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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Lagueux, “La phénoménologie économique de Fernand Dumont.” Un article publié dans la revue DIALOGUE, vol. X, no 1, 1971, pp. 124-133. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 septembre 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[124]

Maurice Lagueux

Professeur de philosophie, Université de Montréal

La phénoménologie économique
de Fernand Dumont
.”

Un article publié dans la revue DIALOGUE, vol. X, no 1, 1971, pp. 124-133.

Introduction
UNE PHILOSOPHIE MIEUX STRUCTURÉE
LE DÉTOUR ÉPISTÉMOLOGIQUE
L'ÉCONOMISTE ET LE PHILOSOPHE

Introduction

Le dernier livre de Fernand Dumont * - si l'on excepte son récent recueil de poèmes - se présente à première vue comme un ouvrage à deux versants : un versant épistémologique constitue la première partie consacrée à « la crise et la reconstruction de l'objet » en sciences économiques, un versant dit « phénoménologique » (deuxième partie) porte non plus sur la science mais sur « le monde économique ».

Il convient donc ici de mettre en lumière la façon dont s'articulent ces deux parties et pour ce faire, il peut être intéressant de s'arrêter d'abord à la seconde où ceux qui se sont intéressés au développement de la pensée de Fernand Dumont n'auront pas de mal à retrouver les grandes lignes de celle-ci.


Une philosophie mieux structurée

On pourrait d'ailleurs pour en évoquer les principaux moments adopter divers points de départ. Partons de questions qui sont familières à chacun : le dépérissement des sociétés traditionnelles a-t-il signifié pour l'homme la mort des traditions ? Les impératifs rationnels d'une société technologique doivent-ils étouffer progressivement l'obscur besoin de signification qui jadis était satisfait grâce précisément à de telles traditions ? À ces questions on le sait, Fernand Dumont répond par la négative : l'homme n'en est pas quitte envers le monde de la signification et des valeurs pour avoir libéré la logique immanente de sa praxis et pour avoir cherché, en vue de rendre possible l'explication scientifique, à « contester » cette « prolifération de la signification » (14). Car ce que nous révèle un examen attentif des aspects les plus remarquables des sociétés technologiques, c'est justement que rien ne parvient à mâter cette « prolifération ». Les significations réapparaissent sous des formes nouvelles là où on les croyait éliminées : qu'on pense à cette ouvrière, la « femme aux lampes » (214, 227) dont les rêveries donnent signification à un travail des plus monotones ; qu'on pense aux formes modernes de la consommation qui confondent le [125] calcul économique et se révèlent être « une inquiète et hasardeuse recherche de la signification » (292) ; qu'on pense surtout à la participation et à la planification (ch. VIII, par. 2) qui semblent bien dérivées du mouvement même de la technique mais qui portent en elles l'exigence d'une redéfinition des valeurs et des fins ; qu'on pense enfin aux utopies et aux traditions historiques, - les secondes devant apporter quelque « consistance » aux premières, - car elles pourraient se présenter « comme la dernière étape de notre quête de l'incarnation de la signification dans le monde historique de l'économie » (367). Et en effet, c'est bien une inlassable quête de signification et de signification « incarnée » qui caractérise le plus peut-être cette pensée toute entière marquée par l'exigence à la fois observée et proclamée d'une réconciliation des « conflits entre les symboles et la praxis », réconciliation (298) dont le modèle nous est donné dans la vie la plus quotidienne où toujours « nous colmatons les brèches, les failles et les discordances en sécrétant une continuité du sens » (14)

Tout cela cependant, le Lieu de l'Homme nous l'avait déjà laissé entrevoir. Avec la Dialectique de l'Objet économique ce qui est nouveau c'est d'abord un effort remarquable pour organiser ce matériel. Le lecteur aura tôt fait de s'en rendre compte. Autant dans le premier ouvrage il pouvait, à chaque page, se demander où l'auteur entendait bien le conduire, autant dans le dernier il sera impressionné par la savante architecture de l'œuvre qui met au service d'une pensée de plus en plus structurée, des symétries et des parallélismes qui seraient d'ailleurs souvent suspects n'était la grande habileté de l'auteur à les justifier. Du système de pensée qui se dégage alors, contentons-nous, ne serait-ce que pour donner une idée de l'effort d'organisation des matériaux, d'indiquer deux des axes principaux : celui le long duquel il s'agit de détecter les divers points de rencontre de la praxis et des significations en allant de la société traditionnelle à la société technologique (ou technique) ; l'autre qui va de ces « totalités » historiques (ou « sociologiques ») aux individus « psychologiques » ou mieux à un pôle plus anonyme désigné par le terme de « tendance » : c'est sur ce dernier axe, notons-le pour en illustrer la signification, que pourra trouver place une phénoménologie du corps et de la culture (ch. VIII, i).

Cet aperçu squelettique bien insuffisant pour rendre justice aux belles analyses de l'auteur sur lesquelles il faudra d'ailleurs revenir nous permettra néanmoins de mesurer maintenant la portée de la première partie de l'ouvrage laquelle paraît avant tout commandée par cette philosophie de la signification aux dimensions d'une philosophie [126] de l'histoire qui - on l'aura quand même remarqué - en étoffe la deuxième partie.


Le détour épistémologique

Car la Dialectique de l'Objet économique n'est pas d'abord un traité d'épistémologie (des sciences économiques) qui, comme bien d'autres, se découvrirait en conclusion des prolongements dans une réflexion philosophique plus large. Ce me paraît être plutôt l'exposé d'une philosophie de l'homme et de l'histoire qui se devait, pour mieux assurer ses bases, de se confronter à une épistémologie des sciences humaines. Les sciences et les sciences humaines en particulier ne sont-elles pas un effort soutenu pour réduire cette signification omniprésente qui a une place si importante dans la philosophie de Fernand Dumont ? Il fallait donc s'interroger sur la portée de cette réduction. Or parmi ces sciences, la science économique paraît avoir obtenu un succès plus remarquable que d'autres dans sa tentative pour évacuer le monde des valeurs et pour s'inscrire dans la ligne de cette rationalisation caractéristique de la société technologique. Son étude nous dit Fernand Dumont aura « valeur exemplaire » (371).

L'entreprise à vrai dire devait être grandement facilitée du fait que l'auteur a trouvé cette science en pleine crise. Il est en effet de bon ton aujourd'hui parmi les économistes de mettre en cause de façon parfois assez radicale l'exactitude et l'objectivité que souvent l'on attribue beaucoup trop globalement à leur science. Avant de réouvrir ce débat, Fernand Dumont se devait d'en préciser les termes. Aussi, choisit-il de qualifier d'axiomatique cette « visée de la science » (61) représentée par l'ambition manifeste dans l'économie (ou plus précisément dans la micro-économique) néo-marginaliste (ou néo-classique) de rattacher l'ensemble de ses conclusions à quelques postulats placés une fois pour toutes à l'abri des contingences de l'expérience. À l'autre bout du champ de préoccupations de la pensée économique c'est le terme de dialectique qui définira la visée pour laquelle les concepts sont constamment alimentés par cet enchevêtrement concret de choix plus ou moins rationnels et de contraintes plus ou moins définies qui constituent l'histoire, grosse de « significations », des sociétés humaines. Il suffisait dès lors d'enregistrer l'échec volontiers reconnu des prétentions axiomatiques de la science économique ou mieux de suivre le dégradé le long duquel cette science a marqué chacune de ses conquêtes plus récentes (macro-économique keynésienne, économie du bien-être, économie du développement, etc....) d'un abandon progressif de telles [127] prétentions pour que s'impose, en un sens avec assez peu de frais, la fragilité des modèles économiques prétendument positifs. Le champ était désormais libre pour soutenir que le matériau sur lequel travaille l'économiste loin d'être axiologiquement neutre est le résultat de l'objectivation des normes définies par une société dominante.

On savait depuis Marx, et les économistes sont de plus en plus nombreux à accorder à son œuvre l'importance qui lui revient, que s'il y a des lois économiques elles ne dérivent pas comme le pensaient Say et les classiques « de la nature des choses »mais qu'elles dépendent de l'état du développement des sociétés ; il n'en était pas moins possible de fonder à la manière de Weber la neutralité de cette science, c'est-à-dire grâce à une distinction nette entre les fins définies par qui l'on voudra mais à l'extérieur de la science et les moyens qui seuls intéressent l'économiste. C'est la thèse bien connue de Lionel Robbins qui pour être encore assez largement caractéristique de la pensée économique actuelle n'en a pas moins été sérieusement mise en cause et singulièrement par Joan Robinson (par ex. : Economic Philosophy) à qui Fernand Dumont paraît d'ailleurs assez curieusement accorder une espèce de brevet d'orthodoxie (50-51). Dans ce débat, c'est une conception plus large de l'évolution de la science économique « comme un ensemble de variations autour de l'explication d'un rapport fondamental du sujet à l'histoire » (372) qui nous est proposé par l'auteur. Il s'agirait en somme d'examiner comment sont constamment renégociés en quelque sorte les rapports des intentions attribuées en propre aux agents économiques en vue peut-être d'« axiomatiser » la science et des processus plus indéchiffrables relégués du côté de l'histoire. Seulement l'auteur, de son propre aveu (200), ne développe guère ce projet : les quelques exemples évoqués sur le thème de la stratégie et du déterminisme nous aident peu à mesurer son ampleur éventuelle et surtout à clarifier la notion de l'histoire comme « objet subjectif » (198) qui y est impliquée et qui risque toujours si on ne prend garde de la préciser en fonction de chaque contexte de devenir un fourre-tout étant à la fois le lieu d'élaboration des « normes objectives » et des déterminismes sociaux. Il n'en reste pas moins qu'en attendant une discussion plus poussée une telle perspective a le mérite d'attirer notre attention sur cette idée que l'objet de la science économique ne serait jamais donné une fois pour toutes mais serait prélevé à même un arrière-fond historique à l'occasion de chaque grande entreprise d'explication du monde économique. Ainsi Robbins n'aurait pas tout à fait tort de distinguer fins et moyens dans la pratique de l'économiste, seulement la distinction ne peut être aussi franche : chaque fin est potentiellement moyen [128] et vice-versa (209), chaque pièce de cet univers des moyens qui se veut objectif ne serait en dernier ressort qu'une « norme objectivée »

Si maintenant on se demande encore comment cette réflexion épistémologique (première partie) s'articule sur la philosophie mise en lumière dans la seconde partie, on n'a qu'à s'arrêter un instant sur un exemple comme le suivant : le « coût de production » est certes l'un de ces concepts que l'on situe volontiers du côté des moyens et qui vu son caractère technique paraît bien inoffensif ; c'est que ses composantes dont la structure (salaire, rente, intérêt, profit...) est le reflet fidèle des valeurs d'une société donnée, se sont peu à peu solidifiées comme catégories objectives de la pensée économique en formation comme en témoigne l'hésitation dont faisait preuve la pensée d'Adam Smith par exemple à l'égard des relations entre ces composantes. Mais si à côté (ou à la place) du loisir, de la propriété, de la jouissance immédiate et de la sécurité qui sont les principales valeurs contre lesquelles se définit ce coût de production, la « participation » qui tient une si grande place dans la philosophie de l'histoire de Fernand Dumont venait à s'imposer comme une valeur aussi fondamentale que les précédentes, ne faudrait-il pas alors faire appel à un « coût de la participation » (347) qui ne se juxtaposerait aux autres coûts qu'en dérangeant les impératifs de la productivité et en exigeant une refonte des structures que l'on croyait données. * Même si cet exemple a été développé un peu librement, il me paraît mettre en relief un aspect très important de la pensée de Fernand Dumont d'autant plus qu'on serait tenté de lui objecter à première vue la trop grande place accordée aux définisseurs de normes qui verraient les structures objectives du monde économique se plier docilement à leurs vœux. Ce serait pourtant se faire une idée trop simple du processus d'objectivation des normes qui, on l'a vu, ne se situe pas dans l'esprit du penseur, mais dans les profondeurs du monde historique ; ce serait oublier que la possibilité pour une classe de voir objectiver ses propres normes est elle-même fonction de tous les autres facteurs économiques, sociaux, politiques, culturels qui sont à la base de la vie historique. Ce serait en tout cas justifier l'importance attachée par l'auteur à la tâche qui consiste précisément à mettre à jour ce mécanisme complexe de l'objectivation.

Avant toutefois de réexaminer l'ensemble de ces tâches que nous [129] propose l'ouvrage, il convient d'achever l'analyse de sa première partie en soulignant un autre aspect tout à fait remarquable de sa contribution à la compréhension de la pensée économique. De l'axiomatique à la dialectique, c'est selon une double dimension (le temps et l'espace) que le trajet est parcouru. Cette démarche nous vaudra de découvrir qu'en plus de la dimension temporelle qu'il a bien fallu réintégrer tant bien que mal à une économie trop statique, il y a la dimension spatiale que les économistes ont toujours eu tendance à négliger mais qui paraît tout aussi importante que la première à une philosophie de la réconciliation dans les traditions historiques (68-69). En plus de l'histoire économique, il y a la géographie économique (ch. II et III) ; en plus de l'évolution (dont la croissance est un cas particulier), il y a l'intégration ; en plus du développement, il y a l'aménagement (ch. IV). C'est d'ailleurs à propos de « l'analyse brillante » de cette dernière complémentarité que Lucien Goldmann a parlé dans sa Préface d'un « acquis définitif des sciences humaines » (XII). En tout cas, à cause de ces pages, il ne nous est plus permis de voir dans la première partie du livre une simple introduction à sa seconde partie.


L'économiste et le philosophe

Voilà donc comment semblent s'articuler les deux parties de l'œuvre. Si leur imbrication vient renforcer l'unité de la pensée philosophique, elle risque par contre de diluer la question épistémologique en la tournant peut-être prématurément vers une enquête philosophique ou « phénoménologique » comme préfère dire Fernand Dumont. En ceci, l'ouvrage pourra peut-être décevoir l'économiste. Non pas certes à cause du diagnostic de crise qui y est porté car il lui est déjà familier. Ni principalement par la façon dont l'analyse est menée car l'ensemble témoigne d'une remarquable familiarité avec la pensée économique, familiarité que pourrait envier toutes les philosophies qui se penchent sur une discipline scientifique pour valider un moment de leur développement ; même si certains passages, par exemple celui portant sur la « courte période » chez Keynes (109), ne font pas pleinement justice à telle ou telle théorie, il serait presque exagéré d'en attendre tant d'allusions aussi rapides à des auteurs souvent très controversés ; de toute façon, les conclusions principales de Fernand Dumont n'en paraissent pas pour autant mises en cause. La source de cette possible déception est plutôt à chercher dans cette idée d'une « reconstruction de l'objet » ou de « nouveaux fondements » qui peut un instant laisser croire que puissent être posées les bases d'une nouvelle [130] science économique qui soit opérationnelle alors que c'est bien plutôt comme on l'a dit sur une tâche philosophique que débouche l'enquête. Sans doute une telle recherche « phénoménologique » paraît-elle exigée par l'état actuel de cette science mais si l'économiste estime, - et qui le lui reprochera ? - que les sciences n'ont jamais attendu pour se développer que soit achevée une phénoménologie de leur objet c'est, après avoir pris note des remarques fort suggestives mentionnées plus haut, dans une autre direction qu'il devra se tourner pour découvrir l'autre type de « nouveaux fondements » qu'il recherche peut-être d'ailleurs en vain.

Pourtant si le livre de Fernand Dumont est avant tout une œuvre philosophique, il risque de dépayser le philosophe. Car c'est à une tâche neuve et difficile que celui-ci est convié.

Tâche neuve non seulement parce que la philosophie de l'économie n'a pas encore les lettres de crédit qu'a pu acquérir par exemple la philosophie des sciences physiques mais parce que la phénoménologie proposée du fait qu'elle est « phénoménologie du social » prend une physionomie toute particulière : on insistera moins sur la réduction et sur la « mise entre parenthèse » que sur l'effort pour raviver les intentions normatives en quelque sorte écrasées par le processus d'objectivation (235). On comprendra mieux peut-être si avec l'auteur on applique à la signification à l'œuvre dans le monde social l'opposition du constituant et du constitué (232) familière aux lecteurs de Merleau-Ponty : dans l'un comme dans l'autre contexte la phénoménologie se donne pour mission de démêler ces deux niveaux. On pourrait penser à la Critique de la Raison Dialectique de Sartre mais en un sens la démarche est inverse. Sartre part de la « praxis » individuelle comme rapport univoque de l'homme au monde et s'efforce de rendre compte du social et de son caractère « pratico-inerte » et enfin des totalités historiques, c'est une démarche proprement dialectique « totalisante » qui va du simple au complexe mais qui ne dédaigne pas d'illustrer chacune de ses étapes à l'aide d'analyses plus typiquement phénoménologiques. C'est en ces occasions qu'elle pourrait rencontrer la démarche proposée par Fernand Dumont qui elle part plutôt des totalités historiques dans leur complexité pour dégager de ces structures objectivées (inertes) les intentions de la conscience dans toute leur ambivalence normative de manière à pouvoir les confronter aux « intentions nues » postulées par la pensée économique conventionnelle.

Cette tâche est aussi difficile et d'ailleurs ambiguë, car si une phénoménologie de la perception pouvait toujours repenser à la lumière de l'expérience de la conscience et du corps propre les données d'une [131] psychologie de la perception, la phénoménologie de l'économie ne pourra se contenter de l'exploration d'une seule conscience étant donnée la pluralité fonctionnelle des consciences en cause. Dès lors la façon de retrouver ces intentions normatives à partir des données de diverses sciences (sociologie, anthropologie, psychologie...) reste à préciser : aussi, faute de se livrer à de patientes recherches méthodologiques comme celles auxquelles Husserl s'est consacré, il se pourrait bien que cette pensée phénoménologique, insuffisamment fondée quant à sa méthode sinon quant à sa légitimité, devienne l'expression d'un voeu fort justifiable que l'enquête philosophique doit s'efforcer de combler avec les moyens du bord. Ce qui ne veut nullement dire d'ailleurs qu'elle n'y parviendra pas. Le dédoublement un peu rapide de cette « phénoménologie » (236) que Fernand Dumont propose pour justifier les deux grandes voies de sa recherche tend à nous laisser croire qu'il en est ainsi. C'est donc moins par son fondement méthodologique que par les analyses concrètes souvent admirables (rôle de l'entrepreneur 301307 ; conscience de classe 312-323 ; phénoménologie de l'utopie : 362 et sq. ; nature de la tradition 378 et sq.) qui en sont une première illustration qu'une phénoménologie de ce type pourrait s'imposer comme une tâche que Fernand Dumont a bien raison de qualifier d'urgente et de prometteuse.

Toutefois, pour pousser plus avant cette tâche plusieurs concepts-clés devraient être mis en rapport, discutés et critiqués d'une façon qui n'était sans doute pas possible dans un ouvrage qui malgré une visée d'une telle ampleur a su respecter des proportions très raisonnables (moins de 400 pages bien aérées). Il n'en reste pas moins que la pensée de Fernand Dumont volontiers elliptique s'est développée grâce à un jeu de correspondances implicites qui ne facilitent pas toujours la tâche du lecteur et qui laissent ouvertes une série de questions. On retrouve par exemple tout au long de l'œuvre comme un registre où se répondent le symbole, le sens, la signification, la transcendance, la valeur, la norme, les fins, etc... Et en contrepartie sur un autre registre la praxis, l'empirique, la technique, le mécanisme, les moyens et parfois même la chose et l'objet. Ces termes ne sont pas, bien sûr, présentés comme équivalents et l'auteur n'aurait sans doute aucun mal à les distinguer mais comme ils sont assez librement associés deux à deux, ils paraissent entretenir entre eux une secrète parenté qui n'est jamais bien définie mais qui, si elle l'était, obligerait peut-être à des clarifications plus décisives.

Sans doute quand il s'agit d'une pièce importante du développement, certains concepts sont distingués d'une façon fort éclairante (par ex. : [132] idéologie-science : 51, idéologie-utopie : 358) Mais ailleurs des conceptsclés demeurent pour le lecteur largement imprécisés. Arrêtons-nous au cas du concept de « signification » utilisé tout au long du livre pour entrevoir quelles questions cette imprécision risque de laisser en suspens : la signification a-t-elle partie liée à la valeur et à la norme ou y a-t-il lieu de parler de significations nullement normatives ? Toute logique de la signification serait-elle forcément axiologique ? Y a-t-il dualisme de la signification et du mécanisme comme tend à nous le suggérer l'idée d'un couplage de l'un et de l'autre (12, 14-15) ? jusqu'où alors faut-il pousser ce dualisme ? Il faudrait pour le savoir que soit précisée davantage la portée respective des concepts de sens, de signification, de finalité... Comme enfin c'est aux traditions qu'on recoure pour assurer la « consistance de la signification » (366) de telles précisions paraissent aussi nécessaires pour pousser plus loin la confrontation avec le structuralisme que Fernand Dumont avait entreprise déjà dans le Lieu de l'Homme (229-233).

On pourrait s'inquiéter encore de l'usage de tel ou tel concept comme le fait d'ailleurs Lucien Goldmann à propos de ceux de « dialectique » (VIII) ou de « participation » (XII-XIII), on n'en conclura pas moins que ce livre mérite d'être lu et médité. Sans parler de la qualité bien connue de la prose de Fernand Dumont que l'on retrouve avec plaisir dans cet ouvrage, l'aspect par lequel il s'imposera avant tout est peut-être sa fécondité. Alors qu'au printemps 1968, le monde étudiant partait en guerre contre les « cours magistraux », Fernand Dumont assurait au département de philosophie de l'Université de Montréal un enseignement qui n'était pas étranger de toute évidence à la rédaction du présent ouvrage. Étant donné le grand nombre d'auditeurs assidus, il se devait de donner son cours du haut d'une chaire dans la plus pure tradition académique tant reprochée au monde universitaire, pourtant un de ses étudiants m'assurait avec beaucoup de conviction que ce cours n'avait rien d'un cours « magistral » puisque bien au contraire il était un stimulant, une invitation à penser! Dans un domaine comme la philosophie économique qui cherche encore sa voie et dans un pays inquiet sur l'authenticité de sa production philosophique, l'envergure et la cohérence interne importent plus sans doute, - de grandes oeuvres philosophiques pourraient en témoigner, - que la rigueur dans l'usage des concepts. Le mal commence seulement quand des disciples se prévalent de ces libertés conceptuelles, si l'on ose dire, sans retrouver rien de l'inspiration créatrice du maître.

Ce serait toutefois être injuste envers Fernand Dumont que de laisser croire que son ouvrage vaut surtout par ce qu'il invite à faire. [133] Diverses analyses concrètes qui ont parfois été mentionnées dans cette étude mais dont il n'a pas été possible de donner un aperçu suffisant, et surtout peut-être le schéma de réflexion qui se dégage de l'ensemble de l'ouvrage font de ce beau livre d'un sociologue de l'Université Laval qui s'est d'ores et déjà imposé comme l'un des chefs de file de la réflexion philosophique au Québec, une importante contribution dont l'intérêt déborde largement toutes les frontières nationales.



* La Dialectique de l'Objet économique, Anthropos, Paris, 1970.

* On pourrait également penser au coût imposé par le maintien de la qualité du milieu humain qui risque aussi au nom de valeurs nouvellement reconnues de déranger les impératifs de la productivité et qui s'impose de plus en plus aux économistes via la notion de « coût social ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 3 juin 2012 15:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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