RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Simon LANGLOIS, “Le choc de deux sociétés globales”. Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Louis Balthazar, Guy Laforest et Vincent Lemieux, Le Québec et la restructuration du Canada 1980-1992. Enjeux et perspectives. Chapitre 5, pp. 93-108. Montréal: Les Éditions du Septentrion, 1991, 312 pp. [Autorisation de l'auteur accordée le 8 octobre 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Simon LANGLOIS 

“Le choc de deux sociétés globales”. 

Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Louis Balthazar, Guy Laforest et Vincent Lemieux, Le Québec et la restructuration du Canada 1980-1992. Enjeux et perspectives. Chapitre 5, pp. 93-108. Montréal: Les Éditions du Septentrion, 1991, 312 pp.
 

Table des matières 
 
Résumé
 
Introduction
 
La révolution tranquille du Canada
Le choc de deux sociétés globales
 
Le bilinguisme
Le multiculturalisme
 
Un retour au dualisme est-il possible ?
Incertitudes canadiennes et québécoises

Résumé

 

Responsable d'un chantier sur les tendances sociales à l'Institut québécois de recherches sur la culture et professeur de sociologie à l'Université Laval, Simon Langlois analyse en ces pages la révolution tranquille qui a secoué le Canada dans les années quatre-vingt. Un nouveau devenir constitutionnel pour l'État canadien et le renforcement d'une identité nationale canadienne sont les principaux éléments de cette révolution. En 1982, affirme l'auteur, le Canada s'est donné une nouvelle constitution. Il s'est redéfini sans le Québec. Le modèle d'un rapport Canada-Québec fondé sur la dualité s'en est trouvé brisé. Simon Langlois pense que le conflit prend de plus en plus l'allure d'un affrontement entre deux sociétés globales, chacune d'entre elles pouvant s'appuyer sur un réseau institutionnel fortement imbriqué. La perspective des deux sociétés globales sert à mieux faire comprendre l'évolution récente des politiques de bilinguisme et de multiculturalisme. Après avoir identifié les obstacles qui bloquent la voie d'un retour à la dualité l'auteur conclut, tout comme Gérard Bergeron, que l'incertitude est vraiment à son comble. 

 

Introduction

  

Le Québec et le Canada apparaissent de plus en plus comme deux sociétés globales incapables de trouver un consensus sur le partage des pouvoirs nécessaires à leur développement respectif et à la satisfaction des aspirations de leurs citoyens. Il faut parler maintenant de deux sociétés globales, plutôt que de deux nations ou de deux communautés, pour bien marquer ce qui distingue ces deux entités qui sont en train de négocier un nouveau modus vivendi. Ne plus comprendre le conflit actuel entre le Québec et le Canada comme un conflit entre une province et l'État central est fondamental aussi pour cerner les raisons de l'échec de l'entente du Lac Meech et les enjeux du débat constitutionnel qui se poursuit.

 

La révolution tranquille du Canada

 

Le Canada a connu, durant les années 1980, une véritable révolution tranquille, analogue à celle qu'avait vécue le Québec vingt ans auparavant, révolution qui a marqué profondément la société canadienne en tranchant avec les institutions passées, les valeurs, la définition de l'identité, les formes d'organisations sociales. Le changement est tel que le pays est devenu différent, fort différent même, comparé à ce qu'il était auparavant. Autant le Québec de Lévesque et de Bourassa est éloigné de celui de Taschereau et de Duplessis, autant le Canada de Trudeau et de Mulroney est éloigné de celui de King ou de Diefenbaker. 

Pour mieux saisir l'ampleur de ce changement et les contours de cette révolution, il paraît nécessaire de rappeler la conception du Canada qui a, en quelque sorte, été dominante du côté francophone ou québécois depuis le XIXe siècle : le modèle dualiste, et la distance qui sépare maintenant le Canada des années 1990 du Canada des deux nations fondatrices du temps de la Commission Laurendeau-Dunton. 

Le modèle dualiste trouve son origine loin dans le temps, loin dans l'histoire du pays, marqué par la cession de la colonie française en 1763 et par l'incapacité des Britanniques àassimiler les Canadiens français [1]. 

Ce modèle a été explicité dans l'Acte de l'Amérique du Nord Britannique qui a donné en 1867 au Canada la forme juridique d'une fédération plutôt que celle d'une union législative souhaitée par Sir John A. Macdonald, principalement afin de satisfaire les demandes du Bas-Canada. 

L'interprétation de FAANB a été, on le sait, divergente. Du côté canadien-français et québécois, on a vu la Confédération comme un pacte entre deux nations mais cette lecture a été largement contestée du côté anglophone, notamment par l'historien Donald Creighton et par le juriste Eugene Forsey. Peu importe ici qui a raison. L'important est plutôt de retenir que « le rêve canadien des Québécois a toujours été dualiste », pour reprendre l'expression de Guy Laforest [2]. Ce rêve a été porté et défendu par plusieurs générations d'intellectuels et de politiciens et on le retrouve explicité dans nombre de rapports rédigés par des Commissions chargées de définir le Canada, principalement dans celui de la Commission Laurendeau-Dunton et celui de la Commission Pépin-Robarts. 

Le rêve dualiste a échoué pour des raisons qu'il serait trop long d'analyser ici. On a empêché ou freiné le développement de provinces bilingues dans l'Ouest, la protection et la promotion du fait français à l'échelle du pays est venue tardivement et le Québec s'est affirmé comme le principal pays de développement de la culture française au Canada parce que les francophones y étaient largement concentrés et qu'ils contrôlaient un État provincial ayant suffisamment de pouvoirs. 

Au fil des ans, le Canada a évolué vers un modèle unitaire, qui a trouvé sa consécration dans la Loi constitutionnelle de 1982. Cette Loi sanctionne l'abandon de la conception dualiste du Canada en affirmant l'égalité entre toutes les provinces et en proposant une Charte des droits individuels enchassée dans la Constitution. Mais surtout, le rapatriement de la Constitution et les changements qu'on y a apportés ont été faits sans l'accord du Québec, ce qui marque bien, sur le plan symbolique, la fin du rêve dualiste. Ajoutons à cela l'échec de l'accord du Lac Meech, puisque c'est la reconnaissance du statut de société distincte au Québec avec les pouvoirs spécifiques mieux limités qu'elle impliquait, qui a été en quelque sorte la pierre d'achoppement de l'entente négociée. 

Certains intellectuels anglophones ont soutenu que le Canada moderne prenait véritablement naissance en 1982 et que la Loi constitutionnelle constituait réellement le pays, en sanctionnant la réalité sociologique nouvelle [3]. Cette opinion n'est pas seulement partagée par certains extrémistes aux vues étroites ou biaisées. On la retrouve en filigrane dans de sérieuses analyses écrites par des intellectuels respectés. Citons ici l'étude récente du sociologue Reginald Bibby. Pour lui, il n'y a pas de crise constitutionnelle. S'il y a crise, c'est d'abord celle du Québec qui aura à choisir de quitter le Canada ou de rentrer dans le rang. 

In the midst of the hoopla and gnashing of teeth, it's time that someone got the message out : there is no crisis. The only crisis is one that we have created. At this point in history, Quebec is again reviewing its options. [...] No, Quebec's reflections on its future do not represent a crisis for Canada. Despite the irresponsible declarations of the alarmists, Canada will continue to exist, regardless of what Quebec decides do to [4]. 

La définition même de la « crise » a changé radicalement. Durant les années 1960, on parlait de crise entre les deux nations, entre Francophones et Anglophones au Canada. Maintenant on parle de crise à propos des relations entre le Québec et le Canada, ce qui est bien différent. La question n'est plus de savoir quel Canada vont construire les Anglophones et les Francophones ; la question est plutôt de savoir comment on pourra intégrer (ou réintégrer) le Québec dans un Canada qui s'est redéfini sans lui. Simple changement de perspective ? Non, loin de là. Force est de reconnaître que le Canada s'est bâti et s'est redéfini dans les faits sans le Québec. Il a une existence en quelque sorte autonome et il entend se développer avec ou sans le Québec. Du côté québécois, on se demande encore si le Canada pourra survivre sans le Québec. Cette question ne se pose plus au Canada anglais. On y vit déjà sans cette province, et on cherche à voir comment il sera possible de l'intégrer dans le futur sans déranger les orientations déjà prises. On est donc loin de la renégociation d'un nouveau pacte, pour reprendre le langage des années 1960. 

Il existe maintenant au Canada une véritable identité nationale qui a pris corps autour des symboles que le pays s'est donné, le drapeau adopté en 1968 et l'hymne national proclamé en 1984, de ses artistes, écrivains et intellectuels, de ses institutions publiques, de ses programmes sociaux, de sa charte des droits, de ses deux langues officielles, du caractère composite de sa nouvelle immigration. Le Canada est fier de faire partie du Groupe des Sept, de déclarer la guerre à Saddam Hussein, de dispenser des conseils à Gorbachev ou de menacer l'Afrique du Sud.

Cette identité nouvelle et la mise en place d'institutions nouvelles, plus spécifiquement la Charte des droits de la personne, sont basées sur une vision néolibérale d'abord centrée sur l'individu plutôt que sur les communautés fondatrices, contrairement à ce que prétendait la conception dualiste qui avait toujours dominé au Canada français. Le changement est majeur et on commence à peine à en voir toutes les conséquences. D'abord, c'est le fondement même de la démocratie parlementaire d'inspiration britannique qui est en cause, puisque le pouvoir judiciaire peut défaire ou annuler des lois votées par les élus du peuple. Mais comme la réforme des institutions est incomplète, on assiste à un bricolage qui commence à inquiéter les observateurs. D'autres s'interrogent sur les conséquences d'un pays d'abord formé d'une collection d'individus consommateurs de Chartes et préoccupés de défendre leurs droits individuels [5]. Mais surtout, cette vision néolibérale pure et dure rend en quelque sorte illégitime la protection ou la promotion de droits collectifs et conduit même à une extension indue de la notion de droits fondamentaux, ce qui contribue à accentuer le clivage entre les orientations prises par la société québécoise et la société canadienne, de plus en plus divergentes.

 

Le choc de deux sociétés globales

 

Les principales composantes autour desquelles s'est élaborée la nouvelle identité canadienne n'ont pas réussi à emporter l'adhésion du Québec. Bien au contraire, plusieurs changements sociaux qui ont contribué à façonner cette identité canadienne ont en fait eu comme effet pervers de renforcer l'émergence du nationalisme québécois moderne et de renforcer les revendications québécoises pour l'obtention de pouvoirs accrus. Deux exemples illustrent ce processus d'évolution divergente de deux sociétés globales : la politique du bilinguisme et la politique du multiculturalisme. 

Le bilinguisme

 

D'abord réticents à l'accepter, les Canadiens anglais ont appuyé, au fil des années, l'implantation du bilinguisme au Canada en proportion de plus en plus importante jusqu'au début des années 1980. L'enseignement du français langue seconde et les classes d'immersion ont connu un fort succès dans les écoles. L'offre de services en français par les gouvernements et les grandes entreprises s'est aussi considérablement améliorée à partir des années soixante. Le Canada anglais a fait un effort sérieux et loyal pour aménager une place au français, qui restait cependant perçu comme la langue d'une minorité dans l'ensemble du pays. Comparés au passé, les progrès et la promotion du fait français au Canada sont apparus considérables aux yeux des Anglophones ; comparés à leurs attentes et à leurs aspirations, ces progrès sont apparus minces, relatifs et trop lents aux yeux des Francophones, principalement au Québec. Ottawa est restée une ville largement unilingue anglaise, malgré un bilinguisme de surface. La langue de travail dans les agences et les ministères fédéraux est aussi restée largement l'anglais, bien que la traduction de l'anglais au français y soit largement pratiquée. Le produit final est disponible dans les deux langues, mais il aura été le plus souvent élaboré en anglais. Le français a fait des gains indéniables au Canada, mais il est resté une langue seconde, dans un pays où l'anglais domine partout en dehors du Québec. 

Les Francophones hors Québec et les Québécois de langue française avaient des intérêts littéralement opposés en matière de bilinguisme. Les premiers, dispersés sur un large territoire et minoritaires, ont vu dans cette politique une aide précieuse à leur survie. Les seconds l'ont perçu comme une menace, le bilinguisme étant considéré, à tort ou à raison, comme le premier pas vers l'assimilation dans le grand tout américain. Mais surtout, le bilinguisme from coast to coast ne répondait pas aux aspirations ni aux besoins spécifiques des Québécois. On a oublié que ceux-ci ne recherchaient pas avant tout l'accès à des services en français à Vancouver, Halifax ou Toronto. Ils aspiraient plutôt à éduquer leurs enfants, à vivre et à travailler en français d'abord là où ils formaient la majorité, ce qui les a amenés au fil des ans à voter des lois et à adopter des politiques pour protéger et étendre la place du français. Ils ont cherché avant tout à se donner une certaine sécurité culturelle en s'appuyant sur l'État dont ils contrôlaient les leviers du pouvoir. Dans cette perspective, le gouvernement du Québec s'est affirmé depuis des décennies et ce, bien avant la Révolution tranquille, comme un véritable gouvernement national, contrairement aux autres gouvernements provinciaux. 

Dans ce contexte, il est apparu difficile de justifier l'extension, et même le maintien des politiques de bilinguisme dans le reste du Canada, alors que le Québec prohibait l'usage de l'anglais dans la langue d'affichage et réglementait l'accès des immigrants à l'école anglaise. D'où un important mouvement de ressac au Canada anglais contre le bilinguisme, surtout dans les villes et régions où il y a de faibles concentrations de Francophones. La promotion du bilinguisme d'une mer à l'autre fut une « erreur fatale », pour reprendre l'expression de William Thorsell, le rédacteur en chef du Globe and Mail, qui a mécontenté le reste du Canada et « qui a affaibli et rendu plus confus le nationalisme anglophone dans les autres provinces et régions » tout en passant à côté des besoins propres du Québec [6]. 

On a cru un temps que le bilinguisme allait devenir une composante essentielle de l'identité canadienne, susceptible de la distinguer de l'identité américaine. Malgré un essai sérieux et beaucoup d'efforts sincères déployés en ce sens au Canada, au point même où une partie de l'élite canadienne est maintenant bilingue, l'entreprise a maintenant atteint ses limites et elle est remise en question dans le reste du Canada, où l'on commence à parler d'une révision en profondeur de la Loi sur les langues officielles de 1969 au profit d'une politique des langues élaborée sur des bases géographiques : le français au Québec, l'anglais au Canada et le bilinguisme pour la capitale, Ottawa. 

Le multiculturalisme

 

Bien plus encore que le bilinguisme, le multiculturalisme a transformé l'identité canadienne. Cette politique a été élaborée deux ans après l'adoption de la Loi sur les langues officielles, en 1969, largement pour apaiser les réactions négatives devant cette dernière. On se souviendra de la déclaration célèbre de Trudeau devant le Parlement canadien en 1971 : « Même s'il y a deux langues officielles, il n'y a pas de culture officielle, et aucun groupe ethnique n'a préséance sur un autre ». Le multiculturalisme visait aussi la reconnaissance de l'apport des nouveaux immigrants non assimilés à la majorité. « Mais c'était également un moyen d'éviter de reconnaître le biculturalisme du pays et d'admettre les conséquences politiques de la spécificité québécoise. Le multiculturalisme réduit en principe le fait québécois à un phénomène ethnique [7]. » Là est sans doute la raison principale de cet énoncé de politique. Au fil des ans, la politique du multiculturalisme a pris de l'importance à cause de l'afflux continu de nouveaux immigrants, d'origine et de culture plus variées que ceux des vagues précédentes mais aussi plus visibles. 

L'immigration est en train de changer radicalement la société canadienne. La proportion des citoyens nés à l'étranger y est le double de celle qu'on observe aux États-Unis, et très peu de pays sont aussi ouverts à la venue de nouveaux immigrants que le Canada, à une époque où les frontières ont plutôt tendance à se fermer aux étrangers. Ce dernier se propose d'accueillir un million de nouveaux immigrants d'ici cinq ans, ce qui est beaucoup pour un pays ayant une population de 26 millions d'habitants. D'autres pays font aussi face à une arrivée massive d'immigrants : Israël et l'Allemagne par exemple, mais ceux-ci sont de même culture, de même langue ou de même religion, ce qui peut faciliter leur intégration, alors que l'immigration est très diversifiée au Canada. 

Les Canadiens se questionnent sur la cohésion d'un corps social et politique qui érige en système la promotion des particularités. Un récent éditorial du Globe and Mail résume bien cette inquiétude : 

The danger in actively promoting multiculturalism is, as one citizen told the Spicer Commission, that "nobody is Canadian : instead everyone remains what he was before he came here and 'Canadian' merely means the monetary unit and the passport". This is not a situation any of us, old or new Canadians, want to embrace. (Le 5 août 1991) 

Tous ces immigrants ont cependant en commun d'apprendre l'anglais, ce qui facilite leur insertion dans la société canadienne. Langue seconde pour les parents, l'anglais deviendra vite langue première pour les enfants et les petits enfants. 

La question de l'intégration des immigrants illustre, plus que tout autre, le choc de deux identités nationales et de deux sociétés que nous observons au Canada. Le Québec entend intégrer à la majorité francophone les nouveaux arrivants, en les obligeant à apprendre le français ou en forçant leurs enfants à fréquenter les écoles françaises. Alors que l'apprentissage de l'anglais et la fréquentation des écoles anglophones sont une nécessité de la vie quotidienne au Canada anglais qui s'impose d'elle-même, le choix du français comme langue nationale et langue d'enseignement est contraint ou forcé par la loi au Québec. Cette politique a été nécessaire, du point de vue québécois, pour contrecarrer l'attrait considérable de l'anglais. Les immigrants qui choisissent cette province viennent aussi au Canada - pays à majorité anglaise - et plus largement en Amérique du Nord, d'où l'attrait quasi incontournable de l'anglais. Or, le Québec propose plutôt aux immigrants une autre option (en ne leur laissant pas le choix, tel qu'entendu avec eux au moment de quitter leur pays d'origine) : celle de s'associer à la majorité francophone. Le Québec n'avait pas d'autre choix que d'agir comme il l'a fait pour assurer sa sécurité culturelle. 

L'identité québécoise s'est construite à partir de l'appartenance à une société restreinte aux frontières du Québec, mais elle prétend maintenant associer au noyau de souche francophone les nouveaux arrivants d'origine ethnique diverse. Pour les Québécois, la langue est plutôt le moyen privilégié permettant l'intégration des personnes de diverses origines à un même ensemble. En tant que langue officielle, le français marque alors l'appartenance à une société donnée et entend être le point de rassemblement des individus vivant dans cette dernière. Le français joue ici un rôle analogue à l'anglais aux USA et dans le reste du Canada : la langue n'est pas seulement un moyen de marquer l'appartenance à un groupe ethnique précis ; elle est aussi le moyen de promouvoir la participation à la société civile. Mais l'apprentissage de la langue de la société d'accueil est aussi le moyen pour les immigrants d'avoir un apport spécifique susceptible de la transformer. 

Le Québec se comporte envers ses immigrants comme une société globale, avec comme résultat que l'identité québécoise est (et sera) de moins en moins une identité ethnique et de plus en plus une identité nationale à laquelle s'identifieront des personnes de souches et d'origines différentes, contrairement à l'identité canadienne-française qui va continuer d'être basée sur des liens de filiation, de consanguinité ou de descendance. Les immigrants venant d'Haïti ou de Pologne pourront s'identifier comme Québécois ; ils ne deviendront pas des Acadiens ni des Canadiens français. Ils vont aussi contribuer à définir un Québec différent, comme les immigrants ont amené le Canada à se redéfinir. 

Les francophones ne sont plus systématiquement les porteurs d'eau d'autrefois. La réduction des écarts et des différences entre les membres des deux groupes linguistiques s'est effectuée prioritairement par le biais du développement d'institutions parallèles. Voilà l'un des traits originaux de la société canadienne, qui a conduit à l'avènement d'une société distincte au Québec. La « minorité officielle » du Canada ne se limite pas à être en compétition avec la majorité dans les grandes institutions « nationales », comme c'est le cas pour les membres des autres minorités ; comme elle est concentrée au Québec, elle a créé ses propres institutions : politiques, scolaires, sociales, culturelles, de communications, mais aussi ses propres institutions économiques. Ce développement d'institutions parallèles a eu tendance à toucher un grand nombre de secteurs d'activités. Les grandes associations savantes et scientifiques ont pour la plupart été dédoublées ; il y a deux galas du disque (Fun, francophone, l'autre, anglophone), sans parler des autres manifestations artistiques ; il y a deux bibliothèques nationales, deux archives nationales ; on compte aussi deux systèmes de Conseils de recherches scientifiques : CRSH, CRSNG et CRS au fédéral et CQRS, FCAR, CRSQ au Québec. Et la liste de ces institutions parallèles pourrait s'allonger. 

Durant les années 1970 et 1980, le déplacement des activités économiques vers l'Ouest du pays et principalement vers Toronto a favorisé le départ d'une partie de l'élite anglophone, ce qui a contribué à faire augmenter l'importance relative des francophones dans le monde des affaires. Ce déplacement a amené les grandes entreprises canadiennes à créer des centres régionaux au Québec et par conséquent, à confier Plus de pouvoir aux francophones afin de couvrir ce marché. Enfin, les grandes entreprises restées au Québec ont engagé davantage de cadres francophones. Le départ d'un bon nombre d'anglophones ayant des postes importants et la montée des francophones dans les entreprises ont modifié la place respective des deux groupes linguistiques dans l'économie du Québec au profit de ces derniers. 

Jusqu'à présent, on a trop restreint la spécificité du Québec à des questions de langue et d'ethnicité. Or, le Québec est aussi devenu peu à peu une société globale avec un ensemble d'institutions spécifiques, une organisation sociale et une culture propre, des objectifs nationaux et politiques différents, qui en ont fait bien davantage un pays qu'une province, qui en ont fait bien davantage une société civile qu'un groupe ethnique. Mais beaucoup de Canadiens perçoivent encore les francophones comme une minorité ; les Québécois se perçoivent eux comme une majorité. La spécificité québécoise s'est affirmée au fil des ans, alors que s'émoussait l'identité canadienne-française, parce qu'elle a su s'appuyer sur un ensemble d'institutions fortes et sur l'existence d'un État qui a assuré la promotion collective de ses citoyens, mais aussi sur des institutions qui reconnaissent et dispensent tous les services à la minorité historique anglophone, des institutions qui affirment le visage français de la société civile québécoise, des institutions qui permettent d'atteindre des objectifs sociaux donnés et des institutions mises en place pour accueillir et intégrer les immigrants à la majorité francophone. 

Le Rapport de la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec a formulé le constat de l'existence d'un choc entre l'identité canadienne et l'identité québécoise. Si l'analyse qui précède est juste, on ne peut plus parler d'insatisfaction d'une minorité au sein d'une majorité, mais bien plutôt du choc de deux majorités, du choc de deux identités nationales. Cette conclusion paraîtra probablement banale ou évidente aux yeux du lecteur québécois ; elle surprendra encore bon nombre de Canadiens qui ne l'acceptent pas, comme l'a illustré l'échec de l'Accord du lac Meech, qui a précisément échoué sur les questions de la reconnaissance de la société distincte et de l'attribution au Québec de certains pouvoirs spécifiques conformément à la tradition de la Confédération canadienne depuis son origine en 1867. 

En fait, ce n'est pas vraiment la reconnaissance du caractère distinct du Québec qui pose problème. À peu près tout le monde le reconnaît au Canada, à commencer par les opposants à l'Accord tels que Clyde Wells. Ce qui fait problème, c'est plutôt la reconnaissance que le Québec forme une société globale avec des institutions, des pouvoirs, une situation linguistique, une identité et des aspirations propres, différents du reste du Canada, société qui exige des pouvoirs spéciaux pour se développer, accueillir et intégrer les immigrants et protéger la culture d'expression française.

 

Un retour au dualisme est-il possible ?

 

Deux obstacles majeurs vont s'opposer à la conclusion d'un accord entre le Québec et le Canada dans les négociations en cours et, faute d'entente, ils risquent d'être la cause majeure d'une rupture : le principe de l'égalité des provinces et la Charte des droits de la personne. Ces deux éléments sont en quelque sorte au coeur de la nouvelle identité canadienne et l'usage qu'en fait le Canada anglais paraît, à première vue, irréconciliable avec les attentes exprimées au Québec. 

L'idée que les provinces sont égales est récente dans l'histoire de la fédération canadienne, comme l'a souligné Gordon Robertson. Dès l'origine et jusqu'à l'entrée de Terre-Neuve dans la Confédération, on a reconnu des différences et des statuts spéciaux à diverses provinces, et non seulement au Québec. L'Acte de l'Amérique du Nord Britannique imposait au Québec des obligations spécifiques en matière de langue (section 133), la pratique du code civil y était autorisée (section 94) et on prévoyait une représentation spécifique de sénateurs anglophones venant du Québec (section 22). Le Supreme Act Court de 1875 a même accordé au Québec le droit d'avoir trois juges sur neuf à la Cour suprême pour y assurer une représentation de son système juridique différent du Common Law d'origine britannique. Le Manitoba, la Colombie-Britannique, la Saskatchewan et l'Alberta ont été traités selon leurs situations particulières au moment de leur création. De même, huit articles prévoient un traitement spécial permanent pour Terre-Neuve dans le contrat qui l'a adjoint au Canada en 1949. Selon Robertson, « le reste du Canada doit se départir de la fiction selon laquelle l'égalité des provinces est un principe du fédéralisme. [...] Québec peut être traité différemment et devrait l'être lorsqu'il y a une bonne raison de le faire [8]. » 

Mais les Canadiens ne pensent pas ainsi. L'égalité entre les provinces est un principe bien ancré dans la philosophie politique canadienne qu'il sera difficile de contourner. Deux raisons, au moins, expliquent l'importance accrue accordée à ce principe. Le Canada est un vaste pays inégalement développé, avec un centre industriel très concentré en Ontario (qui produit plus de 40% du PIB canadien) suivi du Québec (qui compte pour 23% du PIB). Le gouvernement fédéral cherche à contrer depuis des décennies les inégalités régionales, donc à tendre vers plus d'égalité entre provinces et régions. Mais surtout, le discours sur l'égalité qui a été mis de l'avant avec emphase sous le gouvernement de P.-E. Trudeau a permis de mettre un frein à l'octroi au Québec de pouvoirs spéciaux, le Québec étant défini comme « une province comme les autres ». 

L'AANB avait reconnu, au siècle dernier, que le Québec pouvait exercer des pouvoirs spécifiques dans des domaines importants pour l'époque. Le monde a changé et le Québec contemporain aspire à exercer ses responsabilités dans des domaines nouveaux (communication, formation de la main-d'oeuvre, langue de travail, immigration, etc.). Il a besoin d'intervenir dans des sphères nouvelles, non prévues en 1867, afin d'affronter les problèmes et de relever les défis contemporains auxquels fait face toute société. C'est parce que le Québec est une société globale ayant des responsabilités propres (intégrer les immigrants, former la main-d'oeuvre ou protéger le français dans l'environnement nord-américain) qu'il a besoin de ces pouvoirs, contrairement aux autres provinces qui n'en ressentent pas la nécessité parce que leur situation est différente. Charles Taylor, dans un article remarquable qui clarifie et remet en perspective les traits spécifiques du Québec et du Canada, avance que la demande des provinces pour plus d'égalité et celle du Québec d'exercer des pouvoirs plus étendus sont tout à fait compatibles car elles ne s'opposent pas logiquement, à condition d'abandonner toute référence à l'uniformité, qui est loin d'être synonyme d'égalité. 

It could be argued that Quebec needs powers that other provinces do not have. Accordingly, this point could be seen as a move towards equality (to each province according to its tasks) not away from it. Moreover, the special status has nothing to do with having more clout at the centre. It involves something quite different [9]. 

L'application de la Charte fédérale des droits de la personne au Québec pose plus de problèmes, car elle risque d'invalider les politiques adoptées en matière de langues et d'intégration des immigrants à qui on impose la fréquentation obligatoire de l'école française. Ici, les positions du Québec et du Canada sont irréconciliables car les deux sociétés se réfèrent à deux traditions libérales différentes en la matière, comme l'a bien montré encore une fois Charles Taylor. 

Le Québec cherche à protéger certains droits collectifs en parallèle à la protection des droits individuels. Pour Taylor, le premier objectif peut être poursuivi sans brimer les droits individuels fondamentaux tels qu'identifiés dans la grande tradition libérale : droit à la vie, droit à la liberté, droit de parole et de pratiquer sa religion, etc. et à condition de ne pas trop extentionner la notion des droits au point d'y inclure des privilèges, tels que la liberté d'affichage par exemple [10]. Mais aussi, plusieurs penseurs libéraux ont montré que la promotion de droits collectifs peut être bénéfique et nécessaire pour le bien-être des individus eux-mêmes lorsque leur culture est menacée. Voyons ce que dit Taylor à propos de la langue, point chaud de désaccord sur l'application d'une Charte des droits au Canada et au Québec. 

It is not just a matter of having the French language available for those who might choose it. This might be seen to be the goal of some of the measures of federal bilingualism over the last 20 years. But it is also a matter of making sure that there is a community of people here in the future that will want to avail itself of this opportunity. Policies aimed at survival actively seek to create members of the community, for instance in assuring that the rising generations go on identifying as Frenchspeaking or whatever. There is no way that they could be seen as just providing a facility to already existing people [11]. 

Il est faux de prétendre que le Québec est moins respectueux des droits de la personne que le Canada ou qu'il brime ses minorités. Le fait est plutôt que s'opposent deux traditions libérales différentes. Le Québec n'en est pas non plus moins démocrate. 

Y a-t-il une solution à ce conflit entre deux conceptions ou deux approches en matière de droits ? Oui, à condition de reconnaître l'existence de plusieurs modèles et non seulement de s'aligner sur celui qui est en vigueur aux USA, toujours selon Taylor qu'il faut citer encore une fois, compte tenu de l'importance de la solution proposée. 

Procedural liberals in English Canada just have to acknowledge that there are other possible models of liberal society, and second that their francophone compatriots wish to live by one such alternative. That the first is true becomes pretty evident once one looks around at the full gamut of contemporary free societies in Europe and elsewhere, instead of attending only to the United States. The truth of the second should be clear to anyone with a modicum of knowledge of Quebec history and politics [12]. 

Le Canada est prêt, semble-t-il, à reconnaître la promotion de droits collectifs aux communautés indiennes dont la culture est menacée. La même logique ne peut-elle pas s'appliquer à la société québécoise ? 

 

Incertitudes canadiennes et québécoises

 

Le Canada est dans une impasse. Il n'a pas su se donner une constitution qui définit clairement le partage des pouvoirs entre les niveaux de gouvernements et qui est même devenue dysfonctionnelle sur bien des aspects parce que mal fabriquée à l'origine même. Une constitution aussi qui évolue mal. La Charte des droits et le rôle accru de la Cour suprême heurtent la tradition parlementaire britannique sans s'inscrire dans un tout cohérent. Le Canada s'aligne sur l'approche américaine en matière constitutionnelle, mais sans avoir de plan d'ensemble, d'où le caractère bricolé des réformes qui se mettent en place àla pièce de ce côté-ci de la frontière. Ainsi, la nomination des juges à la Cour suprême n'est pas soumise à un examen public, comme cela se passe aux USA, alors qu'ils sont appelés à jouer en fait un rôle politique en statuant sur les lois adoptées par le Parlement. 

La Constitution canadienne a été incapable d'évoluer de pair avec les changements sociaux. Or ces changements ont été nombreux : le Canada est devenu multiculturel, le taux d'assimilation des Canadiens français hors Québec est élevé, le Québec s'est de plus en plus distingué du reste du Canada, les identités régionales se sont raffermies. A la question de la dualité linguistique présente depuis l'origine du pays en 1867 se sont ajoutées en quelques décennies la question du multiculturalisme, la question régionale ou celle des tensions entre les grandes parties de ce pays et, finalement, la difficile question de la place des 58 peuples fondateurs d'origines amérindienne et inuk. Cela fait bien des contradictions et bien des situations conflictuelles à gérer pour les 264 ministres et les 11 premiers ministres qui ont à discuter de l'avenir du pays. 

Le Québec pour sa part fait face à un dilemme. Il se débat entre deux avenirs possibles : l'adhésion à un fédéralisme auquel tous, sans exception, accolent aussitôt l'étiquette de renouvelé, et la souveraineté, à laquelle une majorité de citoyens accolent cette fois l'étiquette de l'association avec le reste du Canada. Une majorité de Québécois veulent la souveraineté et certains membres influents du milieu des affaires, traditionnellement conservateurs, sont même en train de se rallier à l'idée. Mais en même temps, ils vivent avec la peur de perdre des acquis en allant dans cette voie et de voir diminuer leur niveau de vie, ce que les adversaires ne manquent pas de leur rappeler en employant les arguments les plus démagogiques qui auront toujours du succès au moment de voter dans un référendum décisif. D'autres sont sincèrement attachés au Canada français qu'ils ont contribué à bâtir, il ne faudrait pas l'oublier, mais dans. lequel ils trouvent de moins en moins leur place et qui est de moins en moins le cadre approprié pour y réaliser leurs aspirations propres. Les Québécois sont coincés entre leur désir d'en finir avec le nœud gordien de leur situation dans le Canada et la crainte de plonger dans l'inconnu. Peuple abandonné à lui-même par la mère-patrie en 1763, les Québécois sont placés devant un dilemme qu'il leur sera bien difficile de résoudre dans les années à venir.


[1]    Voir Christian Dufour, Le défi québécois, Montréal, L'Hexagone, 1989.

[2]    Guy Laforest, « Des balises pour l'avenir. Le Québec et l'interprétation du fédéralisme canadien », Congrès de l'ACFAS, Sherbroke, 1991.

[3]    Plusieurs articles publiés dans le Globe and Mail depuis l'échec de l'entente du lac Meech sont éloquents sur ce point. Voir aussi l'opuscule pamphlétaire Deconfederation.

[4]    Reginald W. Bibby, Mosaic Madness. The Poverty and Potential of Life in Canada, Toronto, Stoddart Publishing Co, 1990, p. 167-168, souligné par l'auteur.

[5]    Voir par exemple l'ouvrage cité de Bibby, Mosaic Madness, qui soulève fort bien ce problème.

[6]    William Thorsell, « Radiographie d'un grand malade », Le Devoir, 17 avril, 1991.

[7]    Christian Dufour, Le Défi québécois, Montréal, L'Hexagone, 1989-77.

[8]    Gordon Robertson, « Sauver noblement le Pays », Le Soleil, 8 avril 1991 ; Does Canada Matter ?, Institute of Intergovernmental Relations, Queen's University, Reflections Paper &, 1991.

[9]    Charles Taylor, « Shared and Divergent Values », dans R.L. Watts and D.M. Brown, Options for a New Canada, Toronto, University of Toronto Press.

[10]   Taylor, op. cit., p. 70-71.

[11]   Taylor, op. cit., p. 70.

[12]   Taylor, op. cit., p. 72.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 5 décembre 2007 17:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref