants de celui ou celle qui en a fait l'acquisition et qui en a fixé la forme rituelle. Les expressions « lacou », « bitation lafanmi », « tèstaman » sont aussi utilisées. Noter également la distinction entre « lafanmi » et « fanmi » : le premier terme désigne un groupe de descendance ; le second une parentèle.

[21] Si je fais le décompte de toutes les personnes que j'ai pu observer en état de transe, dans la région où j'ai fait mon travail de terrain, lors des cérémonies auxquelles j'ai assisté au début des années 1970, j'arrive à 212 femmes et 52 hommes.

[22] On peut consulter à ce sujet l'ouvrage de I.M. Lewiss, « An anthropological study of Spirit possession and shamanism », Penguin Books, Harmondsworth Middlesex, 1971.

[23] Catholicisme, protestantisme et vodou ne constituent pas, en Haïti des univers fermés l'un sur l'autre. Les fidèles passent relativement aisément de l'un à l'autre. L'obsession des Églises instituées à réaffirmer leurs frontières respectives est ainsi le résultat de l'étonnante facilité avec laquelle leurs fidèles passent de l'une à l'autre. Dans l'une de ses expressions heureuses, le président Aristide les désigne comme les « trois roches du feu », celles sur lesquelles se trouve la marmite où chaque soir les femmes préparent le repas quotidien.

[24] Aristide n'avait pas, à l'origine, l'intention de se présenter aux élections. Plus près des organisations populaires, il en partageait la suspicion face aux partis politiques traditionnels. Quant aux partis dont la plupart n'étaient que des coquilles vides, leurs leaders semblaient beaucoup plus préoccupés de s'accommoder avec les forces de l'ancien régime (l'armée, les Américains, la bourgeoisie duvaliériste) que de servir de voie de transmission aux aspirations populaires qu'avait soulevées le départ du dictateur. C'est ce vide qu'il a comblé.

[25] Peter Worsley, « The trumpet shall sound ». Paladin, London, 1970.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 29 décembre 2019 13:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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