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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilbert Larochelle. “Espace public et démocratie : l'expérience des commissions sur l'avenir du Québec.” Un article publié dans Revue française de science politique, 50e année, n° 4-5, 2000. pp. 811-839.

Gilbert LAROCHELLE [1954-]

professeur en philosophie politique à l'Université du Québec à Chicoutimi.

Espace public et démocratie:
l'expérience des commissions
sur
l'avenir du Québec.”

Un article publié dans Revue française de science politique, 50e année, n° 4-5, 2000. pp. 811-839.

Résumé / abstract
Introduction

DÉMOCRATIE ÉLITAIRE ET CITOYENNETÉ : L’AMÉNAGEMENT DE LA DÉLIBÉRATION PUBLIQUE

Espace public et croyance
La gestation des commissions
La naissance des commissions ou hiver de la parole
Le contexte de développement des commissions
Le mandat des commissions
Le mode opération des commissions

AU-DELÀ DE LA SOUVERAINETÉ : LA QUÊTE D’UN GRAND RÉCIT

L’Entrée dans le corpus
Le débordement du politique les thèmes privilégiés
La légitimité interrogée : le recadrage argumentatif

Résumé / Abstract

RÉSUMÉ

Le débat sur la souveraineté du Québec semble aujourd'hui assorti d'une réflexion qui déborde la discipline des études constitutionnelles où les experts et les hommes politiques ont eu tendance, depuis les trente dernières années, à reléguer la plupart des enjeux. Plusieurs signes indiquent qu'il devient plus que jamais indissociable d'une interrogation sur la possibilité d'y greffer un « projet de société », voire sur la nécessité d'y mettre en scène une nouvelle conception de l'espace public. L'expérience des Commissions sur l'avenir du Québec, conduite avant le référendum de 1995, offrit l'occasion de recourir à des pratiques délibératives dérogeant aux formes classiques de la représentation héritées des Lumières et surtout des institutions inspirées par le modèle du parlementarisme britannique. À l'examen, la pédagogie de cet exercice excède les éclairages thématiques qu'il devait fournir. La présente étude tente de démontrer que des recadrages décisifs du politique y furent revendiqués malgré le foisonnement apparemment erratique des argumentaires, notamment par le rappel de la primordialité d'un « projet de société » sur la visée, même instrumentale, de la souveraineté. Il vise à soutenir que l'élargissement du débat par la population fut une stratégie de recentration de la légitimité de l'espace public, de cheminement dans un autre parcours argumentatif que celui des élites, sinon de reproblématisation de la souveraineté elle-même.

ABSTRACT

Public space and democracy : the record of the commissions on the future of quebec Nowadays, the debate on the sovereignty of Quebec seems to have been saddled with a mode of thought, that goes beyond the scope of constitutional studies, and into which a tendency to relegate most of the stakes has emerged among experts and politicians over the past thirty years. A number of signs show that the debate has become, more than ever, inséparable from the question of including a society project, of bringing into being a new concept of public space. The Commissions on the future of Quebec, held before the 1995 referendum, were an opportunity to have recourse to deliberation practices that departed from the classical forms of representation inherited from the Enlightenment and, above ail, of the institutions modeled on British parliamentarism. Yet, the method of the exercice overshadowed the proposed intention to shed light on the thème. This paper is an attempt to demonstrate that decisive political reform was called for, despite the prolifération of erratic arguments, particularly through the constant reminder of the primary, importance of a societal project over the vision of political independence, even viewed as instrumental. This paper maintains that the widening of the debate by the people became a strategy to refocus on the legitimacy of public space, to lead the argument through a different avenue than that prescribed by the leaders, and to reshape the conceptualization of the very issue of sovereignty.

[811]

INTRODUCTION

Un des enjeux peut-être les plus saillants des dernières années dans le débat constitutionnel au Canada consiste à savoir si un « projet de société » peut émerger de l'accession, toujours hypothétique au demeurant, du Québec à la souveraineté. Même si les questions du pluralisme linguistique et de la dualité culturelle se posent depuis la signature du pacte confédéral lui-même en 1867, le problème de la gestion de cette diversité en fonction d'un éventuel morcellement du pays n'est devenu véritablement significatif dans l'espace public que depuis moins d'une trentaine d'années. La tension séculaire entre les deux « peuples fondateurs », pour employer une terminologie controversée, fut alors incarnée dans des programmes politiques non seulement contradictoires, mais sans cesse davantage polarisés sur un axe de référence opposant le fédéralisme et l'indépendantisme [1]. L'issue d'un tel affrontement reste aujourd'hui indéterminée. Toutefois, son développement n'a pas débordé jusqu'à présent les limites d'une délibération démocratique au sein de laquelle s'expriment et se négocient les demandes de reconnaissance des spécificités culturelles, des identités distinctes et des aspirations divergentes.

La poursuite de ce débat sur trois décennies ne s'inscrit certes pas dans un parcours homogène. Au contraire, la construction des argumentaires et la quête des légitimations y affichent de multiples corrections de trajectoires et, parfois, des revirements stratégiques. Ainsi, le nationalisme québécois fut nettement orienté, dans les années 1960, vers une volonté de prise en charge économique et de résistance au contrôle des milieux d'affaires anglo-canadiens et américains [2]. Puis, dans les années 1970 et 1980, il s'articula surtout autour d'une ambition d'affirmation politique et culturelle autant à l'échelle internationale qu'au sein du Canada, notamment avec l'arrivée au pouvoir en 1976 du Parti québécois dont le projet repose, on le sait, sur l'accomplissement de l'indépendance. Enfin, les années 1990 auront peut-être été [812] l'occasion d'un déplacement du débat, traditionnellement réservé aux élites, vers les citoyens eux-mêmes [3]. Annoncent-elles une stratégie d'écoute de la population [4], un désir d'y enraciner les légitimations d'autant plus solidement que les défaites successives de l'option souverainiste d'abord au référendum de mai 1980, puis à celui d'octobre 1995 sont devenues au fil des années des repères historiques dont nul ne saurait oublier la signification ? À cet égard, l'expérience des commissions sur l'avenir du Québec, créées et déployées comme un vaste forum populaire pour provoquer une réflexion préparatoire à la deuxième consultation, en est assurément l'indicateur le plus éloquent. Elle visait, en son objectif même, à susciter une prise de parole la plus collective qui soit, d'une part, et, d'autre part, à induire l'idéal de souveraineté, espérait-on, de la délibération des citoyens. L'exercice dura de février à mai 1995. Le procédé cumule, de prime abord, les vertus du régime en vigueur au Canada : l'inspiration démocratique de la méthode, l'élargissement de la discussion publique à tous les échelons de la hiérarchie sociale, la circulation verticale et horizontale de l'information, l'accueil des doléances collectives par l'audience des individus et des groupes sociaux de tous genres, la valorisation d'une représentation ascendante des intérêts, etc. Le pari des dirigeants du gouvernement tablait sur la possibilité qu'un mouvement collectif naisse de ce dialogue avec leurs commettants. Il anticipait qu'une identification au projet d'un Québec souverain fasse converger leur discours souverainiste avec celui des citoyens en prédisposant les esprits, au moins en leur procurant les conditions délibératives et l'information en vue de l'échéance référendaire.

Le plébiscite recherché n'eut finalement pas lieu. Une première considération du corpus des textes et des mémoires déposés devant ces commissions indique plutôt un foisonnement hétéroclite de préoccupations, une variété infinie d'intérêts, une discontinuité radicale des visions et des projets de société. Non pas que la population ait été contre la visée d'une souveraineté pour le Québec, mais surtout qu'elle ne semblait pas pouvoir la concevoir en la dissociant d'une sorte d'idéal intégrateur, bref de l'interpellation d'un certain nombre de valeurs fondamentales dépassant de loin la seule arène politique. La pédagogie de cette expérience, calquée sur le modèle des états généraux, n'a pas encore été dégagée. Sa formalisation reste une tâche à entreprendre moins pour le domaine des études constitutionnelles — dont les chercheurs ne trouveront probablement pas dans les 5 500 documents déposés une solution miracle à leurs interrogations — que pour la sociologie politique. De quel symptôme le débordement de la question politique fut-il l'objet ? Était-ce simplement le signe d'une incapacité des citoyens à développer une discussion disciplinée sur la thématique proposée ? Ou encore, selon [813] un scénario cynique, la leçon à tirer de cette introspection collective sur l'avenir du Québec serait-elle que l'appel à une démocratie plus « directe » que représentative ne constituait qu'une « astuce » [5] politicienne ? Plutôt, faut-il y voir une tendance lourde, l'amorce d'un lent mais décisif recadrage dans la perception des enjeux sociaux que les 53 000 personnes ayant comparu devant les commissions auraient exprimé à travers la disparité manifeste de leurs discours ?

La présente réflexion incline à prendre le risque de cette dernière possibilité interprétative. Il s'agit d'en vérifier la pertinence en examinant davantage le processus délibératif dont ces tribunes furent l'objet que les réponses apportées. D'ailleurs, rien ne laisse entrevoir, pour l'instant du moins, des conclusions péremptoires dans ce qui fut peut-être « le plus grand brassage d'idées de notre histoire » [6]. À la question, mille fois lancée par les citoyens, « que ferons-nous de la souveraineté comme instrument politique pour donner un surcroît de sens à la société ? », fait ici écho une lecture analytique fondée sur cette proposition générale : la perte d'efficacité du discours des élites au Québec se manifeste par une recentration de la légitimité de l'espace public et par une subordination relative du politique à des interpellations à caractère éthique [7]. Le déplacement conjugue deux moments : la démoralisation consécutive à une apparente désillusion sur le politique et le moralisme de son rappel à l'ordre. Ces figures ont deux vecteurs : vertical, par la tentative de constituer le citoyen en interlocuteur dans le débat ; horizontal, par la réponse de ce dernier convoquant un langage différent, voire irréductible à celui qu'escomptait le pouvoir en place. Les théoriciens de la postmodernité ont formalisé cette préoccupation à maintes reprises en parlant de l'éclatement et de la dissipation des récits en cette fin de siècle. Ainsi, la contribution de ce propos est de montrer, dans un cas concret, comment le Québec vit cette crise des représentations dans le développement de laquelle le cheminement d'une société vers l'État-nation (l'unité convoitée) se heurte et compose tant bien que mal avec l'explosion en tous sens des visions et des projets sociaux (la diversité réelle).

[814]

DÉMOCRATIE ÉLITAIRE ET CITOYENNETÉ :
L'AMÉNAGEMENT DE LA DÉLIBÉRATION PUBLIQUE


ESPACE PUBLIC ET CROYANCE

Depuis la fin du 18e siècle, la construction des processus démocratiques en Occident repose largement sur la croyance, sinon sur l'assurance que le discours des élites dans l'arène politique tient sa légitimité de ce qu'il s'énonce au nom du peuple [8]. La destitution des sanctions de droit divin et, de manière générale, la sécularisation des dispositifs de représentation ont permis à la nation de devenir, après la Révolution française, le répondant ultime des argumentations sur l'ordre social. Nul langage qui n'en fasse le symbole d'une incarnation de la société dans une sorte de corps mystique, aussi sacré en principe qu'efficace en pratique. Cependant, la fonctionnalité de cette référence ne se réduit nullement à fixer un cadre d'inclusion juridique, à reconduire la fiction d'un contrat social ou à célébrer la grandeur d'une volonté générale dont elle serait le foyer. Saisie en un plan minimal d'observation, la nation, croit-on, circonscrit le domaine civique, balise le champ de la délibération ou des débats sociaux et se voit dépositaire de l'opinion publique [9], cette humeur de la société dont on commence à tenir compte nommément à partir de 1790. D'un côté, elle sert à décrire le peuple en tant qu'agglomération qualitative de la citoyenneté ; de l'autre, elle confirme la démocratie comme entreprise bourgeoise de détermination des intérêts au nom de la multitude. L'exercice de la représentation se donne donc comme un pléonasme de l'expérience collective.

Toute croyance dépend de la fonction qu'elle remplit dans le système de sens qui l'inclut. Celle dont la nation devient le centre et l'objet articule des ordres de discours qui, au niveau sociologique, paraissent contradictoires dans la mesure où ils justifient implicitement la ligne de démarcation entre les élites et le peuple tout en explicitant simultanément le programme de leur réconciliation. La copule au nom de évoque d'abord, en effet, une règle d'équivalence formelle entre le langage de la minorité des locuteurs autorisés et le citoyen dont le rapport à la chose publique (res publica) ne semble pas se révéler suffisamment consistant pour accéder à l'autonomie énonciative. Puis, elle présuppose que cette délégation de la parole puisse jeter une passerelle entre les locuteurs et l'auditoire, fonder l'éducation de la population, élever son entendement vers l'universalité et provoquer l'émancipation collective. Au surplus, notons [815] de façon significative, que la procédure d'argumentation et de délibération publique s'échafaude, du 18e siècle à nos jours, selon le schéma d'une descente progressive de l’ethos vers la population et de l'anticipation corollaire, par la démocratie représentative, d'un ralliement autour du discours éclairé des élites. Somme toute, deux aspects s'affrontent dans l'argumentation sur l'aménagement de la délibération publique : la capacité de la nation à procurer le fondement d'une légitimité dernière et, non sans paradoxe, son incapacité simultanée à traduire la compétence qu'on lui prête en programme d'action sur le théâtre politique.

À l'instar de la plupart des sociétés occidentales, la délimitation de l'espace public au Québec emprunte ses formes caractéristiques à cette philosophie politique et à son modèle de fonctionnement. L'exigence de la démocratie représentative passe par la constitution du discours des mandataires politiques en exemplum de la volonté générale, sinon du bien collectif. Néanmoins, au cours des dernières années, les premiers signes d'une nouvelle mise en scène du dispositif délibératif sont peut-être apparus avec la création des commissions sur l'avenir du Québec. Au-delà des jugements d'approbation sur les options politiques enjeu et sur la performance des stratégies déployées, ils pointent vers la quête d'une proximité accrue avec le citoyen et vers la formulation d'une autre manière de fonder la décision politique. Ils semblent s'insérer dans un protocole de législation par le peuple lui-même, de construction d'un consensus, au moins d'établissement de convergences en contournant les formes et les structures instituées de la délibération publique. Voilà la première raison pour laquelle la singularité de la démarche détonne avec la représentation démocratique par délégation de la parole publique à des locuteurs autorisés ou à ce que Kant appelait les « tuteurs attitrés » [10]. Jamais, dans l'histoire du Québec, un mécanisme de la sorte n'avait été mis en œuvre pour conduire la réflexion et les débats sur quelque thème que ce soit. « Nous avons l'intention, déclarait le Premier ministre Jacques Parizeau, de donner aux Québécois une façon inédite de leur donner la parole » [11]. La portée de cette expérience, pour la philosophie politique, consistait à refuser le recours à l'appareillage du parler au nom de et à lui préférer un césarisme politique, reconnaissable par l'élimination des médiations entre l'État et la population. Toutefois, quelles circonstances rendirent nécessaire la mise en œuvre d'un tel dispositif de délibération publique ?

LA GESTATION DES COMMISSIONS

Le surgissement dans l'espace public québécois d'une telle initiative provient, pour une large part, de l'incapacité des élites à dire la nation et surtout à en construire une représentation univoque. Au cours des trente dernières années, l'urgence, proclamée tant par les intellectuels que par les acteurs politiques, fut celle d'activer la dissolution des ambivalences, de liquider une fois pour toutes les atermoiements sur la double appartenance, voire d'arrêter une décision définitive sur l'avenir du Québec. La persistance de tensions contradictoires, jamais démentie par les événements, oppose deux récits historiques en lutte pour l'appropriation du champ symbolique. [816] D'une part, la thèse souverainiste propose l'affranchissement constitutionnel à l'égard du Canada comme la conséquence de la volonté du peuple en tant qu'elle s'incarne dans un destin inexorable dont les prémisses furent jetées à l'époque de la Nouvelle-France. « Toute l'histoire du Québec, constate Jacques Parizeau, avant même la bataille des Plaines d'Abraham, est une quête : celle de la reconnaissance de ce que nous sommes et de l'égalité avec les autres peuples. » [12] Cette rationalisation rétrospective, conciliant l'origine et la finalité dans l’exemplum d'une grande narration, appelle une conclusion logique qui fut pourtant réfutée depuis 1980 par la majorité des sondages d'opinion et par les deux référendums. Or l'embarras, c'est que le citoyen semble vouloir échapper à la représentation du devenir qu'on lui prête, même si, paradoxalement, il ne cesse de renouveler sa confiance aux élites qui en portent le projet, l'exercice du pouvoir leur étant remis régulièrement.

D'autre part, de ce peuple insaisissable, le camp fédéraliste encaisse aussi des échecs à en dire l'existence. La tentative de rassemblement autour d'une société ouverte d'un océan à l'autre au multiculturalisme et au métissage linguistique des communautés ne correspond certes pas dans la réalité aux attentes que l'on y avait placées. Cette vision, développée par Pierre E. Trudeau à partir de la fin des années 1960, s'autorisait également d'un renvoi à l'origine comme outil de construction de l'avenir : le Canada, disait-il en substance, est un pays formé d'une mosaïque de groupes ethniques aussi « distincts » les uns que les autres et ses ressortissants sont venus de tous les horizons culturels du globe [13]. D'où le rêve d'un pluralisme libéral contenant, dans la grande fédération, l'archipel des communautés constitutives de la nation canadienne. Or la synthèse n'a pas eu l'heur d'être convaincante. En fait, le contraire s'est produit : après le régime de Trudeau, l'ère de la fragmentation et de la régionalisation prend place, illustrant un net renforcement des enclaves linguistiques davantage que leur imprégnation réciproque [14]. De 1982 à 1995, tous les plans de réforme constitutionnelle ont été dénoncés par les Québécois, même si ceux-ci, simultanément, ont contribué à élire des gouvernements fédéralistes à la Chambre des communes ou, plus étonnant, à accorder leurs suffrages au Bloc québécois, parti souverainiste œuvrant à Ottawa pour la cause du Québec.

Ni l'indépendance ni le Canada dans sa forme actuelle : l'ambivalence de l’homo quebecensis paraît nourrie par une volonté manifeste de faire mystère de ses choix [817] véritables. Même si le recours au conflit et au doute n'est pas un accident de parcours de la démocratie mais la condition même de son existence, la singularité de l'électorat québécois consiste à entretenir des fidélités parallèles, des sincérités contradictoires. De reculs stratégiques en avancées indécises, tout se passe comme si l'argumentation proleptique du « oui, mais » était la caractéristique dominante de l'espace public [15]. Ainsi, il fallait une radicalisation de la procédure délibérative pour dénouer cette espèce de complaisance dans la tergiversation. Et l'idée des commissions émerge avec la croyance qu'un débat hors de l'ordinaire et une mise en disponibilité tous azimuts de l'information auront raison, en dernière instance, de la retenue politique des Québécois. Un paroxysme de la communication allait donc favoriser la sortie de l'ornière. Tel fut le pari du concepteur de l'initiative pour qui l'usage public de la raison à l'œuvre préfigurait un moment de vérité au terme duquel une décision des citoyens jaillirait. « Nous irons les trouver chez eux, disait le Premier ministre Parizeau, pour qu'ils puissent exprimer à la fois leurs espoirs et leurs craintes, leurs ambitions et leurs hésitations. Ce sera un processus où ils pourront poser leurs questions et offrir leurs réponses. Qu'on mette tout sur la table. C'est dans le noir que l'inconnu nous apeuré. À la lumière du jour, on y voit mieux. C'est dans le silence qu'on se sent petit et seul. Lorsqu'on prend la parole, on s'entend et on se comprend. » [16]

Là où la saturation narrative des élites sur l'avenir du Québec fut attestée par trois décennies de discorde à intensité variable tout de même, le microphone tendu vers le citoyen devait permettre cette fois de conquérir une légitimité a priori en reléguant les décideurs à une tâche de mise en forme de la volonté populaire. Pareil discours dans l'espace public reste tout à fait classique, l'effet recherché étant toujours de maximiser le potentiel de persuasion malgré la forme exceptionnelle du dispositif. Dès lors que le principe de la souveraineté était le cadre même de la délibération et que la thèse contraire se voyait de facto exclue des conclusions possibles du débat, les enjeux placés sur la table ne posséderaient guère l'ouverture qu'on voulut bien leur conférer, même si les conditions de leur réalisation demeuraient négociables. Ils s'adressaient, de toute évidence, à l'auditoire universel de l'électorat. Cependant, les retombées des commissions avaient aussi une visée plus spécifique : celle de polir les nuances idéologiques dans l'obédience des membres du camp souverainiste, partagés depuis toujours entre la précipitation et la prudence pour réaliser l'idéal fondateur de leur programme.

Les commissions mirent en scène un radicalisme pour en contrer un autre qui n'allait pas de soi. Des tiraillements au sein du Parti québécois ont opposé depuis le milieu des années 1980 les partisans de la « ligne dure », peu enclins à multiplier des compromis transitoires avec les fédéralistes, et Y aile des temporisateurs pour lesquels une démarche étapiste n'est pas une tragédie, surtout si elle donne le pouvoir entretemps. Jacques Parizeau appartient à la première école et son parcours politique fut même hachuré par une « démission idéologique » du gouvernement de René Lévesque en 1984, lequel était alors devenu, selon lui, par trop conciliant avec le discours à caractère simplement réformiste des institutions canadiennes. L'utilité d'une politique d'immanence au peuple prémunirait le chef des forces souverainistes contre la dénonciation de son intransigeance dans le cheminement vers l'avenir du Québec. Cette manœuvre de réinvention de l'espace public contenait, au moins virtuellement, [818] la possibilité de réaliser un coup double, parce qu'elle court-circuitait en un tournemain deux niveaux d'ambivalence sur la scène politique québécoise, tout en préparant le rendez-vous historique.

LA NAISSANCE DES COMMISSIONS
OU « L'HIVER DE LA PAROLE »
 [17]

Une revendication de transparence extrême fut à l'origine de la méthode. « Nous avons voulu, lancera le chef du Gouvernement, que notre projet soit trempé dans le feu du débat public » [18]. Qu'il en ait été l'ambition véritable ou le résultat final semble, en revanche, une assertion que nul examen du corpus ne saurait démontrer. Deux phases distinctes marquaient néanmoins l'occurrence hors de l'ordinaire de cet appel au peuple en situation non électorale : l'étape de la délibération au sein des commissions dans un premier temps et, dans un second, celle de la décision avec le référendum qui allait en provoquer le dénouement dans le calendrier retenu. Un temps fort de la démocratie se dessinait à l'horizon dans la mesure où il promettait de frayer la voie à un cheminement ascendant des aspirations populaires. Et l'audience de ces dernières forgerait, en retour, le destin de l'État du Québec. Au terme de cette consultation élargie, la structure politique serait l'émanation de la volonté des citoyens et l'expression de leur identité collective. Or, pour prendre la portée de ces commissions, pour apprécier leur originalité comme tentative de construction d'un nouveau cadre de délibération publique, convient-il de rappeler le contexte politique de leur développement, puis le mandat qu'elles reçurent en vertu de la loi les constituant et, enfin, de cerner leur mode d'opération.

LE CONTEXTE DE DÉVELOPPEMENT
DES COMMISSIONS


Le retour du Parti québécois au pouvoir en septembre 1994, sous la direction de Jacques Parizeau, contribua à relancer le débat sur la souveraineté et, surtout, à sonner l'heure d'une décision historique qu'annonçait la tenue du second référendum, le premier ayant eu lieu en 1980 [19]. Le chef de cette formation politique n'avait pas fait de [819] ses intentions une énigme ; son programme de campagne électorale se fondait sur la volonté, exprimée sans ambages, de procéder sans délai à l'éclaircissement du statut du Québec en soumettant au suffrage universel les choix qu'imposait, selon lui, l'évolution des pourparlers constitutionnels avec le reste du Canada. Dans les semaines suivant son accession aux commandes de l'État, le référendum fut annoncé pour l'année 1995. Toujours dans sa perspective, il fallait sortir de ce que Jocelyn Létourneau appelle « l'impensable signification de cette ambivalence » [20] qui fut le lot de la coexistence inféconde, de la gestion illusoire de la diversité canadienne, surtout depuis les dernières années. À la narration de cette histoire dans le discours souverainiste, la population se voyait confier la responsabilité de dénouer l'intrigue et d'infléchir son évolution, le cas échéant, vers l'autonomisation du Québec en un pays de plein droit. Le récit des échecs enchâssait une lecture de réappropriation du passé en désignant certains événements, évoquons-les brièvement, comme autant de symboles négatifs dont la signification pourrait servir de tremplin vers l'avenir.

- Si l'élection du Parti québécois, le 15 novembre 1976, conféra au souverainisme ses lettres de noblesse dans l'arène politique, l'insuccès du référendum de 1980 eut pour corollaire de procurer une fausse assurance au fédéralisme canadien. La proéminence de cette trame quinquennale fut de faire passer la sécession du Québec d'une hypothèse marginale, qu'elle était demeurée jusque-là, en une éventualité crédible avec laquelle il faudrait désormais composer dans le paysage politique du Canada. La visée d'un Québec souverain mais associé au Canada laissait aux dirigeants du Gouvernement fédéral la tâche de renouveler le pays pour faire coexister harmonieusement les « deux solitudes » selon l'expression consacrée.

- De 1980 à 1982, les tractations sur le rapatriement de la Constitution, encore à Londres comme au temps de l'Empire britannique, connurent une déroute. Néanmoins, contre la règle informelle de l'unanimité des provinces, le gouvernement de Pierre E. Trudeau décida de ramener à Ottawa le sacro-saint document sans l'accord du Québec. Un acte de légalité, dira-t-on, mais d'illégitimité en regard des traditions constitutionnelles canadiennes et des mœurs politiques. Ce deuxième épisode fut appréhendé, par les souverainistes, comme un acte de rupture, une brèche irréparable qui trahissait l'iniquité du régime confédéral et portait une funeste pédagogie sur la moralité des institutions et des interlocuteurs du Canada anglais.

- La troisième phase fut celle de la « réconciliation nationale » selon la dénomination en usage. De 1984 à 1990, le Gouvernement fédéral prit l'initiative de rebâtir des solidarités à l'intérieur du cadre politique existant. Les conservateurs de Brian Mulroney en firent la pièce maîtresse de leur programme. De négociations en compromis, de tractations en concessions réciproques, la démarche de rapprochement aboutit à l'entente dite du Lac Meech que les Premiers ministres des provinces devaient faire ratifier par leur assemblée législative pour que le Québec retrouve sa place dans le giron constitutionnel canadien. L'approbation n'eut finalement pas lieu, de telle sorte que l'avortement de cette laborieuse entreprise confirma une fois de plus la continuité des malentendus entre le Québec et le reste du pays.

- La quatrième période non seulement corrobore les autres, mais annonce une radicalisation des positions. De 1990 à 1991, le Gouvernement libéral de Robert Bourassa amorce une réflexion à caractère autonomiste autant pour forcer le Canada [820] anglais à des accommodements que pour redéfinir la stratégie du Québec dans l'hypothèse d'un blocage irrémédiable des négociations. Comme dans un dialogue où chacun intervient à tour de rôle, le gouvernement québécois reprit l'initiative du débat de deux manières : d'abord, le rapport Allaire produit au sein du Parti libéral ébauchait une vision décentralisatrice du Canada, puis la commission Bélanger-Campeau eut pour mission de définir une plate-forme constitutionnelle pour le Québec [21].

- La cinquième phase ouvre une autre ère de pourparlers au niveau fédéral cette fois. Entre 1991 et 1992, la ronde des négociations se déroule et mène à un nouveau consensus au sommet, baptisé « l'entente de Charlottetown » selon le nom de la capitale de l'Île-du-Prince-Édouard où fut signé ce document historique. Un référendum pancanadien devait en corroborer la validité et non plus une ratification par les assemblées législatives, ce qui avait été la formule, on s'en souviendra, de l'entente dite du Lac Meech. Le désaveu de la vox populi dévoila l'irréductibilité des positions dans le débat constitutionnel : trop de concessions au Québec selon le Canada anglais, insuffisant pour assurer l'avenir de la plus grande société française d'Amérique dans la ligne de ce que semblait indiquer le résultat du vote du côté québécois [22].

Le rappel de cette séquence historique impose quelques constats provisoires, au-delà des tableaux, réalistes ou alarmistes, qu'en dépeignent les partis politiques : la division des élites, l'inefficacité de la résolution du problème constitutionnel par la voie parlementaire, le piétinement des débats, l'incompatibilité des attentes dans la conduite de la délibération publique, la rupture des dirigeants — même lorsqu'ils s'entendent dans des circonstances exceptionnelles — avec la population, démontrée par la désapprobation de l'entente de Charlottetown.

LE MANDAT DES COMMISSIONS

La stratégie de consultation préréférendaire du Gouvernement dirigé par le Parti québécois fut annoncée dès la fin du mois de décembre 1994 et le mandat de son instrument, les commissions, exposé par le décret du 11 janvier 1995. Quatre volets forment la mission de ces forums : — « entendre les citoyens ou les groupes qui voudront s'exprimer sur l'avant-projet de loi sur la souveraineté du Québec, sur l'opportunité de réaliser la souveraineté ou sur toute autre façon de concevoir l'avenir du Québec proposée officiellement par un parti politique représenté au sein de la commission » ; — « recevoir les suggestions des citoyens ou des groupes quant à la rédaction d'une Déclaration de souveraineté qui sera inscrite en préambule au projet de loi sur la souveraineté du Québec » ; — « recevoir les commentaires des citoyens ou des groupes [821] sur les meilleures circonstances pour la tenue d'un référendum sur l'avenir du Québec » ; — « fournir de l'information et susciter des discussions entre les participants sur toute matière faisant partie du mandat des commissions » [23].

Le processus témoigne, à première vue, d'une excentration du débat ou de son déplacement hors de la sphère délibérative des élites : « entendre les citoyens », « recevoir les suggestions », « recevoir les commentaires », « fournir de l'information », le choix même des énoncés suggère l'écoute, l'intérêt de libérer une parole tue en faisant s'exprimer des locuteurs dont on présuppose implicitement l'absence dans les discussions publiques [24]. La mise entre parenthèses des formes habituelles de la représentation impliquait moins la passivité des élites qu'elle ne préparait la relance de leur activité de prise en charge de la société. Dès lors que deux des quatre points du mandat concernaient l'élaboration des textes légaux sur la souveraineté, que le troisième visait non pas le référendum mais l'étude des « circonstances » de sa tenue, le contenu de la réflexion semblait déjà suffisamment balisé pour que les citoyens puissent s'insérer dans ce cadre et y trouver sinon l'objet, au moins le thème même de leur expression. Enfin, le quatrième aspect du mandat indique que la volonté gouvernementale n'était pas simplement inspirée par un cheminement vertical du débat, mais aussi par l'instauration, sur le plan horizontal, des conditions de facilitation d'un échange dans la population. Ce dispositif s'enracine, au fond, sur la présomption d'un « accès à la majorité » [25] de tous et chacun, pourrait-on dire en termes kantiens, par une invitation à la responsabilité devant la société. Quant à la forme des débats, elle n'allait pas être en reste sur le contenu du message, les attitudes et les comportements des citoyens, relèvera-t-on ici et là, n'étant rien de moins qu'exemplaires : « La solidarité et le grand respect mutuel manifestés par tous au cours de cette démarche doivent être cités en exemple à tous les élus qui devront donner suite aux travaux des commissions » [26].

LE MODE D'OPÉRATION
DES COMMISSIONS


Trois caractéristiques spécifient ces commissions et les différencient de toutes celles qui furent tenues dans l'histoire du Québec : la décentralisation de leur processus, l'itinérance de leur fonctionnement, le populisme de leurs références. D'un côté, l'idéal participationniste des commissions, selon le premier attendu du décret les constituant [27], s'ancrait dans une stratégie de régionalisation de la consultation, cadre [822] administratif de référence, d'ailleurs, pour un Québec souverain. Pour faire sortir le débat des grands centres urbains où les structures politiques le relèguent traditionnellement, il s'agissait de structurer le mode d'opération moins sur la géographie du territoire que sur l'étalement démographique de la population. Investir les régions une à une pour mieux rejoindre le citoyen, déplacer l'État pour aller à sa rencontre, créer une proximité avec les individus en délibérant à partir de son milieu quotidien, tels sont les marqueurs de reconfiguration de cet espace public. D'ailleurs, les modalités de cette enquête firent recette, si l'on en croit les rapporteurs de la Commission de l'Estrie pour qui l'exercice pavait la voie à une revendication future : « ... on a demandé explicitement que ce processus de consultation en région soit retenu par l'Assemblée nationale et le gouvernement du Québec, chaque fois qu'on veut procéder à des changements ou réaménagements majeurs des façons de faire de notre société » [28].

Le libellé du décret du 11 janvier fut on ne saurait plus explicite à cet égard : « Il est ordonné, en conséquence, sur proposition du Premier ministre : que soit établie, en vertu de la Loi sur les commissions d'enquête (LRQ, c. C-37), pour chacune des régions administratives du Québec, une commission sur l'avenir du Québec ; que chaque commission régionale soit autorisée à siéger dans les différentes localités de sa région ; que des commissions puissent également être établies pour rejoindre des groupes de citoyens désignés par le gouvernement » [29]. Pareille orientation semblait d'autant plus pertinente, pour le gouvernement du Parti québécois, que les clientèles souverainistes les plus indécises sont justement situées en régions. Seize des dix-huit commissions créées auront donc une vocation régionale, alors que les deux autres seront réservées respectivement aux jeunes et aux personnes âgées, ces dernières ayant des inquiétudes, devenues légendaires, devant l'éventualité de la souveraineté du Québec.

D'un autre côté, pour garantir la souplesse de ces tribunes de discussion et d'information, il fut prévu qu'elles seraient itinérantes, c'est-à-dire qu'elles parcourraient le Québec pour qu'aucune contrainte d'ordre matériel n'entrave la dynamique d'enquête. Le décret précité est clair : « Attendu que, pour ce faire, il est souhaitable de mettre sur pied des commissions itinérantes pour chacune des régions du Québec et pour certains groupes de citoyens » [30]. Enfin, le populisme de référence - entendu ici au sens non péjoratif du mot — se pratiquait par une relative marginalisation des élus dans ces débats. Par une sorte d'inversion de la hiérarchie habituelle, les députés se voyaient interdire la présidence de ces commissions régionales, toujours selon la facture dudit décret : « Il est ordonné... que la personne qui exerce la présidence ou la vice-présidence soit choisie parmi les membres qui ne sont pas députés » [31]. Des élus siégeraient, bien sûr, davantage pour écouter les doléances que pour les orienter.

Il faut ajouter, au surplus, que tout ce processus représentait un moment dans l'adoption d'une législation, celle dite de la Loi sur l'avenir du Québec. Le préambule de cette dernière avait été laissé libre et cette page blanche devait être écrite par le peuple lui-même au terme de la délibération. Et le référendum, qui consacrerait, le cas échéant, la validité de cette loi, ne mettrait pas fin à la sollicitation du peuple. Au contraire, il la consoliderait en lui confiant la responsabilité de rédiger la nouvelle constitution du Québec. Loin d'abdiquer devant la tâche de définir leur société, les citoyens de la région de l'Estrie, par exemple, en feront la condition première de leur [823] participation : « Tout au cours du processus de consultation, les divers intervenants ont témoigné de l'importance des principes de consultation et de concertation » [32]. La procédure retenue, on le voit, visait à susciter une réconciliation, sinon un rapprochement entre les élites politiques et les individus, désormais présumés capables d'entendement dans les affaires publiques. L'article 6 institutionnalisait la méthode de fonctionnement des commissions en l'appliquant à la stratégie rédactionnelle de la Constitution du Québec : « Un projet de nouvelle constitution sera élaboré par une commission constituante établie conformément aux prescriptions de l'Assemblée nationale. Cette commission, composée d'un nombre égal d'hommes et de femmes, sera formée d'une majorité de non-parlementaires et comprendra des Québécois d'origines et de milieux divers » [33]. Inspiré par la rhétorique flamboyante des Founding Fathers de Philadelphie, le texte s'ouvrirait ainsi : « Nous, peuple d'ici ».

AU-DELÀ DE LA SOUVERAINETÉ :
LA QUÊTE D'UN GRAND RÉCIT


L'exemplarité des formes de la discussion publique entre les citoyens dans la cité n'eut d'égale que l'éclatement de son résultat. Ni une volonté d'emprunter la voie fléchée par les élites au pouvoir ni celle d'en obstruer la poursuite ne furent des scénarios corroborés. Les inquiétudes semblent avoir été irréductibles à la polarisation dans laquelle la démocratie représentative arrête souvent les paramètres de l'échange [34]. Toutefois, si la considération du volume des interventions orales et écrites est à la hauteur de la cacophonie apparente des discours qui s'y exposèrent, quelques brèves précisions s'imposent pour circonscrire les modalités de la présente observation et pour s'introduire dans cet immense champ documentaire où furent interrogés, selon les humeurs, les cadres de la vie collective avec ou sans la souveraineté.

L'ENTRÉE DANS LE CORPUS

Les matériaux recueillis à l'occasion de ces commissions furent colligés selon une structure pyramidale dont le sommet devait être, en conformité avec l'inspiration démocratique du processus, un réceptacle et non pas un point de départ. Les propos allaient également être archivés en suivant cette filière à différents paliers d'abstraction. D'abord, au premier niveau, les sources orales découlent de la formule même des audiences publiques [35]. Dans ce canal privilégié par les commissions, elles affluent de [824] façon bidirectionnelle, autant pour transmettre l'information demandée par la population que pour recevoir et entendre ses desiderata. Les communications verbales, les entretiens conduits sur le vif et les réparties énoncées séance tenante entre les citoyens sont des éléments qui composent le corpus en un sens large. Puis, au deuxième niveau, les 5 500 documents déposés, dont l'exigence d'écriture pour les produire recelait en elle-même un facteur sociologique discriminant de la participation, représentent la mémoire primaire des commissions ; la parole consignée par inscription dans les annales de l'événement. Les contenus oraux furent malgré tout sommairement pris en compte tout au long du processus de la consultation et relatés à un échelon supérieur du corpus en vue d'assurer les conditions de leur acheminement vers le sommet. À titre d'illustration, les rapporteurs de la commission de la Gaspésie-îles-de-la-Madeleine recensent au fil de leur compte rendu des témoignages de citoyens relevés dans les débats : « Jamais, nous a-t-on dit, nous n'avons été écoutés avec autant d'attention et de respect » [36].

Au troisième niveau, les commissaires ont relayé les délibérations des intervenants en insérant la parole consignée dans un dispositif de représentation. Leur défi consistait à dégager un sens à partir de ce qu'ils avaient entendu et lu ; il fallait ainsi opérer des classements, des sélections et des recoupements argumentatifs afin de transcrire les doléances en orientations, voire en recommandations. Les dix-huit rapports de synthèse produits par les commissions — dont seize, réitérons-le, sur une base régionale — indiquent que des régimes de langage insoupçonnés ont été tenus, visiblement en marge de la rationalité discursive, on le verra, à partir de laquelle les dirigeants du Gouvernement anticipaient la nature des débats.

Sur le plan méthodologique, ces comptes rendus présentent les limites d'une source à réverbération oblique, la reconstitution dont elle procède étant entravée, par les raccourcis narratifs que comporte le « témoignage sur les témoignages ». Sur le plan épistémologique, le travail des commissaires s'enchâsse néanmoins dans les balises classiques de la représentation de l'espace public en fondant leur récit comme la redondance de son origine, l'écho de son réfèrent. Une certification d'authenticité et de fidélité à la parole rapportée ouvre chacune des synthèses régionales et légitime leur place de locuteur dans la mise en scène de la conversation. Un exemple : « Le rapport que nous présentons aujourd'hui se veut le reflet de ce que la population outaouaise nous a transmis : ses opinions, ses appuis, ses désaccords, ses interrogations surtout, en regard de l'avant-projet de loi sur la souveraineté du Québec » [37].

Enfin, le quatrième niveau du corpus correspond au texte de la synthèse finale qui rassemble les conclusions des dix-huit rapports précédemment mentionnés. Un effort de généralisation argumentative devait poindre au terme de la démarche. Il fallait faire surgir de cette opération une ligne de conduite la moins équivoque possible. La rationalisation à l'œuvre consistait, à l'instar de tous les schémas réductionnistes, à dégager une représentation directrice comme mode d'explication de l'événement, comme si seules comptaient les régularités, les récurrences dans le flot tumultueux des délibérations. Bref, le rêve d'une singularité maîtresse perçait malgré tout dans la réappropriation de cet espace public. À cette fin, une commission nationale vint coiffer chacun des chapitres régionaux et thématiques avec l'objectif de dresser un portrait récapitulatif aux Québécois, sinon de leur montrer le tracé de faîte d'une histoire en chantier. [825] Son mandat fut de résumer en dénouant, de clore un récit à séquences multiples : « Le travail des commissions itinérantes terminé, le Gouvernement a, dans un second temps, mandaté une commission nationale formée des présidentes et des présidents des différentes commissions afin de recueillir les mémoires et les avis des organismes et regroupements nationaux et de préparer le rapport de l'ensemble de la consultation poursuivie à travers tout le Québec » [38]. La reconduction d'un idéal de représentativité faisait aboutir le cheminement : « Ce rapport de la commission nationale s'appuie donc sur l'expérience vécue par les dix-huit présidentes et présidents des commissions itinérantes qui ont sillonné le Québec » [39].

Nonobstant les limites archivistiques de ce procédé, les approximations et les découpages inhérents à la confection d'une représentation significative d'un tel événement, maints indicateurs se retrouvent, même dans les troisième et quatrième niveaux du corpus, avec suffisamment d'insistance pour en extraire des interprétations provisoires. Restreignant en l'occurrence le propos à ce seul champ documentaire, la vérification de la proposition de départ doit servir à y déceler des tendances, des macrodynamiques le cas échéant. Trois dimensions sont requises pour en corroborer la validité : d'une part, le constat d'un débordement du politique comme symptôme de son insuffisance pour donner sens à l'espace public ; d'autre part, le dévoilement d'une recentration corollaire de la légitimité ou d'une saturation dans l'efficacité du discours des élites au pouvoir ; enfin, l'interpellation d'une grande initiative narrative, à la rigueur d'un contre-récit en prise immédiate avec la quotidienneté des citoyens.

LE DÉBORDEMENT DU POLITIQUE :
LES THÈMES PRIVILÉGIÉS


La mise au défi du peuple s'insérait dans un cadre et visait un objectif relativement précis. Si elle l'invitait à exercer « son entendement sans être dirigé par un autre » [40], comme disait Kant pour décrire l'esprit des Lumières, et à disposer de lui-même en vue d'une émancipation vers la majorité — dont les signes se reconnaissent à la tenue d'une parole non préalablement orientée -, l'aboutissement du mécanisme délibératif devait culminer par l'obtention des éclairages sollicités sur le projet gouvernemental. Toutefois, l'argumentation déployée eut l'insigne caractéristique non pas seulement de fournir des réponses diversifiées ou divergentes, mais de reproblématiser les paramètres de la question, de relancer l'interrogation au-delà des thèmes de la convocation. Le débordement des balises posées par les élites du système central de pouvoir emporte, en son processus même, des implications irréductibles à une lecture méprisante selon laquelle les commissions auraient été soit un « marché aux puces » des représentations symboliques, soit une formidable opération de promotion partisane. Au-delà du simplisme analytique à la fois des fédéralistes — qui ont dès le début refusé de participer à l'exercice, le jugeant d'emblée trop orienté vers la souveraineté — et des nationalistes pour lesquels les délibérations devaient corroborer la marche héroïque du peuple vers son indépendance, les commissions auront peut-être été, en fin de compte, le terrain d'expression d'un malentendu entre les dirigeants et les citoyens. Sur les thèmes abordés, les témoignages d'adhésion conditionnelle ne se comptent plus et les exigences de garanties furent l'indicateur que l'ambassade des [826] élites n'allait pas de soi : « ... le gouvernement actuel du Québec, s'il veut prouver au peuple qu'un Québec souverain pourra faire davantage et autrement, doit, dès maintenant, démontrer qu'il peut asseoir des politiques originales dans la mesure des moyens dont il dispose actuellement » [41].

La signification des rapports suit néanmoins le parcours d'une dérive. Du débat constitutionnel à l'interpellation du politique, de l'objectif visé au réexamen du cadre même de la gouverne, l'amplitude de l'écart se mesure à la déstabilisation des priorités : « Ne voulant pas se limiter au simple cadre de l'avant-projet de loi mis sur la table par le Gouvernement, les participants ont vite débordé la question constitutionnelle. De toute part, des voix se sont fait entendre pour exprimer en termes clairs et souvent directs, que le gouvernement, s'il veut présider aux destinées d'une nation, doit se montrer à la hauteur de ce qu'il veut entreprendre ... Rappelons que, dans Lanaudière, les gens se sont présentés devant la commission avec un esprit d'extrême méfiance envers le monde politique et la fonction publique ... Bref, on veut véritablement une nouvelle façon de gouverner » [42]. Une démarche similaire apparaît dans la région de l'Outaouais : « Au-delà des enjeux sur la souveraineté, ces participants ont saisi l'occasion que leur offrait la commission d'engager un dialogue avec le Gouvernement. Ils ont souligné la nécessité de porter une attention particulière à une partie ou à l'ensemble de la dynamique sociale, et cela, dans l'éventualité ou non de l'accession du Québec à la souveraineté » [43]. Aussi, lit-on dans ce même rapport : « Peu d'intervenants ont affirmé leur adhésion ou non au projet de souveraineté, ou à d'autres options constitutionnelles ... Leurs interventions se situaient plutôt dans un contexte de participation à une réflexion collective » [44].

Que les citoyens aient été pour ou contre la souveraineté ne change rien à la dynamique en cause. Les doléances prirent la forme d'une adresse au prince, d'un rappel de l'exiguïté coutumière de la sphère délibérative que rendait manifeste son ouverture soudaine. « La consultation portait principalement sur l'avant-projet de loi sur la souveraineté du Québec et l'on sait que de nombreux intervenants et intervenantes ont choisi d'y exprimer plutôt leurs attentes de la part du Gouvernement, quel que soit l'avenir du Québec » [45]. Les commissaires de la Gaspésie-îles-de-la-Madeleine, qui dressent de cette façon le portrait de leur expérience d'écoute, ne sont guère isolés. Dans la région voisine du Bas-Saint-Laurent, leurs homologues ont choisi de mettre en exergue de leur compte rendu le témoignage de deux citoyens enjoignant le pouvoir [827] à ne pas tenir pour acquise la présomption de sa représentativité : « C'est l'âme du Bas-Saint-Laurent qu'on vous confie, faites-y attention » ; ou encore : « À quoi ça va ressembler, toute l'information ainsi colligée ? » [46]. Un doute perce et laisse entendre que les élites en place pourraient ne pas « faire attention » ou traduire correctement l'information recueillie auprès des citoyens. Il déborde l'adhésion à telle ou telle politique, parce qu'il interroge les structures de la gouverne elle-même pour en dévoiler la précarité, sinon l'effet d'insatisfaction potentielle [47].

Les commentaires de ces citoyens n'ont rien du cas d'espèce ; ils prennent sens, dans le Bas-Saint-Laurent, par l'infléchissement général de la discussion dans les marges de la topique centrale où les élites n'anticipaient pas de la voir se déployer. « Le sujet de la décentralisation et du développement régional s'est révélé l'axe central des travaux de la Commission du Bas-Saint-Laurent sur l'avenir du Québec » [48]. D'ailleurs, toutes les régions du Québec, à l'exception de celles de la capitale, de Montréal, de Laval et de la Montérégie, ont privilégié des thèmes qui ne figuraient pas directement dans la convocation gouvernementale. Que douze commissions, sur les seize à vocation régionale, aient entendu des problématisations du politique différentes de celles des grandes agglomérations fortement urbanisées attestent, en outre, d'une hétérogénéité à multiples paliers. La structure corporatiste des débats où les groupes se démarquent entre eux par les intérêts qu'ils privilégient crée des disparités délibératives qui ont été relevées ici et là [49]. Cet écart se joue non seulement dans la distance entre les élites et la population comme les commissaires du Bas-Saint-Laurent l'ont, du reste, observé à l'échelle locale, mais il se répercute tout aussi sévèrement entre les villes et les zones périphériques.

Les débats remirent en scène l'énigme du politique. Non qu'ils en aient suggéré le procès, mais leurs incidences premières furent plutôt de multiplier à son égard des signalements déroutants, d'exhiber ses limites, voire de le faire apparaître comme le lieu du différend par excellence au moment même où les autorités politiques dévoilaient l'espérance d'y reconnaître la massivité d'une tendance de fond. Tant l'énigme que le différend se développent dans la disparité des modes de la représentation, laquelle passe d'abord et avant tout par l'investissement sémantique que l'on réalise avec les mots. Par exemple, les champs notionnels rattachés à l'avenir du Québec, à la souveraineté, à la décentralisation, à l'éducation, à la convivialité souhaitée ont souvent été si différemment travaillés que les citoyens, en dernier ressort, rethématisèrent les problématiques mêmes en débattant le projet gouvernemental. Le décalage se [828] mesure par la comparaison des univers référentiels en présence. De cette dissonance cognitive, la commission de Lanaudière fut un laboratoire : « Si la première impression est que les gens se sont surtout intéressés à des problèmes qui touchent leur vie quotidienne, on peut conclure cependant qu'en réalité l'avenir du Québec, grand mobile qui soutenait toute cette démarche, a transpiré dans chacune des interventions tout au long de la consultation » [50]. Bref, des référents hétérogènes se sont croisés dans l'argumentation, parce que des singularités locales ont été négociées et même revendiquées à travers la représentation de l'unité proposée.

Derrière les apparences que cultivent à l'occasion les dénombrements statistiques et le classement nominatif des sujets dans une même rubrique suivant les calculs des récurrences thématiques [51], une lecture diagonale s'impose. En effet, les commissaires de Lanaudière ajoutent : « Concernant le contenu des mémoires, la première constatation à retenir est que les intervenants ont semblé davantage préoccupés par l'avenir du Québec, en terme de "projet de société" que par la question constitutionnelle. En d'autres mots, les gens ont prioritairement traité des situations qui les touchent de près (chômage, fiscalité, inégalités sociales, gaspillage des fonds publics, santé, environnement, etc.) » [52]. Il convient donc de comprendre que des notions comme l'avenir du Québec et la décentralisation, ce thème vedette et le plus fréquemment discuté dans l'ensemble des commissions, se déploient sur des parterres argumentatifs incommensurables. Au terrain politico-constitutionnel où les élites au pouvoir tentent d'identifier la pensée du problème, un travail sur le sens fait éclater celui-ci en une myriade de connotations hétéroclites, de telle sorte que l'exercice même de la compilation devient aléatoire, les recoupements arbitraires. Il ne s'agit nullement d'insinuer que l'espace public soit nouvellement confronté — ce qu'il a toujours été au demeurant — à une part d'« irreprésentable », à ce que Sartre appelait l'« inarticulable » ou Joyce l'« inappropriable » dans la représentation de la vie collective. Au contraire, c'est que le politique, tel que pratiqué jusqu'à présent, ne semble plus procurer le primum mobile dans la conceptualisation de l'avenir de la société québécoise.

L'échappée des discours vers les marges emprunte différentes pistes. Les contenus évoqués divergent-ils en parlant de la même chose, mais encore les relations et les juxtapositions des thèmes créent souvent des voisinages à la limite de la contradiction. Par exemple, au Saguenay-Lac-Saint-Jean, les commissaires associent leur parole rapportée à des lieux communs : « Étant donné la réalité politique régionale fort connue, il ne faut pas se surprendre du nombre élevé d'intervenantes et d'intervenants, en majorité à titre individuel, qui ont appuyé la souveraineté du Québec, telle que proposée dans l'avant-projet [829] de loi » [53]. Or le dépassement d'une lecture primaire soulève quelques interrogations : « La décentralisation est un des thèmes préférés des régionaux, du moins par le nombre des intervenants l'ayant prônée... Il y a, toutefois, unanimité à l'idée que les régions puissent disposer des moyens de prise en charge de leur développement » [54]. Comment concilier l'appui à la souveraineté de la nation comme unité de référence (« telle que proposée, insiste-t-on, dans l'avant-projet de loi ») et, simultanément, la subordination de cet enthousiasme à une préoccupation pour un autre espace symbolique plus fréquemment interpellé ? « La souveraineté n'est pas une fin en soi, mais le moyen de satisfaire les besoins des communautés formant un pays » [55]. De là s'ensuit une recommandation moins pour une dépolitisation stricte que pour une repolitisation à partir d'un autre modèle de représentation : « La commission privilégie une décentralisation la plus près possible du citoyen, et ce, auprès des instances imputables. Cette décentralisation, conjuguée à une meilleure répartition des fonds publics sur le territoire, constituerait une garantie contre la désintégration des régions » [56]. Rien n'est moins sûr que la convergence, voire la compatibilité des priorités.

Les voix de la dissidence ne doivent cependant pas être forcées dans une interprétation univoque. La désignation de l'Autre du politique a aussi ses limites. Le corpus du troisième niveau (les dix-huit rapports) n'est pas homogène, même dans l'image d'éclatement qu'il projette. Comment expliquer que les commissions de la Montérégie, de Montréal, de Laval et de la capitale dérogent si radicalement à la proposition dont ce propos fait le pari ? Par quels mécanismes les idiosyncrasies de l'espace public pourraient-elles, là davantage qu'ailleurs, mieux s'harmoniser ? Un exemple suffit à donner l'ampleur de la variation. D'abord, le dispositif garantissant la représentation : « Comme vous pourrez le constater, ce document contient l'essentiel du message qui nous a été livré. Nous n'en sommes, sous cet angle, que les porteurs », écrivent les commissaires de la capitale [57]. Puis, le contenu, là où la différence surgit : « On a tout entendu sur la façon dont le Québec devrait s'organiser au lendemain d'une décision favorable à l'exercice de la souveraineté. Ces suggestions, ces propositions et ces demandes ne constituent pas, même quand on les met ensemble, ce qu'il est convenu [830] d'appeler un "projet de société" » [58]. Les rapporteurs se donnent ici un rôle de clarification terminologique sur ce que les citoyens ont dit. Enfin, le sens du message : « Un "projet de société", c'est d'abord un projet politique, proposé ou incarné par un parti, illustré tant dans les orientations fondamentales que dans l'action et les choix qui sont faits quotidiennement et profondément enracinés dans des valeurs communes, dans les perspectives propres à un peuple et quelquefois différentes de celles des autres peuples... » [59]. La préséance du thème de la souveraineté fut observée dans ces régions, de même que la dimension politique portée à l'avant-scène.

La mise en parallèle de la philosophie politique des Lumières, telle qu'elle fut élaborée par E. Kant à titre d'exemple, et des modalités d'expression de ces quatre commissions essentiellement urbaines apporte ici un secours inespéré. Pour peu que l'on veuille bien se remémorer la polarité, sinon la contradiction latente précédemment évoquée entre la capacité de la nation à s'affirmer et son incapacité simultanée à énoncer la direction politique à suivre, une interprétation possible se dégage. En fait, la délibération fut frayée, selon toute vraisemblance, par une voie différente : élitiste plutôt que populiste, guidée par les « tuteurs attitrés » plutôt que recueillie dans l'émergence d'une parole primaire, à la rigueur technocratique davantage que fondée sur le rêve d'une démocratie directe. L'instrumentation déployée servit manifestement à prémunir ces commissions contre le débordement des cadres du politique et, corrélativement, à leur assurer une plus grande conformation à l'objectif de l'événement lui-même. Toutefois, à l'examen, qu'est-ce qui appuie concrètement la rétention de cet angle de perspective ?

L'acheminement de la parole du citoyen fut médiatisé, dans la Montérégie, par l'adjonction de deux animateurs au fonctionnement du débat. Leur efficacité fut de fournir un encadrement pour maximiser la performance des participants : « Deux animateurs, écrivent les commissaires, ont informé et supporté les individus et les groupes qui en ont fait la demande sur la façon de préparer une intervention verbale, de rédiger un mémoire ou tout simplement de participer aux audiences et aux forums. Les animateurs précisaient les temps alloués et conseillaient les participants sur la façon d'optimaliser leur présentation ». [60] À l'odeur du terroir, ainsi sacrifié, préféra-t-on l'assurance des conditions de la rationalité argumentative. Rien n'autorise à proclamer que la dotation de ce mécanisme aux opérations de cette commission n'aurait eu un impact sur les débats, n'eût été de cette précision complémentaire : « Leur rôle était... de favoriser l'émergence des opinions et commentaires sur l'objet même de la consultation. Mis à part quelques écarts, les citoyens ont apprécié et respecté les consignes » [61]. Il [831] ne paraît donc pas abusif de penser que ce contrôle non pas sur le contenu, mais sur les cadres mêmes dans la thématisation des problématiques a manifestement eu une portée sur la mesure des indices de récurrence des sujets traités, voire sur leur classement hiérarchique. Des citoyens qui respectent les « consignes » délibératives et dont le succès des interventions repose sur la révérence à des règles de discursivité prédéterminées, voilà donc une manière d'organiser la docilité des individus, de les « surveiller » (au sens de Foucault).

La rescousse offerte à l'homme ordinaire dans l'exercice de son entendement fut plus éloquente encore dans les commissions de Laval et de Montréal. Le débat servit à surmonter le différend, à inscrire la diversité réelle dans une stratégie d'unification : « Au cours de la première partie de la séance, un animateur professionnel orchestrait les interventions ; en seconde partie, les échanges étaient dirigés par le président de la commission qui favorisait l'expression de consensus sur les différents thèmes abordés. Cette double approche s'est avérée très efficace » [62]. En conséquence, les commissaires de Laval concluent leur rapport en saluant l'exemplarité du fonctionnement de cet espace public : « Que le oui l'emporte ou non lors du prochain référendum, le processus de consultation qui vient de se terminer constituera pour longtemps encore, un modèle exemplaire d'une véritable démarche démocratique » [63]. L'interpellation d'une nouvelle plage délibérative y est peut-être aussi présente qu'ailleurs, mais la structure des échanges eut pour résultat de la rendre plus diffuse et moins perceptible. Force est bien de reconnaître que si les grands centres urbains proclament le succès de l'espace public esquissé par leurs commissions respectives, c'est précisément parce que celles-ci n'ont pas dérogé aux formes les plus conservatrices qui soient de la représentation politique.

La discipline et l'ordre, caractéristiques des quatre commissions précitées, furent néanmoins conquis à travers des préoccupations qui semblent, du reste, avoir été communes avec celles ayant prévalu dans l'ensemble du Québec. Par exemple, les citoyens de Montréal n'ont pas moins d'aspirations à un idéal intégrateur qu'ailleurs : « ... nombreux sont les intervenants qui ont voulu dépasser ces considérations (celles reliées à la souveraineté) et qui sont venus nous parler également du "projet de société" d'un Québec souverain » [64]. Même le thème de la décentralisation y devint central : « S'il est une question à propos de laquelle la commission a senti se dessiner un consensus ferme, c'est bien celui de la place de Montréal, métropole du Québec. En effet, tous les intervenants qui ont abordé cette question ... ont affirmé la nécessité, voire l'urgence, que le Gouvernement reconnaisse à la région de Montréal le statut de métropole du Québec, et la dote de moyens conséquents avec cette réalité » [65].

Discipline et ordre pour gouverner le pluralisme argumentatif, disions-nous, mais également une déférence vis-à-vis de l'autorité sous toutes ses formes comme fondement de l'élitisme : la distinction entre l'opinion éclairée et le savoir profane s'établit par des signes tantôt explicites, tantôt subtils. Le rapport de la commission de Montréal présente la nomenclature des intervenants à ses audiences en accolant le mot « expert » à quelques occurrences nominatives, vraisemblablement pour singulariser [832] le statut et la qualité des participants [66]. Davantage, il sanctionne nommément, à l'occasion, un mode technocratique de réception des témoignages : « Par ailleurs, la commission fait siens les constats et conclusions contenus dans le mémoire de M. Philippe Barbaud, linguiste (audience du 18 février 1995). Ce dernier démontre que le français est inexorablement appelé à disparaître si le Québec ne devient pas rapidement un Etat souverain » [67]. Surgit ainsi, en filigrane, l'idée que le spécialiste, linguiste dans le cas de figure, dispose d'un point de vue privilégié en vertu de sa discipline scientifique et que ses éclairages peuvent apporter une contribution exceptionnelle à la détermination du destin d'une langue. Une hiérarchie symbolique se reconstruit en marge de ce raisonnement. Elle met au podium une sorte de tension irrésolue entre la démocratie et la technocratie, entre les élites et les citoyens, entre le profane et le spécialiste dont les discours réciproques se concurrencent dans l'horizon de fonctionnement d'un espace public au demeurant traditionnel.

LA LÉGITIMITÉ INTERROGÉE :
LE RECADRAGE ARGUMENTATIF


L'assujettissement de la souveraineté à des valeurs qui la dépassent impliquait le débordement de la sphère délibérative du politique où un tel projet prend forme. Il présupposait l'éclatement du sens parfois technique que les initiés lui donnent dans les joutes constitutionnelles. Or l'argumentation développée pour asseoir une contre-légitimité à cette perspective fut de procéder à un décloisonnement radical du débat, de le complexifier sans cesse par des inférences globalisantes jusqu'à le rendre méconnaissable, du moins dans la représentation conventionnelle que les élites en font. À la figure du spécialiste et à la division du travail qui la justifie, une logique de « dédifférenciation » des domaines de la vie sociale eut pour conséquence de faire se diffracter l'idéal de souveraineté et, ainsi, de le rendre inappropriable ou monopolisable par aucune catégorie sociale. Au statut strictement politique d'un pays à bâtir, l'élan préalable vers la promulgation d'un « projet de société », véritable risée des beaux esprits [68], changea les règles du jeu jusqu'à un certain point en introduisant une eschatologie tranquille. À la confiance que requiert toute délégation des fonctions dans la société, une méfiance profonde à l'égard de l'autorité montra la limite du discours de celle-ci et constitua un appel à la restauration d'une transparence que les institutions ne semblaient plus pouvoir garantir. « Le Gouvernement devrait peut-être mettre de côté son projet souverainiste et faire d'abord la preuve qu'il peut mener la province avec adresse ; il gagnerait [833] ainsi la confiance de la population » [69]. Au mode d'énonciation où des locuteurs autorisés parlent au nom de la multitude, un républicanisme civique, une utopie participationniste advint pour que le citoyen puisse tenir parole sur la scène publique, eu égard à la complexité des chaînons référentiels ou à l'irréductibilité de ce « projet de société » [70].

« Dé-différenciation », méfiance vis-à-vis du pouvoir central et participationnisme radical témoignent dans leur conjonction d'une saturation dans la crédibilité des élites et de l'aspiration à un réformisme de grande envergure que les narrations journalistiques de l'événement ne laissèrent nullement présager. D'abord, la proclamation d'une solidarité des enjeux dans tous les secteurs de la société rendit impossible, en pratique, la distinction entre les sphères d'activité : « On ne peut, en effet, désincarner l'avenir politique d'un peuple des aspects humains, sociaux, économiques et culturels... Il nous est apparu clairement que, quel que soit le sujet traité, qu'il soit d'ordre social, culturel, économique ou politique, les citoyennes et les citoyens de l’Outaouais souhaitent que le Gouvernement leur présente un projet de société réaliste » [71]. Que ce dernier, d'ailleurs, ait été si continûment revendiqué dans l'ensemble des commissions, incluant celles des aînés et des jeunes, revenait à adopter une perspective de globalisation dans la stratégie délibérative et, pour cette raison, a provoquer à la fois un déplacement et une dilution du débat par rapport à la lettre de la convocation gouvernementale.

Corollaire de cette « dé-différenciation », elle-même source d'une impression d'étrangeté, voire de cette excentricité des discussions si souvent relevée comme signe de l'incapacité des citoyens à l'entendement, la polarisation des opinions fut mise en échec, surtout dans les régions où les échanges furent les moins encadrés : « On notera que l'expression directe d'un point de vue, favorable ou non à la souveraineté du Québec, est demeurée limitée » [72]. Le placement des discours en dehors de la dynamique du « pour » ou « contre », du « oui » et du « non », du fédéralisme ou de la souveraineté, telle que conçue par les dirigeants initiateurs de cet événement, s'explique par une volonté distinctement énoncée d'examiner davantage les conditions de possibilité, les préalables à la construction d'un avenir commun que de se commettre sur une option particulière : « Les gens l'ont dit clairement : ils veulent savoir ce que la souveraineté changerait à leur vie de tous les jours ; ils veulent surtout savoir ce qui se produirait sur les plans économique et politique au lendemain d'une déclaration de souveraineté » [73]. De toute évidence, nul ne saurait induire de cette attitude une position de refus comme les partis de l'opposition l'ont insinué ni un appui quelconque, mais plutôt une tentative de dépassement des réductionnismes inhérents aux récits et aux slogans proférés à l'ordinaire sur la scène publique.

L'assentiment au projet gouvernemental, ainsi conditionné à la satisfaction de certains réquisits, outrepasse le fait d'être souverainiste ou fédéraliste : « Même ceux qui souhaitent un réel changement et ceux qui sont en faveur de la souveraineté demandent qu'un engagement [834] moral soit donné, que des conditions soient remplies » [74]. Et ces exigences se scandent en deux temps : « savoir d'abord où l'on va », puis « formulons un projet de société avant de faire la souveraineté, commençons par assainir les finances, que le Gouvernement écoute le citoyen, que le Gouvernement fasse connaître l'ensemble de ses programmes » [75]. Il convient de remarquer que les citoyens ne sont plus disposés à suivre leurs élites sans réserve comme ils l'ont fait depuis deux siècles : « À ce titre, ils ne font plus confiance aux mécanismes de contrôle actuels et en réclament de nouveaux » [76]. Ce scepticisme est partagé ailleurs au Québec : « Nous n'avons plus confiance dans les institutions... Il faut faire la preuve d'une bonne gestion des finances publiques avant de discuter de positions constitutionnelles » ; « l'ensemble des intervenants ont développé une méfiance envers F administration publique » [77]. « Il existe une crise de confiance dans le système politique où l'on doute de la volonté de l'État à écouter vraiment les citoyennes et les citoyens et à respecter les engagements pris envers eux » [78]. Toutefois, la critique appelle un autre projet pour suppléer au déficit de crédibilité à l'égard du système de pouvoir.

La liberté délibérative dont les débats furent, en général, le théâtre a conduit à des débarquements sur des rivages insoupçonnés. La Commission des jeunes sur l'avenir du Québec a pleinement usé de ce recul pour formuler des propositions visant à repenser en profondeur les structures de la vie politique elle-même : « La souveraineté signifie davantage qu'une sorte de remodelage des institutions où la volonté de changement se trouve fatalement réduite à un simple rapatriement de pouvoirs et de fonctionnaires fédéraux. L'accession à la souveraineté doit être plutôt conçue comme un outil propre à préparer une réforme globale indissociable d'un nouveau projet de société » [79]. Décentralisation et participation sont, pour eux, les maîtres mots d'une société à réinventer : « Les jeunes ont privilégié une approche plus simple qui entend favoriser l'émergence d'une démocratie participative fondée sur la responsabilisation des individus et des communautés locales » [80]. Au surplus, l'événement lui-même annonçait la possibilité d'une telle utopie : « C'est le plus grand projet démocratique que le Québec ait connu » [81]. Si les commissions ont provoqué des séances à fort débit d'expression populaire, à l'occasion avec l'effervescence d'un amalgame de connecteurs argumentatifs [82], les rapports qui en [835] émanent témoignent sans exception d'une haute appréciation de cette forme délibérative. L'enthousiasme débouche sur l'apothéose de la citoyenneté, même si la jeunesse québécoise, comme partout en Occident probablement, a perdu toute forme d'insolence critique au profit d'une attitude de crédulité devant les énoncés dominants du pouvoir en place.

Une demande de récit surgit au terme du parcours : « La Constitution devrait focaliser sur l'être humain plutôt que sur des préoccupations purement économiques et, en ce sens, décréter le citoyen comme richesse naturelle » [83]. Le retour à des valeurs jugées fondamentales se fait entendre partout : « Les commissaires veulent, quant à eux, rappeler que l'humanisme est une des caractéristiques les plus significatives des mémoires et des interventions orales qu'ils ont entendus » [84]. Devant ces appels saillis des profondeurs pour une générosité que la représentation de l'espace public, pense-t-on, eut tendance à négliger, le raisonnement devient plus problématique lorsqu'il tente de se faire concret, du reste comme dans toutes les utopies.

Le messianisme des citoyens a tôt fait de s'enferrer dans des contradictions insurmontables. D'une part, l'affranchissement de la modernité politique passe par un délestage, on l'a vu, au moins par un allégement des cadres de la représentation nationale. Les citoyens de l'Estrie ont dit à leurs commissaires « qu'ils ne voulaient plus de ces superstructures gouvernementales qui prétendent mieux connaître leurs problèmes et les solutions qui conviennent. Les intervenants réclament d'être responsables de leur développement, de pouvoir décider des services dont ils ont besoin en fonction de leurs moyens qu'ils seront à même d'évaluer tout au moins aussi bien que ceux qui les ont endettés » [85]. Autrement dit, il y a un désir de reconstruction de l'immanence à soi de la décision et de l'obtention de l'assurance de cette proximité. D'autre part, la représentativité du politique, alors qu'elle paraît ramenée aux instances locales, se voit simultanément élargie et investie d'une capacité à déterminer, sinon à épuiser le sens en circulation dans la société. En effet, on exige que la nouvelle Constitution du Québec soit le reflet de ceux qu'elle régit, qu'elle devienne concessionnaire des valeurs sociales. Dans la région de l'Outaouais, les commissaires en ont fait une des principales recommandations de leur rapport : « Que le gouvernement du Québec s'inspire, lors de la rédaction du préambule, des valeurs fondamentales proposées par la population de l'Outaouais dans l'élaboration d'un projet de société. Ces valeurs seront inscrites dans la nouvelle Constitution » [86]. Or n'est-ce pas la marque des régimes totalitaires que de constitutionnaliser [836] les valeurs et de gérer non pas simplement les affaires publiques, mais l'organisation de la moralité ? Une telle argumentation convertit, en pratique, le problème de la souveraineté en cosmovision ; elle devient un moyen pour garantir, par amplification ou dilution idéologique, qu'elle n'ait jamais lieu dans les faits.

Le rêve d'un État patrimonial n'est donc pas mort. Il rivalise avec le désaveu des élites dans leur gestion de la société. Ainsi, un dilemme non encore dénoué apparaît entre la difficile conquête de l'unité nationale et l'ingouvernabilité potentielle de la diversité sociale, entre un État dépositaire des valeurs collectives et l'assomption des conséquences d'une désillusion vis-à-vis du politique. Si les citoyens réclament une « nouvelle façon de gouverner », pour reprendre le libellé précité des débats dans Lanaudière, ils ne sont pas arrivés à laisser entrevoir ce qu'elle pourrait être en dehors des schèmes classiques de la démocratie représentative. Ils ont dévoilé des aspirations à horizon d'accomplissement indéterminé et sans doute irréalisable. Et leur quête d'affirmation des identités se confond hélas trop souvent avec l'élargissement pur et simple de l'État avec ou sans la souveraineté : tout changerait pour le mieux, insinue-t-on, si les bons outils étaient mis de l'avant du côté des décideurs politiques en lesquels paradoxalement nulle confiance véritable ne prévaut. Signe que les commissions, à travers les malentendus dont elles furent l'objet, ont corroboré une fois de plus l'ambivalence des Québécois !

L'expérience des commissions comme essai de reconfiguration de l'espace public, bien qu'elle paraisse d'emblée originale et radicalement démocratique, fait montre, en fin d'analyse, de dangers potentiels qu'il ne faut pas sous-estimer. D'abord, ce genre d'utopie participationniste, si elle était appliquée in extenso et sans discernement comme éclairage des préoccupations sociales, aurait pour conséquence de devenir, en réalité, une stratégie de dessaisissement des institutions parlementaires et de contournement d'un réel débat. La cacophonie populaire où tous les discours ont droit de cité comporte le mérite de rompre le rituel argumentatif des lignes de parti et de distraire de l'ennui qu'ils suscitent. Mais elle repose sur un appel à la force brute du nombre plutôt qu'à la qualité du jugement. Or la démocratie ne présuppose-t-elle pas un équilibre entre ces deux dimensions dans l'esprit de la vieille controverse entre Thrasymaque et Socrate ? Puis, même l'interrogation de la légitimité, pour être crédible, doit se faire dans le respect des règles, voire des modes - institutionnellement légitimés - de sa contestation. En d'autres termes, l'espace public dépend tout entier d'une procédure de gestion des conflits où tous les camps ont une honnête chance, au moins en théorie, de l'emporter au fil d'arrivée. C'est parce qu'il est foncièrement indéterminé au départ que le débat a un sens et le combat sa raison d'être. L'exclusion de facto de tout autre destin que celui formulé par les élites au pouvoir ne condamnait-elle [837] pas à un simulacre d'espace public [87] ? Enfin, la régionalisation des commissions permet de rejoindre le citoyen chez lui dans l'intimité relative du terroir, mais elle expose au péril de la féodalisation des intérêts, de la fragmentation des préoccupations, quand ce n'est pas de la division entre les régions périphériques et les centres urbains. Elle pourrait constituer, au surplus, un processus de diffraction des systèmes centraux de pouvoir vers les régions, de consolidation des élites locales dans leur opposition à celles des autres territoires du Québec, sinon d'éclatement pur et simple de l'espace public comme lieu de débat. Elle approfondit, au moins potentiellement, le problème de la difficile réconciliation entre la gestion de la diversité réelle, d'une part et, d'autre part, la conquête de la communauté imaginaire de référence.



« L'hiver de la parole » eut bien sûr ses limites. Mais, en cette saison de la vie démocratique, les citoyens ont été conviés à débattre de l'avenir de leur société selon un scénario de participation inédit dans l'histoire du Québec. L'examen des corpus issus de ces échanges laisse entrevoir un certain nombre de conclusions provisoires. Au-delà des suggestions du sens commun et des comptes rendus médiatiques, enclins qu'ils furent, en général, à lire cet épisode préréférendaire comme le symbole de l'échec à mettre en partage la rationalité délibérative dans l'espace public, des éléments d'une pédagogie émergent. Et la première condition pour en comprendre la signification consiste, certes, à renoncer à 1'« élitocentrisme » dont les notions d'entendement, de rationalité, de délibération et de débat public demeurent entachées depuis le siècle des Lumières dont Kant fut, parmi plusieurs autres, un grand inspirateur. En clair, l'événement eut lieu là où on ne l'attendait pas et sa portée ne fut traduisible ni dans le langage ni dans les pratiques coutumières des réductionnismes politiques. Il faut décentrer le regard pour que ces voix, en général inaudibles et désordonnées, soient mises en perspective.

Toutefois, qu'est-ce qu'une telle entreprise de décentration de l'argumentation permet de découvrir que l'on ne savait pas déjà ? Les leçons de cet exercice d'analyse peuvent être regroupées sous quatre tendances idéaltypiques. — La crise de légitimité des institutions est peut-être plus profonde que les apparences ne le laissaient présager : la rethématisation du débat et la rétention d'arguments atopiques montrent que la problématisation de la réalité au Québec ne repose pas nécessairement sur les mêmes fondements selon qu'il s'agit des élites au pouvoir ou des citoyens. - L'unité de référence dans le débat sur l'avenir du Québec n'est plus seulement la nation, mais aussi la région. Non pas qu'il faille y déceler la fin du récit nationaliste ; au contraire, celui-ci semble se singulariser de plus en plus par une appropriation localiste où des réseaux de sens à fort indice de proximité sociale se juxtaposent, autant dans l'univers de la géographie que dans celui du symbole, au renvoi à des entités plus englobantes. - La visée d'un avenir commun n'obéit pas aux mêmes modalités. Les dirigeants du [838] Gouvernement proposent la souveraineté comme inducteur d'un « projet de société », alors que les citoyens disent et demandent plus ou moins un « projet de société » d'abord, puis la souveraineté si — et seulement si — celle-ci sert et s'encadre dans celui-là. En somme, les vecteurs de la conceptualisation divergent ; les élites : le politique d'abord et le social suivra ; les citoyens : le social, sinon l'humanitaire d'abord et le politique s'y ajustera. — La non-concordance des représentations ou l'incommensurabilité des « jeux de langage » provient, pour une large part, du décalage référentiel dont les notions en cause sont l'objet. Au cartésianisme des élites, habituées qu'elles sont à séparer les thèmes, à les classer, à compartimenter les aspects d'un problème fait écho une démarche où les identifications sont désintriquées, les confinements déjoués, résidu probable d'une culture catholique, coutumière aux cosmovisions et pourvoyeuse d'universalité. C'est peut-être une des multiples raisons pour lesquelles les citoyens n'arrivent pas à concevoir la souveraineté en marge des autres dimensions de la vie collective.

Le projet de souveraineté au Québec est ainsi rattrapé en quelque sorte par les nouvelles exigences de l'espace public. Il est mis au défi d'un surcroît de légitimité qu'aucun autre pays des Amériques n'a eu à affronter pour obtenir l'indépendance. Celle-ci est généralement vue d'ailleurs comme le point de départ d'un vaste programme de reconduction d'une identité à laquelle on veut bien croire. L'exercice des commissions a montré que le contraire tend ici à prévaloir : la souveraineté ne semble pas être perçue comme une prémisse suffisante ; il faut un récit pour en asseoir la validité. Un récit suppose un cadre, une mémoire, une histoire, un projet, voire une utopie créatrice. Les citoyens ont semblé arguer de telle manière : « Votre finalité est intéressante, mais elle n'est pas encore assez enlevante pour y reconnaître l'espérance d'une socialité plus accomplie ». Pareille demande de métaphysique porte un déni radical au thème de la « fin des métarécits », dont les penseurs de la postmodernité font leurs beaux jours, et invite plutôt à croire que le désenchantement populaire, partout clamé comme une évidence dernière, est peut-être moins le signe d'une fin quelconque qu'un appel à réinventer une autre forme d'espace public pour donner un sens renouvelé à la démocratie.


Gilbert Larochelle est Professeur en philosophie politique à l'université du Québec au Canada. Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont L'imaginaire technocratique, Montréal, Boréal, 1990 ; Philosophie de l'idéologie. Théorie de l’intersubjectivité, Paris, PUF, 1995 (coll. « L'interrogation philosophique »). Par ailleurs, il a publié plus de quarante articles dans des revues scientifiques nationales et internationales. Il prépare actuellement un ouvrage intitulé Éthique et rhétorique à paraître aux PUF (Département des sciences humaines, Université du Québec à Chicoutimi, 555 boulevard de l'Université Chicoutimi (Québec), Canada G7H 2B1, gilar@videotron.ca.

[839]

RÉSUMÉ

ESPACE PUBLIC ET DÉMOCRATIE : L'EXPÉRIENCE
DES COMMISSIONS SUR L'AVENIR DU QUÉBEC


Le débat sur la souveraineté du Québec semble aujourd'hui assorti d'une réflexion qui déborde la discipline des études constitutionnelles où les experts et les hommes politiques ont eu tendance, depuis les trente dernières années, à reléguer la plupart des enjeux. Plusieurs signes indiquent qu'il devient plus que jamais indissociable d'une interrogation sur la possibilité d'y greffer un « projet de société », voire sur la nécessité d'y mettre en scène une nouvelle conception de l'espace public. L'expérience des Commissions sur l'avenir du Québec, conduite avant le référendum de 1995, offrit l'occasion de recourir à des pratiques délibératives dérogeant aux formes classiques de la représentation héritées des Lumières et surtout des institutions inspirées par le modèle du parlementarisme britannique. À l'examen, la pédagogie de cet exercice excède les éclairages thématiques qu'il devait fournir. La présente étude tente de démontrer que des recadrages décisifs du politique y furent revendiqués malgré le foisonnement apparemment erratique des argumentaires, notamment par le rappel de la primordialité d'un « projet de société » sur la visée, même instrumentale, de la souveraineté. Il vise à soutenir que l'élargissement du débat par la population fut une stratégie de recentration de la légitimité de l'espace public, de cheminement dans un autre parcours argumentatif que celui des élites, sinon de reproblématisation de la souveraineté elle-même.

ABSTRACT

PUBLIC SPACE AND DEMOCRACY : THE RECORD OF
THE COMMISSIONS ON THE FUTURE OF QUEBEC


Nowadays, the debate on the sovereignty of Québec seems to have been saddled with a mode of thought that goes beyond the scope of constitutional studies, and into which a tendency to relegate most of the stakes has emerged among experts and politicians over the past thirty years. A number ofsigns show that the debate has become, more than ever, inséparable from the question of including a society project, of bringing into being a new concept of public space. The Commissions on the future of Quebec, held before the 1995 referendum, were an opportunity to have recourse to deliberation practices that departed from the classical forms of représentation inherited from the Enlightenment and, above all, of the institutions modeled on British parliamentarism. Yet, the method of the exercice overshadowed the proposed intention to shed light on the thème. This paper is an attempt to demonstrate that decisive political reform was called for, despite the proliferation of erratic arguments, particularly through the constant reminder of the primary, importance of a societal project over the vision of political independence, even viewed as instrumental. This paper maintains that the widening of the debate by the people became a strategy to refocus on the legitimacy of public space, to lead the argument through a different avenue than that prescribed by the leaders, and to reshape the conceptualization of the very issue of sovereignty.



[1] Indépendance, souveraineté, autonomie, séparation, souveraineté-association : la complexité du lexique est devenue, dans le contexte québécois, une composante du débat lui-même. Eu égard à la connotation péjorative du mot « indépendance » (qui signifie rupture, éclatement possible, voire déchirure), le camp des fédéralistes a tendance à employer ce mot pour frapper négativement l'imagination populaire et pour discréditer ses adversaires. En revanche, le mot « souveraineté » (qui renvoie aux notions de maturité, d'émancipation, sinon de progrès) est utilisé par les souverainistes pour désigner la marche positive d'une nation dans l'histoire. Au-delà de toute cette sémantique contradictoire, les mots « indépendance » et « souveraineté » seront considérés dans ce texte comme synonymes, précisément en référence au sens plutôt neutre du droit international (la capacité d'une population à faire ses lois et ses institutions en gérant elle-même ses relations avec les autres pays).

[2] Au début des années 1960, environ 80% des emplois de direction dans la région de Montréal étaient occupés ou contrôlés par les anglophones, qui formaient 20% de la population. Le confinement des francophones dans des fonctions subalternes fut, depuis lors, démenti par l'émergence d'une bourgeoisie entrepreneuriale et, de manière parallèle, par la prise en charge des grands instruments du développement économique par l'État.

[3] La notion d'élite est, de toute évidence, extrêmement polysémique. Elle ne se prête pas à une reconnaissance empirique spontanée. Par ailleurs, même s'il existe plusieurs traditions sociologiques qui ont tenté, de Pareto jusqu'à Harold Lasswell en passant par C. W. Mills, d'en circonscrire la signification, son usage désignera conventionnellement dans ce texte ceux qui parlent au nom d'autrui dans un processus de représentation. La définition de Lasswell pourrait aussi convenir pour en saisir la portée dans le présent contexte : « ceux qui détiennent le pouvoir au sein d'un corps politique » (cf. Harold Lasswell, Daniel Lerner, C. Easton Rothwell, The Comparative Study of Elites, Stanford, Stanford University Press, 1952, p. 13).

[4] Michel Crozier écrivait justement en 1995 que le mal des élites, c'est qu'elles ne savent pas écouter la population : « Le dialogue social ne pourra se rétablir que par l'écoute, l'ouverture et la fin des monopoles de la représentation... : une nouvelle réflexion est indispensable sur les conditions d'une vie démocratique active dans un monde différent. La démocratie limitée à la représentation est insuffisante car elle donne trop d'importance, du moins dans le contexte français, au problème de l'accès aux représentants. Nous devons passer de la démocratie d'accès à la démocratie de la délibération ». (La crise de l'intelligence. Essai sur l’impuissance des élites à se réformer, Paris, InterÉditions, 1995, p. 61 et 62).

[5] Léon Dion, Le duel constitutionnel Québec-Canada, Montréal, Éditions du Boréal, 1995, p. 338. Il faut aussi se rappeler que le Premier ministre Parizeau avait utilisé le terme « astucieux » en décembre 1994 pour décrire son initiative, mais visiblement pas dans le même sens que l'entendait Léon Dion.

[6] Selon la description qu'en fit le Premier ministre instigateur de ces commissions (Jacques Parizeau, cf. son livre Pour un Québec souverain, Montréal, VLB Éditeur, 1997, p. 101).

[7] Éthique et politique : le rapport de l'un à l'autre n'en est pas un d'exclusion, mais de prédominance selon les contextes et les choix que l'on effectue dans la hiérarchie des représentations. Le constat dont la proposition générale fait le pari consiste à soutenir, en substance, que les participants aux commissions sortirent de la perception des élites, de leur volonté de polariser le débat, de le ramener à la comptabilité spéculative des suffrages en fonction des opinions énoncées, d'où les malentendus, le sentiment d'ambivalence qui accompagna le déroulement des commissions à l'hiver 1995. Et cette ré appropriation de l'événement constituerait, en elle-même, une stratégie de relocalisation de la légitimité dans l'espace public, notamment par l'affirmation de la primordialité de la dimension éthique sur tout projet politique.

[8] Sur la notion d'espace public, cf., pour un approfondissement théorique : Jürgen Habermas, L'espace public, Paris, Payot, 1978 ; Alain Cottereau, Paul Ladrière (textes réunis par), Pouvoir et légitimité. Figures de l'espace public, Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, 1992. Aussi, sur le rapport entre élite et démocratie : Peter Bachrach, Political Elites in a Democracy, New York, Atherton Press, 1971 ; du même auteur The Theory of Democratic Elitism, Boston, Little & Brown, 1966 ; T. B. Bottomore, Elites and Society, Baltimore, Penguin, 1966 ; C. W. Mills, Power Elite, New York, Oxford University Press, 1956 ; Robert Presthus, Elites in the Policy Process, Cambridge, Cambridge University Press, 1974 ; Dennis Olsen, The State Elite, Toronto, McClelland & Stewart, 1980 ; Martin N. Marger, Elites and Masses, Belmont, Wadsworth, 1987.

[9] Pour Jürgen Habermas, la définition de l'espace public surgit avec la doctrine kantienne du droit et c'est Hegel et Marx qui en auraient fait une idéologie. Toutefois, son efficacité sociale semble, écrit-il, inséparable de l'émergence de l'opinion publique : « La compréhension que la sphère publique bourgeoise a du rôle qu'elle joue s'est cristallisée dans la notion d'opinion publique » : J. Habermas, op. cit., p. 98.

[10] Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières ? », dans Œuvres philosophiques, tome 2, Paris, Gallimard, 1985 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), p. 210.

[11] Jacques Parizeau, Discours prononcé à l'occasion de l'ouverture de la 35e législature de l'Assemblée nationale du Québec, le 29 novembre 1994.

[12] Jacques Parizeau. Discours prononcé à l'Assemblée nationale à l'occasion du débat sur l'adoption de la question référendaire, le 11 septembre 1995.

[13] Pierre E. Trudeau écrivait, dans son livre À contre-courant. Textes choisis 1939-1996, ce passage significatif où il présente en quelque sorte la ligne dominante de sa vision du Canada : « Pourquoi je m'oppose si fortement au séparatisme ? C'est simplement, je crois, que j'ai le sentiment très profond que le défi de notre époque, c'est de vivre avec des gens qui n'ont pas les mêmes valeurs que nous. J'ai foi dans les sociétés pluralistes. Je crois que la voie du progrès passe par le libre-échange des idées et la confrontation des systèmes de valeurs. En réalité, le séparatisme préconise une société fondée sur l'ethnocentrisme, où tous les Français doivent vivre ensemble, de même que tous les Ecossais, tous les Gallois, et tous les Irlandais sans communiquer entre eux, sauf au niveau officiel de l'Etat. Je crois que la richesse du Canada... c'est d'avoir accueilli des immigrants venus des quatre coins du monde, et d'avoir aussi des populations qui étaient là avant notre arrivée, comme les Indiens et les Esquimaux » (Montréal, Les Éditions Alain Stanké, 1996, p. 297).

[14] Par exemple, au Québec, les anglophones formaient en 1981 12,3% de la population, alors qu'en 1991, ils étaient 11,1%. Pour ce qui est des francophones hors Québec, leur nombre atteignait en 1971 4,4%, en 1981 3,8%, puis en 1986, 3,6%. Somme toute, la tendance paraît claire. Cf. Marc Termote, L'avenir démolinguistique du Québec et de ses régions, Conseil de la langue française, gouvernement du Québec, Sainte-Foy, 1994, p. 19 et 32.

[15] Pour une réflexion pénétrante à titre d'illustration de cet aspect, cf. Gérard Bergeron, Notre miroir à deux faces : Trudeau-Lévesque, Montréal, Québec/Amérique, 1985.

[16] Jacques Parizeau, Discours prononcé à l'occasion de l'ouverture de la 35e législature de l'Assemblée nationale du Québec, le 29 novembre 1994.

[17] Selon le mot lancé par les rédacteurs du rapport de la Commission de Laval sur l'avenir du Québec. L'usage de cette métaphore colorée pour décrire le phénomène démocratique qu'ils ont observé au cours de l'hiver 1995 ne signifie pas que la parole fut gelée comme le sont les lacs du Canada en cette période de l'année. Au contraire, il s'agit de dire que ce fut la saison par excellence où l'expression politique fut libérée dans la sphère publique à un point jusque-là rarement, sinon jamais vu, dans l'histoire du Québec. Bien sûr, l'évocation de cette saison permit à Jacques Parizeau de rappeler, non sans opportunisme métaphorique, qu'à « l'hiver de la parole » devait suivre le « printemps de la souveraineté » (Jacques Parizeau, Discours prononcé à l'occasion du conseil national du Parti québécois, le 27 mai 1995).

[18] Jacques Parizeau, Discours prononcé le 6 septembre 1995 au Grand Théâtre de Québec à l'occasion du dévoilement du texte qui devait devenir, au terme d'un référendum gagnant, la déclaration de souveraineté du Québec.

[19] Le 20 mai 1980, le premier référendum sur l'avenir du Québec s'est soldé par le résultat suivant : 40% de la population se prononça pour l'ouverture des négociations avec le reste du Canada sur la souveraineté du Québec, alors que 60% des électeurs s'y opposèrent. Le second référendum du 30 octobre 1995 montre une nette progression de l'option souverainiste dans la mesure où elle rallia 49,6% des électeurs, 50,4% de ces derniers s'y montrant toujours réfractaires. En conséquence, devant ce partage à peu près égal des voix (50 000 votes ont fait la différence), le discours souverainiste en appelle, depuis lors, à la nécessité d'un troisième référendum pour en finir avec cette ambivalence réitérée.

[20] Jocelyn Létourneau, « Assumons l'identité québécoise dans sa complexité », Le Devoir, 7 août 1999. À la différence de la majorité des intellectuels québécois, Létourneau est l'un des rares auteurs qui plaident pour la nécessité de respecter cette ambivalence et pour construire, sur cette base, l'identité québécoise.

[21] La commission Bélanger-Campeau fut fort différente des commissions sur l'avenir national du Québec. Il s'agissait d'une tribune de réflexion et de présentation de mémoires, mais à laquelle participèrent principalement les élites de la société, bref les acteurs parlant au nom d'un groupe quelconque : syndicats, grandes entreprises publiques ou privées, universitaires, élus, etc. Alain G. Gagnon et Daniel Latouche signalent que les intervenants se sont présentés et légitimés à partir de leur spécialité de référence (Allaire, Bélanger, Campeau et les autres, Montréal, Québec/Amérique, 1991).

[22] Cette lecture de l'événement fut notée par les citoyens lors des audiences des commissions sur l'avenir du Québec comme en fait foi, par exemple, cette déclaration d'un citoyen de Val d'Or : « Le fédéral a tenté d'offrir le mieux qu'il pouvait offrir : Charlottetown. Ce fut un non du Québec : ce n'est pas assez. Et un non du Canada anglais : c'est trop » (Commission de l'Abitibi-Témiscamingue sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, cité à la page 12).

[23] Décret 1-95, 11 janvier 1995, gouvernement du Québec, reproduit dans la Gazette officielle du Québec, 1er février 1995, 5, p. 435.

[24] À titre d'exemple, la Commission de l'Estrie sur l'avenir du Québec ouvre son rapport en plaçant en exergue une déclaration d'une participante, laquelle traduit bien l'esprit et l'objectif de cet exercice : « En 63 ans, c'est la première fois qu'un gouvernement me permet de prendre la parole, de dire ce que je veux » (gouvernement du Québec, 1995, page non identifiée).

[25] Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu'est-ce que les lumières ? », cité, p. 210.

[26] Commission de la Chaudière-Appalaches sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, p. IX.

[27] « Attendu qu'il y a lieu que cet avant-projet de loi fasse l'objet d'un processus d'information et de participation sur l'avenir du Québec rejoignant le plus grand nombre possible de Québécoises et de Québécois ». L'avant-projet de loi est celui qui devait proclamer la souveraineté du Québec dans un texte législatif dont il était prévu qu'il entrerait en force après la victoire éventuelle du référendum d'octobre 1995 (Décret 1-95, 11 janvier 1995, op. cit., p. 435).

[28] Commission de l'Estrie sur l'avenir du Québec, citée, p. 41.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] Ibid., p. 11.

[33] L'article 6 de la Loi sur l'avenir du Québec reprenait, dans la commission devant rédiger la Constitution, l'idéal participationniste en ces termes : « Les travaux de cette commission doivent être organisés de manière à favoriser la plus grande participation possible de citoyens dans toutes les régions du Québec, y compris, au besoin, par la création de sous-commissions régionales ».

[34] Par exemple, les rapporteurs de la Commission de l'Outaouais sur l'avenir du Québec (gouvernement du Québec, 1995, p. 8) observent, de manière significative, au début de leur document : « II est donc difficile de dégager des grandes tendances sur l'opportunité de réaliser la souveraineté ».

[35] Les activités des commissions ont emprunté deux formes distinctes : les audiences publiques au cours desquelles les commissaires ont entendu et recueilli l'opinion des participants et les forums populaires, débats ouverts et permettant à tous les intervenants de se faire entendre et d'échanger sur le vif des commentaires entre eux.

[36] Commission de la Gaspésie-îles-de-la-Madeleine sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, p. 39.

[37] Commission de l'Outaouais sur l'avenir du Québec, citée, p. 8.

[38] Commission nationale sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, p. 11.

[39] Ibid.

[40] Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières ? », cité, p. 209.

[41] Commission de la Gaspésie-îles-de-la-Madeleine sur l'avenir du Québec, citée, p. 7.

[42] Commission de Lanaudière sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, p. 59.

[43] Commission de l'Outaouais sur l'avenir du Québec, citée, p. 39. Une réaction semblable fut observable dans l'Estrie : « Pour ces organismes ou individus, leurs commentaires, suggestions ou propositions ne s'inscrivaient donc pas nécessairement dans le cadre d'un Québec souverain. De l'avis de certains, leurs recommandations pouvaient se concrétiser rapidement et indépendamment du cadre constitutionnel du Québec », Commission de l'Estrie sur l'avenir du Québec, citée, page de F avant-propos.

[44] Ibid., p. 55.

[45] Commission de la Gaspésie-îles-de-la-Madeleine sur l'avenir du Québec, citée, p. 39. Les audiences de la Commission du Nord-du-Québec sur l'avenir du Québec furent le théâtre d'une situation similaire : « La commission a constaté que la région accordait une bonne crédibilité à la démarche, ce qui s'est traduit par un ton favorable aux échanges. Plusieurs personnes ont profité de sa présence pour aborder d'autres sujets de façon à ce que les commissaires se fassent leur porte-parole auprès de l'État. D'ailleurs, la commission a souvent eu l'impression d'être considérée comme représentante du gouvernement du Québec », gouvernement du Québec, 1995, p. 14.

[46] Commission du Bas-Saint-Laurent sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, p. 25.

[47] Dans la région de la Gaspésie-îles-de-la-Madeleine, les commissaires soulignent que le sens et la portée fondamentale de cet événement auront peut-être été moins de procurer un contenu précis que de témoigner de leur intérêt à voir émerger une nouvelle conception de l'insertion des citoyens dans l'espace public en valorisant une philosophie politique différente pour fonder la représentation : « L'ensemble de cette démarche d'écoute de la population aura vraisemblablement comme suite de faire naître un plus grand besoin de participation des citoyens, et conséquence directe, l'obligation pour les dirigeants élus de maintenir une structure d'écoute plus large ». Commission de la Gaspésie-îles-de-la-Madeleine sur l'avenir du Québec, citée, p. 6.

[48] Commission du Bas-Saint-Laurent sur l'avenir du Québec, citée, p. 27.

[49] « Les membres de la commission constatent une certaine disparité entre le discours des institutions et de plusieurs gouvernements locaux et celui des individus, des groupes communautaires et syndicaux. En effet, ces derniers ont soif de changement, expriment la nécessité de définir un projet de société où les valeurs humaines priment sur les seuls aspects économiques alors que les représentantes et représentants des institutions et de certains gouvernements locaux ont tenu un discours plutôt prudent et proche de leurs acquis actuels ». Ibid., p. 79.

[50] Commission de Lanaudière sur l'avenir national du Québec, citée, p. 11.

[51] Le rapport de la Commission du Bas-Saint-Laurent sur l'avenir du Québec (citée, p. 23) donne une bonne image de la méthode de compilation des interventions : « Les outils d'analyse utilisés pour le traitement des préoccupations et des points de vue exprimés furent conçus et proposés par le secrétariat national. Us sont communs aux commissions régionales, ainsi qu'aux commissions des jeunes et des aînés. Ces outils étaient destinés à soutenir et à faciliter le travail de compilation, d'analyse de contenu et de synthèse des milliers d'informations recueillies dans chacune des régions de l'ensemble du Québec. Plusieurs fiches de travail furent proposées en fonction des différents besoins identifiés : — la fiche d'inscription de l'intervenante ou de l'intervenant comprenant des informations de base... — la fiche de synthèse d'un mémoire, destinée aux membres de la commission en vue de faciliter le suivi des séances… - les fiches d'analyse d'intervention destinées aux analystes de la commission en vue de consigner les résultats de chaque analyse de contenu effectuée, tant pour le matériel oral qu'écrit ».

[52] Commission de Lanaudière sur l'avenir du Québec, citée, p. 11.

[53] Commission du Saguenay-Lac-Saint-Jean sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, p. 7. Il faut bien préciser ici que cette région nordique du Québec est connue pour être majoritairement souverainiste autant dans les élections régulières que dans les deux derniers référendums sur l'avenir du Québec.

[54] Ibid., p. 14 (c'est nous qui soulignons).

[55] Ibid., p. 11. Un commentaire similaire sur la souveraineté comme moyen plutôt que finalité peut être retrouvé dans les rapports suivants : Commission du Nord-du-Québec sur l'avenir du Québec, citée, p. 17 ; Commission de la Mauricie-Bois-Francs sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, p. 26.

[56] Ibid., p. 28. La Commission de l'Abitibi-Témiscamingue sur l'avenir du Québec, (citée, p. 16) formule un constat qui aurait pour effet d'infléchir le sens du projet gouvernemental : « Une constitution québécoise devrait définir les pouvoirs qui seraient dévolus aux régions ». Des ambivalences semblables apparaissent dans la déclaration d'un membre de la Commission du Bas-Saint-Laurent sur l'avenir du Québec (citée, p. 80) : « Il n'y aura pas de véritable souveraineté nationale sans véritable autonomie régionale sur le plan culturel, économique, politique et social ». La vision d'une société éclatée en fragments régionaux tente de se négocier avec celle d'un Québec souverain. Ces univers de représentation, virtuellement concurrents, comportent des chevauchements notionnels et des connotations conflictuelles. Pareille inquiétude perce sous forme d'avertissement dans le rapport de la Commission du Saguenay-Lac-Saint-Jean sur l'avenir du Québec (citée, p. 14) et même ailleurs : « Le Québec ne doit pas devenir lui-même une sorte de fédération ou confédération des régions ». Commission de la Chaudière-Appalaches sur l'avenir du Québec, citée, p. 11.

[57] Commission de la Capitale sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, p. I.

[58] Ibid., p. II.

[59] Ibid.

[60] Commission de la Montérégie sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, p. 9.

[61] Ibid., p. 13. L'élitisme se reconnaît aussi par le choix des commissaires de la Montérégie de rappeler l'image qu'ils ont projetée : « On ne saurait terminer ce rapport sans mentionner la chronique de Lysiane Gagnon dans La Presse du vendredi 17 février. Madame Gagnon comparait les impressions que lui avaient laissées cinq commissions (Outaouais, Saguenay, Beauce, Estrie et Montérégie) et l'impression que lui avait laissée la commission de la Montérégie était celle d'une commission "qui a de la classe". Elle parlait du "mode de fonctionnement ultra-civilisé" de la commission. "Tout baigne dans l'huile et dans la courtoisie". Ce qui est intéressant dans cette chronique, c'est que la perception que madame Gagnon a eue de la commission de la Montérégie, à l'occasion d'une visite d'à peine un peu plus d'une heure, correspondait tout à fait à la conception que son président, monsieur Robidas, s'est, depuis le début, faite de sa commission : un lieu où l'expression des idées et des points de vue se fait dans le respect de l'opinion des autres sans pour autant évacuer toute émotion dans l'affirmation des convictions », ibid., p. 100. Une telle déclaration montre que les commissaires se sont insérés dans un espace intralinguistique avec une conception élitaire de l'espace public.

[62] Commission de Laval sur l'avenir du Québec, citée, p. 27 et 28 (c'est nous qui soulignons).

[63] 1bid., p. 61.

[64] Commission de Montréal sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, p. 49.

[65] Ibid., p. 54.

[66] Dans l'annexe au rapport de la Commission de Montréal sur l'avenir du Québec (ibid.) les politologues Julius Grey, Josée Legault et Charles David ont le statut d'experts, alors que d'autres comme Denis Monière et Richard Marceau ne jouissent pas de cette reconnaissance, même s'ils sont politologues au même titre que les autres. Somme toute, des témoignages ont été livrés ou reçus avec un statut qui n'était pas toujours celui du citoyen ordinaire.

[67] Ibid., p. 42.

[68] Un exemple : Claude Masson, « Le "virage" de l'option souverainiste », La Presse, 10 avril 1995. Prise à la lettre, la notion de « projet de société » peut être vue comme l'une des grandes illusions sur laquelle la sociologie classique et surtout récente a jeté un discrédit définitif. En revanche, lorsqu'on y regarde de plus près, pareille expression, vague à souhait, fut employée dans les débats comme une voie de contournement du thème proposé, à la rigueur comme un moyen d'inscrire à l'ordre du jour des préoccupations différentes de celles soumises par le Gouvernement. Peut-être s'agit-il d'une métaphysique qu'il faut lire sur le registre d'un métalangage que l'on ne comprend pas forcément si l'on n'y voit pas un symptôme d'un phénomène autre que celui révélé formellement ?

[69] Commission de la Gaspésie-îles-de-la-Madeleine sur l'avenir du Québec, citée, p. 10.

[70] Les rapporteurs de la Commission du Saguenay-Lac-Saint-Jean sur l'avenir du Québec (citée, p. 25) ont relevé ce témoignage significatif : « Dans un Québec souverain, on souhaite que la population puisse exercer son droit de veto sur les décisions importantes, à l'image de plusieurs États démocratiques, dont la Suisse ».

[71] Commission de l'Outaouais sur l'avenir du Québec, citée, p. 8.

[72] Commission du Bas-Saint-Laurent sur l'avenir du Québec, citée, p. 39. Le choix des thèmes, celui de la décentralisation ou la revendication d'un projet de société sans pour autant y mettre un contenu précis, emportait, par voie de conséquence, l'impossibilité d'entrer en conflit avec quiconque — sauf avec les élites au pouvoir —, donc une dépolarisation du débat.

[73] Commission de la Gaspérie-îles-de-la-Madeleine sur l'avenir du Québec, citée, p. 7.

[74] Commission de Lanaudière sur l'avenir du Québec, citée, p. 13.

[75] Ibid. Rappelons qu'une telle déclaration ne fut pas un discours isolé, mais que toutes les commissions au Québec ont vu poindre, sous différentes formes, ce genre de préoccupations dans les échanges auxquels elles furent soumises.

[76] Commission de l'Estrie sur l'avenir du Québec, citée, p. 42.

[77] Commission de la Mauricie-Bois-Francs sur l'avenir du Québec, citée, p. 77 et 78.

[78] Ibid., p. 17.

[79] Commission des jeunes sur l'avenir du Québec, gouvernement du Québec, 1995, p. 25.

[80] Ibid., p. 29.

[81] Commission de la Mauricie-Bois-Francs sur l'avenir du Québec, citée, p. 17. La population de l'Abitibi-Témiscamingue a exprimé le même desideratum en ces termes : « Les citoyennes et les citoyens ont signalé de plus qu'ils souhaitaient avoir une tribune pour se faire entendre plus souvent qu'une fois tous les quatre ans, au moment des élections. Ils ont indiqué qu'ils veulent se rapprocher des décideurs politiques, se faire entendre plus souvent par des gens crédibles sur des sujets d'importance », Commission de l'Abitibi-Témiscamingue sur l'avenir du Québec, citée, p. 28.

[82] La Commission de l'Estrie sur l'avenir du Québec (citée, p. 6) énumère les valeurs qui devraient figurer à l'ordre du jour dans un Québec souverain : « Paix, dignité, bonheur, épanouissement, foi, équité, égalité, liberté, solidarité, justice, démocratie, générosité, compassion, honneur, coopération, tolérance, responsabilité, non-violence, entraide, primauté du bien-être individuel et collectif, primauté de la famille comme pilier de la société, respect de la vie, primauté et respect de la personne, respect des droits des enfants, respect de la diversité culturelle, liberté de religion, inviolabilité du droit pour l'être humain de disposer de sa personne ».

[83] Ibid., page 12. Partout, les travaux ont contribué à la construction d'un champ notionnel autour de la citoyenneté. Un exemple : « Dans Lanaudière, on ne s'est pas contenté de demander au gouvernement d'être plus équitable et ce, à tous les niveaux, mais on s'est rallié autour d'une notion majeure : les citoyens ont des devoirs et des responsabilités ». Commission de Lanaudière sur l'avenir du Québec, citée, p. 60.

[84] Commission du Saguenay-Lac-Saint-Jean sur l'avenir du Québec, citée, p. 31.

[85] Commission de l'Estrie sur l'avenir national du Québec, citée, p. 42. Une autre façon d'exprimer la même idée : « Les Gaspésiens et les Madelinots ne demandent pas de cataplasmes, ils veulent les moyens de se sortir eux-mêmes des difficultés qui les accablent », Commission de la Gaspésie-îles-de-la-Madeleine sur l'avenir du Québec, citée, p. 8.

[86] Commission de l'Outaouais sur l'avenir du Québec, citée, p. 56. Une sorte d'incantation magique de la constitution comme texte sacré inspire les débats, de telle manière que la « dé-différenciation » des sphères d'activité et la complexification conséquente de la vie sociale semblent, en revanche, devenir susceptibles d'une simplification, pourvu que le document fondateur consigne les desiderata populaires. Il y aurait, en soi, une étude intéressante à faire sur la seule perception de la Constitution dans ces commissions par les citoyens, sur le télescopage des références symboliques dont elle fut l'objet. Un exemple tiré du rapport de la Commission de la Mauricie-Bois-Francs sur l'avenir du Québec (citée, p. 47 et 48) : « La nouvelle Constitution doit garantir des droits fondamentaux qui sont l'expression même d'un projet de société québécoise plus juste ... Ces droits sont : le droit à un environnement sain ; le droit à l'intégrité physique ; le droit à l'alphabétisation, à la formation générale et professionnelle universelle, accessible et gratuite ; le droit à un logement décent à un prix abordable ; le droit à un revenu décent garanti, soit par le travail ou par des transferts fiscaux ; le droit à un emploi de qualité ; le droit de vivre sans harcèlement et sans violence ; le droit à des lieux de démocratie autonomes axés sur la solidarité et l'éducation populaire ; le droit à l'équité pour les conjointes et les conjoints de fait dans le couple traditionnel ou de même sexe ; le droit des femmes au contrôle de leur corps ; le droit à la vie ; la nouvelle Constitution doit garantir l'accessibilité architecturale et les droits des personnes handicapées, notamment le droit au travail, au loisir, au logement adapté et aux services socio-économiques ».

[87] L'éditorialiste Alain Dubuc posait en des termes très directs le problème de ce type d'expérience : « Si les stratèges péquistes ont commis une erreur, c'est celle que les politiciens font le plus souvent : sous-estimer l'intelligence des gens. Les Québécois ne sont pas bêtes : ils savent que les souverainistes ne sont pas majoritaires au Québec et ils voient bien que ces commissions attirent une écrasante majorité de souverainistes. Ils savent aussi, parce que le Premier ministre Parizeau a été très clair là-dessus, que les commissions, dans leurs recommandations, prôneront la souveraineté », La Presse, 14 février 1995.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 6 octobre 2014 10:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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