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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilbert Larochelle et Jésus Jimenez Orte, “Savoir et croyances : l'éthique contemporaine dans les pratiques de légitimation.” Un article publié dans la revue Cités, 1/ 2005 (n° 21), p. 167-185.

[167]

Gilbert LAROCHELLE [1954-]

Professeur de philosophie politique, Université du Québec à Chicoutimi.

Savoir et croyances :
l'éthique contemporaine
dans les pratiques de légitimation
.”

Un article publié dans la revue Cités, 1/ 2005 (n° 21), p. 167-185.


INTRODUCTION
1. DE LA CONCURRENCE POUR LA LÉGITIMITÉ

a) Enjeu de la concurrence : la nature humaine.
b) Champ d’exercice de la concurrence : l’éthique
2. LES TRANSACTIONS ENTRE LES ACTEURS DE LA LÉGITIMATION
3. LES STRATÉGIES DE CONQUÊTE DE LA LÉGITIMATION

a) Un procédé : le minimalisme.
b) La finalité : l’adaptabilité
c) Une fonction : la médiation.

CONCLUSION


INTRODUCTION

Le problème de la légitimité rappelle le débat qui, dans les dialogues de Platon, sépare l'impertinence de Socrate et la prétention des sophistes. L'expérience de la vertu peut-elle se faire sans le développement d'un savoir sur elle ? La position de Socrate, on le sait, consiste à établir un lien de nécessité entre le savoir et la pratique tout en fustigeant, par une même assimilation, l'ignorance et le vice. Dans Protagoras, il interpelle son interlocuteur en ces termes : « Est-ce qu'un homme qui commet l'injustice est sage, à ton avis, de commettre l'injustice ? » [1] Par sagesse, Socrate entend « bien délibérer », c'est-à-dire user de sa raison pour discerner le bien en toutes choses et, par là même, atteindre la vertu. Protagoras, cinglant, ne cesse de lui rétorquer çà et là : « Socrate, tu fais le difficile, c'est que la moralité est enseignée par tout le monde, par chacun dans la mesure où il est capable, et tu n'en aperçois aucun maître ! C'est comme si, par exemple, tu cherchais quelqu'un pour nous apprendre à parler grec, tu n'en verrais aucun maître ! » [2] Or, si la légitimité présuppose la moralité, faut-il en conclure que nulle pédagogie ne saurait la transmettre, encore moins permettre que l'on puisse inculquer à qui que ce soit la compétence de ses valeurs ? Protagoras renchérit à l'encontre du privilège de la philosophie : [168] « Cette chose qu'est la moralité, il ne doit pas y avoir aucun spécialiste, si l'on veut qu'il existe une Cité. » [3]

Le discours platonicien va plus loin : seul celui qui sait et connaît les concepts serait qualifié pour diriger la conduite d'autrui. Ainsi non seulement l'usage correct d'un terme doit-il être précédé par le discernement de sa signification, mais aussi l'action, pour être judicieuse, requiert l'éclairage d'une connaissance théorique de son objectif. Dans cet esprit, l'idée et la pratique deviennent coextensives et leur union est scellée par la régulation d'une lumière dans la caverne qui ouvre le sens sur une richesse potentielle. Malgré l'importance de cette tradition dans l'histoire de la pensée, cette perspective est souvent remise en question de nos jours. D'abord, le second Wittgenstein a montré - à la suite de Nietzsche notamment - que la maîtrise de la grammaire ne garantit pas en elle-même une conscience privilégiée de la pratique. Pour lui, la signification des mots et des concepts s'apprend avec l'usage dans des situations concrètes. De même en est-il du problème de la légitimité que les rivaux de Socrate logent dans l'immanence. L'utilisation compétente d'un terme prouve qu'on connaît déjà sa signification, même si l'explicitation de sa définition ne peut pas être effectuée. De toute évidence, cette découverte se situe au fondement de l'opposition, aujourd'hui plus tranchée que jamais, entre les démarches logico-déductives et celles du courant pragmatique dont la philosophie anglo-saxonne est, dans ce dernier cas, le véhicule. Elle trouve un écho, par exemple, chez un Chomsky qui, à la fin des années 1950, rompait le lien de nécessité entre la compétence grammaticale et la connaissance des structures d'une langue quelconque [4]. Ensuite, la perspective socratique ne tient pas compte du rôle de l'imitation dans l'apprentissage, des comportements développés par « habitus » et pour l'intelligence desquels le savoir advient a posteriori.

Une étude des discours de légitimation ne peut guère se soustraire à l'examen des présupposés qui se mettent en place entre le savoir et les croyances, entre l'attitude de Socrate et celle des sophistes. Sans prétendre trancher un aussi vieux débat, il s'agit plutôt de circonscrire les cadres par lesquels il se réactualise à l'époque contemporaine. De manière plus spécifique, le statut de la question éthique dans les dispositifs de légitimation doit être élucidé, surtout dans un contexte où la déroute des doctrines [169] entraîne un nouvel aménagement des symboles. Trois étapes sont poursuivies dans le cheminement de ce propos. D'une part, il convient d'exposer certaines formes de la concurrence (discursive) qui brouillent actuellement les entreprises du croire et du savoir dans le combat pour réunir les conditions de la persuasion. D'autre part, les transactions entre les acteurs (spécialistes) de la concurrence posent le problème du groupe porteur, car toute légitimité est écoulée dans les réseaux symboliques par des porte-parole qui la promeuvent. Enfin, les stratégies (politiques) de conquête du marché font l'objet d'une redéfinition pour comprendre les modes d'appropriation de la légitimité. Ces trois points de repère répondent à autant de questions : sur quoi porte la production des interfaces savoir/croyances, qui les diffusent comme sujet d'énonciation dans la société et comment elles sont incarnées dans la réalité concrète ? Les notions de concurrence, de marché et d'entreprise ne sont pas utilisées comme descripteurs ontologiques de la vie humaine, mais comme métaphores dans une simple allégorie pédagogique.

1. DE LA CONCURRENCE
POUR LA LÉGITIMITÉ


Le savoir et les croyances demeurent aujourd'hui les deux principales sources d'où découle l'impulsion des légitimations dans la vie sociale. À l'instar de l'affrontement entre Socrate et ses adversaires, les entreprises de l’épistémè et de la doxa entrent en concurrence pour définir les enjeux normatifs dans les sociétés modernes sécularisées. De toutes parts, les groupes porteurs d'un projet dans des sphères aussi différentes que la politique, la culture savante et la religion ne semblent pas avoir abandonné l'idée d'un langage de mobilisation afin de retrouver une unité de sens dans un monde pourtant de plus en plus fragmenté. Par voie de conséquence, la tentative de reconquérir un minimum de cohésion autour d'un principe quelconque s'accompagne d'un débat pour faire accepter l'irradiation d'une autorité dans la livraison du message. De cette manière, la question de la légitimité recoupe, en corollaire, la signification de l'espace public lui-même, c'est-à-dire des conditions par lesquelles les êtres humains justifient d'abord, expliquent ensuite les formes de leur association et les contraintes qu'ils consentent à subir pour en favoriser la reproduction et, si possible, la préservation dans la durée.

[170]

La notion de légitimation est l'un des mots clés du lexique des sciences sociales. Elle sert à décrire les conditions d'acquiescement à l'ordre social et comporte deux dimensions selon Lagroye : l'une est dite substantielle, parce qu'elle vise un contenu normatif (Dieu, la Nation, la liberté) ; l'autre concerne une procédure pour régler l'usage de l'autorité (cf. l'élection en démocratie, la séparation des pouvoirs, le respect du droit) [5]. La soumission délibérée ne s'épuise jamais dans le seul calcul des intérêts. Toute adhésion procède d'un enchevêtrement de croyances, d'une connaissance plus ou moins spontanée sur la nature humaine. De cette assurance provient le consentement à l'obéissance et à l'autorité, la disposition à mettre en œuvre des devoirs pour que réussisse la vie commune. « La légitimité, écrit Lipset, suppose la capacité du système à susciter et à maintenir la croyance selon laquelle les institutions politiques existantes sont les plus appropriées pour la société. » [6] Or une telle définition postule d'emblée l'existence du conflit et du pluralisme, eu égard au travail constant qu'elle implique sur le renouvellement de la persuasion. D'ailleurs, Weber avait bien vu que le problème fondamental de la rationalité pratique reposait sur la confrontation des valeurs comme horizon de la modernité [7].

La pluralité ne se limite pas à celle des valeurs. Au contraire, le champ des légitimations s'organise également autour de multiples procédés. Cependant, même si les embrayeurs syntaxiques de la légitimation foisonnent, au moins deux se découpent peut-être avec une évidence plus marquante. Ils correspondent à des dispositifs aussi antagoniques que peuvent l'être ceux de Socrate et des sophistes. D'une part, la démarche dite logique s'apparente à la modalité substantielle de Lagroye. Elle signifie que le concept a préséance sur la pratique dans le mécanisme de rationalisation des croyances. Son développement se fait à partir de l'enchaînement des valeurs qui, en tant que moments cardinaux de l'argumentation, sont convoquées pour asseoir la légitimité d'une action. Le risque que cette démarche serve dans les faits à déblayer le terrain à l'essentialisme ou à un moralisme paraît élevé à première vue. D'autre part, la procédure dite pragmatique ne quitte la foi dans des certitudes [171] aériennes que pour privilégier l'efficacité du discours dans son processus de déploiement. La légitimité ne s'y définit qu'à travers un principe de relation entre un locuteur, un destinataire et les médiations par lesquelles transite le message dans sa circulation effective. Le contexte, l'histoire et la culture deviennent, mêlés aux stratégies des acteurs, des marqueurs sémantiques qui infléchissent l'interprétation. Ainsi, la différence entre les deux extrêmes du spectre dépend, pour une large part, de l'argumentation choisie pour promouvoir une légitimité quelle qu'elle soit, ce qui procède jusqu'à un certain point d'une explication pragmatique.

a) Enjeu de la concurrence : la nature humaine. Des Grecs à nos jours, l'un des principaux défis des entreprises du croire et du savoir pour occuper l'espace de la légitimation consiste à subordonner leur langage à une conformité à la nature humaine. Il se présente comme un programme susceptible de raccorder dans la diachronie l’eidos au telos, l'essence à la finalité. Le pouvoir tire sa signification - mieux, sa vocation - de cette mise à l'honneur de la nature à laquelle il adosse son ambition : extraire l'algorithme de la vie en société à partir du primat d'un archétype que l'on croit donné ab initio et auquel l'existence doit se subordonner d'une façon ou d'une autre. Dans cette optique, toute légitimation se fonde d'abord sur un témoignage, puis sur une pédagogie de la performance : la révélation du code de la nature commande, par voie de corollaire, le devoir d'engager des accomplissements à la hauteur de ce que l'on dit savoir. Une fois de plus, le modèle socratique de la vertu comme projet rationnel ne tient que par le renvoi à une connaissance plus ou moins formalisée que l'on pose sur l'existence. Et la morale rejoint inévitablement le logos dans le double ancrage de la signification.

La culture moderne, davantage que toute autre peut-être, repose sur l'assomption de ce raisonnement. La dissociation du sujet et de l'objet qui y prévaut s'explique par cette compréhension vouée à soumettre la nature. En premier lieu, elle dépend du prométhéisme de la représentation et de l'humanisme anthropocentrique, et, en second lieu, d'une fidélité à cette loi que l'on dit recueillir dans l'ordre du monde comme tel. Ainsi, le réel n'est plus l'entité métaphysique de la pensée des Anciens ou des médiévaux ; il se voit délivré de ses attaches célestes, promu en réfèrent tantôt pour situer le domicile de la vérité, tantôt pour désigner le butoir de l'aventure humaine. D'ailleurs, le rapport à cette nature devient médiatisé par des méthodes d'observation (les instruments de la science) et par la [172] construction des positions de l'observateur (la perspective émergeant des théories). Si tout peut être compris, donc contrôlé, c'est parce que la connaissance et le pouvoir ont plus que jamais partie liée dans le destin commun que produisent les opérateurs de légitimation. Ainsi, la notion de rationalité se fait le garant dans toute prise de décision du sujet qui se retrouve seul devant le monde, boudant les dieux parce que sûr de lui. Sa raison n'est plus l'appendice de la foi, mais le guide pour décrypter une nature dépourvue de toute intentionnalité (natura naturata). Dès lors, il lui revient la charge de faire l'histoire.

Les usages de la science à travers un désir de conquête du monde illustrent cette conception dont on peut repérer les traces dans tous les domaines de la société, de la politique à l'art. Plusieurs théories en anthropologie, en sociologie et en biologie notamment n'ont cessé d'édifier des descriptions de l'essence des choses non sans l'espoir de réconcilier les aspects dénotatif et prescriptif de leur discours que l'on sait pourtant incommensurables depuis Kant, Weber et Bachelard. Construire une rationalité pourvoyeuse de déterminismes tout-puissants : telle fut l'impulsion d'un « imaginaire technocratique » [8] dont les porteurs sont aussi portiers de toutes les passerelles entre la connaissance et le pouvoir, entre le savoir et le croire. Dans cette foulée, il semble aujourd'hui évident que la philosophie humaniste, confortée par les succès de la science et de ses exploits, était enracinée dans l'utopie selon laquelle les savants peuvent décoder ce qu'est la vérité de l'homme (essentia homini) et le transformer à souhait (l'homo noms) comme Marx tentera de le réaliser. Ce que Socrate trouvait par un travail sur soi dans un procédé dialogique, la science moderne sert à le dégager par la méthode de l'observation sans que, toutefois, l'impératif soit, en réalité, différent dans son efficacité sur les légitimations.

S'il paraît hégémonique dans la modernité, ce discours n'est pas le seul à avoir droit de cité. La voix des sophistes susurre à l'oreille d'un Montaigne, par exemple, qu'un progrès infini et indexé à une nature qui ne l'est pas présente de grands dangers. « Le soing de s'augmenter en sagesse et en science, dit-il, ce fut la première ruine du genre humain. » [9] Préférant la force de la coutume à la quête des « nouvelletez », il vilipende comme Protagoras la figure du maître et interroge sa compétence à [173] stipuler des veritates aeternae. Parmi toute la gamme des résistances à la légitimité moderne, le romantisme s'est affairé à débusquer les chances de la transcendance en l'associant à l'héroïsme d'un sujet cherchant à dépasser le monde et à atteindre une singularité. Une autre tradition battit en brèche tous ces efforts pour déloger l'esprit de son piédestal. Le minimalisme pragmatique est, au fond, un matérialisme épuré de son eschatologie (Marx corrigé par Nietzsche). Pour conjurer le désastre où conduirait l'ivresse de la rationalité, pour affaiblir ses fondements autoritaires, il faut renoncer à l'idée de nature et observer les phénomènes concrets en les appréciant par leurs seules conséquences dans la pratique. Loin des spéculations dernières, une consigne s'impose : survivre dans un monde que l'on renonce à connaître en lui-même. La stratégie : l'acceptation prudente des limites et l'organisation fonctionnelle des légitimités en oubliant l'arrière-monde. Le point de passage repose sur la transformation de la légitimité substantielle des systèmes de sens pour s'en accommoder désormais à partir de leur vocation exclusivement instrumentale.

Le dilemme de Nietzsche résume bien l'impuissance qui se trouve à la source de cette réaction aux légitimations modernes : la vie n'a pas de sens, mais le sens est nécessaire pour vivre [10]. Ortega y Gasset a repris l'idée selon laquelle la nature de l'homme consiste à ne pas en avoir : « L'homme n'a pas de nature, il a de l'histoire. » [11] Au surplus, cette histoire ne s'écrit pas, chez lui, avec une majuscule, car elle ressemble à un processus inachevé de descriptions toujours à recommencer et d'approximations perpétuelles pour y inscrire les légitimations du moment. Libéral mais surtout républicain, Ortega concevait le problème de la vérité comme la réussite des buts personnels de chacun, une option plutôt qu'une adéquation à un réfèrent objectif. Chez Rorty, une préoccupation similaire surgit mais par un infléchissement nietzschéen du libéralisme et non plus par un rationalisme vitaliste à la Ortega. La vérité, c'est toujours ce qu'il y a de mieux à croire, dit-il [12]. En l'occurrence d'un échec à stipuler soi-même les conditions symboliques de son existence, donc de sa propre [174] légitimation, il ne subsiste qu'une subordination aux descriptions que les autres font de nous-mêmes, substrat de l'hétéronomie et de l'aliénation. Ce schéma revient à valoriser le consensus des irréductibles, la « politique des insociables ».

D'une certaine façon, la conceptualisation de la légitimité implose à travers la variété des résistances à sa définition moderne. Le bris du monolithisme fait coexister, autrefois comme aujourd'hui, l'universalisme et le particularisme. D'un côté, le modèle cosmopolite se fonde, en effet, sur la possibilité d'appartenir à un monde sans médiation, à l'espèce humaine plutôt qu'à une société particulière. Il véhicule une conception de la nature de l'homme où la dignité découle de sa capacité à être rationnel, libre et autonome. Dans sa logique, il faudrait faire prévaloir une dévotion à l'humanité en général avec laquelle on devrait pouvoir faire corps, comme le voulait Feuerbach [13] à la suite des stoïciens et de Kant. La légitimité ne se dilue pas ; elle prend sa mesure dans la condition humaine sans les exclusions classiques dont sont coutumiers les groupes, les cultures et les sociétés. On aura vu que ce modèle conduit plutôt, de toute évidence, à la griserie des solidarités sans frontière.

D'un autre côté, la construction de la légitimité n'est pas forcément privative de toute communauté spécifique. Dans le modèle culturaliste, une autre vision de la nature humaine se joue, mais sur un parterre référentiel plus circonscrit. La liberté individuelle se définit par rapport aux normes en vigueur, aux dispositifs de régulation de la socialité. Les cultures sont désignées comme le lieu du consensus et leurs institutions deviennent autant d'incarnations de la nature (cf. la langue, l'ethnie, le territoire, la mémoire). Elles traduisent la tendance à se prolonger dans la durée, à vivre le défi de son existence à travers une collectivité précise. Leur développement s'effectue par l'édification d'un nous, par une identification où l'on pose une singularité en s'opposant. Certes, l'accord culturaliste, s'il semble moins métaphysique que la légitimité cosmopolite, suggère, par contre, que le pacte des hommes pour vivre ensemble ne se fait jamais sans désigner, au moins implicitement, une idée, parfois un groupe contre lequel se forge et surtout se resserre sans relâche la solidarité sociale.


b) Champ d'exercice de la concurrence : l'éthique. Les idéologies furent le théâtre privilégié d'une concurrence sans merci entre les acteurs de la légitimation [175] pour s'approprier le monopole de sa définition apodictique. Mais les cadres d'exercice de la rivalité ont changé au gré des contextes - mieux, de l'histoire. Les grands référentiels comme la Raison, l'Histoire, la Science, la Société, etc., n'ont plus l'attrait d'antan. Si nos prédécesseurs furent inspirés par la recherche d'un dépassement vers un ordre exemplaire, la tentation semble maintenant plus forte que jamais de prendre congé des catégories de la modernité et de classer comme illusoires les représentations, les espérances qu'elles portaient. De nos jours, la notion d'idéologie tend à cristalliser tous les indicateurs négatifs des idéaux modernes (dogmatisme, intransigeance, conflit, obscurantisme, etc.). Par contre, celle d'éthique, dont l'engouement actuel était au-delà de toute anticipation il y a seulement deux décennies, paraît offrir l'étendard d'une nouvelle rectitude, voire d'une attitude de bienveillance civique (« bonnes mœurs », consensus, désintérêt, incantation de l'opinion majoritaire, etc.). Ainsi, l'éthique devient maintenant le territoire où surgit un nouveau vocabulaire en radicale opposition, suggère-t-on, avec les schémas antérieurs. Toutefois, n'y aurait-il pas dans ce dispositif une « continuation de la guerre par d'autres moyens », pour paraphraser Clausewitz, dont l'enjeu serait l'appropriation de la légitimité et du sens de la nature humaine ?

Daniel Bell soutient que le problème de la modernité serait celui de la croyance [14], c'est-à-dire de la production d'une vérité contra natura. Si l'idéologie ressortit d'un discours qui, nonobstant les prétentions de ceux qui la défendaient, posait une essence et une morale à l'encontre, on le sait aujourd'hui, de l'innocence du devenir, il faut comprendre la réarticulation du langage à la nature pour cerner l'efficacité de la nouvelle rhétorique. À cet égard, le défi qui confronte la pensée consiste à repérer la manière par laquelle les légitimations éthiques parviennent à se faire prendre à la fois pour l'expression d'une nécessité historique et de la nature elle-même. Car, tout se passe comme si l'éthique avait sécularisé la morale, dépolitisé les relations sociales, vidé le pouvoir de son potentiel coercitif, escamoté les intérêts sociaux, particulièrement ceux qui opposent les dominants et les dominés, les exploiteurs et les opprimés. Le consensus dont se targuent, en Occident, les acteurs de cette nouvelle légitimation appelle une interrogation : où est donc passé le politique dans une société si encline à redécouvrir les vertus de l'éthique, la norme dans [176] la prolifération des règles de déontologie, le sens du devoir dans les codes professionnels, la bienséance de l'expérience civique dans une régulation de la vie tout court ?

La tentative de fonder un moment « plus vrai », « plus originel » que l'idéologie en recourant à la notion d'éthique s'inscrit, au fond, dans un procédé classique de la concurrence pour la légitimation. Il suffit d'un bref parcours de l'histoire de la philosophie morale pour constater que les efforts de dégagement d'une rationalité dans l'éthique ne sont pas toujours étrangers au naturalisme en dernière instance. Bien au contraire, de la Renaissance à Kant, le cadre offert par la pensée occidentale est celui d'une quête en vue de rechercher Dieu dans une immanence en l'y incarnant au besoin. La raison ne prend en charge l'organisation de la vie humaine que pour mieux mettre à l'honneur la force première de la nature de l'homme, sa vocation à « penser par lui-même ». De Kant à Habermas, ce projet d'accomplissement suit un cours ininterrompu à travers la concurrence que lui fait le romantisme qui, de Herder à Heidegger, déplore en quelque sorte soit le lien organique de la communauté, soit 1' « oubli de l'Être ». Autant de langages dont les orientations visent, malgré les stratégies d'écriture à l'œuvre, l'idée d'une nature à saisir sinon à traduire, l'homme fût-il savant ou poète, rationnel ou social. Bref, que ce soit par l'évocation de la raison ou d'une condition initiale, les chemins qui mènent à la nature humaine portent des légitimations répondant aux impératifs d'une concurrence sans cesse redéfinie et recommencée.

2. LES TRANSACTIONS ENTRE
LES ACTEURS DE LA LÉGITIMATION


Toute légitimation a ses figures propres, un sujet titulaire du message qu'elle véhicule. Nulle ne prévaut sans propagande. Si la logique de son imposition constitue toujours une entreprise de militant dès lors qu'il s'agit de persuader, son émergence coïncide avec un changement de garde dans la société. Du philosophe de Platon au prêtre de Bossuet, des avant-gardes de Marx aux intellectuels de Zola, du technicien de Saint-Simon à l'expert contemporain, la déchéance de ces personnages correspond à l'épuisement d'un capital symbolique. Cependant, les interfaces du croire et du savoir ne se restreignent pas à un carrousel prédéterminé de rôles que se seraient relayés les héros successifs de la modernité. Au contraire, [177] les acteurs élisent leur prodige dans les transactions sociales qu'ils mènent en jouxtant des fonctions, en forgeant des alliances, voire en empruntant à l'occasion les traits distinctifs des anciennes figures pour en composer d'autres. À cet égard, l'éthicien est devenu de nos jours le messager de la nouvelle rectitude, d'une légitimité en recomposition. Aucune lutte sérieuse en vue, il occupe un terrain que ses concurrents ont laissé vide, à défaut de savoir renouveler leur propre discours pour l'adapter aux contingences du temps. On sait maintenant tout ce que les efforts du savant recèlent de potentiel destructeur, l'intellectuel ne parvient plus à parler au nom des masses qui semblent l'ignorer, l'idéologue a montré qu'il ne maîtrisait pas les conséquences de son savoir dans la pratique. La perte de sens engendrée par la déroute des grands systèmes commande, toutefois, une gestion de ces débris, ne serait-ce que pour préserver une fonctionnalité minimale de la convivialité. Une extrême conscience du risque et un souci corollaire de la prudence, tels sont les impératifs qui justifient le façonnement de la figure de l'éthicien.

L'attrait pour l'éthique s'explique dans une large mesure par cette capacité qu'on prête à ceux qui la font de prendre en charge le désenchantement du monde. Il passe par la constitution d'une « morale sans moralisme » [15] davantage par une distanciation radicale de toute normativité. En effet, les éthiciens contemporains ont semblé fermer la porte au principe de l'universalité morale de l'espèce humaine en voulant rendre pragmatique la saisie des situations contingentes du sujet. Ils ont aussi déverrouillé l'emprise des entités abstraites de l'esprit sur la socialité pour essayer de redonner à l'individu la maîtrise d'œuvre de son destin. Par ailleurs, le refus du moralisme et du monisme sociologique impliquait, en ses derniers retranchements, une acceptation du relativisme et du pluralisme des valeurs. Eu égard à cette double orientation, l'éthique ne pouvait que devenir, à la différence des entreprises antérieures du croire et du savoir, le domaine privilégié d'affirmation de la « non-nature » et de la « non-transcendance ». Une insigne caractéristique lui échoit : celle de médiation [16]. Les naturalismes allaient donc être mis en échec par une modestie selon laquelle le temps des certitudes était forclos.

Le sociologue Bauman présente ce qui serait, pour lui, les trois présupposés de ce qu'il appelle 1'« éthique postmoderne » : a) l'ambivalence de [178] la nature humaine ; b) la non-identification de la morale avec le comportement rationnel ; c) la responsabilité comme critère suprême de la morale, puisque l'individu est renvoyé à lui-même [17]. Au fond, la « volonté de vérité » (Nietzsche et Foucault) entre en désuétude, les principes n'obligent plus. Seules les conséquences de l'action sont élevées en maître mot. Sur le ton prophétique qu'on lui connaît souvent, l'auteur de la Généalogie de la morale avait déjà entrevu les implications de cette déchéance : « Dès lors que la volonté de vérité devient consciente d'elle-même - il n'y a pas de doute à ce sujet -, la morale est ruinée : c'est le grand spectacle en cent actes qui demeure réservé aux deux prochains siècles de l'Europe, spectacle entre tous le plus effrayant, le plus lourd de problèmes et peut-être aussi le plus riche d'espoirs. » [18] Mais quelle est l'efficacité légitimatrice de l'éthique dans ce contexte ou, plus simplement, comment opère-t-elle ?

Les transactions entre les acteurs dans le dispositif éthique se font d'abord et avant tout par des stratégies d'énonciation. Avant de constituer un moment de la régulation sociale ou de l'ordonnancement des individus dans l'expérience empirique, la concurrence pour la légitimation se livre dans le domaine du discours. Il faut raréfier le droit de parler et valoriser le réfèrent au nom duquel le verbe s'exerce. Bref, la parole elle-même doit être annoncée et pourvue d'une dignité a priori comme stratégie de conditionnement de l'auditoire, différenciée de celle qui ne saurait prévaloir et, somme toute, investie d'un statut spécial. Au demeurant, le choix du locuteur est lui-même un temps fort de l'argumentation sur la légitimation. En effet, dire qui dispose du privilège de parler aux autres, c'est d'avance instruire l'auditoire sur ce qu'il va exposer. Mieux, c'est limiter le champ énonciatif, le confiner dans la région des possibles. Ainsi, le processus ne peut qu'exhiber un être implicitement supérieur pour flécher le parcours narratif de tous les langages. De cela dépend la construction des adhésions, le dénouement des résistances, l'entreprise de la persuasion d'autrui en vue d'instaurer des règles de négociation et de l'échange social. De ce rapport entre le locuteur et l’auditoire, quelle peut bien être la spécificité d'une légitimation qui se donne en dehors de toute « volonté de vérité » sur la nature humaine ? De ces lieux d'énonciation, les comités d'éthique, qu'est-ce qui les singularise dans les transactions sociales ?

[179]

Le locuteur : l'éthicien. Parce qu'il se soustrairait au discours sur la nature, sur les valeurs et sur la morale, son mode d'énonciation emprunte au relativisme : une disponibilité à toutes les significations (il entend tous les cas de figure possibles), une prise de parole en dehors du débat public (au nom de la confidentialité), une délibération sans doctrine (par respect pour le pluralisme social), une multidisciplinarité de référence (pour représenter la totalité, au moins le plus grand nombre de points de vue). À la différence des héros d'antan, le savoir de l'éthicien n'est pas immédiatement traduisible dans le langage du pouvoir, parce qu'il ne procède pas par le droit (l'universalité de la règle), mais par des jugements de situation (le cas par cas). Certes, le langage juridique, forme dont l'État se sert pour réguler les actions des citoyens, reste incapable d'exprimer la source de normativité éthique. Le sujet de droit renvoie à l'individu abstrait, conscrit une fois pour toutes dans les codes de la loi ; il est, par définition, insensible à la diversité des circonstances empiriques. L'amoralisme du dispositif de l'éthicien, la neutralité de sa position, son effort de conciliation des intérêts et des croyances contradictoires en font la figure de la société désenchantée. Un embrayeur de consensus dans un monde solipsiste.

Nonobstant la circonspection dont l'attitude de l'éthicien paraît inspirée, une question demeure, irrésolue et peut-être cruciale pour comprendre le fondement de son discours : s'il ne détient aucune certitude, au nom de quoi décide-t-il du sort d'autrui, voire de sa vie le cas échéant ? De toute évidence, il se trouve placé au carrefour de transactions extrêmes où l'existence se joue. Dominique Memmi le qualifie même de « gardien du corps » [19]. Or l'accès à la parole sur ces comités ne s'effectue pas en fonction des croyances des locuteurs, mais de leur capacité à déterminer une normativité conjoncturelle et non pas substantielle. Pour tenir le pari de son projet, l'éthicien a la charge, au point de départ du moins, de procurer une légitimité sans doctrine, de se dépouiller de tous les a priori, de définir de manière autoréférentielle un cadre de régulation sans faire injure au pluralisme des valeurs. La résolutique désigne cette façon pragmatique de fixer une décision sur ce qu'il y a de mieux à croire et à faire dans chaque cas. Il s'agit donc d'opérer un repli sur le jugement personnel du locuteur, d'insinuer que sa crédibilité suffit à frayer la voie [180] dans l'action. S'il n'y a pas de référence à un principe supérieur dans la délibération, il ne reste que la faculté d'adaptation de l'éthicien, sa capacité à décliner la grammaire du sens commun et à y dégager une cohésion. Bref, ce locuteur que l'on écoute non pas par la grâce de son discours (il n'a pas de vérité) ni de son savoir (il est relatif) ne doit l'attention de son auditoire qu'à une habileté de ralliement ad hominem. Il entre sous la mouvance d'une légitimité charismatique en stipulant des arguments d'autorité [20] et non de droit ; enfin, il tient sa force de la raréfaction de la parole prononcée, autant de dimensions qui agissent sur l'auditoire et infléchissent sa réceptivité vers un accueil acritique des énoncés.

L'auditoire : le public. Réelle ou inventée, la demande d'éthique dans la société participe du conditionnement de l'auditoire. Antinomie liminaire : le sens n'a jamais été aussi disponible, mais le sujet délibérant éprouve une impuissance à nulle autre pareille à relever le défi de ses valeurs. Un monde ultrarationalisé : une rationalité impuissante à sortir le citoyen de l'auberge espagnole qu'est devenue l'offre de sens. L'embarras du choix se double du dilemme identifié par Kant voilà deux siècles : l'accomplissement de soi dans la sphère privée entre en conflit avec la responsabilité sociale. Se réaliser et être solidaire avec autrui : serait-on devant des éventualités incommensurables ? La cacophonie des valeurs et la complexité des situations, sollicitées par le culte de l'individualisme et par les appels à la bienveillance semblent rendre inopérant l'usage de la liberté.

D'ailleurs, la démocratie se justifie, en sa légitimité formelle, par la règle de l'autonomie individuelle. La souveraineté morale est comprise comme la pleine possession par l'individu de sa faculté de pensée et d'action. C'est en ce sens que Kant concevait l'épanouissement de l'esprit moderne, affranchi de ses entraves. Dans son fascicule publié en 1784, Réponse à la question : Ou 'est-ce que les lumières ?, il observe : « Les lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'inaptitude à se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. » [21] De là surgit cette devise qu'il souhaite irradiante comme un phare : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. » [22] Dans son livre  On Liberty, [181] l'utilitariste Mill, plus minimaliste, affirme que le devoir de l'individu est de ne pas nuire aux autres et de ne pas régler ses attentes dans la vie en société sur la base de sa propre morale.

Cependant, pluralisme et relativisme, individualisme et solidarité, autant de jalons contradictoires pour baliser l'appropriation du sens. À l'encontre du schéma kantien, les comités d'éthique reposent nécessairement sur la prémisse selon laquelle l'individu ne peut exercer la compétence de ses choix, puisqu'il lui faut l'adjuvant d'un mécanisme de « clarification des valeurs », pour reprendre une expression chère aux éthiciens. À la différence radicale du principe de rareté du locuteur, c'est celui de l'extrême disponibilité au sens qui rend problématique la production d'une décision. Au surplus, l'avènement de phénomènes nouveaux comme les innovations des technologies médicales crée des situations inédites, insoupçonnables il y a à peine une décennie. Dans ce contexte, l'auditoire est représenté comme un « lieu » où des questions surgissent sur le sens qu'il faut donner aux événements, sur les meilleurs moyens de cheminer dans la vertu en l'absence des cadres symboliques pour révéler ce qu'elle doit être. Par contre, l'univers des réponses devient à tort ou à raison identifié à ces comités d'éthique qui, délestés de la métaphysique, continuent néanmoins à fournir une légitimité effective. Ainsi, le citoyen ne sait plus penser par lui-même, définir la vertu ou se construire une morale provisionnelle pour négocier ses expériences. Protagoras doit réapprendre à parler grec et se trouver un maître. Parce que la vertu passe par une pédagogie - « cette chose qu'est la moralité », comme dit le célèbre sophiste -, il doit y avoir des spécialistes, justement pour sauvegarder l'existence de la Cité et assurer la préservation de la paix sociale.

3. LES STRATÉGIES DE CONQUÊTE
DE LA LÉGITIMATION


Personne ne persuade autant que celui qui proteste de sa résolution de ne point persuader. Aucune métaphysique n'est plus efficace que celle qui se nie comme métaphysique. Tout rhéteur sait que la stratégie classique de l'éloquence, Cicéron l'a prouvé à maintes reprises, est de placer dans l'intention ce que l'on retranche dans la réalité du discours. L'auditoire perd alors les moyens d'identifier la finalité du propos et celui qui parle a le champ libre pour créer les conditions d'une intimité avec son public. Ainsi, l'authenticité naît comme négation de l'éloquence. Renonçant à la [182] faconde dont sont coutumiers les convoyeurs d'une théorie, l'éthicien n'engendre pas moins des effets de légitimation que l'on peut classer en trois niveaux d'analyse correspondant respectivement à un procédé, à une finalité et à une fonction dans la construction sociale du sens.

a) Un procédé : le minimalisme. La désubstantialisation des langages ne découle pas seulement de la déroute des idéaux intégrateurs, mais conduit surtout à l'assurance proférée de toutes parts de ne plus s'engager à les faire revivre. De la sécularisation au désenchantement, de la croyance à la rationalité qui a d'ailleurs déjà montré ses limites, la méthode renonce à fonder de nouveau la vérité et à prescrire les conditions de sa réalisation. Un seul objectif : éviter le désastre, gérer le risque, entrevoir les problèmes de la « pente glissante » qu'ouvrent les innovations technologiques et, enfin, poser des frontières - quitte à les déplacer par la suite - pour créer des arrangements sociaux ponctuels. Un minimum de théorie pour un maximum de consensus.

L'acceptation prudente d'un plafonnement apparaît donc comme la ligne de conduite pour remplacer les illusions du surhomme nietzschéen qui avait eu, avec la modernité, son âge d'or. Par exemple, le procédé minimaliste de l'éthique se développe en référence au sensus communis de la règle du « moindre mal », de la « meilleure voie dans les circonstances ». Il s'agit d'un retour à la vertu aristotélicienne de prudence (phronesis) où le « juste milieu » dicte une politique du « moins pire », là où les prédécesseurs d'hier entrevoyaient des lendemains enchanteurs. À la différence d'Aristote toutefois, le mesotès ne sert plus à affirmer des valeurs, mais à tout neutraliser par le repliement sur une simple technique de mise à équidistance fonctionnelle des principes. Un adieu à la Raison, un résultat d'une prise de conscience de la futilité de l'universalisme, des effets pervers de la planification et de l'échec des projets d'émancipation, cette attitude de prudence n'est toutefois pas incompatible avec un clin d'œil à la fatalité. La liberté des contemporains semble reposer sur un acquiescement au fatum des stoïciens et au renvoi au règne de l'immanence, là précisément où la philosophie devient inutile.

b) La finalité : l'adaptabilité. Dans cet espace de légitimation, les « vrais » acteurs ont évacué ceux d'autrefois. Ils ne renvoient manifeste ment plus à l'engeance des rhéteurs qui investissent les débats publics pour donner le spectacle de leurs divergences idéologiques ou encore pour construire un rapport privilégié au sens de l'histoire. Bien au contraire, le combat des orateurs pugilistes fait place à un autre, plus fondamental et [183] incompatible, croit-on, avec les polémiques. Les gènes qui entrent en compétition pour leur propre survie et dont le langage commence à être déchiffré (par l'élaboration de la carte du génome humain notamment), les dérives qui s'ensuivent dans les projets d'ingénierie génétique, la construction d'un imaginaire de perfectibilité de l'être humain - bref un rêve d’adaptation pourchassé jusque dans la confection d'une nature à la carte -, voilà les « acteurs » qui recèlent en puissance le principe de la nouvelle légitimation. Pourquoi un locuteur devrait-il être éloquent et chercher à soulever le pathos de l'auditoire lorsque la vie elle-même livre le secret de ses règles d'une façon si évidente ? Le minimalisme éthique rencontre l'utopie de la science et le projet de posséder absolument la nature qui eût fait rêver un Descartes. La rhétorique réussit lorsqu'elle parvient à se faire oublier.

Le biocentrisme du discours de l'éthicien ne couvre pas seulement les questions stratégiques de la vie humaine (la naissance, la reproduction et la mort). Il s'étend aussi aux collectivités et à leur identité à consonance génétique dès lors que les entités ethniques, culturelles et communautaires se livrent à l'exacerbation de leurs conflits. Il vise également les écosystèmes qui recherchent leur propre équilibre, le rapport aux autres espèces vivante où l'être humain se voit délogé du statut exceptionnel qu'il avait naguère. Malgré l'élection de nouveaux acteurs de la légitimation et l'existence d'une volonté de décloisonnement entre les règnes végétal, animal et humain, la légitimation, la question du politique subsiste et le recours au gène ne suffit pas à la faire disparaître : qui décide ? qui fait les frais de la bataille pour la survie ? Or, même si les références à la nature n'ont pas été totalement évacuées (surtout dans les domaines de l'environnement et de la médecine), une tendance s'insinue, bien que timidement pour l'heure, dans laquelle le principe darwinien de la sélection naturelle devra être assumé en dehors du gène lui-même. Pour composer avec les phénomènes extrêmes de la bioéthique (euthanasie, fécondation technologiquement assistée, transplantation d'organes, thérapies génétiques prénatales, diagnostic sur les fœtus, clonage, culture d'organes), des comités auront à prendre des décisions ad hoc pour établir des critères de sélection et pour introduire des variables non biologiques dans les choix ultimes.

c) Une fonction : la médiation. La reconstruction des légitimations dans une société désillusionnée ne saurait advenir sans la mise en place de passerelles entre les secteurs de la vie collective, ne serait-ce que pour [184] diriger la circulation des élites au sens parétien du terme. Deux facteurs au moins rendent essentielle l'institution du médiateur pour pallier la saturation des systèmes traditionnels de gestion de la doxa. D'une part, l'impuissance du droit à réguler les cas limites en l'absence de toute législation pour gouverner les situations inédites de la bioéthique provoque un sentiment de nécessité à se pourvoir de garanties extrajuridiques en vue de composer avec les nouvelles exigences. Technicisation de l'humain par la médecine et humanisation de la technique par l'éthique : à l'ingénierie génétique de la science répond la tâche des tribunaux d'inventer des argumentaires pour guider le progrès là où bien souvent le politique tarde à édicter des règles. Aussi, la légitimité procédurale doit, en fin de compte, devenir substantielle dès lors qu'il s'agit de défendre une certaine conception de la nature humaine et de sa dignité ou de placer un cran d'arrêt entre une ontologie et une volonté, entre le corps et l'esprit - bref, entre la nature et la culture. À l'interrogation kantienne du « que faire ? » devant l'évolution des mœurs, l'éthicien est alors celui qui médiatise (cf. les comités d'éthique dans les hôpitaux) l'universalité de la loi et la singularité du cas d'espèce. Il balise le droit et atténue le juridisme des justifications de la liberté individuelle : « tout ce qui est légal peut être fait », selon les revendications de la permissivité.

D'autre part, le surgissement même de l'éthique, parce qu'il récupère l'indétermination normative engendrée par la levée des interdits dans les domaines de l'idéologie et de la religion, est constitutif d'une question sur le rôle de la science : jusqu'où peut-on aller dans l'acceptation des découvertes et, surtout, dans leurs applications concrètes ? L'optimisme des années 1960 n'a plus l'heur d'être tout à fait convaincant. Le mot d'ordre scientiste « tout ce qui est possible doit être fait » a lui-même été intégré dans le lexique du désenchantement, l'excès de la rationalité, rappelle-t-on, portant la virtualité de toutes les configurations sociales, les meilleures comme les pires. Il s'accompagne, de nos jours, de la certitude selon laquelle la science doit puiser sa légitimité en dehors d'elle-même. Elle ne peut pas être à la fois juge et partie dans un débat à son sujet. Dès lors, l'éthique tend à devenir la « morale du scientifique » là où, naguère, le savant empruntait sa norme aux principes de la philosophie. Marx reste le prototype de ce second cas de figure. Or le généticien contemporain, lorsqu'il ne devient pas lui-même moraliste (ex. : Albert Jacquard), ignore en tant que chercheur le bien et le mal, ce qui accroît plutôt que résorbe l'impression d'une demande d'éthique en périphérie du laboratoire.

[185]

CONCLUSION

Tandis que les légitimations les plus efficaces se mettent en place autant en marge du politique, où les indicateurs de la croyance sont à la baisse, que de la science, où le savoir qui s'y forge ne sait pas pour quels intérêts il est su, s'avance ainsi un médiateur dont la fonction est de réconcilier les deux protagonistes de la modernité : le savant et le politique. L'éthicien, peut-on dire en termes nietzschéens, a pour tâche de contrôler la « volonté de puissance » du pouvoir et la « volonté de vérité » du spécialiste. Sa légitimation est celle qui émerge au carrefour où s'entrecroisent des chemins sans issue. Plus humble que ses devanciers, du moins au départ, inspiré par nul désir d'éloquence, il joue sur les deux tableaux à la fois mais sans aspirer à occuper l'un plutôt que l'autre. À l'instar de Protagoras, il récuse le privilège du spécialiste pour qu'existe une Cité justement. Sa vertu, comme les sophistes, il la tire d'une fusion à l'immanence des cas où se reconnaît en dernier ressort, croit-il, une moralité qui ne s'enseigne pas par une grande théorie mais se pratique. Cependant, « clinicien des valeurs », il ne se relègue guère au défaitisme ni ne s'abandonne à la torpeur du désenchantement. Prudence n'est point impuissance. De Socrate, il emprunte aussi la stratégie, puisqu'il a pour vocation de « clarifier les valeurs » de son interlocuteur, de l'amener à se persuader par lui-même sur le sens à retenir dans la conduite de sa vie. Ruse ultime, c'est l'auditoire qui doit faire preuve d'éloquence pour se convaincre lui-même que ses choix sont les siens, que nul n'interfère pour en déterminer le sens, que la vertu se révèle par celui-là même qui en fait l'expérience. Succès final de la pédagogie de Socrate où l'absence apparente de tout maître dans le dispositif est le signe même de la maîtrise.



[1] Platon, Protagoras, 333 c.  Il faut préciser que, pour Socrate, le vice est attribuable à l'ignorance, alors que le savoir constitue, selon lui, une garantie pour atteindre la vertu.

[2] Platon, Protagoras, 327 e - 328 a.

[3] Platon, Protagoras, 326 e - 327 a.

[4] Noam Chomsky, Structures syntaxiques (trad. de l'anglais par Michel Braudeau), Paris, Le Seuil, 1969.

[5] Jacques Lagroye, « La légitimation », in Traité de science politique, vol. 1 (sous la dir. de Madeleine Grawitz et Jean Leca), Paris, PUF, 1985, p. 395-468.

[6] Seymour Martin Lipset, Political Man, New York, Garden City, i960, p. 77.

[7] Max Weber, Essais sur la théorie de la science (introduction de Julien Freund), Paris, Plon, 1965 (lre éd. allemande en 1904).

[8] Gilbert Larochelle, L'imaginaire technocratique, Montréal, Boréal, 1990, 440 p.

[9] Michel de Montaigne, Essais, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1962, p. 478.

[10] Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, UGE, 1974, p. 294-295.

[11] José Ortega y Gasset, Sobre la razón histórica, Madrid, Revista de Occidente, Alianza Edito-rial, 1969, p. 121 et 237.

[12] Richard Rorty, Contingency, Irony and Solidarity, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 40. Sur ce sujet, voir aussi Rafaël del Águila, « Ironia, democracia y ethnocentrismo », Claves de la razón prática, n° 20, marzo 1992, p. 50-51.

[13] Ludwig A. Feuerbach, L'essence du christianisme, Paris, F. Maspero, 1968. Pour quelques auteurs défenseurs du cosmopolitisme : Emmanuel Kant, La paix perpétuelle, Paris, Ed. du Cerf, 1996 ; Guy Scarpet, Éloge du cosmopolitisme, Paris, Grasset, 1981.

[14] Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979.

[15] Jean-Marie Domenach, Une morale sans moralisme, Paris, Flammarion, 1992.

[16] Mark Hunyadi, « Ethique et médiation », in Revue de métaphysique et de morale, n° 2, avril-juin 1994, p. 259-280.

[17] Zygmunt Bauman, Postmodern Ethics, Oxford, Blackwell, 1996.

[18] Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 294.

[19] Dominique Memmi, Les gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique, Paris, Editions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, 1996.

[20] Dominique Memmi, « La compétence morale », in Politix, n° 19, 1992, p. 104-124.

[21] Emmanuel Kant, « Réponse à la question : Qu'est-ce que les lumières ? », in Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1985, p. 209.

[22] Ibid.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 6 octobre 2014 11:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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