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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Lagueux, “Y a-t-il une philosophie de l’histoire chez Merleau-Ponty ?” Un article publié dans la revue DIALOGUE, vol. V, no 3, 1966, pp. 404-417. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 septembre 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[404]

Maurice Lagueux

Professeur de philosophie, Université de Montréal

Y a-t-il une philosophie de l’histoire
chez Merleau-Ponty ?


Un article publié dans la revue DIALOGUE, vol. V, no 3, 1966, pp. 404-417.


Introduction
Philosophie de l'histoire ou scepticisme
Le marxisme ou « la » philosophie de l'histoire
Rationalité et contingence
L'équivoque marxiste
L'insaisissable sens de l'histoire


Introduction

Nul penseur, fût-il le plus étranger à la problématique propre de l'histoire, ne peut, bien entendu, s'empêcher de laisser entrevoir, çà et là au long de son oeuvre, sa façon de comprendre celle-ci. Aussi est-ce avec beaucoup de prudence qu'il faut parler de « la philosophie de l'histoire » d'un auteur. Réservons pour la fin de cet article la question de savoir si la philosophie de Merleau-Ponty mérite ce titre et contentons-nous pour l'instant de dégager l'ensemble de réflexions que notre auteur présente comme une philosophie de l'histoire. Puisque Merleau-Ponty n'a jamais consacré une œuvre [1] aux problèmes de l'Histoire, on pourrait d'ailleurs être tenté de considérer ses réflexions sur la question comme des passages épisodiques qui trahissent seulement son profond intérêt pour la situation politique où il s'est trouvé engagé. Il nous faudra donc montrer qu'on peut effectivement parler d'un « ensemble de réflexions » qui, pour ne pas avoir été jeté dans une œuvre particulière, doit se lire en filigrane tout au long des travaux du philosophe. C'est cette lecture en somme que le présent article veut suggérer.


Philosophie de l'histoire ou scepticisme

La première question qui se pose à nous, comme à Merleau-Ponty lui-même d'ailleurs est, celle de la possibilité même d'un « sens » de l'histoire. La situation confuse du temps de l'occupation et de l'après-guerre qui n'est pas pour rien, on l'a souvent répété, dans la note désabusée de la pensée dite « existentialiste », ne suggère-t-elle pas plus de modestie ? ne condamne-t-elle pas le penseur à douter à jamais de l'histoire ? Merleau-Ponty, à vrai dire, n'a peut-être jamais tranché la question mais c'est précisément [405] sa méditation sur le problème, cet introuvable équilibre qu'il a continuellement cherché entre rationalité et contingence dans l'histoire, qui constituera ce corps de réflexion que nous voulons ici mettre en évidence.

Très tôt Merleau-Ponty a vu le problème et s'est refusé à y voir la fin de toute philosophie de l'histoire :


La politique ne doit-elle pas renoncer à se fonder sur une philosophie de l'histoire, et, prenant le monde comme il est, quels que soient nos vœux, nos jugements ou nos rêves, définir ses fins et ses moyens d'après ce que les faits autorisent ? Mais on ne se passe pas de mise en perspective, nous sommes, que nous le voulions ou non, condamnés aux voeux, aux jugements de valeur, et même à la philosophie de l'histoire. On ne remarque pas assez que, après avoir démontré l'irrationalité de l'histoire, le sceptique abandonne brusquement ses scrupules de méthode quand il en vient aux conclusions pratiques. Il faut bien, pour régler l'action, considérer certains faits comme dominants et d'autres comme secondaires. Si réaliste qu'elle se veuille et si strictement fondée sur les faits, une politique sceptique est obligée de traiter au moins implicitement certains faits comme plus importants que d'autres et, dans cette mesure, elle renferme une philosophie de l'histoire honteuse, vécue plutôt que pensée, mais non moins efficace[2]


On n'échappe donc pas à la philosophie de l'histoire car, à cette première étape de notre étude, le scepticisme qui pourrait la contester est, à la manière classique, retourné contre lui-même. Cette position entraîne d'ailleurs les deux traits (auxquels nous avons déjà fait allusion) caractéristiques d'une philosophie de l'histoire ainsi réhabilitée.


Si nous voulons être vraiment dociles aux faits et pleinement réalistes, il nous faut rejeter tous les postulats, toute philosophie à priori de l'histoire, mais en particulier ce postulat du scepticisme que les hommes se conduisent toujours sottement, dominés par le passé et par les causes [406] extérieures, ou menés par quelques habiles, qui les connaissent à des fins ignorées d'eux. Il n'y aurait pas d'histoire si tout avait un sens et si le développement du monde n'était que la réalisation visible d'un plan rationnel ; mais il n'y aurait pas davantage d'histoire, - ni d'action, ni d'humanité, - si tout était absurde, ou si le cours des choses était dominé par quelques faits massifs et immuables, comme l'empire anglais, la psychologie du « chef » ou de la « foule », qui ne sont après tout que des produits du passé et n'engagent pas nécessairement notre avenir[3]


Dogmatisme et scepticisme renvoyés dos à dos, c'est donc en même temps que se dégagent pour Merleau-Ponty la rationalité et la contingence de l'histoire. Celle-ci requiert à la fois l'une et l'autre et se moque de ceux qui voudraient sacrifier l'une à l'autre. Voilà ce qui sera pour lui une thèse parfois chancelante mais néanmoins constante.

Cette position ne va pas sans difficultés, elle réclame d'une part une assise sérieuse : on ne peut proclamer sans plus qu'il y a de la rationalité dans l'histoire ; il faut avec toutes les réserves que l'on veut, laisser entrevoir son sens effectif. D'autre part, impossible de se réfugier une fois pour toutes dans une formule rationalisante si l'on a accepté vraiment la place de la contingence ; il faut franchement faire face au scepticisme.

Ceci, croyons-nous, explique pour une bonne part l'allure hésitante et osons dire dramatique de la philosophie de l'histoire de Merleau-Ponty. Les pages ci-dessus étaient écrites au moment où celui-ci croyait trouver dans le marxisme la réponse au problème de l'histoire. Mais comme il a été amené peu à peu à dégager du marxisme une « équivoque » qui ne lui permettait plus d'en attendre une telle réponse il risquait de se retrouver une dizaine d'années plus tard engagé dans un « a-communisme » pas tellement éloigné, à vrai dire, du scepticisme que nous l'avons vu condamner. Il fallait donc chercher ailleurs dans une philosophie de rechange des signes encore perceptibles de cette rationalité en effritement. Les dernières recherches de Merleau-Ponty seront un effort parfois déprimant pour lire ce sens fugitif grâce à une compréhension plus large de l'histoire et du monde, pour [407] trouver peut-être dans les profondeurs de l'être l'esquisse d'une réponse que la dialectique marxiste était désormais impuissante à donner.


Le marxisme
ou « la » philosophie de l'histoire


Mais revenons en arrière et demandons-nous comment Merleau-Ponty a d'abord compris le marxisme. Ici la réponse est claire : « Le marxisme n'est pas une philosophie du sujet, mais pas davantage une philosophie de l'objet, c'est une philosophie de l'histoire ». [4] Non seulement Merleau-Ponty aborde-t-il sous ce biais la pensée de Marx mais il s'engage bien plus avant dans une vision marxiste de l'histoire.


Considéré de près, le marxisme n'est pas une hypothèse quelconque, remplaçable demain par une autre, c'est le simple énoncé des conditions sans lesquelles il n'y aura pas d'humanité au sens d'une relation réciproque entre les hommes, ni de rationalité dans l'histoire. En ce sens, ce n'est pas une philosophie de l'histoire, c'est la philosophie de l'histoire, et y renoncer, c'est faire une croix sur la Raison historique. Après quoi, il n'y a plus que rêveries ou aventures[5]


On pressent déjà ici ce que sera le drame des années 50, mais arrêtons-nous un peu sur l'argumentation subtile au moyen de laquelle notre auteur entend justifier sa thèse. Identifier ainsi marxisme et philosophie de l'histoire, c'est bien entendu les définir de façon assez spéciale. D'abord, la philosophie de l'histoire, étant une entreprise qui prête sens à l'histoire, on pourra dire qu'elle est une entreprise qui permet en vertu d'une « logique de la coexistence humaine » de saisir l'histoire comme une « totalité » et non comme une « simple somme de faits juxtaposés », ce qui implique que tout s'y tienne, qu'il « n'y ait pas de problème absolument séparable, que les problèmes économiques et les autres forment un seul grand problème, et qu'enfin les forces productrices de l'économie aient une signification culturelle, comme inversement [408] les idéologies ont une incidence économique » [6]. La philosophie de l'histoire ainsi conçue, reste a y ramener le marxisme en soulignant que le matérialisme historique ne dit rien de plus pour rappeler que « les morales, les conceptions du droit et du monde, les modes de la production et du travail sont liés intérieurement et s'expriment l'un l'autre » [7]. Si en effet on refuse avec Merleau-Ponty une quelconque priorité de l'économique chez Marx [8], le matérialisme historique qui met en relation les productions de l'esprit et les situations économiques peut bien, on le voit, n'être considéré que comme cette affirmation de l'interdépendance des facteurs historiques.

Le rapprochement toutefois ne peut s'arrêter là car toute philosophie de l'histoire postule encore que la totalité historique a un sens, qu'elle est comme polarisée par un « état privilégié ». Mais celui-ci ne peut consister qu'en un état d'équilibre, d'harmonie des diverses composantes historiques et encore une fois, le marxisme ne dit rien d'autre puisqu'il n'y aura équilibre dans l'humanité, équilibre qui ne sera plus troublé par la domination des maîtres sur les esclaves qu'avec l'avènement de « la reconnaissance de l'homme par l'homme ».

Bien sûr cette tâche que le marxisme confie au prolétariat est-elle pour Merleau-Ponty fort hypothétique, mais sur ce point sa position est nette :


Au cas où ce développement ne se produirait pas, cela ne signifierait pas que la philosophie marxiste de l'histoire doit être remplacée par une autre, cela signifierait qu'il n'y a pas d'histoire si l'histoire est l'avènement d'une humanité et l'humanité la reconnaissance mutuelle des hommes comme hommes, - en conséquence pas de philosophie de l'histoire, et qu'enfin, comme le disait Barrès, le monde et notre existence sont un tumulte insensé[9]


Pour qui refusait de céder à l'absurde malgré la « stagnation révolutionnaire » de l'après-guerre, malgré la confusion d'une [409] période où il fallait à tout le moins reconnaître au « pourrissement de l'histoire » [10] le sursis accordé à un marxisme un peu décevant, « l'attentisme marxiste » paraissait justifié, par défaut si l'on peut dire, comme la seule attitude possible en face de l'histoire. [11]

De toutes façons, cette solution temporaire pouvait refouler la difficulté impliquée dans la pensée de Merleau-Ponty : la rationalité était en quelque sorte mise en réserve et, de ce fait, restait à l'abri de la contingence historique.


Rationalité et contingence

Aussi avant de voir rejaillir la difficulté, nous allons examiner un peu le contenu concret de ces notions de rationalité et de contingence qu'il s'agissait pour Merleau-Ponty de comprendre comme indissociable dans l'histoire. Remarquons d'abord qu'à cette orientation fondamentale sans doute parce que vécue, l'expérience de la guerre, de l'occupation et de la résistance n'était pas étrangère. Merleau-Ponty en parle avec émotion au lendemain de la guerre : « En somme, nous avons appris l'histoire et nous prétendons qu'il ne faut pas l'oublier ». [12] Cette période en effet a enseigné au « solitaire cartésien » le sérieux de l'histoire. Une option seulement susceptible jusque-là de faire encourir à son auteur le blâme bien inoffensif des milieux intellectuels pouvait le transformer brutalement en héros ou en traître : « Les résistants ne sont ni des fous ni des sages, ce sont des héros, c'est-à-dire des hommes en qui la passion et la raison ont été identiques, qui ont fait, dans l'obscurité du désir, ce que l'histoire attendait et qui devait ensuite apparaître comme la vérité du temps. On ne peut pas ôter à leur choix l'élément de raison, mais pas davantage l'élément d'audace et le risque d'échec » [13].

Fidèle aux thèses de la Phénoménologie qui refusait de séparer la pensée conceptuelle du geste corporel et de la vie affective, Merleau-Ponty n'entend pas dans l'action historique faire scrupuleusement [410] leur part respective à la raison et à la passion, comme si la raison historique était déjà consignée quelque part ; cette raison, ce sens de l'histoire, est celle qui prend naissance à travers l'action humaine et celle-ci ne réussit que soulevée par une foi héroïque et donc passionnée. Rappelons plutôt les derniers mots de Sens et non-sens :


La foi, dépouillée de ses illusions, n'est-elle pas cela même, ce mouvement par lequel, nous joignant aux autres et joignant notre présent à notre passé, nous faisons en sorte que tout ait un sens, nous achevons en une parole précise le discours confus du monde ? Les saints du christianisme, les héros des révolutions passées n'ont jamais fait autre chose. Simplement ils essayaient de croire que leur combat était déjà gagné dans le ciel ou dans l'Histoire. Les hommes d'aujourd'hui n'ont pas cette ressource. Le héros des contemporains, ce n'est pas Lucifer, ce n'est pas même Prométhée, c'est l'homme[14]


Il faut avoir présent à l'esprit ce fond héroïco-religieux de la pensée de Merleau-Ponty pour bien comprendre en quel sens il entend affirmer avec le marxisme la rationalité de l'histoire sans jamais feindre d'oublier que pour l'homme cette rationalité n'est jamais acquise : « On admire Engels parlant doctement de la nécessité qui résorbe les hasards historiques : d'où sait-il que l'histoire est et sera rationnelle, puisqu'il n'est plus ni théiste, ni idéaliste ? Le propre du marxisme est de nous inviter à faire prévaloir, sans garantie métaphysique, la logique de l'histoire sur sa contingence ». [15] Aussi Merleau-Ponty n’hésitera pas à tirer de cette considération la conclusion la plus radicale : « Si nous quittons résolument l'idée théologique d'un fond rationnel du monde, la logique de l'histoire n'est plus qu'une possibilité parmi d'autres » [16].

[411]

Une rationalité aussi fragile peut-elle encore être dite rationnelle ? Avons-nous vraiment échappé au scepticisme ? Merleau-Ponty n'abandonne pas si vite :


Mais l'histoire est du moins rationnelle en ceci qu'un mouvement qui ne réussit pas à apercevoir sa destination historique et à poser les problèmes d'où il est né a toutes les chances de dévier, d'avorter, d'être effacé du cours des choses ou de ne laisser dans la trame de l'histoire qu'une « déchirure éphémère » ... L'histoire comporte des vecteurs, elle a un sens, non que toutes choses s'y disposent en vue d'une fin, mais parce qu'elle expulse les hommes et les institutions qui ne répondent pas aux problèmes existants, non que tout ce qui arrive mérite d'être, mais parce que tout ce qui disparaît méritait de disparaître[17]


C'est donc à une espèce de « sélection naturelle » qui « élimine à la longue » les aventures « qui font diversions par rapport aux exigences permanentes des hommes » [18] que tiendra la rationalité dans l'histoire humaine. C'est, semble-t-il à cette solution que se ralliera Merleau-Ponty obligé de reconnaître qu'il « y a moins un sens de l'histoire qu'une élimination du non-sens ». [19] C'est encore dans le même esprit d'ailleurs qu'il concluait la préface de Signes peu de temps avant sa mort : « L'histoire n'avoue jamais, et pas même ses illusions perdues, mais elle ne les recommence pas » ; mais à ce moment il devait reconnaître qu'il y a dans cette conclusion une « déception pour qui a cru au salut, et à un seul moyen de salut dans tous les ordres », une déception « pour qui a cru que l'histoire, comme un éventail, allait se replier sur elle-même ». [20]

Cette conclusion modeste et assez nostalgique peut-elle encore être considérée comme aboutissement d'une philosophie marxiste de l'histoire ? Il est temps de voir ce qu'il en est du marxisme de Merleau-Ponty.

[412]

L'équivoque marxiste

Remarquons tout de suite que cette philosophie de l'histoire est un « marxisme » assez lâche puisque Merleau-Ponty a pu pratiquement le retrouver aussi bien dans la pensée de ThierryMaulnier [21] que, plus tard, dans celle de Weber [22] ou de Lukàcs. [23] Chez Weber sans doute encore plus que chez Marx, Merleau-Ponty a eu beau jeu à dégager la place de la contingence et son rapport à la rationalité [24] et surtout dans l'analyse célèbre du capitalisme et du protestantisme un sens aigu de l'interdépendance de l'économique et du moral. De même chez le premier Lukàcs il appréciait fort un sens de l'histoire qui se contentait de laisser prise à une signification sans se garantir une fin heureuse [25] : ce marxisme plus « sobre » traduisait probablement mieux que celui de Marx sa propre position.

Bref, si Marx peut être compris comme l'a fait Merleau-Ponty, celui-ci doit avouer que Marx lui-même « après les écrits de jeunesse a renoncé à se comprendre ainsi » [26]. Cette position si difficile associant franchement rationalité et contingence aurait-elle donc paru intenable à Marx lui-même ? ... Toujours est-il que celui-ci (ses successeurs en tout cas) aurait laissé la rationalité s'inscrire pesamment dans les choses en imaginant une « dialectique de la matière » [27]. Ainsi s'introduisait le germe qui aux yeux de Merleau-Ponty allait contaminer tout le marxisme.

Peut-être Merleau-Ponty a-t-il pensé un moment que l'équivoque était une déviation due au matérialisme plus radical de Lénine [28] ou de Engels [29], mais bien vite il en est arrivé à cette constatation que l'équivoque était déjà chez Marx : « cette équivoque était déjà là quand Marx a mis la dialectique dans les choses mêmes » [30]. L'histoire postérieure du marxisme a seulement [413] mis en évidence cette contradiction ; elle a « écartelé » les « deux pièces » dont est composé le matérialisme dialectique. [31]

De celui-ci, Merleau-Ponty avait surtout souligné l'aspect dialectique qui traduisait pour lui l'interdépendance des facteurs historiques, la totalité du sujet et de l'objet, de l'homme et de la chose faisant sa place à la liberté et à la contingence en même temps qu'à une logique de l'histoire [32]. Or comment cela n'est-il pas irrémédiablement compromis quand on minimise l'action proprement, humaine, libre et contingente, au profit d'une matière (« les choses ») suffisamment vague d'ailleurs pour que le Parti s'en réserve l'interprétation et en modèle le développement. Pour Merleau-Ponty c'en est fait du marxisme comme vision originale de l'histoire : « L'action qui changera le monde, ce n'est plus la praxis philosophie et technique indivises, mouvement des infrastructures, mais aussi appel à toute la critique du sujet, c'est une action du type technicien, comme celle de l'ingénieur qui construit un pont » [33].

Ce qui est ici remis en cause ce n'est rien de moins que « la philosophie objectiviste-subjectiviste de la praxis » [34] laquelle peut, introduite subrepticement dans « la définition du monde », laisser croire a un irrésistible mouvement révolutionnaire de l'histoire, ce qui, somme toute, demeure un « naturalisme » assez gros. Plus directement, Merleau-Ponty visait l'idée trotskyste de « révolution permanente » conçue comme une « négation continuée immanente au mécanisme interne de l'histoire » [35]. Une fois admis en effet que la logique de l'histoire se réalise, comme l'évolution des espèces, au niveau des choses matérielles, il ne restait guère rien à redouter de la contingence (celle par exemple qui aurait pu amener un parti à« se tourner contre la révolution ») ; seuls restaient, en effet, les accidents, les stagnations, les échecs dus à une insuffisante maturité de l'histoire, mais, on pouvait être certains que la révolution même si rien n'y paraissait était présente dans l'histoire comme « un changement qui, par-delà les actes [414] des hommes, ne cesse pas de ronger l'histoire ou du moins de l'ébranler sourdement, même quand elle paraît immobile » [36]. Appuyé sur cette conviction, le marxiste pouvait passer à la violence « pour amener l'histoire par le fer et par le feu à exprimer son sens » [37] s'en remettant en toute quiétude à une dialectique déjà dans les choses. En cela se dénonçait pour Merleau-Ponty un marxisme qui « se donne l'assiette d'un savoir absolu » [38] et conserve « quelque chose de la croyance à la fin de l'histoire » [39].


L'insaisissable sens de l'histoire

Or au savoir absolu et à la fin de l'histoire, Merleau-Ponty ne croit pas et n'a jamais cru : c'est pourquoi « l'attentisme marxiste » de l'époque d'Humanisme et Terreur a dû faire place à « l'a-communisme » de l'époque des Aventures de la dialectique [40]. Croyant échapper au scepticisme grâce au marxisme, Merleau-Ponty a craint que celui-ci ne le reconduise vers le dogmatisme. Dans ces conditions, se proclamer a-communiste ne revenait-il pas à sombrer dans le scepticisme ? Il y a certes un scepticisme valable auquel Merleau-Ponty a voulu faire sa place, celui qui aide à bien poser les problèmes : « il y a possibilité prochaine d'un grand et sain scepticisme, qui est indispensable pour retrouver le fondamental » [41]. Mais le scepticisme qui consisterait à refuser tout sens à l'histoire, Merleau-Ponty ne s'y est pas résigné. Aussi doit-il rendre compte de ses positions du début tout en laissant la porte ouverte à une interprétation renouvelée de l'histoire :


Peut-être, disions-nous, aucun prolétariat ne viendra-t-il jouer le rôle de classe dirigeante que le marxisme lui assigne, mais il est vrai que nulle autre classe ne peut l'y suppléer, et qu'en ce sens l'échec du marxisme serait l'échec de la philosophie de l'histoire. Ceci même [415] montre assez que nous n'étions pas sur le terrain de l'histoire (et du marxisme), mais sur celui de l'a priori et de la moralité. Nous voulions dire que toutes les sociétés qui tolèrent l'existence d'un prolétariat sont injustifiables. Cela ne signifie pas qu'elles se valent toutes, et ne valent rien, et qu'il n'y ait aucun sens dans l'histoire qui les produit l'une après l'autre[42]


Il faudra donc abandonner l'idée d'un sens de l'histoire qui puisse justifier l'activité humaine, qui porte un avenir cautionnant le présent. Cette idée d'ailleurs n'est rien d'autre que le reliquat de la signification morale de toute théologie de l'histoire, pour ne pas dire de toute philosophie de l'histoire. Pourtant la morale peut-être comprise autrement puisqu'elle requiert une certaine contingence autant qu'une certaine rationalité. Merleau-Ponty l'avait bien vu dans Éloge de la Philosophie :


Si l'on sait où l'histoire va inéluctablement, les événements un à un n'ont plus d'importance ni de sens, l'avenir mûrit quoi qu'il arrive, rien n'est vraiment en question dans le présent, puisque, quel qu'il soit, il va vers le même avenir. Quiconque, au contraire, pense qu'il y a dans le présent des préférables implique que l'avenir est contingent. L'Histoire n'a pas de sens si son sens est compris comme celui d'une rivière qui coule sous l'action de causes toutes puissantes vers un océan où elle disparaît. Tout recours à l'histoire universelle coupe le sens de l'événement, rend insignifiante l'histoire effective et est un masque du nihilisme[43]


Aussi bien Merleau-Ponty propose-t-il plutôt entre cette « histoire providentielle » et une somme de « hasards » un sens historique « immanent à l'événement interhumain et fragile comme lui » [44]. Voilà ce qu'il allait retenir de son marxisme et qu'il a d'ailleurs cru un moment pouvoir rendre mieux en termes saussuriens :


L'union de la philosophie et de l'histoire revit, comme il arrive à beaucoup d'intuitions philosophiques, dans des recherches plus spéciales et plus récentes qui ne s'inspirent pas expressément de Hégel et de Marx, mais qui retrouvent leur trace parce qu'elles affrontent [416] les mêmes difficultés. La théorie du signe, telle que la linguistique l'élabore, implique peut-être une théorie du sens historique qui passe outre à l'alternative des choses et des consciences... Le fait contingent repris par la volonté d'expression, devient un nouveau moyen d'expression qui prend sa place et a un sens dans l'histoire de cette langue. Il y a là une rationalité dans la contingence, une logique vécue, une autoconstitution dont nous avons précisément besoin pour comprendre en histoire l'union de la contingence et du sens, et Saussure pourrait bien avoir esquissé une nouvelle philosophie de l'histoire[45]


Mais cette nouvelle philosophie de l'histoire Merleau-Ponty ne devait pas la développer lui-même. Il avait déjà vu quelques années plus tôt dans cette « logique trébuchante » de la linguistique un moyen de rendre compte de « l'originalité de la conception marxiste de l'histoire ». [46] Ce qui devait rester, somme toute, de tout cela était cette idée, dont nous avons fait état plus haut, que l'histoire est rationnelle en ce sens qu'elle élimine les mauvaises solutions, qu'elle ne recommence pas « ses illusions perdues ». Il y a là il faut bien le reconnaître une concession de la raison à la contingence car non seulement faut-il admettre que l'histoire sans garantie métaphysique pourrait rater sa chance, mais encore doit-on reconnaître qu'on ne sait pas au juste de quelle chance il s'agirait parce qu'on ne connaît guère ses voies plus que celles d'une langue en évolution.

Pourtant ces voies ont leur logique et celle-ci laisse à travers les événements s'échapper des bribes de sens, des « signes » à l'affût desquels Merleau-Ponty se contentera de demeurer durant la dernière décade de sa vie. Sans doute, ces « signes »ne révéleront à personne où va l'histoire mais pour qui veut leur prêter attention, ils ne sont pas sans instruction : « Il n'y a pas d'horloge universelle, mais des histoires locales, sous nos yeux, prennent forme, et commencent de se régler elles-mêmes, et à tâtons se relient l'une à l'autre, et exigent de vivre, et confirment les puissants dans la sagesse que leur avaient donnée l'immensité des risques et la conscience de leur propre désordre » [47]. On pourrait [417] bien sûr méditer sur ce tableau d'une histoire en train de se faire, - les « Propos » de Merleau-Ponty reproduits dans la dernière partie de Signes ne sont d'ailleurs rien d'autre qu'une telle méditation, - contentons-nous plutôt de remarquer que la conclusion de tout le recueil est celle, semble-t-il, d'une philosophie de l'histoire qui a perdu ses prétentions faciles mais non pas certes sa foi en l'avenir : « Si l'auteur a bien lu, ces signes, donc, ne seraient pas de si mauvais augure ». [48]

Est-ce là le dernier mot de la pensée de Merleau-Ponty ? La tentation est grande, avouons-le, de supposer que sa recherche constante du « sens », - et une philosophie de l'histoire peut-elle être autre chose ? - s'est élargie et s'est tournée vers l'Être qui hante ses derniers écrits. En histoire, il est dangereux, et Merleau-Ponty l'a proclamé jusqu'au bout, de parler d'absolu et de finalité ; on comprend alors que formulation négative et artifice typographique ne sont pas de trop quand il s'agit dans les derniers mots du Philosophe et son ombre d'entrevoir sur un plan ontologique ce qui ne peut être recherché sur un plan historique :


L'irrélatif, désormais, ce n'est pas la nature en soi, ni le système des saisies de la conscience absolue, et pas davantage l'homme, mais cette « téléologie » dont parle Husserl, - qui s'écrit et se pense entre guillemets, - jointure et membrure de l'Être qui s'accomplit à travers l'homme ». [49]


Mais ne poussons pas plus avant les hypothèses sur une pensée qui fut interrompue au moment de sa gestation et répondons seulement a notre question première : si la philosophie de l'histoire est une tentative passionnée pour arracher à l'histoire son secret quitte à apprendre, sans se déconcerter, qu'elle ne le connaît pas tout à fait elle-même, il y a une philosophie de l'histoire chez Maurice Merleau-Ponty.


Maurice LAGUEUX
Université de Montréal


[1] Exception faite du cours au Collège de France en l'année 1953-54 (Annuaire du Collège de France 54-55, pp. 179 à 187) « Matériaux pour une Théorie de l'histoire ». Les thèmes abordés furent d'ailleurs repris dans Aventures de la Dialectique.

[2] Pour la Vérité daté de nov. 1945, publié dans les Temps Modernes, janv. 1946 et repris dans Sens et non-Sens, p. 297 ... (Le souligné est de nous). (Nous désignerons Sens et non-Sens par le sigle S.N.S.) ; cf. aussi in Humanisme et Terreur (H.T.), p. 102 : « La contingence de l'histoire n'est qu'une ombre en marge d'une vue de l'avenir dont nous ne pouvons pas plus nous abstenir que nous ne pouvons nous abstenir de respirer ».

[3] Ibid., p. 298.

[4] « Marxisme et Philosophie » in Revue Internationale I, juin-juillet 1946, repris in S.N.S., p. 231. Df. aussi HT, p. 139, « Le marxisme est pour l'essentiel cette idée que l'histoire a un sens ... ».

[5] H.T., p. 165.

[6] H.T., p. 165, 166.

[7] H.T., p. 166 ; cf. aussi S.N.S., p. 185 : « L'idée d'une logique de l'histoire a pour conséquence inévitable un certain matérialisme historique ».

[8] Cf. S.N.S., pp. 189, 196, 197, 262.

[9] H.T., p. 168.

[10] H.T., p. 152.

[11] Notons que Merleau-Ponty entendait aussi justifier cette attitude par une autre raison plus « objective » (H.T., pp. 169 et ss.).

[12] « La guerre a eu lieu » dans les Temps Modernes, Oct. 45 (daté de juin 45), repris in S.N.S., p. 265.

[13] H.T., p. 44.

[14] « Le Héros, l'homme » (1947) in S.N.S., p. 330-331.

[15] « La querelle de l'existentialisme » dans les Temps Modernes, nov. 45, repris dans S.N.S., p. 142 (le souligné est de Merleau-Ponty). CL aussi « Autour du marxisme » (daté de août 45), dans S.N.S., p. 211 : « Le propre du marxisme, à la différence des philosophies théologiques ou même de l'idéalisme hégélien, est d'admettre que le retour de l'humanité à l'ordre, la synthèse finale, ne sont pas nécessaires et dépendent d'un acte révolutionnaire dont la fatalité n'est garantie par aucun décret divin, par aucune structure métaphysique du monde ».

[16] « Autour du marxisme » dans S.N.S., p. 213.

[17] « Autour du marxisme » dans S.N.S., pp. 184-185 (Merleau-Ponty fait une allusion à Thierry-Maulnier).

[18] H.T., p. 166.

[19] Aventures de la dialectique (AD), p. 55. Cf. aussi pp. 49, 73, 263-264. Cf. aussi Signes (S), p. 304.

[20] S., p. 47.

[21] Cf. « Autour du Marxisme » dans S.N.S., pp. 185 à 200 et 209 à 219.

[22] AD, pp. 25 et ss.

[23] AD, pp. 43 et ss.

[24] Cf. AD, 13- 36.

[25] Cf. par exemple AD, p. 53.

[26] Éloge de la Philosophie, p. 84.

[27] Ibid., p. 85,

[28] AD, pp. 82-83.

[29] AD, pp. 66-67.

[30] AD, p. 122 ; cf. aussi p. 87 et 115-116.

[31] AD, p. 115.

[32] Cf. par exemple : Éloge de la Philosophie, p. 82-83.

[33] AD, p. 86 ; cf. aussi pp. 131-132.

[34] AD, p. 119 ; cf. p. 118-119.

[35] AD, p. 121 ; Cf. pp. 117 à 27 et 280-281.

[36] AD, pp. 118- 119.

[37] AD, p. 117 ; cf. aussi p. 127.

[38] AD, p. 117.

[39] AD, p. 278.

[40] Cf. la notice sur le dos des Aventures de la dialectique et pp.  306 à 312.

[41] Entretien avec Mme Chapsal dans les Écrivains en personne, Julliard, p. 161.

Il rejoignait en cela Raymond Aron qui concluait ainsi L'Opium des Intellectuels : « Appelons de nos vœux la venue des sceptiques s'ils doivent éteindre le fanatisme ».

[42] AD, p. 312.

[43] Éloge de la philosophie, pp. 83-84.

[44] Ibid., p. 81.

[45] Ibid., pp. 86 à 88 (les soulignés sont de Merleau-Ponty).

[46] La conscience et l'acquisition du langage, cours donné à la Sorbonne et publié Bulletin de Psychologie, no 236, tome XVIII, 3-6, nov. 1964, Cf. p. 259.

[47] Signes (Préface), p. 47.

[48] Notice en page couverture de Signes.

[49] Signes, p. 228. Notons encore que cette orientation ontologique ne serait peut-être pas pour Merleau-Ponty si éloignée de ce qu'il a retenu du marxisme. Cf. par ex., la note de mars 1961 publiée dans le Visible et l'Invisible, N.R.F., p. 328.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 3 juin 2012 15:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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