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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacqueline Dionne-Proulx et Gilbert Larochelle, « Éthique et gouvernance d'entreprise », in revue Management & Avenir, 2/ 2010 (n° 32), p. 36-53.

Jacqueline Dionne-Proulx et Gilbert LAROCHELLE

Éthique
et gouvernance d'entreprise
.”

Un article publié dans la revue Management & Avenir, 2/ 2010 (n° 32), p. 36-53.

Résumé / Abstract
Introduction
1. L’ambiguïté et la polyvalence sémantique de la notion

1.1. L’axe de la création de valeur traditionnel issue de la théorie néoclassique
1.2. L’axe cognitif de la gouvernance d’entreprise
1.3. L’instauration d’un cadre juridique, réglementaire et institutionnel approprié et efficace

2. Les questionnements à la base d’un chantier éducatif
3. Vers une pédagogie intégrée pour enseigner la gouvernance

3.1. Les niveaux d’apprentissage

Conclusion
Références

[36]

RÉSUMÉ

Le monde des affaires est aujourd'hui confronté à une crise de confiance sans précédent dans l'histoire du capitalisme en Occident. L'effondrement des empires commerciaux que l'on croyait jusque là invulnérables a éclaboussé les gestionnaires de haut rang et les a même discrédités en les ramenant au rang de grands prédateurs de la finance. Enron, Parmalat et Vivendi Universal ne sont que quelques symptômes de malaises plus fondamentaux et qui forcent maintenant la réflexion sur ce que doit devenir la gouvernance d'entreprise. Les valeurs, la légitimité et la crédibilité des administrations privées sont aujourd'hui confrontées à un défi de renouvellement qui devient la condition même de leur survie. Dans cet esprit, le présent article propose une réflexion sur la notion de gouvernance d'entreprise et corrélativement sur la dimension éthique qui s'y rattache. Trois grands axes de réflexion sont retenus pour en aborder l'analyse : i) l'axe de la création de valeur traditionnel adopté par la vision financière issue de la théorie néoclassique, puis remis en cause par l'approche contractuelle de la firme et l'approche pluraliste ; ii) l'axe cognitif de la gouvernance qui mobilise d'autres cadres théoriques, dont la théorie comportementale de la firme, des théories de l'apprentissage organisationnel et des théories des ressources et des compétences ; III) l'axe juridique qui s'exprime par l'instauration de règles de droit dans l'élaboration des mécanismes régissant les relations entre l'entreprise et les parties prenantes. Enfin, cruciale et décisive, paraît être la tâche d'envisager la mise en application de cette notion de gouvernance. Les auteurs formulent le plaidoyer selon lequel ce défi ne peut pas se réaliser sans la mise en place d'un vaste chantier éducatif. En dernier ressort, c'est la compétence des gestionnaires qui doit devenir l'objet d'un effort éducationnel substantiel.

ABSTRACT

The business world is now facing an unprecedented crisis of confidence in the history of capitalism in Western civilization. The collapse of commercial empires that were thought previously invulnerable have splashed and even discredited the class of senior managers by reducing them to predators of finance. Enron, Parmalat and Vivendi Universel are just few symptoms of a more fondamental malaise which nowadays compel to a larger interrogation on what must become corporate gouvernance. The values, the legitimacy and credibility of private administrations should be renewed in order to assure their long term survival. In this spirit, this article proposes a reflection on the concept of corporate gouvernance and, consequently, on the ethical dimension associated with it. Three main lines of thought are held to develop [37] the analysis ; I) an axis of traditional value création adopted by the financial perspective of neoclassical theory, then questioned by the contractual approach of the firm as well as by the pluralisme approach ; II) the cognitive axis of gouvernance that involve other theoretical frameworks, including behavioral theory of the firm, theories of organisational leaming and théories of resources and skills ; III) a légal axis establishing the rule of law in building mechanisms governing relations between the company and stakeholders. Finally, crucial and decisive, stems to be the task of implementing this concept of gouvernance. The authors make the plea that this challenge can not be achieved without the establishment of a vast education workload. Ultimately, the responsability of managers must become the subject of a substantial educational effort.



« Nous sommes une communauté mondiale, et comme toutes les communautés, il nous faut respecter des règles pour pouvoir vivre ensemble. Elles doivent être équitables et justes, et cela doit se voir clairement. Elles doivent accorder toute l'attention nécessaire aux pauvres comme aux puissants, et témoigner d'un sens profond de l'honnêteté et de la justice sociale. »
Joseph Stiglitz, Prix Nobel d'économie

« Nous découvrons que ce dont manquent le plus les hommes c'est de la justice certes, d'amour sûrement, mais plus encore de signification. »
Paul Ricoeur


Le concept de « gouvernance d'entreprise » s'inscrit depuis quelques années comme une nouvelle réalité de la gestion. L'origine du thème se situe dans l'analyse de Berle et Means (1932). Le terme gouvernance apparaît en 1937 dans un article de Ronald Coase intitulé « The nature of the firm ». Dans les années 1970, d'autres économistes ont commencé à définir la gouvernance comme étant la mise en œuvre de dispositifs visant à mener des coordinations internes en vue de réduire les coûts de transaction que génère le marché. Toutefois, ce n'est qu'en 1997 que le terme « bonne gouvernance d'entreprise » prend racine alors que la Banque mondiale reconnaît que le marché ne peut assurer une allocation optimale des ressources et réguler les effets pervers de la mondialisation des marchés alors que sévit une crise dans le Sud-Est asiatique. L'arrivée de l'épithète « bonne » est bien sûr connotée d'une référence normative dont le caractère idéologique deviendra manifeste. Mais, le thème « gouvernance d'entreprise » a pris récemment toute sa pertinence, tant dans les préoccupations des hommes et des femmes politiques que des chercheurs issus de différents champs disciplinaires (droit, économie, gestion, science politique, etc.). Il peut être illustré par la négative à l'aide de contre-exemples : Enron, Worldcom, Vivendi Universal, Parmalat, etc. Ces scandales dans la gouvernance d'entreprise en Occident ont contribuée placer la gouvernance au cœur de la gestion des organisations. Ils ont accéléré le rythme des initiatives nationales et internationales, entre autres celles de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou la Banque Mondiale, visant à renforcer les règles de la gouvernance d'entreprise et de son application et ont conduit à un ensemble de mesures législatives et [38] réglementaires visant à réorienter le cadre opérationnel de la gouvernance. Mais, qu'est-ce que la gouvernance d'entreprise ? Charreaux (1997 : 1) la définit ainsi : « ...le gouvernement des entreprises recouvre l'ensemble des mécanismes organisationnels qui ont pour effet de délimiter les pouvoirs et d'influencer les décisions des dirigeants, autrement dit, qui « gouvernent » leur conduite et définissent leur espace discrétionnaire ». La gouvernance d'entreprise s'inscrit donc dans une perspective de régulation du comportement des dirigeants en lien avec l'efficience, de définition des « règles du jeu managérial », pour employer l'acception formulée par Charreaux (2003).

Différents courants théoriques fondent les modèles de gouvernance. Le premier s'appuie sur la théorie contractuelle de la firme et connaît plusieurs variantes, soit la vision financière soit la vision partenariale. Le deuxième prend sa source au niveau des « théories cognitives » qui postulent que la firme acquiert la faculté d'apprendre et de créer de la connaissance (Charreaux, 2003). Ainsi, la gouvernance peut être analysée en fonction de ces trois grands axes : I) l'axe de la création de valeur traditionnel adopté par la vision financière issue de la théorie néoclassique, puis remis en cause par l'approche contractuelle de la firme et l'approche pluraliste ; II) l'axe cognitif de la gouvernance qui mobilise d'autres cadres théoriques, dont la théorie comportementale de la firme, les théories de l'apprentissage organisationnel et les théories des ressources et des compétences ; III) l'axe juridique s'ajoute aux deux premiers et s'exprime par l'instauration de règles de droit dans l'élaboration des mécanismes régissant les relations entre l'entreprise et les parties prenantes qui assurent la rigueur aux processus.

La prise en compte de la règle de droit et la comparaison des différents modèles de gouvernance conduit inévitablement à s'interroger sur la performance respective des différents systèmes de gouvernance sur le plan éthique. Autrement dit, est-ce qu'un modèle est supérieur à un autre sur ce plan et, dans l'affirmative, comment s'assurer de sa pérennité ? Une telle question revêt une importance capitale, car, au-delà du respect des règles, Solomon et Hanson (1985) considèrent, dans La morale en affaires, clé de la réussite, que l'entreprise éthique apporte une contribution à la société en ce qu'elle tient compte des conséquences de son activité à l'intérieur comme à l'extérieur de l'entreprise. Son rôle au plan de la gouvernance est important. En effet, l'éthique est une réflexion axiologique qui sous-tend le comportement des individus. Elle permet d'établir des critères pour déterminer si une action est bonne ou mauvaise et pour juger des motifs et des conséquences d'un acte. En d'autres mots, l'éthique, c'est un processus de clarification des raisons qui motivent une décision donnée ainsi qu'une mise au jour des valeurs et de leur hiérarchisation qui sous-tendent ces décisions et animent les comportements. C'est la science de la décision et de l'action (Bougon, 2003). Elle est donc au cœur des décisions et actions de gouvernance.

[39]

Le but de cet article est précisément, dans un premier temps, d'expliquer en quoi les trois axes constituent des facteurs d'influence et d'évolution des comportements des dirigeants et comment ils façonnent les pratiques de gestion, les informations fournies par les organisations, publiques ou privées, à leurs partenaires et par là la contribution de l'entreprise à la société. Dans un second temps, il conviendra de montrer que la mise en oeuvre de ces trois axes dépend d'une stratégie bien orchestrée au sein de l'organisation laquelle suppose une compétence de la part des dirigeants et par là des initiatives dans le domaine de l'éducation et de la formation des gestionnaires, des fonctionnaires, des éducateurs eux-mêmes, des cadres supérieurs, voire des citoyens ordinaires. Ainsi, la gouvernance d'entreprise serait un idéal global, mais sa mise en application concrète et son évaluation nécessitent l'ouverture d'un chantier éducatif et évaluatif adapté où doivent être abordés, tour à tour, divers aspects ponctuels (le conseil d'administration, le comité de gouvernance et le comité de vérification, le contexte juridique et les normes générales de conduite des administrateurs, etc.) mais liés les uns aux autres.

1. L'AMBIGUÏTÉ ET LA POLYVALENCE
SÉMANTIQUE DE LA NOTION


La gouvernance d'entreprise est une notion controversée encore aujourd'hui. Dans une revue des écrits sur la question, Charreaux (2005) indique qu'au-delà des questions de vocabulaire, il faut spécifier la nature des questions traitées dans le domaine. À ce sujet, il note que : « ... la popularité grandissante du terme de gouvernance fait qu'on l'emploie de plus en plus abusivement pour désigner le management, c'est-à-dire le gouvernement de l'entreprise par les dirigeants, alors que la gouvernance, pour reprendre l'expression heureuse de Roland Pérez (2003), désigne le « management du management » ». Il s'agit, en fait, de l'ensemble des règles, des institutions et des processus qui influent sur la manière dont l'entreprise est dirigée et contrôlée. Elle comprend donc les règles officielles et non officielles, les pratiques acceptées et les mécanismes d'application et de sanction, privés comme publics, qui, ensemble, régissent les relations entre ceux qui contrôlent effectivement l'entreprise (les dirigeants) et les actionnaires ou entre les dirigeants et les parties prenantes, selon la conception de la gouvernance retenue. Dans le modèle de création de valeur adopté par l'approche financière issue de la théorie néoclassique pour l'actionnaire, le terme « gouvernance » désigne un mode de gestion des firmes fondé sur une articulation entre le pouvoir des actionnaires et celui de la direction. La firme est vue comme un « boîte noire » et il y a convergence d'intérêt et symétrie d'information dans la relation actionnaires dirigeants (Dherment-Ferere & Bidan, 2007). Le critère essentiel d'une bonne gouvernance repose alors dans la protection des intérêts des actionnaires. Au niveau de cette axe traditionnel, deux autres approches se distinguent : l'une, basée sur la théorie de l'agence et de l'enracinement, reste centrée sur la vision actionnariale, la seconde adopte une vision partenariale de [40] la valeur. La conception financière actionnariale domine encore les recherches comme élément principal de la création de valeur. Cette vision traditionnelle a tout d'abord été remise en cause par l'approche contractuelle de la firme, qui introduit l'existence de conflits d'intérêts entre actionnaires et les dirigeants puis par l'approche pluraliste et interactive de l'action collective qui rejette la vision actionnariale de la valeur (Dherment-Ferere & Bidan, 2007).

Dans le second cas, celui dont les modèles de gouvernance prennent appui sur d'autres cadres théoriques, telles les théories de l'apprentissage organisationnel ou des ressources et des compétences, ces modèles se régulent principalement par des mécanismes internes comme des codes d'éthique, des actions de responsabilité sociale et environnementale (RSE), etc. Ils prennent en compte les intérêts de toutes les parties prenantes (Solle, 2007) dans un mouvement de décentralisation de la prise de décision. Ils renvoient à la mise en place de nouveaux modes de régulation plus souples.

Peu importe le modèle, le défi de la gouvernance d'entreprise repose donc, de manière générale, sur des objectifs de mise à niveau des structures politiques, économiques et sociales en vue de rassembler les meilleures conditions possibles pour améliorer tant l'administration des affaires publiques que pour favoriser une gestion harmonieuse des entreprises privées. S'il vise une réforme de l'art de gouverner au sens large, il emporte surtout le souci, moins nouveau que nouvellement ressenti, de garantir en toute circonstance la prévalence de l'intérêt général et la défense des valeurs susceptibles d'accroître le bien-être de la société tout entière dans un souci d'ordre éthique. De toute évidence, il concerne autant les entreprises oeuvrant dans les pays industriels avancés que les économies émergentes dont les modes de fonctionnement doivent être adaptés, de façon efficace et rapide, aux transformations qu'impose la mondialisation. Pareille gouvernance se décline, au fond, à partir de trois maître mots qui en condensent les principes fondamentaux : rigueur, légitimité et compétence dans la disposition des ressources humaines et matérielles de l'entreprise. Et ses effets les plus tangibles doivent être reconnaissables dans tous les domaines, voire du marché formel à l'économie informelle.

Certes, la rigueur est de mise alors que le gestionnaire doit prendre des décisions de court comme de moyen terme, d'investissement et d'exploitation, d'innovation, de recherche et de développement, et tout cela à partir de paramètres nombreux et de plus en plus complexes. Il doit non seulement maximiser mais optimiser son jeu de décisions. L'instauration de règles de droit dans l'élaboration des mécanismes régissant les relations entre l'entreprise et les parties prenantes permet d'assurer la rigueur aux processus. Dans cet exercice de décisions stratégiques, le dirigeant est appelé à considérer que toute création de valeur est susceptible de perdre une partie de sa légitimité si elle a pour conséquence d'entraîner en parallèle une perte de valeur significative, tant pour l'environnement que pour les acteurs [41] qui ont contribué à sa création. Et plus que jamais l'entreprise se doit donc d'être socialement responsable si elle veut bénéficier d'une légitimité aux yeux de la société et continuer à exister (Champion et Gendron, 2005). Dès lors, il convient d'emblée de s'interroger sur les ruptures possibles au plan de la rigueur et de la légitimité et sur leur articulation autour du concept fédérateur de compétence que nous analyserons plus loin. Mais, tout d'abord, analysons les deux modèles de gouvernance afin de voir lequel est le plus susceptible d'assurer cette rigueur et cette légitimité dans les processus stratégiques.

1.1. L'axe de la création de valeur traditionnel
issue de la théorie néoclassique


La vision actionnariale s'insère dans la conception classique de l'entreprise et la théorie de la rationalité économique. L'entreprise devient un outil de maximisation des profits pour les actionnaires. Son rôle est d'abord et avant tout d'optimiser les combinaisons productives les plus efficaces (soit les ressources humaines, financières et techniques) en travaillant à accroître sa productivité, ses parts de marché et à réduire ses coûts, le tout en fonction de la création de valeur pour l'actionnaire. C'est Friedman (1962) qui a défini les concepts de la primauté absolue des actionnaires et de la maximisation des profits. Il est allé plus loin en confirmant la vision actionnariale de la valeur : « ... peu d'évolutions pourraient miner aussi profondément les conceptions mêmes de notre société libre que l'acceptation par les dirigeants d'entreprise d'une responsabilité sociale autre que celle défaire le plus d'argent possible pour leurs actionnaires » (1971 : 84). Selon cette théorie, qui s'inscrit dans une visée utilitariste de l'éthique, la maximisation du profit profite à l'ensemble de la société par le fait qu'elle entraîne le bien-être général puisque l'entreprise est alors en mesure de créer de la richesse. À la fin, l'organisation économique est vue comme juste et efficiente. Juste parce qu'elle assure une rémunération en fonction de l'apport à l'entreprise et efficiente parce que le marché force l'entreprise à optimiser sa production tout en rationalisant ses coûts. Cette visée utilitariste de bien-être de la majorité et de maximisation des résultats a été développée par Bentham (Audard, 1999), pour qui la réflexion économique peut s'affranchir de la morale et s'appuyer sur le seul calcul des avantages et désavantages pour la richesse de l'individu et de la nation. L'éthique devient donc l'objet d'un calcul.

Selon Charreaux (2003), cette vision subit l'influence anglo-saxonne qui accorde un rôle déterminant aux marchés financiers. Le contrôle de ce système de gouvernance d'entreprise est assuré d'abord et avant tout par des mécanismes internes (tels le droit de vote attribué aux actionnaires, le conseil d'administration, les systèmes de rémunération des dirigeants ou encore les audits) et des mécanismes externes (comme le marché des dirigeants et le marché des prises de contrôle). Le mécanisme de contrôle dominant demeure toutefois le marché des dirigeants. Celui-ci fait en sorte que les dirigeants cherchent à maximiser [42] la croissance de l'entreprise dans le but d'accroître leur propre réputation et leur valeur dans un marché où l'évaluation de leur performance est fortement liée au rendement des indices boursiers de l'entreprise. En effet, le conseil d'administration intervient principalement par voie incitative, en recourant à des systèmes liant la rémunération des dirigeants à la performance actionnariale par des primes au rendement, des options d'achat d'actions, etc., tout comme il peut rapidement sanctionner un dirigeant dont la performance est insatisfaisante en l'évinçant des processus de décision de l'organisation. Ce mécanisme est complété par des mécanismes internes comme la surveillance mutuelle entre membres de l'équipe dirigeante et par le conseil d'administration.

Le deuxième mécanisme de contrôle consiste dans la mise en place de normes internationales de communication de l'information financière (ou reporting financier). Ce mécanisme permet d'assurer la diffusion de l'information à toutes les parties prenantes. Ainsi, tant les actionnaires que les collectivités publiques, les salariés, les clients et les fournisseurs peuvent disposer, à travers la mise en œuvre de ces normes comptables, de sources d'informations pertinentes pour répondre à leurs besoins spécifiques. Parce qu'ils peuvent se retirer facilement du marché boursier, les actionnaires exercent un contrôle passif (Pigé et Paper, 2006). Toutefois, ce mécanisme positionne la gouvernance d'entreprise dans le champ d'une éthique normative de par le cadre législatif et réglementaire qui dicte les règles qui régissent l'information financière. Et comme l'explique Dionne-Proulx et Jean (2007), rien ne garantit l'intériorisation de ces normes et donc leur respect.

Larcker, Richardson et Tuna (2005), dans une étude de grande ampleur, portant sur l'incidence de l'ensemble des mécanismes de gouvernance des entreprises sur la performance des firmes américaines, trouvent que l'approche actionnariale n'explique qu'une part très faible de la performance. Deux grandes hypothèses sont avancées pour expliquer cette réalité. D'abord, comme ce système de gouvernance accorde moins d'importance aux réseaux et à la construction de relations à long terme avec les différentes parties prenantes, il est moins favorable à la création de compétences pour l'entreprise, qui pourtant constituent des avantages compétitifs pour celle-ci et peuvent influer sur sa performance. Et comme il laisse une forte latitude aux dirigeants, il est réaliste de penser que le décideur agit en fonction d'une utilité quelconque et qu'il tentera de maximiser celle-ci lors du traitement de certaines situations conflictuelles.

Ainsi, sur le plan éthique, le modèle actionnarial ne positionne pas la gouvernance d'entreprise dans le champ des valeurs. Une telle vision met en péril les rapports sociaux qui unissent les acteurs pour les remplacer par une utilité quelconque et le « chacun-pour-soi » qui va à rencontre de l'éthique. Dans les faits, l'entreprise retient les principes qui servent ses intérêts et ceux de ses actionnaires, lorsqu'elle juge opportun de le faire. Tout au plus, les mécanismes de contrôle sous-jacents [43] à ce modèle le positionne dans une logique d'hétéronomie. Et, plus encore, en vertu des valeurs néolibérales qui lui sont sous-jacentes, il fait disparaître d'autres valeurs comme la compassion, l'entraide et la solidarité (Fortier, 2001). L'auteur fait remarquer que la concurrence généralisée favorise l'esprit de prédation, ce qui l'amène à se poser une question fondamentale : « Est-ce que la loi du plus fort peut se justifier éthiquement ? » Il apporte d'ailleurs une réponse tout à fait percutante à cette interrogation : « La liberté d'opprimer ne saurait être légitime même pour des raisons économiques » (Fortier, 2001 : 88).

Ainsi, dans la mesure où l'accent est d'abord et avant tout mis sur la valeur actionnariale, la question qui se pose ici est la suivante : comment l'entreprise peut-elle, avec une telle approche, bénéficier d'une légitimité aux yeux de la société pour reprendre les termes de Champion et Gendron (2005) ? Cette simple question permet de mettre en évidence l'importance de dépasser une vision de la gouvernance basée sur la création de valeur pour les actionnaires, basée sur une logique d'utilitarisme.

1.2. L'axe cognitif de la gouvernance d'entreprise

Contrairement à la vision actionnariale de la valeur, l'axe cognitif de gouvernance s'inspire de la théorie comportementale de la firme, des théories de l'apprentissage organisationnel et des théories des ressources et des compétences et valorise plutôt la création de valeur pour l'ensemble des partenaires. Ce système de gouvernance repose sur une vision radicalement différente du processus de création de richesse dans la mesure où elles conduisent à accorder davantage d'importance au développement des compétences de l'entreprise et aux capacités des firmes à innover, à créer de nouvelles occasions d'investissement et à modifier leur environnement. La gouvernance d'entreprise, dans ce contexte, s'apprécie non plus en fonction de la seule maximisation des profits pour les actionnaires mais à partir des processus décisionnels menant à la prise en compte des différentes parties prenantes, que ce soit les salariés, les consommateurs, les fournisseurs, les sous-traitants ou les collectivités publiques. À ce chapitre, Solle (2007) affirme que ce sont ces partenaires et, de manière prioritaire dans certains cas, les clients finaux ou intermédiaires qui valident, a posteriori, la compétence de l'organisation et qui légitiment les processus opérationnels (l'ensemble des activités) sur lesquels elle repose. Ainsi, mentionne-t-il, la compréhension de leurs attentes ainsi que leur traduction en actes de gestion et en actes opératoires visant à y répondre, constitue des défis incessants au plan de la gouvernance d'entreprise. En fait, les attentes de ces acteurs influencent nécessairement les décisions des dirigeants et la clé de la performance se situe donc, selon ces théories, dans la capacité de la direction à innover et à construire de nouvelles occasions en lien avec les attentes de ses clients.

[44]

L'entreprise est alors vue comme un véritable intégrateur social dans la mesure où la production suppose une interaction dynamique entre des niveaux différents (les niveaux stratégiques et opérationnels) et des rythmes différents (les processus stratégiques répondent à des rythmes lents alors que les processus opérationnels répondent généralement à des rythmes courts) (Solle, 2005). Il renvoie, en ce sens, à la sociologie des organisations en ce qu'il pose la question essentielle du contrôle de l'action collective à l'intérieur des organisations dans un environnement qui associe plusieurs acteurs dont les intérêts et les logiques diffèrent. Chevalier (1996) précise que devant la complexité des problèmes et la diversité des acteurs en présence, la gouvernance d'entreprise propose, à tous les niveaux de la vie sociale, de substituer aux anciens modes de gestion devenus obsolètes des mécanismes plus souples de coordination et d'intégration. Un tel système de gouvernance serait de nature à engendrer trois types de changements majeurs de la gestion, soit :

1. Un effort de rationalisation qui vise à réduire la part d'incertitude et d'aléas inhérents à toute action collective (incluant une démarche stratégique plus affinée, une plus grande rigueur dans l'élaboration des choix et une évaluation systématique des effets des actions engagées) ;

2. Une meilleure prise en compte de la diversité des pôles multiples de pouvoirs permettant d'établir des procédures d'échanges, de concertation et de négociation entre ces pôles d'influence ;

3. Une volonté de créer des stratégies de participation pour impliquer les intéressés dans l'élaboration des décisions en les associant à la construction des choix collectifs (Chevalier, 1996).

Ce type de gouvernance permet de prendre en compte à la fois la création de valeur pour l'actionnaire et le développement de compétences de la firme y compris le capital humain (savoir-faire, compétences, innovation). La Commission des communautés européennes (2001) explique que dans le paradigme fonctionnaliste de l'efficience, où l'accent est placé sur les compétences distinctives de la firme, cette nouvelle vision de la gouvernance conduit à placer le capital humain et la gestion des ressources humaines au centre des préoccupations de la gouvernance. Elle reconnaît qu'il faut faire plus que respecter les obligations juridiques applicables, mais également qu'il faut investir dans le capital humain, l'environnement et les relations avec les parties prenantes.

Sur le plan éthique, ce modèle positionne donc la gouvernance d'entreprise dans le champ des valeurs, du partenariat et du dialogue. D'ailleurs, Lévesque (2001) reconnaît que le partenariat devient une tendance lourde de la nouvelle gouvernance à l'ère de la mondialisation.

Dès lors, en raison du type de participation nécessaire, des échanges et de la concertation qu'il suppose, ce modèle de gouvernance constitue un terrain [45] propice pour l'émergence d'une véritable démarche éthique qui place le sujet au centre des préoccupations. En ce sens, on comprend bien que ce modèle de gouvernance est beaucoup plus intéressant sur le plan éthique.

Par ailleurs, selon Charreaux (2003), la principale faiblesse de ce modèle de gouvernance vient du fait que les théories sous-jacentes mettent d'abord l'accent sur la création de nouvelles occasions productives (création de valeurs) et ne se préoccupent pas véritablement de leur répartition entre les différentes parties prenantes, ce qui ici aussi pose problème au plan éthique parce qu'il est susceptible d'engendrer des conflits entre les parties prenantes que l'entreprise devra nécessairement apprendre à solutionner.

En somme, si les théories sous-jacentes aux systèmes de gouvernance d'entreprise mettent l'accent sur la prise en compte du seul bien des actionnaires ou de celui de l'ensemble des parties prenantes, ainsi que sur les compétences de la firme, un autre déterminant, l'instauration de règles de droit, permet de donner une signification plus claire du concept et, surtout, de montrer comment la gouvernance peut devenir l'objet d'un programme de formation, de perfectionnement le cas échéant, pour tous ceux que la question concerne.

1.3. L'instauration d'un cadre juridique,
réglementaire et institutionnel approprié et efficace


Le droit reste l'un des trois piliers de la « gouvernance d'entreprise ». Il est un signe tangible de rationalisation des différentes conduites économiques. En effet, un système juridique doté d'institutions accessibles et efficaces est essentiel pour protéger les investissements, les contrats et d'autres interactions commerciales, pour protéger les droits des travailleurs et renforcer la société civile locale. La responsabilité qui s'y rattache est de nature à assurer une harmonisation des échanges par le respect des règles de bonne conduite à l'égard de l'autre et d'autrui. D'ailleurs, l'OCDE, dans un document intitulé Les principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales a tenu à réaffirmer que pour établir un régime de gouvernement d'entreprise efficace, il faut mettre en place un cadre juridique, réglementaire et institutionnel approprié et efficace sur lequel les intervenants peuvent s'appuyer lorsqu'ils établissent des relations contractuelles relevant du droit privé. Un tel cadre se compose donc normalement d'éléments législatifs, d'une réglementation appropriée, de mécanismes institutionnels et de différentes pratiques en lien avec les traditions propres à chaque pays et même chaque entreprise. Il porte également sur les règles de droit touchant sur les investissements et leur application, le risque de corruption ou d'influence indue. Ces divers risques s'avèrent particulièrement grands dans les pays où l'influence de puissantes coalitions se fait sentir et où l'appareil judiciaire manque d'indépendance et de responsabilité.

[46]

Comme le soulignent Oman et Blume (2005), dans une perspective à long terme, l'appareil judiciaire donne aussi l'assurance que l'impunité n'est le privilège de personne, qu'il assure la protection des droits de propriété et le recours à des tribunaux efficaces en cas de viol de ceux-ci. Autant d'institutions qui peuvent servir à donner plus de rigueur à la gouvernance. Ces auteurs mentionnent que sans la possibilité d'en appeler à un arbitrage crédible en situation de conflit, l'inquiétude s'installe et les différentes formes de la liberté (d'expression, d'entreprise, d'action, de participation) sont inévitablement entravées dans leur développement.

Cependant, dans le contexte de l'entreprise, le cadre juridique, réglementaire et institutionnel est souvent considéré comme une entité à caractère instrumental et pouvant se suffire à lui-même. Cette position contribue à conforter les tenants d'une approche qui veut que l'éthique soit superflue dans l'entreprise, qu'elle ne puisse exister, que les règles économiques sont autosuffisantes. Or, la gouvernance de l'entreprise ne peut s'appuyer uniquement sur un cadre juridique. Comme l'explique Chardel (en ligne) la déterritorialisation, les nouvelles réalités économiques qui engendre la fragmentation des entreprises qui sont alors présentes dans plusieurs pays et avec divers plans produisant chacun un produit déterminé, s'accordent avec une certaine impersonnalité et une immatérialité où les conditions du vivre ensemble ne sont plus aussi bien définies, ce qui contribuent à rendre toute assise légale plus difficile à mettre en oeuvre. L'auteur rapporte le cas de la Horei Toy Company, dans la zone franche de Cavité, aux Philippines où les 200 salariés ont des contrats d'embauché de quatre mois, régulièrement renouvelés, afin de contourner les avantages sociaux liés aux contrats de longue durée. Cette situation de précarité prévaut également ici au Québec et elle est parfois visible même au niveau de la fonction publique tant québécoise que canadienne. De telles réalités motivent une responsabilité éthique qui doit nécessairement accompagner la responsabilité juridique. Et, pour Emmanuel Levinas (1990), la responsabilité éthique vient de la distance qui fait qu'autrui me concerne et apparaît dans une proximité singulière.

2. LES QUESTIONNEMENTS
À LA BASE D'UN CHANTIER ÉDUCATIF


Une fois la notion de gouvernance circonscrite, il importe de traduire cette réalité plus théorique en un questionnement pratique afin d'orienter l'ouverture d'un chantier éducatif et évaluatif adapté à chacun des trois axes du modèle et permettant de mieux comprendre en quoi ceux-ci sont des facteurs d'influence et d'évolution des comportements des dirigeants et comment ils façonnent les pratiques de gestion et les informations fournies par les organisations, publiques ou privées, à leurs partenaires.

[47]

Les questionnements pratiques se situent à plusieurs niveaux. Tout d'abord, au niveau de la fin poursuivie, mentionnons que la maximisation des profits pour les actionnaires demeure l'objectif ultime de l'approche actionnariale. Quant à l'approche cognitive, elle permet de reconnaître que la création de valeur est associée à un ensemble d'éléments, dont l'identité et les compétences de la firme, le tout présentant un ensemble cohérent (Teece et al, 1994 dans Charreaux, 2003). Tout en s'appuyant sur ces éléments propres à assurer la création de valeur, une nouvelle gouvernance n'est-elle pas à définir, pour comprendre la firme comme une coalition d'individus et de groupes différents aux attentes et aux comportements divergents, parfois antagonistes avec des rapports de force et des cultures composites qu'il faut apprendre à gérer par le dialogue ? De même, la nouvelle gouvernance ne dénie plus l'autonomie des acteurs, a contrario elle est favorisée et encadrée, car comprise comme une source potentielle de création de valeur (Thomas, 2003). Mais, elle appelle des modes de gestion renouvelés misant sur la responsabilisation et l'autonomie des acteurs organisationnels, éléments clés de l'éthique.

Solle (2007) explique qu'il ne s'agit plus de rechercher l'obtention d'un objectif unique (maximiser la valeur pour les actionnaires), mais la coexistence de plusieurs objectifs (ceux des différentes parties prenantes), susceptibles de rendre pérenne un système qui est par nature conflictuel. Or, la résolution des conflits de valeurs est l'essence même de l'éthique. Cette nouvelle gouvernance pourrait permettre de prendre en compte de l'ensemble des risques susceptibles d'affecter ces différentes parties prenantes, les valeurs agissantes, et ce, tant dans les décisions stratégiques qu'opérationnelles.

De plus, au niveau d'un idéal de justice, l'œuvre de John Rawls apparaît comme un « noyau dur » de la réflexion éthique contemporaine. Elle est fondée sur le postulat fondamental selon lequel la justice doit être atteinte dans le respect de l'égalité et de la liberté. La conception politique de la justice qu'il avance dans Le libéralisme politique (1993) montre que les individus peuvent avoir des opinions conflictuelles, mais que ce sont des divergences qui s'atténuent au moyen de la conciliation et du compromis. Ainsi, ce qui découle de cette médiation sert à réguler les structures de base de la société. Sa conception de la justice repose sur une notion de consensus.

Dans cet esprit, les questions pourraient porter sur la meilleure voie à emprunter pour que la « gouvernance d'entreprise » favorise la liberté, une plus grande égalité dans le monde du travail et, par là, une plus grande légitimité aux activités des entreprises ? Notamment, une réflexion s'impose afin qu'une nouvelle gouvernance puisse, par exemple, associer davantage les salariés à la bonne marche de l'entreprise par une réelle participation au capital ainsi qu'aux décisions majeures de gestion de l'entreprise et la recherche de consensus, tout en reconnaissant les droits et la protection de tous les travailleurs. Par ailleurs, [48] un meilleur équilibre entre capital et travail, notamment en ce qui a trait aux écarts de rémunération entre les hauts dirigeants et les salariés, ne serait-il pas souhaitable dans l'esprit d'un meilleur partage de la richesse ?

Au niveau des organes de représentation des travailleurs, quelle place la nouvelle gouvernance devrait-elle réserver aux syndicats ? En plus de faire la synthèse des différents intérêts économiques, sociaux et financiers des salariés et d'assumer leur rôle de défense des intérêts économiques des salariés (à travers la négociation collective) ne pourrait-on pas croire que se dessine une seconde fonction syndicale, plus coopérative, par laquelle les organisations syndicales pourraient devenir à la fois des parties prenantes à la définition de la stratégie de l'entreprise, à la mise en œuvre de mécanismes internes de solution des conflits et une force de surveillance stratégique des nouveaux mécanismes ?

Enfin, au plan de la gouvernance, dans quelle mesure les règles de gouvernance, les codes d'éthique et les chartes de valeurs suffisent-elles à assurer que les trois maître mots qui condensent les principes fondamentaux de la gouvernance : rigueur, légitimité et compétence dans la disposition des ressources humaines et matérielles de l'entreprise deviennent une réalité incontournable de la gestion ?

Comment palier à ces insuffisances ? Quelle voie emprunter pour favoriser une plus grande justice et une plus grande équité dans le monde du travail ainsi que pour assurer une légitimité aux activités des entreprises ? Une réflexion s'impose et l'effort passe notamment par la valorisation d'un chantier éducatif où peuvent être abordés tour à tour, les divers questionnements explicités ci haut en lien avec les théories des organisations et la gestion renouvelée des ressources humaines.

3. VERS UNE PÉDAGOGIE INTÉGRÉE
POUR ENSEIGNER LA GOUVERNANCE


D'après Solle (2005), alors que les organisations sont plus diffuses et plus étendues, que les repères sont difficilement perceptibles, les organisations doivent viser la création de valeur par l'innovation et le développement de nouvelles compétences ainsi que la construction de nouvelles occasions d'affaires. S'il est légitime pour les entreprises de promouvoir un modèle de gouvernance qui assure cet objectif, il paraît néanmoins essentiel de l'instrumenter de manière à en arrivera un renforcement durable des capacités institutionnelles, notamment par la connaissance des principaux modèles de gouvernance, des aspects juridiques, financiers et éthiques, des rôles et responsabilités des administrateurs, dirigeants et membre du conseil, de l'importance du rôle du président du conseil. Il paraît tout aussi essentiel d'insister sur l'analyse stratégique, la clarification du projet d'entreprise, les objectifs stratégiques, les enjeux, les conditions de marché.

[49]

Cette clarification du projet, connu et compris, permettra à chacun de trouver du sens à son action, soit la participation à une finalité commune. Paul Ricoeur (1964 : 312) insiste sur ce besoin de sens en mentionnant : « nous découvrons que ce dont manquent le plus les hommes, c'est de la justice certes, d'amour sûrement, mais plus encore de signification ». Dans un souci de création de valeur, il importe de mobiliser les ressources humaines, de leur donner des repères tangibles afin qu'ils puissent trouver du sens en s'engageant autour du projet commun. Au-delà du respect des seuls aspects juridiques, la volonté politique de l'entreprise de déployer une stratégie respectueuse de ses partenaires, de considérer les travailleurs et leurs représentants comme acteurs porteurs d'évolution et de régulation sont des éléments majeurs à considérer dans une gouvernance renouvelée dans une perspective éthique.

En somme, la formation à la gouvernance comprend toutes les activités visant à connaître, informer et former les individus afin de les motiver, de les habiliter et de les soutenir. L'objectif ultime est de familiariser les participants aux nouvelles règles et aux meilleures pratiques de gouvernance tout en leur démontrant que la gouvernance évolue et n'est plus limitée à un rôle fiduciaire mais bien à la création de valeur pour l'entreprise. Faisant appel aux expériences des participants, un tel projet de formation leur permet d'approfondir des connaissances et de s'approprier les habiletés de gestion requises pour assurer une saine gouvernance adaptée à l'environnement de leur organisation.

3.1. Les niveaux d'apprentissage

Le projet éducatif nécessite d'abord la maîtrise de concepts spécifiques. D'abord, il faut éclairer les notions relatives à l'éthique, la gouvernance et la stratégie d'entreprise, soit les approches théoriques sous-jacentes aux concepts, leurs forces et faiblesses ainsi que les principes de gestion visant à renforcer la gouvernance. Enfin, il faut analyser la stratégie d'entreprise avec les défis majeurs liés à la globalisation des marchés, les moyens d'action dans des contextes culturels et institutionnels diversifiés.

Un deuxième volet peut être consacré à la gouvernance et sa déclinaison dans l'action, soit la formulation du plan stratégique incluant les éléments de planification (vision, mission, valeurs, objectifs, etc.), les types de stratégies et leurs impacts, les modèles d'affaires, leur élaboration et implantation dans l'entreprise, la place des travailleurs et de leurs organes de représentation dans la définition du plan stratégique et de sa mise en oeuvre, les valeurs partagées par les diverses parties prenantes qui devraient conduire à une prise de décision juste et équitable à tous les niveaux de l'organisation, respectueuse des autres.

Un troisième volet doit porter sur les risques stratégiques, les situations de crises et la résolution des conflits de valeurs. Ce volet doit inclure des outils visant [50] à identifier tous les risques qui peuvent avoir un impact sur la réalisation de la stratégie et du modèle d'affaires, soit les risques éthiques, les risques liés à la réputation et qui mettent en jeu l'image de l'entreprise. Ces risques peuvent prendre la forme de manque de transparence ou de loyauté des dirigeants et des administrateurs, les délits d'initiés, les abus de pouvoir, les conflits d'intérêts, etc. Le participant doit aussi acquérir des habiletés pour repérer les situations de crises, les conflits de valeurs et leur résolution, ainsi que les enseignements utiles à saisir pour le futur. Il s'agit pour le sujet d'acquérir des habiletés qui le rendent apte à agir de manière responsable dans toutes les décisions et situations à risques éthiques.

Un quatrième volet devrait porter sur le contexte juridique, la communication financière et les normes de conduite des dirigeants et administrateurs. Ce volet est fonction du cadre juridique qui prévaut dans le contexte où opère la firme (européen, asiatique, nord-américain) incluant les caractéristiques de l'information publiée par l'entreprise afin de conserver la confiance des investisseurs et du public, les obligations de qualité, les moyens de détecter la fraude financière et de la prévenir. Il doit aussi inclure la connaissance des normes de conduite qui incombent aux administrateurs, soit d'agir de manière prudente, diligente, loyale, de bonne foi et dans le meilleur intérêt de la société et les moyens de se prémunir contre les poursuites mettant en jeu leur responsabilité personnelle.

Enfin, un dernier volet doit traiter des conseils d'administration, des comités de gouvernance et de vérification. Le participant doit se familiariser avec leur raison d'être, leur rôle, les modes de fonctionnement et leurs liens avec d'autres instances de gestion tels la direction générale ou le comité de gestion de l'entreprise.

CONCLUSION

Le défi de la gouvernance d'entreprise est né d'une impasse : celle de devoir constater que le monde des affaires ne peut plus désormais se satisfaire de la seule perspective d'un enrichissement sans fin et se laisser porter par une insensibilité aux enjeux non économiques de la société. Une onde de choc semble avoir secoué la torpeur d'antan et la logique du profit, le credo par excellence des « trente glorieuses », est d'ores et déjà mise en concurrence avec d'autres variables qui forcent l'ouverture des esprits. Non seulement les nombreux scandales dans les grandes firmes privées ont-ils ébranlé la confiance des marchés comme des citoyens ordinaires, mais ils auront, en rétrospective, été à l'origine d'un immense chantier de travail dont l'objet consiste à rebâtir une légitimité au sein des administrations privées. Point de système économique qui tienne en dehors de son socle : le crédit, la crédibilité, la confiance, bref la croyance en l'autre, tous ces mots ayant une commune souche sémantique avec le verbe credere et son substantif la credentia. Tout compte fait, voilà où se situe le grand redressement que la notion de gouvernance d'entreprise sert en pratique à opérer.

[51]

Si l'angélisme de la démarche ne doit pas faire illusion, il n'en demeure pas moins que le programme mérite réflexion. D'ailleurs, diverses théories, avons-nous vu, rivalisent d'ingéniosité pour mettre l'accent sur tel ou tel aspect. Trois axes possibles ont été démarqués pour caractériser les dimensions, sinon la portée du débat. Aucun d'eux n'est suffisant en lui-même : plutôt, ils requièrent tous une gamme d'exigences au premier rang desquelles la compétence des dirigeants dans les entreprises n'est pas la moindre. Puis, à son tour, la compétence en matière de gouvernance reste impensable sans l'éducation et la formation perpétuelle des gestionnaires. Somme toute, l'enjeu repose ici sur une compréhension élargie des problèmes, comme si un regard holistique sur le monde devenait le sésame pour garantir la réhabilitation de la confiance.

La notion de gouvernance se révèle, à l'analyse, inséparable d'un glissement du centre de gravité de l'entreprise vers des compromis sociaux. Ainsi, l'appât du gain n'élimine pas le capital humain : il le valorise d'une certaine manière comme une ressource matérielle et surtout culturelle pour se définir une image de marque dans la société. Les publicités télévisuelles ne manquent pas pour valoriser l'employé performant qui, en se distinguant de la sorte, rehausse l'entreprise en devenant sa « vitrine sociale ». De manière moins anecdotique et plus fondamentale, un idéal englobant se forge où sont conciliées les dimensions humaines et économiques. Il déborde jusqu'à inclure le respect du milieu de l'homme, c'est-à-dire l'environnement et l'ensemble des grandes valeurs comme l'autonomie, l'égalité et la dignité. N'est-il pas temps de prendre au sérieux le point de vue du prix Nobel d'économie Amartya Sen (Jacob, 2003) pour qui, s'agissant de l'économie, la modernité doit évoluer pour acquérir une portée plus substantielle : l'heure est venue, écrit-il, d'admettre qu'il n'y a pas de véritable développement sans une prise en compte des droits et des libertés des êtres humains et qu'une croissance sans le souci de parfaire l'égalité n'est qu'une parenthèse vainement ouverte dans la quête du progrès social. Peut-être le principal mérite de la notion de gouvernance d'entreprise n'est-il pas de nous convier pour répondre à l'exigence toujours renouvelée selon laquelle il n'est point de crédit sans une reconnaissance pleine et entière de la valeur de l'autre.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 6 octobre 2014 11:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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