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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Lagueux, “Le principe de conservation de la valeur et le problème de la transformation.” Un article publié dans la revue DIALOGUE, revue canadienne de philosophie, no 23, 1984, pp. 85-102. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 septembre 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Maurice Lagueux

Professeur de philosophie, Université de Montréal

Le principe de conservation de la valeur
et le problème de la transformation
 *

Un article publié dans la revue DIALOGUE, revue canadienne de philosophie, no 23, 1984, pp. 85-102.


Introduction
1. Les principes de conservation en sciences physiques
2. Les principes de conservation aux yeux des fondateurs du marxisme
3. Marx et la conservation de la valeur
4. Oubli d'un principe et stérilité d'un débat

[85]


Introduction

Le long débat sur le « problème de la transformation », qui a marqué si profondément le développement de la pensée marxiste depuis cent ans, est probablement l'un des plus étranges mais peut-être aussi l'un des plus instructifs parmi ceux que l'histoire encore jeune des sciences sociales peut offrir à l'attention croissante que lui porte l'analyse épistémologique.

Rappelons d'abord que ce débat fut ouvert de façon pour le moins inusitée au moment où Engels, qui préfaçait en 1885 le livre deux du Capital de Marx, mettait littéralement ses lecteurs au défi [1] de retrouver par eux-mêmes l'élégante solution que le livre trois du même ouvrage devait bientôt apporter au problème posé par l'incompatibilité du moins apparente entre la théorie marxienne de la valeur-travail et le principe de l'égalité des taux de profit moyens (qui, en bonne théorie, doit s'imposer quand on a affaire à des industries comparables). Jamais, peut-on pourtant penser, l'annonce d'une « solution » à un problème théorique n'aura déclenché une controverse aussi persistante : après la publication si attendue de la dite solution en 1894, après l'intervention décisive de Bortkiewicz qui, bien qu'elle remonte à 1907, ne fut portée à l'avant-plan qu'au début des années quarante, après la traduction, au cours des années cinquante, de toute fa question dans le langage souple de l'algèbre matricielle, la polémique fut chaque fois relancée avec plus de vigueur, en prenant, il est vrai, un tour de plus en plus technique qui [86] n'est toutefois pas encore parvenu à l'étouffer. Or quel était l'enjeu de ce long débat qui a parfois soulevé des passions tout en donnant lieu, il faut le reconnaître, à des prodiges d'ingéniosité et de virtuosité ? Rien de plus, apparemment, que la préservation de deux fatidiques égalités que la plupart des protagonistes semblent avoir perçues comme le symbole menacé d'une conquête théorique importante dont la signification précise se faisait pourtant de plus en plus incertaine.

Aussi ne sera-t-il pas question ici de proposer une nouvelle « solution » au problème de la transformation, ni même de perfectionner l'une de celles qui existent déjà. Il s'agira bien plutôt d'identifier les raisons, d'ordre épistémologique, qui permettent de comprendre qu'une problématique qui paraissait si fondamentale à Marx, à Engels et aux marxistes du dix-neuvième siècle, ait, pour ainsi dire, perdu l'essentiel de sa substance au cours du vingtième siècle, sans cesser pour autant d'exercer une sorte de fascination intellectuelle sur tous ceux qui l'ont abordée. Cette singulière évolution des choses, sera-t-il suggéré ici, s'explique assez aisément pour peu que l'on tienne compte de deux profondes mutations qui, à peu près à la même période, ont affecté, l'une, la signification même de cette problématique dite de la transformation - il faut voir là une conséquence largement inaperçue de l'intervention de Bortkiewicz - l'autre, les conceptions épistémologiques plutôt réalistes et même substantialistes qui prévalaient en bien des milieux scientifiques jusqu'au début du vingtième siècle.

Il convient donc de se demander quelle pouvait être la fonction théorique de la solution proprement marxienne du problème de la transformation pour un penseur comme Marx dont les vues sur la science étaient fortement influencées par des théories scientifiques représentatives du dix-neuvième siècle. Pour le bien comprendre, il faudra d'abord rappeler quelques traits caractéristiques de ces théories largement dominées par les grands « principes de conservation » (1). Puis, après avoir mis en relief tout le crédit que Marx et Engels ont effectivement accordé aux théories scientifiques fondées sur ces principes (2), il restera à montrer que la théorie de la valeur et (plus encore) celle de la transformation ont été mises au point dans le cadre d'une recherche qui se laissait volontiers guider par une façon apparentée de penser la science (3). Enfin on devra constater que les nombreuses « solutions » qu'au vingtième siècle on a cru devoir apporter au problème de la transformation perdent beaucoup de leur pertinence dans la mesure OÙ semble s'effriter le terrain sur lequel prenait tacitement appui la position même de ce problème (4).


1. Les principes de conservation
en sciences physiques


Quiconque a observé combien à notre époque les épistémologues de la physique se méfient de l'empirisme et du substantialisme ne peut manquer [87] d'être frappé par le fait que, au dix-neuvième siècle, empirisme et matérialisme étaient considérés volontiers comme deux piliers de la pensée scientifique. D'autant plus que les théoriciens de la science d'alors ne s'embarrassaient pas toujours de démêler les nuances philosophiques associées à des concepts comme ceux de « matière », de « substance » ou de « réalité » : tous ces termes renvoyaient aisément à une sorte de tuf solide dont il s'agissait de vérifier la consistance pour atteindre une « vérité » scientifique manifestement plus fiable que celle que tant de philosophes croyaient pouvoir arracher, par les seules vertus de la réflexion, au monde un peu évanescent des idées pures. Car justement, ce que ces « substances » avaient de si rassurant, épistémologiquement parlant, pour les hommes de science du dix-neuvième siècle, c'était -par opposition aux entités spirituelles ou magiques dont ils contestaient d'ailleurs la réalité- de ne jamais surgir on ne sait d'où, et de ne jamais s'estomper sans crier gare. Bâtir à même une substance qui ne saurait ni se perdre, ni se créer, c'était bâtir sur du solide.

C'est, en tout cas, une conviction de ce genre, qu'exprimaient avec force des principes de conservation d'autant plus fondamentaux pour la science qu'ils avaient pour fonction de circonscrire d'une certaine manière l'extension quantitative de « substances » qui allaient ainsi constituer pour elle un objet d'étude beaucoup mieux défini. L'origine historique de ces principes de conservation se situe cependant bien avant le dix-neuvième siècle. On s'entend généralement pour attribuer à Descartes la première expression claire d'un principe de conservation qui concernait en l'occurrence la quantité totale de « mouvement » dans l'univers. Pour l'auteur des Principia Philosophiae (deuxième partie, §36), il semble aller de soi que la vitesse qui anime un corps ne peut se perdre, compte tenu bien sûr des masses respectives des divers corps successivement déplacés : « lorsqu'une partie de la matière, explique-t-il, se meut deux fois plus vite qu'une autre, et que cette autre est deux fois plus grande que la première, nous devons penser qu'il y a tout autant de mouvement dans la plus petite que dans la plus grande ; et que toutes fois et quantes que le mouvement d'une partie diminue, celui de quelque autre partie augmente à proportion ». Ce principe, d'après son auteur, trouve sa principale justification dans la « constance » du Créateur lui-même qui « a mû en plusieurs façons différentes les parties de la matière, lorsqu'il les a créées » et qui « conserve incessamment en cette matière une égale quantité de mouvement ».

On remarquera déjà dans ce principe cartésien deux traits qui seront constamment associés aux divers principes de conservation. D'une part, une sorte de processus compensatoire selon lequel la diminution sur un plan entraîne sur un autre une augmentation proportionnelle, tant et si bien que l'entité concernée se conserve dans sa quantité totale. D'autre part, une sorte d'absolutisation ou de réification de ce qui est ainsi régi par la conservation et qui se voit traité en quelque sorte comme [88] une substance indestructible : dans lé cas présent, même si la mesure des mouvements est forcément relative au système de référence adopté, la quantité totale de mouvement impliquée dans les multiples échanges mécaniques (et mesurée par la somme des produits mv) se conserve intégralement dans l'univers. Le mouvement réel a en effet été créé une fois pour toutes, de telle sorte qu'il y en a toujours la même quantité dans le monde. En ce sens, il doit être considéré comme une sorte d'entité absolue, un peu à la manière de la « substance étendue » : l'impression trompeuse que le mouvement surgit ici et se résorbe là doit donc théoriquement pouvoir s'expliquer par le simple fait que, dans l'ensemble de l'univers, la même quantité de mouvement se présente sous des formes toujours différentes.

Leibniz, il est vrai, devait s'attaquer systématiquement à ce « principe de la conservation du mouvement », mais c'était pour lui substituer (en remplaçant mv par mv2) un principe de conservation de la « force vive » ou de la « force absolue » qui n'était rien de moins qu'une sorte d'ancêtre du principe de conservation de l'énergie (sous une forme limitée à l'énergie mécanique). Pour Leibniz, un tel principe était plus généralement valable que celui de Descartes : il n'était pas, par exemple, limité au seul cas du mouvement uniforme, mais pouvait également s'appliquer au cas du mouvement (uniformément accéléré) de la chute des corps où les distances parcourues sont proportionnelles au carré des vitesses acquises. Voici d'ailleurs son raisonnement : « Et si le corps de 4 livres avec sa vistesse d'un degré ... monte à une hauteur d'un pied ; celuy d'une livre aura une vistesse de deux degrés, à fin de pouvoir... monter jusqu'à quatre pieds. Car il faut la même force pour elever quatre livres à un pied, et une livre à quatre pieds. » Ainsi les masses déplacées et les distances parcourues se compensent mutuellement de sorte que des travaux équivalents sont accomplis par une même « force vive » qui doit désormais être considérée comme l'élément absolu (invariant) à la place de la quantité de mouvement de Descartes. Car, poursuit Leibniz :

Si ce corps d'une livre devoit recevoir 4 degrés de vistesse, suivant des Cartes, il pourroit monter à la hauteur de 16 pieds. Et par consequent la même force qui pouvoit elever quatre livres à un pied transférée sur une livre, la pourroit elever à 16 pieds. Ce qui est impossible, car l'effect est quadruple, ainsi on auroit gagné et tiré de rien le triple de la force qu'il y avoit auparavant. [2]

Or voilà précisément ce qu'un principe de conservation doit interdire : que quelque chose soit tiré de rien. Leibniz s'explique ailleurs sur le caractère invariant et donc absolu de ce qui est ainsi conservé : « Il y a deja long temps que j'ay corrigé et redressé cette doctrine de la conservation de la Quantité de Mouvement, et que j'ay mis à sa place la conservation de quelque autre chose d'absolu ; mais justement de cette chose qu'il falloit, c'est à dire la conservation de la Force absolue » [3] [89] Car, reconnaît Leibniz, le fait que quelque chose d'absolu -de substantiel, pourrait-on dire- se conserve ainsi grâce à un processus de compensation entre ses diverses dimensions (masse et distance) est ce « à quoy nostre esprit s'attend ». [4]

Le principe de conservation de la matière dont on attribue généralement la paternité à Lavoisier -qui ne s'y serait cependant pas référé sous ce nom- s'explique sans doute par une attente analogue de « nostre esprit ». Il permet en effet d'asseoir l'analyse chimique sur une base stable ; or seule une matière dont la quantité pouvait se mesurer en termes absolus (par sa masse) pouvait satisfaire cette exigence. C'est pourquoi il fallait postuler qu'aucun atome de matière ne se perd, ni ne se crée. Toute impression contraire résulterait aussi d'une illusion : par exemple, la diminution de la masse d'un solide qui entre dans une réaction chimique est compensée par l'augmentation de celle d'un gaz qui est engendré par la même réaction. Tout le processus se réduit ainsi à une simple transformation et « nostre esprit » est pleinement satisfait.

Or ce cadre théorique, qui avait favorisé le développement de la dynamique et qui venait de donner une remarquable impulsion à celui de la chimie, se révélait insuffisant pour l'étude de l'ensemble des phénomènes physiques et en particulier pour celle des phénomènes calorifiques qui, au début du dix-neuvième siècle, retenaient de plus en plus l'attention. Dans la lancée du principe dit de Lavoisier, on avait bien tenté de traiter la chaleur comme une substance, mais cette voie devait aboutir à un cul-de-sac. L'avenir appartenait plutôt à la thermodynamique dont divers pionniers, comme Mayer, Joule, Grove, Liebig et quelques autres, devaient laborieusement, en suivant des voies différentes mais convergentes, contribuer à établir le premier principe fondamental, soit celui de la conservation de l'énergie. [5] L'équivalent mécanique de la calorie une fois déterminé, la chaleur n'avait plus besoin d'être considérée elle-même comme une sorte de substance matérielle ; mieux valait en effet y voir une simple forme d'énergie parente de l'énergie mécanique et de l'énergie électrique. Les conversions de l'énergie d'une forme à l'autre étaient partout mises en évidence de telle sorte que l'énergie mécanique perdue en apparence se trouvait compensée, selon ce principe, par l'apparition d'une énergie calorifique. Désormais on pouvait, comme le signalent Einstein et Infeld, dire de la totalité de l'énergie présente dans l'univers qu'elle « se conserve et se comporte ainsi comme une substance ». [6]

[90]

L'énergie pouvait donc - et c'est ce qui rendait possible la thermo-dynamique - être traitée comme une substance invariante dans sa quantité mais susceptible de passer par une série de transformations où des processus de compensation assurent toujours le respect d'une stricte équivalence entre ses formes. Sur ce plan, conservation de l'énergie et conservation de la matière sont à mettre en parallèle comme le suggérait Liebig, l'un de ceux qui sont à l'origine de l'idée de conservation de l'énergie :

La chaleur, l'électricité et le magnétisme sont équivalents d'une manière semblable à l'équivalence entre le charbon, le zinc et l'oxygène. Avec une certaine quantité d'électricité, nous produisons une quantité correspondante de chaleur ou de puissance magnétique, équivalant l'une à l'autre. J'achète cette électricité avec de l'affinité chimique qui, consumée d'une manière produit de la chaleur, consumée d'une autre manière produit de l'électricité ou du magnétisme. [7]

On le notera au passage, c'est dans le langage même des relations économiques que semble spontanément devoir se traduire l'une des conquêtes théoriques les plus représentatives de la physique du dix-neuvième siècle.


2. Les principes de conservation
aux yeux des fondateurs du marxisme


Quoi qu'il en soit du rôle, trop sommairement évoqué ici, de ces principes de conservation dans le développement de la physique, il est certain qu'ils ont marqué profondément l'imagination de ceux qui, au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, ont cherché à comprendre les phénomènes sociaux en ayant à l'esprit le modèle des sciences physiques. Engels, plus encore que Marx, était de ceux-là. Qu'on en juge par son agacement devant les tentatives d'ailleurs assez prétentieuses de Dühring pour donner une base philosophique aux idées d'invariance et de conservation : « dans la mesure où c'est exact, rétorque Engels à ce dernier, la philosophie de Descartes l'a déjà su et dit il y a près de trois cents ans ». Rien là donc de neuf aux yeux d'un observateur averti de la vie scientifique : « dans la science de la nature, la doctrine de la conservation de l'énergie est en vogue partout depuis vingt ans ». [8] De même, à propos de « l'impossibilité de créer et de détruire la matière », il assure qu'il ne s'agit là que de « choses que nous savions depuis longtemps ». [9]

Engels d'ailleurs n'entendait pas seulement faire état de sa familiarité avec ces questions, il voulait surtout en souligner l'importance décisive. Dans son Ludwig Feuerbach, il se réfère aux « trois grandes découvertes qui ont fait progresser à pas de géant notre connaissance de [91] l'enchaînement des processus naturels » ; deux d'entre elles intéressent la biologie, soit la découverte de la cellule et celle de l'évolution ; l'autre, la seule qui relève de la physique, c'est « la découverte de la transformation de l'énergie » qui montre comment les forces à l'oeuvre dans la nature inorganique sont autant de « manifestations différentes du mouvement universel » : « pour une certaine quantité de l'une qui disparaît, explique-t-il, réapparaît une certaine quantité d'une autre », ce qui ramène tout « le mouvement de la nature » à un « processus ininterrompu de transformation d'une forme dans une autre ». [10] Engels est donc particulièrement sensible à l'idée qui veut que, par un processus de compensation, une substance quantifiable en termes absolus se conserve par delà ses multiples transformations.

Cela, il l'avait d'ailleurs compris bien avant d'écrire ces oeuvres plutôt tardives ; par exemple, dans une lettre datée du 14 juillet 1858, il fait part à Marx d'un « autre résultat qui aurait fait plaisir au vieil Hegel », soit « la corrélation des forces, ou loi selon laquelle, dans des conditions données, le mouvement mécanique ... se transforme en chaleur, la chaleur en lumière, la lumière en affinité chimique ... ». Se référant alors aux travaux de Joule, il explique qu'un « certain quantum de l'une, d'électricité par exemple, correspond à un certain quantum d'une autre, par exemple de magnétisme, de lumière, de chaleur, etc. ... ». [11] Engels revient fréquemment sur ces questions dans sa correspondance et il confiait même à Marx, le 23 novembre 1882, que ses vues sur ce qui « opposait Descartes et Leibniz à propos de mv et de mv2 en tant que mesure du mouvement » -avaient été pour lui l'occasion d'un « petit triomphe ». [12]

Il paraît bien inutile cependant de rapporter ici tous les passages qui témoignent du vif intérêt d'Engels pour ces questions. Il suffira d'ajouter que, lors d'un congrès tenu en 1931, B. Hessen, alors directeur de l'Institut moscovite de physique, allait jusqu'à soutenir que la physique théorique elle-même devait à Engels -qui avait sur Newton l'avantage de vivre à l'époque du machinisme- une première classification des diverses formes du mouvement qui soit conforme à la grande idée d'une transformation d'une forme du mouvement dans l'autre. [13] Pas étonnant que Lénine, continuateur de Engels plus encore que de Marx, accueillit assez mal la remise en cause, par Poincaré en particulier, de l'interprétation traditionnelle des principes de conservation. [14]

[92]

On doit reconnaître cependant que Marx lui-même n'a pas prêté autant d'attention qu'Engels à ces questions de physique. Il ne faudrait pas croire pour autant que le développement de ces sciences le laissait indifférent. Il consacrait même à leur étude passablement de temps au point où, dans le très bref discours qu'il prononçait sur sa tombe, Engels croyait opportun de souligner que Marx « suivait très attentivement le progrès des découvertes dans le domaine de l'électricité ». [15] En tout cas, il s'était beaucoup intéressé aux travaux de chimie de Liebig et, en 1864, alors qu'il rédigeait le Capital, il avait « eu entre les mains », comme il le signale à Engels et aussi à son oncle Lion Philips, l'ouvrage fondamental de Grove qui avait, comme Liebig, contribué à l'établissement du principe de conservation de l'énergie. Grove, explique-t-il à son oncle, « démontre que la force mécanique, la chaleur, la lumière, l'électricité, le magnétisme et le chemical affinity ne sont tous à proprement parler que des modifications de la même force, qui s'engendrent mutuellement, se remplacent, se transforment l'une en l'autre, etc. ». [16]

Marx avait donc une connaissance « de toute première main »du principe de conservation de l'énergie. On ne peut certes en conclure que cette connaissance a pour autant influencé directement l'élaboration de telle de ses théories économiques ; mais si l'on admet que Marx a constamment cherché à donner à son analyse économique une base vraiment scientifique dont la physique alors triomphante lui offrait un modèle plutôt convaincant, il est alors raisonnable de penser que le type d'intelligibilité qui était associé aux principes de conservation pouvait assez spontanément se présenter à lui comme une voie privilégiée pour appréhender scientifiquement le monde des choses sociales. Engels, en tout cas, à qui il devait revenir plus tard de donner le ton à l'interprétation qui sera faite de l'oeuvre de son ami décédé -et en particulier à celle de sa théorie de la valeur complétée par sa théorie de la transformation- était certes assez imbu de cette manière physicienne de penser pour être fort tenté d'en accentuer les manifestations partout où, comme on le verra maintenant, elles s'esquissaient dans l'oeuvre de Marx.


3. Marx et la conservation de la valeur

Voyons maintenant si l'on peut trouver dans l'analyse économique de Marx la marque d'une influence de ces principes de conservation. La chose paraîtra moins saugrenue à quiconque se sensibilisera aux liens secrets qui, dans l'inconscient des physiciens -on se rappellera le passage de Liebig cité plus haut- semblent associer les masses et les énergies aux richesses et aux valeurs monétaires, lesquelles ont bien eu tendance, de tout temps, à être « conservées »jalousement. C'est du [93] moins, pour Bachelard, un trait qui mérite d'être souligné : « Rien ne se perd, rien ne se crée, est un dire d'avare. » [17] Einstein et Infeld, de leur coté, n'ont pu faire mieux, pour illustrer le principe de conservation de l'énergie, que de recourir à l'exemple d'une somme d'argent qui se conserverait en valeur malgré de continuelles conversions d'une monnaie dans une autre. [18]

Seulement, les économistes savent que la valeur de l'argent est beaucoup plus fugace que ne le souhaiteraient les avares et que ne le supposent ici ces éminents physiciens. Hors les besoins de la comparaison, rien ne justifierait de prêter une telle stabilité à une valeur monétaire donnée, car, comme Ricardo l'a bien montré, il ne saurait y avoir d'étalon fixe des valeurs. Les mesures de valeur sont essentiellement relatives et instables. Contrairement au physicien prérelativiste, qui pouvait toujours mesurer une longueur avec un mètre fixe, l'économiste ne peut mesurer une valeur qu'avec une autre valeur, elle-même essentiellement variable. Bref, il serait absurde de parler en un sens théorique de conservation d'une valeur exprimée en termes monétaires, car la mesure monétaire n'est justement pas un décompte « en termes absolus » des unités d'une sorte de substance mais bien plutôt l'expression purement relative d'une valeur variable par une certaine quantité d'une autre valeur tout aussi variable.

Tel était bien le problème que Ricardo cherchait désespérément à résoudre à l'aide d'une théorie de la valeur-travail. Si l'on mesure la valeur d'une marchandise par la quantité de travail incorporée en elle et non plus en se référant à la valeur d'une autre marchandise considérée comme monnaie, on appréhende alors la valeur comme une sorte d'entité absolue et non plus comme une grandeur relative, puisque la quantité de travail requise pour la production d'une marchandise donnée ne dépend en rien, pour sa part, de la valeur de quelque autre marchandise. C'était pourtant là un faux espoir que Ricardo ne devait pas tarder à dissiper lui-même : la valeur d'une marchandise ne peut que bien approximativement être mesurée par la quantité de travail que requiert sa production, car elle doit inclure un profit qui se proportionne au capital engagé et nullement à cette quantité de travail. Ricardo devait donc en prendre son parti et se contenter de se référer soit à des prix exacts mais purement relatifs, soit à des quantités absolues de travail ne reflétant qu'approximativement la valeur des marchandises. [19]

Marx refusait pourtant de se tenir pour battu au moment où il reprenait à son compte le filon ricardien de la quantité de travail avec la conviction d'en faire une mesure de la valeur qui soit cette fois adéquate. C'est « seulement, assure-t-il au début du Capital, le quantum de travail ou le temps de travail nécessaire, dans une société donnée, à la production [94] d'un article, qui en détermine la quantité de valeur ». [20] Pour Marx, qui parle volontiers de « substance de la valeur » [21], mesurer la valeur d'une marchandise équivaudra donc à déterminer une certaine quantité d'une substance parfaitement homogène qui - et c'est bien là l'avantage qu'il y a à se référer à une substance - peut être mesurée en termes non pas relatifs mais absolus, soit en heures de ce « travail abstrait » qu'une société donnée doit fournir pour produire cette marchandise. Marx perçoit d'ailleurs cette substance de manière on ne peut plus concrète : qu'on se rappelle seulement avec quelle insistance il recourt aux images physiques de la cristallisation [22], de la coagulation [23], de la condensation [24] ou de la sublimation [25] pour souligner combien la valeur, à certains égards, ressemble aux substances physiques. Plus explicitement encore, il n'hésite pas à comparer la valeur à une substance chimique (C4H8O2) qui peut se présenter sous deux formes chimiques différentes. [26]

Sans doute ne manque-t-il pas de nous rappeler qu'il « n'est pas un atome de matière qui pénètre dans [la] valeur [de la marchandise] » [27], mais ceci signifie seulement que la valeur est conçue comme substance d'un autre ordre que la matière, un peu à la façon dont les physiciens du dix-neuvième siècle concevaient l'énergie comme une « substance sans poids ». [28] Cette valeur-substance peut ainsi, comme les substances des sciences physiques, prendre diverses formes et passer par une série de « métamorphoses » ou de transformations comme celles qui débouchent sur l'équivalent général et la monnaie, laquelle, pour Marx, doit être comprise comme une forme de cette « substance » qu'est la valeur. De même le capital sera conçu comme une valeur vouée à prendre, par l'échange, diverses formes (capital argent, capital productif, capital marchandise) susceptibles de conserver une même valeur.

Pourtant, il n'est pas question dans cette théorie -et il ne saurait y être question- de « conservation de la valeur » à proprement parler, Ceci pour une raison très simple : alors qu'un principe de conservation veut établir que rien de ce qui est dit conservé ne se perd ni ne se crée, la valeur se crée dans le travail social et se perd soit dans la consommation improductive, soit dans la dévalorisation causée par le progrès des forces productives. Les choses sont même un peu plus complexes car, pour Marx, la valeur n'est pas engendrée par n'importe quel travail mais uniquement par un « travail socialement nécessaire » ou, comme il le dit [95] parfois, « socialement utile ». Or, pour s'avérer vraiment utile, une marchandise doit d'abord trouver preneur sur le marché, ce qui ne se produit pas forcément, de telle sorte qu'une perte de valeur pourrait théoriquement résulter d'une mévente. Marx pourtant, s'il fait clairement état de cette difficulté, ne semble pas y attacher trop d'importance et décide, comme tout économiste a le droit de le faire, de se situer à un niveau d'abstraction qui permet d'y échapper : « Ici cependant nous avons à considérer le phénomène dans son intégrité, et nous devons donc supposer que sa marche est normale. » [29]

Dans une société marchande fictive sans production, ni consommation, ni progrès technique, il aurait été tout naturel de parler de « conservation de la valeur » : les marchandises s'échangeant, par hypothèse, à leur valeur, cette valeur se serait conservée tout autant que la matière des chimistes. Mais, dans la société capitaliste qui intéressait Marx, non seulement il y a production, progrès technique et consommation improductive, mais il y a surtout production d'une plus-value dont l'existence fait problème et vient brouiller la représentation des choses selon laquelle la valeur se conserve à travers les échanges, représentation qui, depuis Aristote, semblait répondre, pour reprendre les mots de Leibniz, aux attentes de « nostre esprit ». Tout échange devant se comprendre comme échange d'équivalents, comment expliquer l'apparition d'une plus-value ?

On connaît la réponse de Marx, qui là-dessus entendait corriger Ricardo : le profit, qui chez ce dernier se présentait comme un élément hétérogène irréductible sur lequel venait se briser tout espoir de faire de la valeur une substance homogène, se trouve réduit par Marx à n'être qu'une forme de la plus-value qui est elle-même une fraction de la valeur engendrée par le travail. La valeur peut donc être perçue comme une substance homogène bien que cette substance soit susceptible de s'accroître du seul fait qu'au beau milieu de ses métamorphoses une création de valeur a lieu quand se trouve consommée une marchandise bien particulière, la force de travail, elle-même génératrice de travail, donc de valeur. C'est pourquoi la portion du capital qui se transforme non pas en force de travail mais en simple moyen de production, cette portion que Marx appelle « capital constant », demeure justement constante en ce sens que la substance de sa valeur est, comme dit Marx, « conservée »dans le processus [30] : il s'agit, en effet, du produit « coagulé »d'un « travail mort », par opposition au « travail vivant ». Celui-ci, comme dit aussi Marx malgré son aversion pour l'idée de création ex nihilo [31] est littéralement créateur de valeur-ce qui incidemment a pour effet de faire varier la grandeur de la portion « variable » du capital. [32] C'est cette « création » qui vient ruiner les prétentions d'un [96] éventuel principe de conservation, un peu à la façon dont, en théorie du moins, le Dieu des philosophes classiques aurait pu, en créant épisodiquement du mouvement ou de la force vive, désavouer les principes de conservation de Descartes ou de Leibniz.

Quoi qu'il en soit, pour surmonter l'obstacle auquel s'était heurté Ricardo, il restait à montrer que le profit pouvait être considéré comme simple forme phénoménale de cette plus-value désormais conçue comme portion d'une substance-valeur homogène. C'était là cependant le plus difficile, car Ricardo avait bien établi [33] que ces profits devaient être proportionnés aux capitaux engagés et nullement au travail vivant générateur de plus-value. Or ici, fort heureusement pour Marx, le principe de conservation de la valeur pouvait s'appliquer sans restriction, car la transformation de la plus-value en profit concerne une valeur déjà créée qu'il n'est pas encore question de consommer improductivement. Comme il est par ailleurs tout aussi légitime, pour traiter ce problème, de faire abstraction du progrès technique que des crises de débouchés, il devenait évident que la substance-valeur, considérée dans son intégralité ou dans sa seule portion « plus-value », devait se conserver au-delà des transformations où elle allait prendre respectivement la forme « prix de production » ou la forme « profit ».

Était-ce la solution du problème de Ricardo ? Marx le pensait bien au moment où il s'attaquait au problème de la transformation dans des termes rappelant fort ceux qui avaient amené celui-ci à conclure que les marchandises ne peuvent pas s'échanger à des prix proportionnés au travail qu'elles incorporent. Ricardo montrait que des produits issus d'égales quantités de travail, mais de capitaux inégaux, devaient forcément s'échanger à des prix différents ; partant du même postulat (égalité des taux de profit), Marx emprunte une voie complémentaire ou plutôt équivalente pour montrer que des capitaux égaux, même s'ils emploient des quantités inégales de travail, peuvent parfaitement produire des marchandises échangeables à des prix identiques[34]

Cet écart entre prix et valeur s'expliquant avant tout par une sorte de nivellement de la plus-value qu'il fallait bien proportionner à des capitaux égaux, Marx eut tôt fait de voir dans ce nivellement (dans cette dégradation des valeurs en prix, dirait-on dans le langage de la thermo-dynamique) une sorte de « péréquation » ou de redistribution du « quantum absolu » de survaleur disponible. Car, comme il l'explique en abordant cette question dans les Grundrisse, rien ne serait plus absurde que de penser que le capital « serait capable de faire quelque chose à partir de rien, un plus à partir d'un moins, une survaleur en plus à partir... d'une moindre survaleur ». [35] On ne saurait plus clairement faire [97] appel - et cela pour repousser l'idée d'une « création de valeur mystique » - à un principe de conservation de la valeur impliquant un processus de compensation dont Marx expliquait d'ailleurs la logique quelques lignes plus haut : « ce plus d'un côté doit nécessairement être compense par un moins de l'autre ». [36]

Ce n'est que plus tard, en rédigeant les premières versions du Capital, que Marx est arrivé à une formulation précise de la célèbre « solution » exposée dans la deuxième section du livre trois. Contentons-nous ici d'observer que l'aspect à la fois le plus énigmatique et le plus discuté de cette solution (la fameuse double égalité) ne prend tout son sens que dans le contexte d'une conservation de la valeur. Si la masse totale de plus-value disponible est redistribuée entre les secteurs considérés, elle se conservera dans sa quantité totale en prenant la forme de profits puisque la valeur perdue par un secteur est gagnée par un autre. Si toutefois, cette portion de la valeur qu'est la plus-value se conserve ainsi, c'est que la valeur en tant que telle est une substance qui se conserve (du moins à l'intérieur de limites précises au sein desquelles cette « transformation » s'inscrit) ; aussi doit-il être possible d'établir, comme Marx estime l'avoir fait, qu'au total la masse de valeur au sein du système se conserve également malgré sa transformation en prix, laquelle affecte sa forme, non sa substance. Bref, s'il est vrai que les prix et les profits ne sont respectivement que des formes phénoménales des valeurs et des plus-value, rien ne doit se perdre ni se créer dans la transformation impliquée, de telle sorte que la somme des prix doit égaler celle des valeurs, tout comme celle des profits doit égaler celle des plus-value.


4. Oubli d'un principe et stérilité d'un débat

Il n'est pas sûr que Marx ait été pleinement satisfait de ces résultats, qu'il ne s'est pas résolu à publier de son vivant et à propos desquels il formulait quelques réserves repoussées, à vrai dire, sans beaucoup de conviction. [37] Mais on comprendra aisément qu'Engels - pour qui les principes de conservation constituaient l'un des plus remarquables acquis de la physique moderne - ait pu voir dans cette analyse de Marx une réalisation qui consacrait définitivement la victoire du marxisme. Cette attitude triomphaliste a heurté plus d'un commentateur, à commencer par Böhm-Bawerk que n'impressionnait guère le simple fait de faire un détour par le calcul de valeurs-travail pour établir en définitive des prix de type conventionnel. [38] Pourtant on peut aisément comprendre l'enthousiasme d'Engels, car si la valeur est une substance susceptible de se conserver par delà sa transformation en prix (comme semble le suggérer [98] la double égalité apparemment établie par Marx), deux très importants résultats se trouvent atteints : d'une part, on peut dériver les prix des valeurs et asseoir ainsi une réalité jusque là relative sur une base absolue, d'autre part, on peut -ce que Ricardo n'était jamais parvenu à faire- fonder causalement le niveau du taux de profit, lequel serait en effet égal - et ce en vertu même des lois de l'échange économique - au rapport de la somme de la plus-value engendrée à la somme des capitaux engagés (ces deux sommes étant également mesurées en quanta parfaitement homogènes de valeur-travail).

Ce résultat cependant n'avait de sens qu'en référence à un principe implicite de conservation de la valeur impliquant strictement la double égalité : que l'une des égalités soit mise en cause et c'en était fait des raisons qui le rendait si intéressant, puisqu'alors les prix et les profits ne seraient pas dans leur intégralité respectivement constitués de la substance même de la valeur et de la plus-value, Du coup, le rôle de la valeur s'effacerait et l'explication du taux de profit ne tiendrait plus, puisqu'on ne verrait plus au nom de quoi la grandeur du profit total devrait être réglée par celle, d'une plus-value totale qui, par hypothèse, n'en serait plus la « substance ».

Or il se trouve qu'en 1907 - à peu près au moment même où Poincaré, entre autres, commençait, au grand déplaisir de Lénine, à relativiser la logique qui inspirait les principes de conservation - un coup fatal était porté par Bortkiewicz à la thèse de la double égalité. [39] La démonstration de Bortkiewicz, particulièrement concluante, devait, sous une forme ou sous une autre, être reformulée inlassablement par à peu près tous les auteurs, marxistes ou pas, qui ont abordé ce problème. Plutôt que de la reprendre ici, je m'efforcerai d'en mettre en évidence la signification et la portée, qui me semblent apparaître clairement si on se réfère à une hypothétique conservation de la valeur. Elle consiste, somme toute, à montrer que la conclusion de Marx tenait strictement à une erreur qui la rendait parfaitement tautologique : en effet, pour Marx, la somme des profits égale la somme des plus-value par hypothèse, puisque les profits ne sont rien d'autre que ce qui résulte d'une redistribution de la plus-value totale. Restait l'autre égalité, celle de la somme des valeurs et de la somme des prix de production ; dans l'approche de Marx -- et c'est là ce que Bortkiewicz a mis en évidence - ces prix de production étaient obtenus par l'addition des profits, eux-mêmes issus d'une redistribution de la plus-value, à des coûts de production encore mesurés en valeur : ce qui était inadmissible puisque les capitalistes devaient payer salaires et moyens de production à leur prix et non à une valeur toute théorique que l'on supposait déjà transformée en prix. Or cette erreur rendait tautologique [99] la thèse de Marx car, si à deux quantités égales par hypothèse (la somme des profits et la somme des plus-value) on ajoute la même quantité (la somme des coûts de production mesurée en valeur), on obtient forcément deux quantités égales (la somme des prix et la somme des valeurs).

Une fois cette erreur dénoncée, Bortkiewicz s'est attaché à effectuer correctement l'opération technique dans laquelle Marx s'était engagé, soit la transformation des valeurs en prix. Il montrait alors que, même dans le cadre de la reproduction simple -favorable à la thèse de Marx dans la mesure où un tel contexte exclut tout progrès technique et toute crise de débouchés- les deux égalités ne pouvaient tenir ensemble, sauf dans des cas tout à fait exceptionnels. Tout comme Paul Sweezy qui, dans les années quarante, diffusera sa contribution en croyant y trouver une formulation plus satisfaisante de la théorie de Marx [40], Bortkiewicz ne soupçonnait apparemment pas l'importance décisive de la critique qu'il adressait à Marx. Il croyait simplement corriger la procédure adoptée par celui-ci ; mais ce qui s'effondrait avec cette correction c'était la possibilité de penser la valeur comme une substance qui se retrouvait en tant que telle dans les prix et qui survivrait ainsi à sa transformation.

Dès lors, on avait beau établir brillamment l'existence d'une relation mathématique précise entre valeurs et prix, il était bien difficile de faire ressortir ce que l'on gagnait en faisant appel à des valeurs qui, comme Samuelson allait le souligner, doivent, de toutes façons, s'effacer pour faire place à des prix qu'on aurait pu calculer directement à la manière de Ricardo. [41] Bref, il ne subsistait dans ces prix rien de décisif qui se serait passé au niveau des valeurs. C'est ce que bien des marxistes ont compris, surtout au cours des dernières années ; c'est pourquoi ils ont préféré oublier cette malheureuse tentative pour solutionner un problème « ricardien » et se sont intéressés plutôt à la théorie proprement marxienne de la valeur-travail, celle du premier livre du Capital, que la hantise de la « transformation » ne serait pas venue contaminer. Du coup, cependant, ils dissociaient cette théorie d'une véritable théorie des prix et en faisaient une réflexion dont l'intérêt indiscutable se situe à un niveau plus philosophique que proprement économique.

Pourtant bien d'autres auteurs, stimulés d'abord par les tentatives de Sweezy, ont cherché inlassablement depuis une quarantaine d'années, à retrouver l'authentique solution de Marx, en tenant compte de la correction de Bortkiewicz, c'est-à-dire en éliminant par le fait même les conditions qui lui donnaient tout son sens. C'est ainsi que Winternitz, par exemple, estimait que l'essentiel, pour Marx, c'est uniquement que la [100] somme des prix soit égale à celle des valeurs. [42] Meek, par contre, ne croyait pas devoir maintenir cette égalité en tant que telle mais la remplaçait par celle entre les rapports de ces mêmes grandeurs aux grandeurs des biens-salaires (mesurées dans les mêmes termes) : cette dernière égalité, qui est assurée dans certaines conditions, correspondrait mieux, à ses yeux, aux visées de Marx. [43] On pourrait examiner ainsi les multiples compromis proposés par divers auteurs pour sauver ce qui pouvait l'être des deux égalités mais, comme Selon le laissait clairement entendre dans son article de 1957, il n'y a aucun sens économique véritable à s'accrocher à telle ou telle de ces égalités puisqu'on obtient à volonté l'une ou l'autre d'entre elles en choisissant arbitrairement tel ou tel « postulat d'invariance ». [44]

On pourrait traduire l'essentiel de ce dernier point de vue (qui ne correspond qu'à un aspect de la contribution de Seton) en rappelant que système de valeur et système de prix diffèrent en ceci que le premier est l'expression de grandeurs absolues (les heures de travail) alors que le second demeure une structure purement relative correspondant à des grandeurs qu'il est loisible de fixer à un niveau qui permettra d'ajuster soit la somme des prix à celle des valeurs, soit, si l'on préfère, celle des profits à celle des plus-value. Un tel choix qui, techniquement, s'exerce au moment où est posée une équation de normalisation (laquelle dépend du postulat d'invariance retenu) définit certes une convention utile à propos des prix, mais n'autorise aucunement, étant donné son caractère arbitraire, à loger dans l'univers des valeurs la cause qui devrait rendre compte de ces prix.

Paradoxalement, les discussions de cette question n'ont Pas diminué mais augmenté après l'intervention de Seton. On venait de découvrir comment tirer parti pour le traitement de cette question des matrices de Leontiev, utilisées par Selon lui-même, et l'on ne devait pas tarder à mettre à contribution les thèses que Sraffa allait exposer, en 1961, dans Production of Commodities by Means of Commodities.

Je ne m'arrêterai toutefois, en terminant, que sur deux contributions récentes, retenues tant à cause de leur intérêt propre que de la nécessité de les situer par rapport à l'interprétation proposée ici. Celle d'abord d'Alfredo Medio dont la tentative quasi héroïque pour établir formellement la « double égalité » tirait si ingénieusement parti de la méthode de Sraffa. Sa démarche toutefois consistait, en dernier ressort, à construire un lieu théorique fictif -- le « h-system » dont le produit était, par hypothèse, une marchandise composite « à la Sraffa » -- à l'intérieur duquel pouvait être appliquée, sans conséquences fâcheuses, la procédure erronée [101] de Marx qui conduisait forcément à la double égalité. [45] Certes les prix ainsi déterminés dans ce monde fictif pouvaient ensuite être appliqués au monde réel, mais ils y déterminaient alors une masse de profits qui demeurait différente de la masse de plus-value produite dans ce monde réel. C'était se donner bien du mal pour rescaper une conclusion n'ayant d'intérêt que dans la mesure où elle exprime une sorte de conservation de la valeur qui, il va sans dire, ne saurait intéresser que le monde économique réel. Tout au plus s'est-on donné par cette laborieuse procédure la satisfaction de répéter dans un univers fictif une démarche rituelle qui, comme tant d'autres, avait perdu depuis longtemps son sens profond.

En 1980, Gérard Duménil s'attaquait à son tour à la question en la formulant d'abord dans des termes proches de ceux qui sont proposés ici : « La transformation "déplace" des heures de travail, modèle une substance, mais n'ajoute ni ne retranche rien ». [46] Pour surmonter la difficulté, Duménil commence cependant par limiter au seul produit net le champ où s'effectuent les « déplacements » de valeurs pertinents. [47] Cette décision, qui permet de faire l'économie des difficultés liées à l'achat par les capitalistes de moyens de production payés à leur prix, semble justifiée, à première vue, du fait que la valeur de ces moyens de production issus forcément de périodes précédentes est en quelque sorte brouillée par l'hétérogénéité diachronique d'une production marquée par le progrès technique et la dévalorisation des capitaux ; mais elle contribue à affaiblir considérablement une thèse qu'il n'était pourtant pas si absurde d'appliquer au produit brut dès lors que, comme Bortkiewicz, on cherchait à la tester dans un contexte éminemment favorable, soit celui de la reproduction simple. Quoi qu'il en soit, il restait à résoudre le problème que le paiement à leur prix des biens achetés par les salariés posait encore à la vérification de cette transformation affaiblie. Duménil y parvient cette fois en modifiant, au nom de raisons qui demeurent discutables, la définition du taux de plus-value, et partant, de la masse de plus-value de manière telle que celle-ci puisse équivaloir à la masse des profits. [48] Ici encore les égalités semblent sauves, mais seulement aux dépens de l'idée (qui leur donnait un sens) d'une conservation de la valeur et en particulier d'une conservation de chacune de ces portions de valeur qui, selon la théorie de la plus-value, devaient revenir comme telles respectivement aux travailleurs (le capital variable) et aux capitalistes (la plus-value).

Si l'on fait exception de Benetti et Cartelier qui ont parlé de « conservation des grandeurs » dans un contexte beaucoup plus général relié indirectement [102] au problème qui nous occupe ici [49] et de Carlo Jaeger qui, dans un article de 1976, formulait, sans l'exploiter tellement plus avant, l'idée que la valeur pourrait être considérée comme une « substance » susceptible, tout comme les substances invoquées par la physique, d'être « posée avec sa règle correspondante de conservation » [50], on ne semble pas avoir vu que ce problème gagne en intelligibilité (mais perd en pertinence actuelle) quand on se réfère, pour en mesurer la portée à un principe de conservation plus ou moins explicite. Sans doute est-ce pour cela qu'on a préféré, depuis près de quarante ans, déployer des efforts inouïs pour ajuster, coûte que coûte, les grandeurs irréductibles qu'il requiert de faire coïncider.

Procuste, s'il faut en croire le mythe, n'hésitait pas à écourter les jambes de ceux qu'il ne parvenait pas, vu leur trop grande taille, à étendre sur son célèbre lit. On doit reconnaître que c'est avec incomparablement plus de subtilité que ceux qui se sont attaqués au « problème de la transformation » ont cherché à mettre en évidence et à faire admirer la coïncidence présumée de deux grandeurs d'un tout autre type ; mais, si la présente interprétation de l'entreprise de Marx est exacte, il n'est pas sûr que -- malgré l'indiscutable perspicacité dont témoignent plusieurs de ces efforts qui demeurent hautement instructifs pour quiconque cherche à bien comprendre la pensée de Marx -- ce soit pour des raisons tellement mieux fondées qu'ils aient cherché à y parvenir, avec autant d'insistance et d'acharnement.



* Ce texte doit paraître simultanément dans un recueil collectif Théorie de la valeur et formation des prix devant être publié à Paris chez Maspéro-La Découverte. Une première ébauche en a été présentée au congrès de l'ACP tenu à Halifax en juin 1981.

[1] Dans K. Marx, Le Capital, livre deux, t. I (Paris : Éditions sociales, 1953-1977), 24 ; voir à ce sujet : G. Dostaler, Valeur et prix, histoire d'un débat (Grenoble : PUG. Paris : Maspero ; et Montréal : PUQ, 1978), chap. 2.

[2] G.W. Leibniz, « Lettre à Bayle », dans Die Philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, édition Gerhardt, t. 3 (Berlin : Waidmann, 1875-1890), 45.

[3] G.W. Leibniz, « Essay de dynamique sur les loix du mouvement... », dans Leibnizens mathematische Schriften, édition Gerhardt, t. 4 (Halle et Berlin : Waidmann, 1850-1863), 217.

[4] Ibid., 216.

[5] Voir à ce sujet : T. Kuhn, « Energy Conservation as an Example of Simultaneous Discovery », reproduit dans The Essential Tension (Chicago : University of Chicago Press, 1977).

[6] A. Einstein et L. Infeld, L'évolution des idées en physique, trad. française Solovine, no 47 (Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1963), 53 (souligné ajouté).

[7] Quatrième Lettre chimique (1841), cité par L. Brunschvicg, L'expérience humaine et la causalité physique (Paris : PUF, 1949), note 1 de la 341 (souligné supprimé).

[8] F. Engels, Anti-Dühring (troisième édition ; Paris : Éditions sociales, 1973), 84 [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] ; voir aussi 83, 90, 94 et surtout F. Engels, Dialectique de la nature (Paris : Éditions sociales, 1952), 36-37. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[9] Engels, Anti-Dühring, 95 ;, cf. aussi 90 et 96.

[10] F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, dans K. Marx et F. Engels, Études philosophiques (Paris : Éditions sociales, 1961), 46-47.

[11] K. Marx et F. Engels, Lettres sur les sciences de la nature (Paris : Éditions sociales, 1973), 17-18.

[12] Ibid., 105-106.

[13] B. Hessen, « The Social and Economic Roots of Newton's "Principia" », 149-212, dans Science at the Cross Roads (London : Frank Cass, 1971), 202. Ce texte a été porté à mon attention par François Tournier.

[14] V. Lénine, Matérialisme et Empiriocriticisme (Paris : Éditions sociales ; et Moscou : Éditions du Progrès, 1973), chap. 5 ; cf. en particulier 246-247, 286-287, 298-309.

[15] F. Engels, « Discours sur la tombe de Karl Marx », dans K. Marx et F. Engels, Oeuvres choisies, t. 2 (2 tomes, Moscou : Éditions du progrès, s.d.), 178.

[16] Marx et Engels, Lettres sur les sciences de la nature, 32 ; cf. aussi 33.

[17] G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique (Paris : Vrin, 1969), 132. [En préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[18] Einstein et Infeld, L'évolution des idées en physique, 49-50.

[19] D. Ricardo, Principles of Political Economy, dans Works of David Ricardo, éd. Sraffa, t. 1 (Cambridge : Cambridge University Press, 1951), chap. 1, sect. 4-6.

[20] Marx, Le Capital, livre un, t. 1, 55.

[21] Par exemple : ibid., 55, 56, etc. ; à ce sujet voir aussi : L. Dumont, Homo Aequalis (Paris : NRF, 1977), 108 et 124.

[22] Ibid., 60 et 65.

[23] Ibid., 65.

[24] Ibid.

[25] Ibid., 54.

[26] Ibid., 65.

[27] Ibid., 62.

[28] Cf. Einstein et Infeld, L'évolution des idées en physique, 53.

[29] Marx, Le Capital, livre un, t. 1, 117.

[30] Ibid., 200.

[31] Ibid., 213, note 1.

[32] Ibid., 207.

[33] Ricardo, Principles of Political Economy, chap. 1, sect. 4.

[34] Marx, Le Capital, livre trois, t. 1, 172.

[35] K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), t. 2 (Paris : Éditions sociales, 1980), 40. « Survaleur » et « plus value » sont deux traductions de « Mehrwert ».

[36] Ibid., 39.

[37] Marx, Le Capital, livre trois, t. 1, 176, 181, 220.

[38] Cf. E. Böhm-Bawerk, « Zum Abschluss ... », trad. anglaise : « Karl Marx and the Close of His System », 1-118, dans P. Sweezy, Karl Marx and the Close of His System and Böhm-Bawerk's Criticism of Marx ... (New York : Kelley, 1966).

[39] L. Bortkiewicz, « Zur Berichtigung ... », trad. anglaise : « On the Correction of Marx's Fundamental Theoretical Construction in the Third Volume of Capital », 197-221, dans Sweezy, Karl Marx and the Close of His System and Böhm-Bawerk's Criticism of Marx ... ; pour plus de précisions, cf. Dostaler, Valeur et prix, histoire d'un débat, chap. 5.

[40] P. Sweezy, The Theory of Capitalist Development (New York : Modern Reader, 1968), 123.

[41] P. Samuelson, « The "Transformation" from Marxian "Value" to Competitive "Prices" : A Process of Rejection and Replacement », Proceedings of the National Academy of Sciences, 67/1 (septembre 1970), 425.

[42] J. Winternitz, « Values and Prices : A Solution of the So-called Transformation Problem », Economic Journal (1948), 279.

[43] R. Meek, « Some Notes on the "Transformation Problem" », Economic Journal (1956), 96 et 104.

[44] F. Seton, « The "Transformation Problem" », Review of Economic Studies 24/65 (June 1957), 153.

[45] A. Medio, « Profits and Surplus-value : Appearance and Reality in Capitalist Production », dans A Critique of Economic Theory, éd. E.K. Hunt et J.C. Schwartz (Penguin Books, 1972), 336-338.

[46] O. Duménil, De la valeur aux prix de production (Paris : Economica, 1980), 64.

[47] Ibid., 56-65.

[48] Ibid., 59 et 67-77.

[49] C. Benetti et J. Cartelier, Marchands, salariat et capitalistes (Paris : Maspero, 1980), 26, 36, etc.

[50] C. Jaeger, « Sraffa et le problème de la transformation », Cahiers d'économie politique, no 3 (Paris : PUF, 1976), 57.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 3 juin 2012 14:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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