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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Diane Lamoureux, “Et si le socialisme avait à apprendre du féminisme ?” Un article publié dans Tribunes solidaires, 9 mars 2003. [Texte reproduit dans Les Classiques des sciences sociales avec la permission de Mme Lamoureux accordée le 20 juin 2007.]

Diane Lamoureux,
politologue, département de science politique, Université Laval 

Et si le socialisme avait à apprendre du féminisme ? 

Un article publié dans Tribunes solidaires, 9 mars 2003.


Table des matières 
 
Introduction
 
Les moyens et les fins
La théorie et la pratique
Penser la transformation sociale avec les femmes
 

 Introduction

 

Dans son texte, Hal Draper souligne l’existence d’un tradition socialiste anti-autoritaire, présente aussi bien dans certains courants anarchistes que dans le marxisme. Il intègre également une nouvelle vision internationaliste en tenant compte des mouvements anti-impérialistes. Cependant, il oublie une dimension de l’inégalité sociale tout aussi importante que l’exploitation capitaliste et que la « racialisation » des rapports sociaux, le sexisme. 

Je n’ai pas le projet de reprendre point par point les idées avancées par Draper. Si je souscris, de façon générale, à l’idée d’un socialisme “par en bas”, c’est en grande partie en fonction de mes positions féministes et de la distance critique qu’elles m’ont amenée à prendre par rapport au marxisme. Aussi, mettrai-je l’accent sur deux dimensions, qui sont partiellement présentes dans le texte de Draper, et qui ont fait l’objet d’une réflexion féministe importante, du moins dans le courant radical de ce mouvement : le rapport entre moyens et fins dans l’action politique et le rapport entre théorie et pratique. Il me semble que ce sont là deux débats capitaux qui ne peuvent être passés sous silence dans un projet politique qui vise l’émancipation humaine.

 

Les moyens et les fins

 

La question du rapport entre fins et moyens est centrale dans la réflexion politique occidentale depuis Machiavel. Le socialisme n’a pas échappé à cette logique qui veut que la fin justifie les moyens. Il n’est pas déplacé de penser que les moyens utilisés lors des révolutions russe, chinoise ou cubaine, ont largement conditionné les résultats obtenus. Ainsi, Rosa Luxemburg [1] dénonçait la théorie léniniste de l’organisation en soutenant que cela allait conduire tout droit à la dictature. De la même manière, Gramsci dans ses textes sur la question de l’hégémonie, critiquait en termes voilés la théorie léniniste de l’organisation en insistant sur la nécessité de convaincre le plus largement possible et de remporter la bataille des idées dès avant la prise du pouvoir [2]. 

C’est cependant avec les rapports tumultueux entre l’extrême-gauche et les mouvements féministes, dans la plupart des pays occidentaux au cours des années 1970, que s’est précisée la critique féministe du rapport entre les moyens et les fins et qu’une grande partie des féministes, même celles se réclamant du socialisme, ont fini par rompre avec les organisations d’extrême-gauche sur la base d’une appréciation différente du rapport entre les moyens et les fins. 

Ce que l’on a - souvent de façon peu adaptée - qualifié de “politique de l’identité” au sein du mouvement féministe procédait de cette évaluation du rapport qu’entretiennent les fins poursuivies avec les moyens qui sont pris pour y parvenir. Alors que, pour la plupart des révolutionnaires, “la révolution n’est pas un dîner de gala”, les féministes ont prêté attention aux processus sociaux mis en œuvre dans la lutte contre le sexisme. 

Cela se fait d’abord sentir sur le terrain de l’organisation. Le mouvement féministe demeure un mouvement largement imaginé et ressemble très peu à une machine de guerre. Au contraire, il a été caractérisé par son horizontalité, sa décentralisation et un mode d’organisa­tion réticulaire, longtemps avant que certains nous parlent de la “société en réseaux”. 

L’horizontalité correspondait à un souci de mettre en pratique la volonté d’égalité qui caractérisait le mouvement. En pratique, cela s’est traduit par l’absence de hiérarchie interne et une volonté de mise en isonomie dans des petits collectifs où nous n’avions que des prénoms. Le fonctionnement en collectifs a fait l’objet de maintes critiques et ses problèmes sont réels, mais il était pourtant nécessaire à la fois sur le plan symbolique et sur le plan pratique. Sur le plan symbolique, il ne s’agissait pas de remplacer des “je” par des “nous”, mais plutôt de créer les conditions propices à l’éclosion de “je” féminins, ce qui n’est pas évident dans une société sexiste. Sur le plan pratique, il correspondait à une volonté d’instaurer d’autres relations sociales, dès à présent, sans attendre les lendemains qui (dé)chantent d’une hypothétique révolution qui ne peut être que de l’ordre de l’à venir. 

La décentralisation correspond à deux intuitions, qui n’ont été théorisées que plus tard dans la réflexion féministe, mais qui permettent d’articuler un autre grand principe fondamental du féminisme, celui de liberté. La première intuition concerne les diverses formes de manifestation du sexisme. Dès le début du mouvement, nous avons postulé l’existence d’un système général d’oppression des femmes, le sexisme. Cependant, postuler l’existence d’un tel système ne signifiait pas nécessairement que nous étions à même d’en percevoir à la fois toute la profondeur et toutes les ramifications. Chaque collectif pouvait donc déterminer ses propres priorités, puisque nous étions dans l’ensemble d’accord pour voir dans chacun des enjeux que les unes et les autres poursuivaient des manifestations du sexisme. [3]. 

La deuxième intuition, celle qui a été la plus douloureuse à assumer pour les féministes, c’est celle de la diversité de situation des femmes. L’existence du sexisme crée une base commune de regroupement politique de femmes sur la base de la lutte contre l’oppres­sion ; elle n’égalise cependant pas la situation de toutes les femmes puisque le sexisme coexiste, dans nos sociétés, avec d’autres systèmes d’oppression et d’exploitation, dont les plus importants sont probablement le capitalisme et le racisme. Ainsi, les situations vécues par les femmes sont loin d’être identiques et on ne peut minimiser ces différences en les attribuant uniquement à une stratégie délétère de division du patriarcat. Elles doivent être travaillées politiquement à l’intérieur du féminisme qui doit en assumer les effets sur le mouvement féministe lui-même. Ceci implique que ce dernier se conçoive plus sous la forme d’une coalition que d’un mouvement unifié. La solidarité entre les femmes n’est pas donnée une fois pour toutes et doit relever d’un travail conscient de construction politique. [4]. 

Enfin la structuration en réseaux - bien avant Internet et autres TIC - prolongeait l’effet de la décentralisation. Ces réseaux pouvaient être de l’ordre du sectoriel, du local, du régional, du national ou de l’international. Ils permettaient de fédérer, sans les confondre, les efforts des divers collectifs. Ils permettaient également de mener des actions communes sans être d’accord sur l’ensemble des objectifs poursuivis par les unes et par les autres. Cette remise en cause sur le plan de l’organisation se fait encore sentir même si l’on assiste dans certains pays ou dans certains réseaux à des formes d’institutionna­lisation plus ou moins prononcées du féminisme. Elle a également eu un impact sur d’autres mouvements, comme l’écologisme et le pacifisme. Plus récemment, on peut dire que plusieurs des modes de structuration des divers mouvements opposées à la mondialisation capitaliste ont adopté cette forme de structuration en petits groupes d’affinités qui collaborent de façon plus ou moins suivie dans des initiatives décidées en commun.

 

La théorie et la pratique

 

Ce qui a longtemps fait la force du marxisme, une compréhension générale et globale de l’exploitation capitaliste insérée dans une théorie de l’histoire qui permettait de développer un projet d’émancipation humaine, s’est avéré aussi un de ses faiblesses. Cela a entraîné d’énormes difficultés à insérer dans sa vision de l’histoire d’autres formes de conflictualité sociale, comme les mouvements nationalistes, anti-coloniaux ou les mouvements d’émancipation sexuelle (féministes, gays et lesbiennes), pour n’en nommer que quelques-uns. 

A contrario, on peut dire, rétrospectivement, que ce qui a fait la force du féminisme, c’est l’absence de théorie générale. Certes, il est toujours possible de considérer certains textes [5] comme cherchant à produire une théorie d’ensemble du sexisme. Cependant, on peut dire que le mouvement s’est relativement peu appuyé sur ces “ acquis” théoriques et qu’il s’est souvent orienté dans de nouvelles directions pour chercher à comprendre ce qu’il voulait combattre et ce qu’il cherchait à instaurer. On peut en avoir une idée si l’on examine à la fois la notion que “le personnel est politique” et la pratique des groupes de conscience (consciousness raising groups) qui a eu cours un peu partout sous des formes diverses. 

La notion que “le personnel est politique” est éminemment polysémique. Il me semble que les leçons que le socialisme peut en tirer sont de trois ordres principalement : la remise en cause de la séparation entre la sphère privée et la sphère publique de l’existence humaine ; le rapport entre l’expérience et la mise en action politique ; le rapport entre la posture combattante et les alternatives à mettre en place. 

Certes, on peut dire que le marxisme qui veut réconcilier l’humanité avec elle-même et éliminer la séparation entre “l’homme” et “le citoyen” implicite dans une fameuse déclaration [6] ou encore l’anarchisme qui montre le lien entre l’autorité économique, politique, religieuse et familiale [7], se situent dans un mouvement critique de la séparation libérale entre sphère privée et sphère publique et qu’ils proposent purement et simplement l’abolition de cette séparation. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres et, hormis quelques expériences sans lendemains au début de la révolution russe ou les velléités d’autogestion en Catalogne en 1936-1937, le moins qu’on puisse dire c’est que tant les anarchistes que les marxistes ont adopté un point de vue très libéral en ce qui concerne les rôles sociaux de sexe et l’institution familiale. 

Le féminisme me semble être allé plus loin en préconisant à la fois la possibilité de politisation de certains aspects de la sphère privée libérale, tout en insistant sur la nécessité de préserver une sphère qui échappe au regard public. Les frontières de la sphère publique et de la sphère privée ne sont pas données une fois pour toute et doivent être constamment renégociées tant dans la lutte politique que dans la vie de chacune. Par ailleurs, la distinction doit continuer à exister ne serait-ce que pour éviter le conformisme inhérent à une existence entièrement publique - et, partant, la dérive totalitaire que cela implique - ou le cauchemar du panopticon élaboré par Bentham et dénoncé par Foucault. [8]. 

Mais là où le féminisme a le plus à offrir comme enseignement à tirer de ses propres pratiques pour les autres luttes sociales, c’est sur l’importance du “vécu” et de la “situation” pour l’action politique. À cet égard, il me semble que l’apport du féminisme est double : d’une part, il insiste sur le caractère partiel et partial des luttes ; d’autre part, il met en lumière certains des ressorts de la mise en mouvement. Mis à part certains textes des débuts du mouvement, le féminisme a usuellement insisté à la fois sur l’autonomie des luttes des femmes, à savoir qu’il n’était pas nécessaire de les rapporter à d’autres mouvements déjà pourvus de leurs lettres de noblesse révolutionnaire pour qu’elles prennent un sens et sur la coexistence du sexisme avec d’autres systèmes de domination. Aussi, le féminisme se définissait comme un des mouvements de lutte contre l’injustice (caractère partiel). Il a aussi insisté sur le fait qu’il n’existe pas de point de vue surplombant sur le social, même si usuellement le point de vue des dominé(e)s est plus susceptible de nous éclairer sur les rapports sociaux puisque les dominé(e)s peuvent difficilement faire abstraction des dominant(e)s, ne serait-ce que dans une logique de survie, alors que ces dernier(e)s en ont largement pris l’habitude (caractère partial). Il importe donc de préciser d’où l’on parle parce que cela conditionne pour une large part, ce que l’on peut dire. Cela implique également de partir de l’«expérience» même si celle-ci est transformée par et dans l’action politique. 

Enfin, le féminisme, comme d’autres mouvements sociaux, a contribué à modifier la temporalité politique. Alors que le socialisme est largement tourné vers l’avenir, le féminisme a beaucoup insisté sur le présent. Certes, la lutte contre le sexisme est une lutte à long terme, mais un autre monde est partiellement possible dès à présent. Les rapports amoureux, les relations entre les générations, le rapport au corps et à la santé sont certes tributaires des rapports sociaux dominants, mais des expériences de l’“autrement” n’ont pas à être reportées aux calendes grecques de l’après-révolution. Le présent n’est pas que grisaille, oppression et combat, il peut aussi devenir lieu d’expérimen­tation. Là encore le “vécu” prend le pas sur l’idéologie. La pratique des groupes de conscience va dans le même sens. Savoir que le sexisme existe est certes nécessaire à la constitution d’un mouvement féministe. Toutefois le constat du sexisme nous renseigne fort peu sur ses ramifications. Les groupes de conscience ont cherché à combiner ces deux plans de la compréhension sociale. D’abord, en partant de l’expérience individuelle de chacune, ces groupes permettaient d’atteindre deux objectifs : premièrement, comprendre où chacune se situait dans les rapports sociaux qu’elle commençait à remettre en cause ; deuxièmement, développer une conscience de la nature systémique de ce qui se présentait à prime abord comme une stricte expérience individuelle. 

Ensuite, les groupes de conscience ont permis de mesurer l’ampleur du phénomène sexiste. Plusieurs commissions d’enquête gouvernementales des années 1960 et 1970 [9] ont mis en lumière que la situation sociale des femmes en était une d’inégalité et d’oppression et que cela n’était pas attribuable à une supposée nature féminine mais à des modes d’organisation sociale. Cela a fourni quelques points de repère et a permis d’identifier certains enjeux ou certains objectifs de lutte. Les groupes de conscience, comme je l’ai déjà mentionné, ont permis d’approfondir la compréhension de ce qui était déjà repéré mais également de repérer d’autres manifestations du sexisme. 

Enfin, les groupes de conscience permettaient de ne pas réduire les féministes à la figure et à la posture de “combattantes” ou de “victimes”. Ils permettaient de travailler sur l’identité sur trois plans : celle que l’on voulait socialement nous attribuer et que l’on refusait, celle qui nous permettait de mener la lutte contre le sexisme et celles que nous voulions développer et expérimenter, indépendamment des limites sociales imposées par le sexisme.

 

Penser la transformation sociale avec les femmes

 

Certes, de nos jours, rares sont les “socialistes” qui négligent complètement le féminisme et qui n’entrevoient leur projet qu’au masculin. Mais il me semble que l’ajout est largement cosmétique, atteignant rarement le cœur du projet social qui est mis de l’avant. Cela suffit à entacher le projet. 

Penser une transformation sociale inclusive pour les femmes, cela implique à mon sens au moins une double démarche. D’abord, sur le plan théorique, une révision en profondeur des objectifs socialistes pour qu’ils puissent intégrer des enjeux féministes autrement que sur le mode de l’adjonction. Cela implique une révision en profondeur pour inclure le sexisme, au même titre que le capitalisme [10], dans toute compréhension de ce que nous rejetons. Ce qui signifie bien plus que l’ajout d’une dimension femmes ou féminisme au projet socialiste. 

En deuxième lieu, cela implique une révision en profondeur et des pratiques organisationnelles, et du rapport entre théorie et pratique et de la nature de l’action politique. Nous sommes malheureusement encore très loin du compte. 

Diane Lamoureux [11], Professeure de sciences politiques à l’Université Laval 

Québec Mars 2003.


[1]    "Rosa Luxemburg, Leninism or Marxism ?, ILP Square One Publications, Leeds, 1973."

[2]    "Antonio Gramsci, Note sul Machiavelli, Rome, Riuniti, 1975."

[3]    "Ainsi, il n’était pas question de choisir ou de hiérarchiser entre le viol et la violence domestique, par exemple, les deux luttes devaient être menées et le choix d’une des luttes dépendait largement du degré d’interpellation que chacune et chaque collectif ressentait par rapport à un enjeu."

[4]    "J’ai abordé cette question de façon plus détaillée dans “ Agir sans nous ” publié dans Les limites de l’identité sexuelle, Montréal, Remue-ménage, 1998."

[5]    "Je pense principalement à des textes comme Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir ou La dialectique du sexe de Shulamith Firestone."

[6]    "C’est ce qu’on retrouve notamment dans un texte un peu ambigu de Marx, La question juive. Son ambiguïté a largement été mise en lumière dans le texte de Claude Lefort, “Droit de l’homme et politique, Libre, 7, 1980."

[7]    "Voir, entre autres, Dieu et l’État de Bakounine, Mille et une nuits, 2000."

[8]    "Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975."

[9]    "C’est, entre autres le cas du Rapport de la commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada rendu public en 1972 ou de Pour les Québécoises : égalité et indépendance, publié en 1978. Des rapports semblables ont existé aux USA et dans plusieurs pays européens."

[10]   "Sans oublier également le racisme puisqu’il s’agit là, selon moi, des trois principaux modes de domination auxquels nous sommes confronté(e)s dans le monde contemporain."

[11]   "Je remercie Lorraine Guay pour ses commentaires sur une première version du texte. "


Retour au texte de l'auteure: Diane Lamoureux, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le lundi 19 novembre 2007 6:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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