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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Simon LANGLOIS, “Culture et rapports sociaux: trente ans de changements”. Un article publié dans la revue Argus, vol. 21, no 3, hiver 1992, pp. 4-10. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 8 octobre 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des science sociales.]

Simon LANGLOIS, 

Culture et rapports sociaux:
trente ans de changements
”.
 

Un article publié dans la revue Argus, vol. 21, no 3, hiver 1992, pp. 4-10.

Table des matières 
 
Dossier
 
Mutation des bases morphologiques du Québec
Émergence d’un effet de génération
Les modes de vie nouveaux facteurs de différenciation
Les conditions féminines
L’innovation sociale
Diversité accrue des comportements
L’individualisation de la vie quotidienne
Homogénéisation ou différenciation des styles de vie ?
 
En conclusion
 
Références

 

DOSSIER

 

La société québécoise a connu depuis plus de trente ans d’importants changements. Nous passerons rapidement sur certains d’entre eux: • vieillissement, • diversité culturelle, • ouverture au monde par le biais de la circulation des biens, des idées et des personnes. D’autres changements sont moins bien connus, tels que • les effets de générations et • la détérioration de la situation relative des jeunes, • la mutation des modes de vie, qui est source de nouvelles différences sociales, et • la diversité accrue des comportements. De nouveaux traits culturels émergent, l’un des plus marquants étant sans aucun doute • l’importance accordée à la personne. Ce texte ne prétend pas être exhaustif; tout au plus, essaie-t-il de fixer quelques idées pour baliser la compréhension des changements en cours. 

La Révolution tranquille a été porteuse d'une utopie: celle de construire une société moderne, prospère, ouverte au changement. On a prétendu que cette société avait tourné le dos à la tradition et à son passé - malgré les injonctions qu'appelle la devise officielle, Je me souviens - afin de s'engager dans la voie de transformations qui sont apparues radicales à plus d'un. Avec le recul du temps, il apparaît que ces changements n'ont pas été propres au Québec, loin de là. D'autres sociétés les ont vécus avec à peu près autant d'intensité, comme l'indiquent les premiers travaux d'une analyse comparée portant sur le Québec, la France, l’Allemagne et les États-Unis. 

Nous nous limiterons, dans les pages qui suivent, à esquisser quelques changements en cours au Québec, exposé qui servira en quelque sorte d'introduction au présent numéro. Les changements dont nous traiterons ici ne manquent pas ou ne manqueront pas en effet de toucher les bibliothèques et les centres de documentation de même que les bibliothécaires eux-mêmes. Cette analyse sera loin d'être exhaustive. Nous avons plutôt choisi d'aborder cette question vaste du changement socioculturel à partir de quelques coups de sonde portant sur différentes dimensions, depuis des éléments de morphologie sociale, les rapports sociaux, les représentations sociales et les valeurs. On terminera par un bref examen d'une question centrale: la société contemporaine devient-elle plus homogène, ou au contraire. évolue-t-elle vers une plus grande diversité ?

 

Mutation des bases morphologiques
du Québec

 

La société québécoise vieillit. D'abord à cause de l'augmentation de l'espérance de vie, et notamment de l'espérance de vie en bonne santé. Le vieillissement apparaîtra encore plus accentué au Québec parce que le nombre de jeunes sera plus faible à cause de la dénatalité. Si le vieillissement inquiète plus d'un observateur - avec raison -, il faut aussi voir que la vieillesse de demain animera la société québécoise. L'âge à la retraite diminue quelque peu en ce moment, les retraités sont plus riches et en meilleure santé; ils ont aussi plus de temps libre. Saura-t-on utiliser à bon escient les forces vives de ce groupe dont l'importance numérique ira en croissant? Les personnes âgées ne seront pas seulement une charge pour la société; elles seront aussi une force qui la transformera. En réalité, il n'y a pas une vieillesse, mais bien plusieurs. Il est difficile de parler de vieillesse pour caractériser à la fois ce groupe de personnes âgées en bonne santé qui augmentera en nombre et ce groupe de personnes dépendantes ou malades qui pèse déjà lourd, et pèsera encore davantage, sur l’organisation des soins de santé. 

Contrairement à une idée répandue, il y a actuellement moins d'immigrants qui entrent au Québec, comparé aux entrées des années 1950 et 1960. De 1977 à 1987, il y a eu environ 20 000 entrées de nouveaux immigrants au Québec; il y en avait autour de 35 000 par année au milieu des années 1960, et davantage durant les années 1950. Ils sont par ailleurs de souches variées et ils sont plus visibles. Mais surtout, la société québécoise francophone cherche à les intégrer, alors qu'il n'y a pas si longtemps, elle les laissait libres de s'établir en marge d'elle, principalement à Montréal. 

Les défis qui attendent le Québec au tournant de cette décennie sont donc connus : • gérer le vieillissement, • relancer la natalité, • intégrer les immigrants. J'insisterai sur un quatrième, qu'on est porté à oublier trop souvent : • contrer le déséquilibre croissant entre les villes dynamiques sur les plans économique et démographique et les régions qui les entourent, régions qui ne sont pas nécessairement éloignées. La population se concentre de plus en plus dans ces villes, laissant à côté d'elles de vastes espaces qui se vident. 

L'immigration accentue actuellement ce processus, car elle n'alimente que Montréal. Sur ce plan, le Québec se distingue de l'Ontario, qui réussit mieux à répartir les nouveaux arrivants en dehors de Toronto. Montréal attire et retient presqu'à elle seule les nouveaux arrivants, en plus de regrouper la plus forte proportion des Québécois anglophones. Voilà pourquoi il est difficile d'intégrer complètement les immigrants à la société francophone, puisqu'ils côtoient à Montréal une forte concentration d'anglophones. Si cette tendance continue, il y aura bientôt deux Québec: celui des régions, à visage français, et celui de Montréal, cosmopolite et bilingue; ou encore, le Québec des villes et des pôles dynamiques, et celui des régions anémiques et en déclin autour de ces villes. Le dernier rapport du Conseil de la famille trace de cette tendance un portrait plutôt inquiétant.

 

Émergence d’un effet de génération

 

Le début des années 1980 a été marqué par l'émergence d'un important effet de génération. Globalement, la situation des jeunes a commencé à se détériorer sérieusement sur plus d'un plan. On a d'abord observé une détérioration relative des revenus tirés du travail à temps plein. Le rapport entre la moyenne des revenus des jeunes ayant moins de 30 ans et celle des adultes ayant entre 45 et 55 ans a été assez stable durant les années 1960 et 1970. Il a par la suite diminué, indiquant que les jeunes des années 1980 connaissaient une diminution de leurs revenus par rapport aux plus âgés, contrairement aux jeunes des générations précédentes. 

Parallèlement à cette situation, le coût réel du principal poste budgétaire des jeunes familles - l'habitation - a connu une croissance supérieure à la hausse des revenus et une hausse plus rapide que l’indice des prix à la consommation. Devant payer plus cher pour se loger (le plus souvent dans des maisons plus petites et dans des banlieues plus éloignées, là où les espaces à développer étaient moins chers), les couples ont dû contraindre les autres postes de leurs budgets. Le résultat sur le niveau de vie des jeunes familles a été assez net: avec des revenus réels stagnants ou en baisse et des coûts réels du logement à la hausse les jeunes familles avec enfants ont été de plus en plus dépendantes de deux sources de revenus pour réaliser leur rêve d'accéder au mode de vie de la classe moyenne. Contrairement aux générations précédentes, les jeunes mères n'ont pas eu d'autre choix que de travailler pour soutenir le niveau de vie de leur famille. 

L'une des tendances qui marque les revenus en ce moment est le net déplacement vers les catégories d'âge médianes. Le revenu moyen des jeunes âgés de moins de 30 ans, comparé à celui des personnes âgées de 40 à 55 ans, est à la baisse depuis neuf ans. Non seulement les jeunes sont-ils plus exposés au chômage. mais encore retirent-ils une part relative des revenus du travail qui va en diminuant, alors que ce rapport était assez stable durant les années 1960 et 1970. 

Il y a, en ce moment, un redécoupage de la distribution des revenus et de la richesse qui marque de profonds changements par rapport au passé récent. On observe une sorte de transfert intergénérationnel des ressources monétaires. La pauvreté a augmenté en flèche chez les jeunes ces dernières années, pendant qu’elle a diminué chez les personnes âgées. Le patrimoine — ou la richesse accumulée (propriété, épargne, valeurs mobilières, assurances, fonds de pension) — est encore plus mas distribué que le revenu, étant largement concentré entre les mains de personnes qui sont dans la seconde moitié de leur vie active. Il y a quelques générations, les jeunes travailleurs aidaient économiquement les aînés moins nantis et moins protégés qu’aujourd’hui; de nos jours, c’est l’inverse qui se produit bien souvent.

 

Les modes de vie:
nouveaux facteurs de différenciation

 

De profondes mutations affectent les modes de vie familiaux dont la principale caractéristique est sans doute l'hétérogénéité grandissante. La baisse de la natalité, la hausse des divorces, I'éclatement et la reconstitution des familles et le travail salarié des épouses ont créé des types et des modèles différents de ménages qui coexistent les uns à côté des autres. Il existe maintenant une pluralité de modèles de vie. Il en va de même dans le cycle de vie des personnes. La réduction du nombre d'enfants et l'allongement de l'espérance de vie en bonne santé ont provoqué des changements importants dans le déroulement de la vie des personnes. L'adolescence s'est beaucoup allongée, la période de la vie de couple avec enfants présents à la maison s’est raccourcie, la période du nid vide s'est allongée, de même que la période de la retraite active. Et il ne faudrait pas oublier l’avènement du quatrième âge, où se prolongent aussi les dernières années de vie avec une santé détériorée. 

Bref, on vit plus longtemps; on vit différemment à diverses époques de la vie; on vit dans des types de ménages et de familles souvent fort différents les uns des autres. 

Les modes de vie familiaux sont maintenant devenus une importante source de variation des conditions de vie, de la consommation et des besoins des ménages. Ces transformations sont lourdes de conséquences, notamment sur les inégalités entre individus et familles, mais surtout sur la dynamique des rapports sociaux. Nous examinerons brièvement ces deux aspects. 

Tout d'abord, il paraît évident que ces changements dans les modes de vie entraînent de nouvelles formes d'inégalités. Si le travail salarié des femmes mariées a contribué à maintenir la croissance du niveau de vie des familles ou encore les a empêchées de connaître une détérioration de leur situation, il en résulte une conséquence importante pour les personnes seules, les familles monoparentales et les ménages qui ne peuvent compter que sur un unique pourvoyeur: leur niveau de vie réel n'a pu croître ou encore se maintenir à un niveau élevé à cause de l'absence d'apport d'un revenu supplémentaire. En conséquence, il s'est créé un écart plus prononcé entre les familles, selon qu'elles pouvaient compter sur deux revenus, sur un seul revenu (celui de l'homme, le plus souvent) ou sur aucun revenu. Ainsi, les familles monoparentales ont-elles vu leur situation relative se détériorer encore plus: non seulement ne pouvaient-elles pas compter sur l'apport d'un second revenu, mais encore ont-elles en majorité comme chef une femme, dont le revenu moyen est moindre que celui d'un homme. C'est ce qui explique que les écarts et les inégalités de revenus entre les types de familles aient augmenté ces dernières années, plus rapidement que les inégalités entre les individus. L'étude de Wolfson effectuée sur les années 1965-1985 a même montré que l'augmentation du taux de participation des femmes mariées au marché du travail a renforcé les inégalités attribuables à l’existence de types de familles de plus en plus différents. 

 Les changements contemporains
dans les modes de vie (...)
ont profondément modifié les besoins
et la façon de les satisfaire.
 

 Par ailleurs, les changements contemporains dans les modes de vie, la baisse de la natalité, la hausse des divorces et la participation accrue des femmes sur le marché du travail ont profondément modifié les besoins et la façon de les satisfaire. Ces besoins varient selon que l’on a ou non des enfants, selon que l’on vit seul ou non, selon l’étape où l’on est rendu dans le cycle de vie. Mais surtout, ces changements ont créé une énorme demande de travail, une forte demande de biens et de services nouveaux de toutes sortes qui s’est exprimée à travers le marché. Un nombre croissant de travailleurs ont été mobilisés pour offrir biens et services aux personnes, provoquant en conséquence l’avènement de nouveaux rapports sociaux. C’est là une hypothèse qui exigerait un long développement qui déborde le cadre de la présente analyse. Aussi, nous bornerons-nous à l'esquisser. 

La famille traditionnelle pouvait compter sur le labeur de ses nombreux membres pour survivre. Plusieurs personnes y travaillaient au service des autres, le plus souvent sans rémunération. (Langlois. 1990c). De nos jours, on aurait tort de penser que la prospérité et le bien-être des familles ne reposent plus sur le travail d'un nombre élevé de personnes parce que ces dernières sont réduites au couple avec ses enfants. Le niveau de vie plus élevé des familles contemporaines est dû en bonne partie à l'augmentation de la richesse collective, mais il continue aussi de s'appuyer sur le travail faiblement salarié: employés des garderies, plongeurs au salaire minimum, commis de la boulangerie, femmes de ménage, et bien d'autres. Les familles de classes moyennes et les familles à double revenu bénéficient probablement plus que toutes les autres du travail faiblement rémunéré de certaines personnes qui sont en fait à leur service par le biais du marché. Ce ne sont pas seulement les entreprises ou les propriétaires des moyens de production qui profitent du travail de leurs salariés ou qui accaparent une bonne part de la plus-value; ce sont aussi les ménages et les familles qui en tirent avantage. Le propriétaire d’un restaurant populaire fera des profits en versant les salaires les plus bas possible; mais les familles qui le fréquentent tireront aussi un avantage de ce service bon marché. 

L'arrivée des femmes mariées sur le marché du travail a bouleversé la division traditionnelle des rôles conjugaux. Le travail domestique est maintenant davantage partagé (quoique de façon inégale) entre les hommes et les femmes; il est en partie facilité par toute une gamme de produits et d'appareils fournis par la société de consommation. Mais l'entrée récente des femmes mariées sur le marché du travail salarié a aussi été encouragée par l'existence d'une main-d’œuvre bon marché disponible pour produire biens et services offerts à la famille. En revenant sur le marché du travail, les femmes mariées ont contribué à augmenter le revenu familial; mais cet apport a aussi été rendu possible parce que d'autres femmes et d'autres hommes mettaient leur force de travail, plus ou moins directement. au service des familles. 

 

Les conditions féminines

 

La condition des femmes a profondément changé depuis trente ans. D'une génération à l'autre, on observe une participation de plus en plus continue des femmes mariées sur le marché de l'emploi, sans interruption lors de la venue des enfants. Le travail à temps partiel chez les femmes ayant de jeunes enfants a cessé d'augmenter depuis 10 ans (la proportion est assez stable autour de 22% à 25%) ; ce sont plutôt les étudiantes et les femmes plus âgées sans enfant qui ont alimenté l'essor récent du travail à temps partiel. Encore peu présentes dans certains secteurs (les métiers traditionnels, les sciences et le génie, par exemple), elles ont fait d'importantes percées dans d'autres. Soulignons au passage un contraste important entre le secteur public — un important employeur au Québec — et le secteur privé. Dans ce dernier, les femmes sont beaucoup mieux représentées aux échelons intermédiaires (cadres moyens, etc.) que dans le secteur public. Elles ont par ailleurs beaucoup de problèmes à avoir accès aux postes les plus élevés dans l’entreprise privée, mais un peu moins dans les organisations de l’État, où elles sont cependant encore largement sous-représentées. 

Les milieux de travail ne se sont pas encore ajustés à cette présence plus importante des femmes. Plusieurs types d'emplois sont moins bien rémunérés parce qu'ils sont occupés surtout par les femmes, dont le type de travail accompli apparaît moins valorisé en termes monétaires. L'organisation du travail ne tient pas assez compte des nouveaux besoins des jeunes parents qui doivent aménager leur carrière et leur temps de travail avec la venue de leurs enfants. Les services de garde sont mal organisés et sous-développés, contrairement à ce qui se passe dans d'autres pays.

On observe à l'heure actuelle une augmentation importante des différences et même des inégalités entre les femmes elles-mêmes. Or, cet aspect n'a pas retenu l'attention des analystes de la condition féminine. Si les hommes sont depuis longtemps inégaux entre eux, il semble que les femmes soient devenues encore plus inégales entre elles en l’espace de quelques années seulement, et qu'elles vivent un processus de différenciation plus marquée, au point sans doute où il serait préférable de parler des conditions féminines et non plus de la condition féminine. Il y a quelques générations, les femmes partageaient en gros une situation assez identique dans leurs rôles d'épouses et de mères, ou de travailleuses dans les secteurs connexes à ces rôles: enseignement, santé, etc. De nos jours, la situation des femmes sur le marché du travail est très diversifiée. Une forte proportion n’occupe pas encore d’emploi salarié, surtout parmi les plus âgées; un peu moins du quart de celles qui travaillent sont à temps partiel (22% en 1988) ; celles qui travaillent à temps plein sont encore concentrées dans certains secteurs d’emploi, mais cette situation est en train de changer et plus ce mouvement s’accentuera dans l’avenir, plus elles seront inégales entre elles. Les plus jeunes femmes peuvent davantage compter sur leur conjoint pour le partage des tâches domestiques que les femmes plus âgées. On sait que les familles monoparentales ont en majorité une femme comme chef, et qu’elles vivent la plupart du temps dans une situation précaire, fort éloignée de celle des autres femmes qui vivent dans des familles à double revenu. Enfin, les femmes qui n’ont pas été actives sur le marché du travail n’ont pas accès aux régimes privés ou publics de retraite (n’ayant que la seule pension de vieillesse), alors que celles qui ont travaillé à l’extérieur ont accès à ces programmes. Tous ces indicateurs (nous pourrions en ajouter d’autres) vont dans le même sens: les femmes sont actuellement plus différentes entre elles que les hommes ne le sont entre eux et on observe chez elles une variance marquée des modes de vie. 

Parallèlement à cette différenciation des modes de vie, on observe une plus grande cohésion entre les femmes sur le plan symbolique. Que les femmes soient riches ou pauvres, qu'elles occupent un emploi ou non, qu'elles vivent en ville ou à la campagne, elles partagent les mêmes idéaux quant à la promotion de la condition féminine et elles se rejoignent dans la lecture qu'elles font de la place des femmes dans la société. Elles ne s'entendent pas nécessairement sur les moyens à prendre pour changer la situation actuelle, mais elles partagent un objectif qui les rassemble: la nécessité de l'égalité avec les hommes.

 

L’innovation sociale

 

L'extension de la consommation marchande de biens et de services a modifié radicalement la façon de satisfaire les besoins sociaux. Ces biens et ces services marchands ont eu un impact considérable dans la sphère domestique, notamment sur le travail ménager des femmes et sur les rôles des hommes et des femmes. C'est là un aspect connu sur lequel nous n’insisterons pas. Nous nous attarderons brièvement sur une autre dimension qui a retenu beaucoup moins l’attention. Les biens et les services marchands ne font pas que répondre à des besoins existants; ils les transforment et en créent de nouveaux. L’offre de biens marchands ne répond pas seulement à une demande ; elle la modifie, la réoriente, la stimule même. La consommation marchande produit de nouveaux comportements, génère des nouveaux besoins, bref, contribue à créer une nouvelle société. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une innovation sociale, consécutive à l’innovation technologique. 

Les produits marchands (que ce soient des biens ou des services) permettent aux individus et aux familles de produire leur vie. Le cas des loisirs illustre fort bien ce processus social. La multiplication des services et surtout des biens de toutes sortes (jeux électroniques, télévision systèmes hi-fi sophistiqués, photos, bateaux, etc.) a modifié de façon radicale les formes d’occupation du temps libre, la sociabilité, les normes sociales. Les activités sont maintenant fortement différenciées selon l’âge, la classe sociale, le type de ménage, le revenu, la présence d'enfants. 

Plus que tout autre objet de consommation, I’automobile est sans doute l’objet privilégié qui illustre le plus parfaitement ce processus d'innovation sociale consécutive à une innovation technologique. L'auto a modifié le rapport au temps et à l'espace. Elle a accéléré l'urbanisation et surtout la séparation des lieux de travail, de l'habitat et des services personnels. L'automobile a aussi rendu plus accessible la campagne parallèlement à l'urbanisation accrue. C'est un fait connu que les individus vivent en forte majorité dans les villes dans la plupart des sociétés développées; mais c’est aussi un fait (moins connu sans doute) qu'ils sont aussi plus proches de la campagne grâce à l'auto. Paris, Madrid, Montréal, Athènes ou New York se vident d'une partie de leurs habitants durant les fins de semaine et durant les vacances, en bonne partie grâce à l'auto.

 

Diversité accrue des comportements

 

La première chose qui frappe en analysant les données susceptibles de caractériser les tendances et les changements sociaux au Québec est certes la variété et la diversité des situations et des comportements. Cette variété, cette diversité est telle qu’il est de plus en plus difficile de parler en termes de moyennes pour décrire les phénomènes sociaux ou économiques. Des catégories comme la famille, les profs, les vieux, les immigrants, les travailleurs, les pauvres ne renvoient pas à ces totalités homogènes dont il serait facile de cerner les caractéristiques; elles recouvrent au contraire des situations qui paraissent de plus en plus contrastées. Quelques exemples suffiront pour illustrer ce constat. 

Les personnes âgées formaient un groupement relativement homogène il y a seulement 15 ou 20 ans. Ce n'est plus le cas. Certaines sont maintenant à l'aise parce qu'elles ont de bons fonds de pension, fruits de leur travail salarié, tandis que d'autres ne comptent que sur leur sécurité de vieillesse. Certaines ont accumulé un important patrimoine durant les trente dernières années de prospérité, d'autres, non. (On sait que l'inflation des années 1960 et 1970 a en fait beaucoup profité aux aînés.) 

Même diversité de situations dans les familles. Il n'y a plus un seul modèle qui emporte l'adhésion et la multiplicité des situations observables autour de nous, ou encore, la diversité des situations vécues au cours d'une vie par une même personne rendent difficile la définition même de la famille. Même le modèle traditionnel « papa-maman-enfants » risque d'être bien différent selon que la mère travaille à l'extérieur ou non, car dans les deux cas, les rôles joués dans la famille risquent d'être différents, la consommation ne sera pas identique et même la socialisation des enfants sera elle aussi distincte. 

Contraste aussi du côté du travail à temps partiel. Il y a actuellement une polarisation très nette et très marquée entre deux formes opposées. D'une part, on observe une augmentation du temps partiel depuis 10 ans parce que les entreprises — notamment dans le secteur des services personnels, le commerce, etc. — recherchent plus de flexibilité dans l’organisation du travail, forçant ainsi les individus à accepter une forme d’emploi dont ils ne veulent pas. Mais l’emploi à temps partiel se développe aussi comme une façon nouvelle de concilier le travail avec d’autres activités, notamment chez les jeunes étudiants et chez les personnes arrivant à la fin de leur vie active. Le travail à temps partiel recouvre à la fois un phénomène très réel de précarisation de l’emploi, mais aussi une façon différente d’aménager l’implication dans la vie active. 

Cet éventail de situations est en quelque sorte l'un des traits communs des quelques grandes tendances retenues pour caractériser le Québec contemporain qui seront maintenant évoquées. Cette analyse sera évidemment sommaire: tout au plus vise-t-elle à proposer un certain nombre de points de repères.

 

L’individualisation de la vie quotidienne

 

Le trait le plus marquant peut-être ou le plus caractéristique des deux dernières décennies est sans doute la montée de l'individualisation de la vie quotidienne. Plusieurs commentateurs ont longuement analysé ou décrit l'individualisme caractérisant nos sociétés. C'est là un trait qui marque avant tout un système de valeurs, dont on ne peut pas nier l'importance. Mais il nous semble qu'il y a à l'oeuvre sous nos yeux une tendance encore plus profonde, désignée ici par le processus d'individualisation qui marque non seulement un système de valeur, mais aussi toute une façon de vivre, tout un genre de vie même. Examinons-en brièvement les contours. 

Avant l'avènement de la société de consommation, peu de personnes vivaient seules. Les célibataires vivaient soit en communauté, soit dans une famille. La hausse des revenus, le développement de services et la production de biens nombreux et diversifiés ont rendu possible l'avènement et l’extension du mode de vie en solitaire. L’individualisation apparaît au sein même de la famille. Sa taille s’est nettement réduite au fil des ans. Ses membres ne sont plus tenus de mettre leurs énergies au service de la poursuite d’idéaux collectifs ou communs. La famille communauté a peu à peu cédé le pas à la famille association. La division traditionnelle des rôles est remplacée par le partage entre individus autonomes. Cette individualisation a surtout marqué la vie des femmes et des enfants. En travaillant à l’extérieur et en élevant moins d’enfants, les femmes sont devenues plus autonomes, moins dépendantes de l’époux-pourvoyeur. Leur condition s’est individualisée. Il en va de même pour les enfants. Faisant partie pour la plupart de familles très restreintes, souvent sans frères ni soeurs, ou encore avec un seul frère ou une seule soeur (mais non les deux), ils ont une relation en quelque sorte individualisée avec leurs parents et avec leurs collatéraux. Près de la moitié d’entre eux auront même une relation individualisée avec leur père et leur mère dans un milieu de vie séparé, à la suite du divorce. 

L'organisation de l'espace physique occupé par les familles témoigne de ce processus d'individualisation. Ses membres ont maintenant à leur disposition plus d'une pièce, en moyenne. Les chambres surpeuplées ont été remplacées par des chambres individuelles. L'iconographie traditionnelle représente toujours la famille comme un groupe, rassemblé autour du père et de la mère. La famille contemporaine paraît bien peu animée à côté de cette dernière et il y a peu d'enfants qui s'agitent autour de la table de la cuisine après le repas. Mais il y a plus. Les membres d'une même famille peuvent maintenant produire leur vie comme ils l'entendent, indépendamment des autres avec le support des biens et des services existant sur le marché. Du loisir à l'alimentation. en passant par l'entretien quotidien, chaque personne peut vivre comme elle l'entend. Ces transformations dans les modes de vie sont attribuables - ou à tout le moins, ont été rendues possibles - par l'extension de la société de consommation (Langlois, 1990 c). 

L'analyse de la consommation durant les années 1960 et 1970 a été marquée par le paradigme de la distinction et par les travaux qui ont privilégié l'étude des symboles et des signes. La consommation était d'abord vue comme ostentation. Les besoins ont été avant tout définis comme moyens de se distinguer. La consommation a été présentée comme extensible à l’infini parce que le besoin de distinction était constamment à maintenir ou à rétablir. 

Sans nier l’importance de la distinction qui continue à jouer un rôle déterminant dans la consommation des classes sociales aisées notamment, il apparaît difficile d’en faire le ressort, l’élément moteur de la création des besoins dans la société contemporaine. Les nouveaux modes de vie, leur éclatement et leur diversité, mais surtout l'individualisation de la vie quotidienne que nous venons d'évoquer, apparaissent bien davantage déterminants pour expliquer la consommation des années 1990 que la distinction. Les familles à double revenu ont été les premières à acheter rapidement et massivement les fours à micro-ondes, sans doute moins pour se distinguer des autres familles que pour produire plus efficacement les repas en l'absence d'une mère qui s'y consacre à temps plein comme c'est le cas dans la famille traditionnelle. 

La personne est devenue le point de référence majeur. Jusqu’à récemment encore, la famille était présentée comme le fondement de la société, la pierre d’assise de l’édifice social. Ce discours est encore présent dans les textes gouvernementaux sur la politique familiale et dans les rapports des groupes de pression sur ce sujet. Or, les mutations socioculturelles en cours nous forcent à revoir cette vision des choses et cette définition. La famille n'est plus le fondement de l'ordre social. Cette affirmation paraîtra radicale ,ou nouvelle, à plus d’un lecteur et à plus d'une lectrice, aussi elle appelle des précisions. 

Il faut bien s'entendre. Nous ne soutenons pas que la famille n'a plus d'importance aux yeux des gens, bien loin de là. Les valeurs familiales sont même celles qui paraissent en tête de la liste de celles qui sont partagées par les personnes interrogées sur le sujet dans les sondages (Langlois et aliii, 1990). Si la famille est encore autant valorisée, c’est sans doute — nous en formulons l’hypothèse — en tant que lieu où la personne peut s’épanouir et trouver la chaleur humaine nécessaire à son bien-être. La famille contemporaine n’a plus le même sens que la famille de nos grands-parents. On peut donc la briser et en reconstruire une autre, avec d’autres individus, si elle ne parvient plus à satisfaire les besoins individuels ou les attentes dont nous avons fait état. 

L’importance accrue accordée à la personne s’exprime encore à travers la nouvelle sensibilité envers la violence. Celle-ci est devenue encore plus intolérable dans nos sociétés marquées par l’individuali­sation et la priorité accordée aux droits des individus. 

Enfin, et ce sera notre dernier indicateur, cette orientation vers l’individuel a trouvé une expression juridique et politique privilégiée dans l’adoption de chartes des droits de la personne, qui sont maintenant investies d'une énorme charge symbolique.

 

Homogénéisation
ou différenciation des styles de vie ?

 

La société contemporaine a-t-elle évolué vers une plus grande homogénéité ? La réponse à cette question, préoccupante pour les sociologues des années soixante, semble clairement négative, que l'on envisage d’y répondre dans une perspective diachronique ou synchronique. Si l’analyse précédente est juste, il faudrait plutôt parler de différenciation accrue. 

Cette différenciation apparaît sur le plan diachronique («sur le plan de l’évolution dans le temps»), d'abord. Les individus et les ménages qui accèdent aujourd'hui au pouvoir d'achat qu'avaient auparavant les membres d'une strate socio-économique supérieure consomment-ils de la même façon que ces derniers ? Pas du tout, pour plusieurs raisons. D’abord parce que l'offre de consommation est fort différente, à cause de l’innovation sociale. Ensuite, parce que la structure des prix relatifs a changé. Le cas de l’habitation est particulièrement illustratif de ce changement. Ainsi, les jeunes ménages se logent différemment et à plus cher en 1990 qu’en 1960. Ou encore, l’automobile bas de gamme a vu baisser son prix réel, exprimé en proportion du revenu moyen au cours de la période. Enfin, parce que les caractéristiques sociales et les paramètres qui définissent leur position dans la société amènent les individus à faire des choix différents, à niveau égal de revenu. 

Peut-on alors parler d’une homogénéisation sur le plan asynchronique («c’est-à-dire dans le même temps, mais en des lieux différents»), par exemple en ce début des années 1990 ? Ici encore, la réponse apparaît négative. Premier obstacle à cette homogénéisation: l’énorme diversité de l’offre du côté des produits et des objets, biens ou services. Les gammes, les prix, les niveaux de qualité se sont multipliés, facilitant le jeu de la distinction, bien sûr, mais aussi, par le processus même de la multiplication des différences, rendant plus diffuse la comparaison. À partir du moment où il y a une offre fort variée, différents niveaux de qualité et de prix, il devient difficile d’établir une hiérarchie claire, que ce soit dans les marques de voitures, les vêtements ou les destinations de vacances. Soyons cependant clair. Bien entendu, d'importantes différences existent entre la Pony et la Mercédès, qui continuent toujours de distinguer leurs propriétaires, et entre le voyage au Népal et un séjour à Myrtle Beach. Ce qui importe ici de percevoir, c'est que l'existence d'un continuum de plus en plus étendu masque les oppositions entre les extrêmes et leur donne un autre sens. 

L'homogénéisation est aussi contrée par la multiplication des possibles. Pensons à la façon d'occuper son temps de vacances l'été: voyages de pêche, chalet, piscine à la maison, balconville, séjour à la mer ou voyage culturel en Europe, visites de famille. Enfin. les changements sociaux évoqués plus haut (innovation sociale, individualisation, mutation dans les modes de vie, enrichissement collectif et élargissement des inégalités) amènent de plus en plus de différences dans l'usage même des objets consommés. S'il y a homogénéisation, on l'observe dans des sous-groupes plus restreints, eux-mêmes toutefois de plus en plus différents des autres sous-groupes. Homogénéisation et différenciation des styles de vie vont donc de pair: telle est du moins l’hypothèse de travail à laquelle conduit notre analyse. 

Le trait marquant de la civilisation contemporaine est probablement à l’opposé de ce qui était prévu, attendu et critiqué par les sociologues des années soixante : loin d’avoir conduit à l’homogénéité appréhendée, l’extension de la consommation marchande a accentué la production de différences et rendu possible l’individualisation et, jusqu’à un certain point, la production par chacun de sa propre vie. 

 

En conclusion

 

Voilà donc le contexte culturel dans lequel jeunes et adultes doivent vivre maintenant. Les transformations décrites sont profondes. Il importe de les comprendre pour vivre avec. Les historiens nous apprennent que même dans les périodes de relative stabilité, il y a eu aussi d’autres changements avec lesquels les individus ont dû vivre, ont dû composer. Notre époque n’est pas différente. Les changements y sont nombreux mais nous sommes aussi mieux armés pour y faire face.

 

Références

 

DIRN, Louis et al. 1990. La société française en tendances. Paris: Presses universitaires de France. 

CAPLOW, Theodore. 1991. American Social Trends. New York: HBJ. 

CAPLOW, Theodore et al. Recent Social Trends in the United States 1960-1990. 1991. Frankfurt: Campus Verlag; Montréal: McGill-Queen’s University Press. 

GLATZER, Wolfgang et al. 1992. Recent Social Trends in the Federal Republic of Germany 1960-1990. Francfurt: Campus Verlag; Montréal: McGill-Queen’s University Press. 

LANGLOIS, Simon et al. 1990. La société québécoise en tendances 1960-1990. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture. 

LANGLOIS, Simon. 1990a. «Anciennes et nouvelles formes d’inégalités et de différenciation sociale au Québec». 1990. In: F. Dumont (éd.). La société québécoise après trente ans de changements. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture, pp. 81-98. 

LANGLOIS, Simon. 1990b, «La place des jeunes dans la société globale: retournement et diversité». L’Action nationale, LXXX, 4, pp. 494-503. 

LANGLOlS, Simon. 1990c. «L'avènement de la société de consommation: un tournant dans l’histoire de la famille ». In: Denise Lemieux (éd.). Familles d’aujourd’hui. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture, pp. 89-113.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 25 novembre 2007 17:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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