RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Lagueux, “Le néo-libéralisme comme programme de recherche et comme idéologie.” Un article publié dans la revue Cahiers d'économie politique, no 16-17, 1989, pp. 129-152. Paris-Montréal : L'Harmattan. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 septembre 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[129]

Maurice Lagueux

Professeur de philosophie, Université de Montréal

Le néo-libéralisme
comme programme de recherche
et comme idéologie
.” *

Un article publié dans la revue Cahiers d'économie politique, no 16-17, 1989, pp. 129-152. Paris-Montréal : L'Harmattan.


Introduction
1. Économie néo-libérale et économie néo-classique
2. Le programme néo-classique
3. Le cul-de-sac du néo-classicisme
4. Le programme néo-libéral
5. Qu'est-ce qu'une idéologie ?
6. L'idéologie néo-libérale

Introduction

L'habitude qu'ont prise les historiens de la pensée économique d'opposer massivement les classiques aux néo-classiques et de ramener, en conséquence, les divers courants de pensée qui se sont fait jour en économie à des variantes de ces deux approches fondamentales, explique pour une large part le fait que l'on ait eu si souvent tendance à ramener à une simple variante de l'économie néo-classique cette économie néo-libérale qui a, depuis quelques années, conquis auprès des économistes une audience inattendue. Sans nier le caractère fondamental de cette bipartition de l'histoire de la pensée économique, je voudrais pourtant souligner ici l'importance du fossé qui sépare de la pensée néo-classique traditionnelle une pensée néo-libérale dont il me paraît vain de masquer l'originalité.

Il est vrai que l'on peut, à bon droit, s'interroger sur cette originalité, du fait que les soi-disant néo-libéraux ne se distinguent pas des libéraux de toujours avec beaucoup de netteté, au point où on n'a pas manqué, à leur propos, de parler ironiquement de paléo-libéraux. Pourtant, quoi qu'il en soit du bien-fondé d'une telle accusation, le fond de vérité qui la rend possible ne fait qu'accentuer la distance qui sépare ces néo-libéraux des néo-classiques. En renouant avec le pragmatisme optimiste d'Adam Smith, les néo-libéraux remettaient effectivement en cause une bonne part de ce qui constituait la base même de cette analyse néo-classique qui, après tout, était née, elle-même, d'une rupture avec la tradition classique.

Certes, il ne saurait être question, pour autant, de rattacher le néo-libéralisme à la tradition classique, mais, il importe de bien voir qu'à certains égards ce néo-libéralisme se situe presque aux antipodes du néo-classicisme entendu au sens strict. Plus précisément, il me paraît essentiel de rappeler ici cette différence pour comprendre en quoi le néo-libéralisme a bel et bien inspiré un programme de recherche scientifique original et un projet de société assez attrayant, mais aussi pour comprendre en quoi il n'en constitue pas moins une idéologie dont on a raison de se méfier.

[130]


1. ÉCONOMIE NÉO-LIBÉRALE
ET ÉCONOMIE NÉO-CLASSIQUE

Comme on s'entend généralement pour faire de Hayek le théoricien le plus systématique des principes du néo-libéralisme, on ne s'étonnera pas de trouver chez lui une affirmation particulièrement forte de la distance qui sépare ce mouvement du néo-classicisme traditionnel. On pourrait aborder cette question par divers angles, mais la sévérité avec laquelle Hayek, dès 1946, critiquait la conception typiquement néo-classique de la concurrence m'incite à m'arrêter d'abord à cette dimension. Dans un court essai intitulé The Meaning of Competition, qui reproduit une conférence présentée à cette époque, Hayek adopte à l'égard de la « concurrence pure », cette notion-clé de l'économie néo-classique, une attitude qui aurait fort bien pu être celle du critique institutionnaliste le plus impitoyable. La conception néo-classique, qui, selon Hayek, ne correspond nullement à ce que l'on entend habituellement par « concurrence » serait « totalement, dépourvue de pertinence » (« wholly irrelevant ») [1]. Les conclusions politiques que l'on pourrait tirer de ce modèle sont « hautement trompeuses et même dangereuses » (« highly misleading and even dangerous ») [2]. Le recours au long terme, qui pourrait seul donner un sens à une telle approche, est tout aussi inapproprié aux yeux de Hayek qu'il l'était à ceux de Keynes [3]. Mise à part l'absence de barrières à l'entrée, Hayek s'attache à pourfendre, dans ce texte, les critères qui sont traditionnellement invoqués pour identifier la « concurrence parfaite » : l'idée d'une marchandise homogène et celle d'une multitude d'échangistes incapables d'influencer individuellement le marché lui paraissent totalement inacceptables, mais c'est manifestement la notion d'« information complète » qui lui paraît la plus fâcheusement « obscure » [4] au point où il n'hésite pas à la tenir responsable de bien des maux de la théorie économique moderne.

La notion de « limites de la connaissance » occupe, en effet, dans l'oeuvre de Hayek une place telle qu'on peut y voir une sorte de trait distinctif de ce qu'on pourrait appeler le « paradigme néo-libéral ». Pour Hayek, le libéralisme est fondé sur un individualisme qui se situe aux antipodes de ce qu'il appelle le « constructivisme », ce mal français, si l'on ose dire, que l'esprit cartésien aurait accentué et qui inculquerait à ceux qui en sont victimes la tentation folle de façonner la société dans le but avoué de la reconstruire conformément [131] à un plan rationnel [5]. Hayek estime même que c'est l'absence d'une telle velléité de reconstruction sociale qui permet de reconnaître les « vrais individualistes » (et partant les vrais libéraux) et de les distinguer ainsi de leurs faux frères, les « faux individualistes » (qui ne peuvent être que de faux libéraux) [6]. Ce qui distinguerait ces vrais libéraux que sont Hume, Smith, Burke et Tocqueville (qui, avec Montesquieu, sauve quand même l'honneur des Français), ce serait leur croyance commune à l'impossibilité de prévoir les conséquences des actions individuelles, croyance qui les aurait définitivement immunisés contre toute tentation de reconstruire la société. Aux yeux d'un vrai libéral, il est si vain de chercher à façonner la société qu'il vaut mieux pour cette dernière que chacun prenne ses décisions en se laissant guider par son intérêt privé, sachant que les conséquences sociales de telles décisions seront régies par des mécanismes dont le marché constitue le prototype.

Or, pour Hayek, l'économie néo-classique s'est profondément engagée sur une voie faussement individualiste et faussement libérale. Concevant l'économie comme « organisation de moyens rares en vue d'une fin », les héritiers de Walras ont adopté comme modèle théorique un marché qui suppose une connaissance parfaite, des produits homogènes et un grand nombre d'agents sensiblement égaux entre eux ; du coup, ils risquaient fort de se laisser séduire par l'idée de mettre en place un marché de ce genre. Les plus représentatifs des économistes néo-classiques, Walras, Marshall, Pigou, Keynes, Hicks, Samuelson s'étant faits les promoteurs d'une transformation de la société qui rapprocherait celle-ci du marché idéal décrit par leurs théories, ne peuvent être de vrais libéraux aux yeux de Hayek, pas plus d'ailleurs qu'un John Stuart Mill, qui, dès l'ère classique, avait cherché à engager l'analyse économique sur la voie de la réforme sociale [7]. Somme toute, ils ne le seraient guère plus que ces prétendus « libéraux » américains qui se voient paradoxalement accoler cette étiquette dès qu'ils ne montrent sympathiques à une intervention étatique.

Le néo-libéralisme, par contre, renouerait franchement avec une vision smithienne de l'économie que le néo-classicisme aurait corrompue dans sa volonté de faire du marché une structure rationnellement optimalisante ou, plus précisément, une structure dont les résultats seraient optimaux en ceci qu'ils coïncideraient avec ceux qu'un [132] calculateur parfaitement informé estimerait tels. Dans la mesure où elle entend stigmatiser cette volonté explicite de renouer avec ce qui a précédé le développement essentiel de l'économie depuis plus d'un siècle, l'accusation de « paléo-libéralisme »serait donc, en un sens, pleinement justifiée, mais il serait naïf de penser que le néo-libéralisme s'en trouve discrédité pour autant. Le programme de recherche néo-libéral, si l'on peut s'exprimer ainsi, se présente manifestement comme un déblocage théorique de possibilités d'analyse que le succès du programme néo-classique, axé sur le modèle de la « concurrence pure », avait littéralement étouffées. L'épuisement récent de ce programme néo-classique offrait donc une nouvelle chance à l'entreprise libérale, à condition, bien entendu, que celle-ci se donne les instruments intellectuels requis pour surmonter les difficultés où avait sombré le libéralisme d'antan qui, à vrai dire, n'avait pas tellement progressé depuis Smith, Say et Ricardo.


2. LE PROGRAMME NÉO-CLASSIQUE

Mais voyons un peu comment ce que je viens d'appeler le « programme néo-classique » avait pris le relais d'un « programme classique » qui s'est vu, en quelque sorte, totalement rejeté par Walras et ses successeurs. C'est en termes assez sévères que Walras s'en prend à ses prédécesseurs qui avaient adopté le point de vue du « laissez-faire, laissez-passer ». Il nous assure que ce point de vue est « aussi faux qu'il est commode » [8]. Pourquoi s'en prend-il ainsi au vieux credo libéral ? Il nous l'explique fort clairement à la page suivante : « L'homme est un être de raison et de liberté, capable d'initiative et de progrès » ; dès lors, c'est bien à tort que l'on chercherait à expliquer les phénomènes sociaux comme si les hommes étaient de vulgaires abeilles et qu'il fallait concevoir l'économie comme « une branche de l'histoire naturelle ». Le tort des économistes classiques, et surtout de Jean-Baptiste Say aurait été de supposer que « les richesses se forment, se distribuent et se consomment d'une manière en quelque sorte indépendante de la volonté des hommes » [9]. Pour Walras, qui avait une mentalité d'ingénieur, l'homme, doué d'une raison capable de progrès, ne saurait accepter que sa vie sociale soit ainsi réglée par des mécanismes impersonnels ; il se veut l'auteur du système social dans lequel il évoluera. Non pas, bien sûr, que Walras soit enclin à préférer le socialisme à la libre concurrence. Mais, à ses yeux, ce dernier système ne doit pas être conçu comme le résultat d'un processus « naturel », au sens où il se développerait spontanément, mais comme un produit hautement « artificiel » du génie humain.

Il serait sans doute excessif d'en conclure aussitôt que cette conception « constructiviste » du marché se serait imposée partout avec [133] Walras et les marginalistes. Il se serait que trop facile de trouver des exceptions à cette règle, et pas seulement chez les disciples autrichiens de Karl Menger dont Hayek se reconnaissait l'héritier. Il n'en reste pas moins que la pensée économique au XXe siècle allait être dominée par cette volonté de transformer l'économie. Talonnés par les socialistes, les partisans du système capitaliste allaient s'efforcer de montrer qu'un marché basé sur la concurrence demeure la meilleure solution, pourvu cependant qu'on ait vraiment affaire à un marché concurrentiel ; pour eux, l'important était donc de faire en sorte que le monde réel soit effectivement doté des traits auxquels on reconnaît la libre concurrence.

Sans prétendre ici relever dans l'histoire de l'économie moderne tous les épisodes qui illustrent la chose, je dégagerai quatre grands thèmes à propos desquels cette dimension caractéristique de l'approche néo-classique s'est affirmée sans équivoque. La dénonciation de l'exploitation fondée sur le monopole constitue peut-être la plus représentative des mises en garde des économistes néo-classiques contre tout ce qui pouvait entraver le fonctionnement idéal du marché. Les importantes campagnes anti-cartel qui ont marqué le début du XXe siècle témoignent de l'audience qu'ils ont rencontrée sur ce plan.

Je tenais à attirer d'abord l'attention sur ce premier thème, mais ce qui importe plus que tel ou tel trait de la politique économique des néo-classiques, c'est le fait même que leurs modèles de marché hautement sophistiqués constituaient la norme à laquelle toute politique économique devait être mesurée. Tout au long du XXe siècle, les économistes néo-classiques se sont employés à mettre en évidence ces brèches, qu'il s'imposait de colmater, dans une économie réelle qui, à vrai dire, refusait assez obstinément de se laisser mouler sur leurs modèles théoriques. Toute l'économie du bien-être, si chère aux économistes néo-classiques, repose sur la conviction que le modèle de concurrence parfaite constitue la norme dont il s'agit, à l'aide de mesures appropriées, de rapprocher l'économie réelle. Une fois admis que la concurrence garantit une production maximale, il était raisonnable de penser - et ce sera là le deuxième thème que je retiendrai - qu'on pouvait enrichir les uns sans appauvrir les autres, pour peu qu'on se rapproche de cet état de « concurrence parfaite ».

Nulle part, à vrai dire, cette volonté néo-classique d'améliorer la société réelle en la modelant sur la norme dégagée par la théorie économique, ne s'affirme plus clairement que dans les travaux portant sur les externalités, qui, jusqu'à la fin des années 60, illustreront parfaitement mon troisième thème. Ce concept d'« externalité » demande cependant quelques précisions. Issu d'une extension de la notion d'« économies externes » introduite par Marshall dans ses Principles, on y a recouru, surtout au cours des années 60, pour désigner un phénomène que Pigou avait signalé en le présentant comme un cas de « divergence » entre « produit marginal net privé » et « produit [134] marginal net social » d'une économie. Dès les années 20, Pigou avait, en effet, compris que, dans un cas de pollution par exemple, le marché ne peut empêcher que le faible gain privé d'un pollueur ne se fasse à un coût démesurément élevé puisque ce dernier, étant essentiellement un coût social, ne peut affecter directement la décision de ce pollueur [10].

Constatant qu'un phénomène de ce genre, qui avait alors peu retenu l'attention, pouvait se rencontrer en des contextes fort nombreux, les économistes des années 60 ont parlé d'« effets externes » ou d'« externalités » pour évoquer ces situations où ils diagnostiquaient des cas de services (ou de nuisances) « non compensés » par le marché. Certains auteurs, comme Bator, n'hésitaient d'ailleurs pas à parler des « échecs du marché » en coiffant de cette expression l'ensemble de ces phénomènes ainsi que tous ceux - y compris les éléments monopolistiques eux-mêmes - qui pouvaient gêner le bon fonctionnement du marché [11].

Les économistes néo-classiques concluaient généralement que ces « échecs » dus aux « externalités » devaient être corrigés, fût-ce par une répartition audacieusement nouvelle des droits de propriété ou même par une intervention directe de l'État là où aucune modification de ces droits ne pouvait garantir l'optimalité escomptée. Pour eux, l'important n'était pas de respecter servilement des droits de propriété qu'ils concevaient plutôt comme des instruments de prospérité, mais d'arriver au résultat optimal que la théorie du marché concurrentiel permettait de déterminer avec précision. Les fameux débats autour de la pertinence de l'appropriation privée des phares et surtout des ondes en témoignent : pour Samuelson et pour la plupart des économistes néo-classiques, désireux de rendre le système social le plus efficace possible, il valait mieux cautionner l'instauration de biens publics que de s'entêter à créer des marchés à tout prix [12]. À quoi bon réaliser un marché parfait si ce n'est pas pour assurer cette optimalité que la « concurrence parfaite » était censée garantir ?

Cette volonté de faire passer le bon fonctionnement d'un système concurrentiel avant le culte du laisser-faire caractérise également l'entreprise de Keynes qui, malgré ses traits assez hétérodoxes, sera d'autant plus facilement récupérée par l'orthodoxie néo-classique [135] qu'elle partageait avec elle cette orientation fondamentale. Aussi, la promotion de politiques keynésiennes constitue-t-elle mon quatrième thème typiquement néo-classique. Auteur d'un célèbre essai intitulé The End of Laissez-faire. Keynes ne se donnait-il pas clairement pour objectif de rendre viable un capitalisme fondé sur une concurrence restaurée ? Bien avant la publication de la Théorie générale, il avait recommandé fortement d'abolir l'étalon-or pour que l'homme redevienne le maître de la monnaie et cesse d'être son esclave ou, plus précisément, pour que le système monétaire ne soit pas un obstacle au bon fonctionnement d'une économie de marché [13]. C'est dans le même esprit que, avec la Théorie générale, il recommandera de libérer également la politique fiscale des contraintes qui empêchaient l'État de remettre, au besoin, le marché sur la bonne voie ou, si l'on préfère, de l'arracher à l'équilibre de sous-emploi où il risque constamment de s'enliser.


3. LE CUL-DE-SAC
DU NÉO-CLASSICISME

Or, ce à quoi, au cours des années 70, s'est heurtée la pensée néo-classique qui visait, en quelque sorte, à construire à force de bras une économie de marché conforme aux canons théoriques, c'est à la douloureuse prise de conscience, sur tous les fronts, de la vanité d'un tel idéal. Il y avait déjà belle lurette que l'on s'interrogeait sur l'efficacité des programmes anti-cartel, mais avec les succès récents des compagnies multinationales et l'attention nouvelle qu'on leur accordait depuis la fin des années 60, tous ces programmes prenaient un aspect un peu folklorique et on ne voyait plus guère comment on pourrait les ranimer à nouveau.

Des quatre thèmes du « programme néo-classique » que je viens d'évoquer, ce sont, toutefois, les trois derniers surtout qui, au cours des années 70, devaient être le lieu de revers spectaculaires. Certes, l'économie du bien-être n'en était pas à ses premières difficultés théoriques et, depuis un bon moment déjà, on cherchait plutôt à caractériser des états dits de « second best » qu'à définir des positions optimales, mais ces difficultés pouvaient être excusées d'autant plus aisément que la théorie du bien-être avait contribué partout au développement d'un « Welfare State » dont les succès avaient été assez retentissants depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Or, c'est ce « Welfare State » lui-même qui est mis en cause vers la fin des années 70, parce que, brusquement, il semble être devenu synonyme de « Red Tape State ». Partout, on semble découvrir l'inertie paralysante [136] du fonctionnarisme et en conclure que les sommes toujours croissantes versées en impôts seraient utilisées beaucoup plus efficacement si elles demeuraient dans les poches des contribuables. On avait beau, à grand renfort de modèles formalisés, montrer qu'une redistribution adéquate des ressources pouvait rapprocher l'économie d'une situation optimale, il devenait de plus en plus difficile de penser que ces modèles pouvaient donner la moindre idée de ce à quoi ressemblerait une économie concrète prise en main par une armée de fonctionnaires dont les interventions tatillonnes prétendent pourtant s'en inspirer. Dans ce contexte, le sentiment voulant que la micro-économie ne soit qu'une sorte de jeu purement formel ne pouvait que se répandre de plus en plus.

Sur le front de l'analyse des externalités, l'analyse néo-classique allait également se heurter aux contradictions qu'elle engendrait elle-même. Il est vite apparu que la libre manipulation des droits de propriété ne pouvait se faire sans une puissante intervention de l'État. Qui d'autre qu'un État aidé d'une lourde équipe de contrôleurs pouvait, par exemple, mettre en place un marché basé sur une appropriation de ces ingénieux « droits de polluer » que proposait l'économiste J.H. Dales [14] pour permettre au marché de solutionner élégamment le problème de la pollution des eaux ! L'analyse des externalités semblait mettre en évidence qu'un marché vraiment efficace est une chose hautement artificielle, devant être peu à peu mise en place par un Pouvoir capable de créer à volonté des droits de propriété. Ce qu'il y avait de troublant dans un tel constat, c'est que, au-delà d'un certain seuil, cet entêtement à étendre coûte que coûte l'emprise du marché pouvait devenir source d'inefficacité. Au départ, l'objectivité était de corriger les failles qui empêchaient le marché de bien fonctionner ; si l'on proposait de modifier les droits de propriété, c'était afin que le marché concret où ce droit de propriété allait désormais prévaloir ressemble davantage au modèle théorique où tous les biens sont présumés parfaitement échangeables et parfaitement appropriables. Mais, sans même parler des cas où l'on recommandait carrément une intervention directe de l'État, la création et le maintien de droits de propriété monnayables qui devaient neutraliser l'effet des externalités (droit de polluer l'eau ou l'air jusqu'à un degré donné, droit de faire rouler un taxi sur une route donnée, droit d'émettre une émission de télévision sur une fréquence donnée, droit de la capter sans qu'elle soit brouillée, etc.) supposaient une intervention si massive de l'État que le marché concurrentiel dont on était parti risquait d'être littéralement éliminé plutôt que ravivé par leur implantation.

[137]

Enfin, la macroéconomie keynésienne, comme on sait, devait, au cours des années 70, connaître des difficultés inattendues du fait que les deux grands maux (la stagnation et l'inflation) entre lesquels elle proposait une sorte de compromis honorable, devaient sévir conjointement. Le spectre de la stagflation allait signifier la fin de la longue lune de miel entre la version néo-classique du keynésianisme et les détenteurs du pouvoir en Occident.

Si l'on ajoute à cela que, au cours des années 60, le débat fameux entre les deux Cambridge avait sérieusement porté atteinte au préjugé favorable à l'égard de la cohérence logique des théories néo-classiques - cohérence qui, à défaut d'une plus grande applicabilité, constituait leur meilleur titre de gloire - on reconnaîtra que, au cours des années 70, le programme néo-classique était engagé dans un cul-de-sac manifeste.


4. LE PROGRAMME NÉO-LIBÉRAL

C'est dans ce contexte que le néo-libéralisme allait peu à peu s'imposer comme une attrayante solution de rechange pour les partisans d'une économie de marché. « Laisser-faire » et « concurrence parfaite » constituant deux idéaux incompatibles - comme l'avait peut-être entrevu Oskar Lange au moment où il prétendait trouver dans un modèle de concurrence parfaite le meilleur appui du socialisme [15] -, le néo-libéralisme constitue rien de moins qu'un retour en force du premier aux dépens du second. Les contributions essentielles des économistes que l'on associe généralement au mouvement néo-libéral se caractérisent, en effet, par la crédibilité nouvelle qu'elles apportent à une philosophie du « laisser-faire ». Du point de vue des néo-classiques, elles constituent, à n'en pas douter, une sorte de retour en arrière, mais du point de vue des néo-libéraux, elles constituent bien plutôt un retour sur une voie royale dont on s'était fâcheusement écarté. Si toutefois, il n'avait pas été assorti de la conviction qu'on peut aller beaucoup plus loin sur la voie retrouvée, un tel retour n'aurait rien de bien attrayant. Or les néo-libéraux entretenaient cette conviction parce qu'ils s'estimaient mieux armés et capables de faire face tant aux difficultés qui avaient paralysé le libéralisme classique qu'à celles qui avaient entraîné le néo-classicisme sur une voie de garage.

Il faut bien voir d'abord que le contexte des années 70 n'était plus du tout celui qui, vers la fin du XIXe siècle et le début du XXe avait favorisé l'adoption de la perspective néo-classique fondée sur [138] la concurrence parfaite aux dépens de la perspective libérale fondée sur l'idée de « laisser-faire ». Cette époque avait été marquée par la montée du socialisme et par la conviction généralisée qu'une société fondée sur la raison ne pouvait qu'être supérieure à une société formée plus ou moins au hasard. Dans un tel contexte, une doctrine associée au laisser-faire était battue d'avance. C'est pourquoi les défenseurs du marché, comme Walras et Keynes, n'avaient d'autre choix que de se placer sur le terrain de l'adversaire pour montrer que, autant sinon plus que l'État socialiste, le marché pouvait être considéré comme l'un des plus merveilleux produits d'une intervention humaine intelligente. Or, au cours des années 70, après un demi-siècle d'expériences socialistes réelles fort peu concluantes, le contexte avait bien changé. La conviction qui se généralisait maintenant, c'était plutôt que les interventions présumées rationnelles des gouvernements et des bureaucrates, socialistes ou welfaristes, ne faisaient que gêner la marche des choses et créer des goulots d'étranglement dans une société qui pourrait fonctionner beaucoup mieux si on laissait agir librement chacun de ceux qui ont intérêt à la voir bien fonctionner. Dans ce contexte, tout ce qui, au tournant du siècle, constituait, pour le libéralisme, un handicap paralysant devenait presque, au cours des années 70, un atout qui allait faciliter sa victoire sur le néo-classicisme.

On le constatera aisément en considérant le destin de la notion smithienne de « main invisible » qui a longtemps contribué à tourner le libéralisme en dérision à cause, bien sûr, de ses connotations théologiques. Mais, ce que véhiculait la notion de « main invisible » était bien plutôt une thèse franchement anti-téléologique qui se situait aux antipodes du volontarisme constructiviste des économistes néo-classiques, lequel était tout orienté vers un aménagement intentionnel du marché. Or, la méfiance spontanée de la pensée scientifique à l'endroit de tout ce qui est associé à une intentionalité est telle que, au cours des années récentes, c'est bien plutôt ce volontarisme, qu'il soit néo-classique ou socialiste, qui s'est retrouvé sur la défensive. Pour plusieurs, il est devenu bien difficile désormais de ne pas accorder une sorte de supériorité « scientifique » prima facie à une conception selon laquelle l'organisation sociale résulterait spontanément d'un mécanisme qui n'aurait été mis en place par personne et que personne ne contrôlerait. Le drame épistémologique des économistes néo-classiques, c'est qu'à force de préciser les conditions qui permettent à la main invisible de fonctionner pleinement, ils ont subordonné cette main invisible à la main très visible d'un État qui prendrait sur lui d'en régler le bon fonctionnement. Le néo-libéralisme se présente donc comme un retour à l'analyse des seuls mécanismes totalement impersonnels (« peu importe les intentions ») qui sont censés être à l'oeuvre dans un marché laissé à lui-même. Certes, on peut encore soulever toutes sortes d'objections contre cette métaphore de [139] la « main invisible », mais la prétention de s'en tenir à l'analyse empirique d'un mécanisme impersonnel que les néo-libéraux, d'ailleurs, ont de plus en plus rapprocher de la sélection naturelle de Darwin [16], a fortement contribué à donner une allure scientifique à leur analyse économique.

Non seulement la pensée libérale n'était plus handicapée, dans les années 70, par le contexte qui l'avait paralysée à la fin du XIXe siècle, mais on pouvait désormais la croire capable de solutionner élégamment les difficultés qui avaient étouffé le programme néo-classique. Voyons comment les néo-libéraux pouvaient prétendre répondre aux difficultés soulevées par les quatre thèses retenus ici. En ce qui a trait à la question des monopoles, les néo-libéraux, Hayek et Friedman en tête, ont adopté une position fort peu équivoque. Pour eux, l’important n'est pas d'adopter des politiques anti-cartel, mais bien plutôt d'exiger que l'État cesse de soutenir les monopoles. S'il faut en croire ces auteurs, les seuls monopoles vraiment redoutables sont ceux qui sont créés et soutenus par l'État [17]. Aussi est-ce assez injustement que l'on évoque, comme S.C. Kolm le faisait encore dans son livre intitulé Le libéralisme moderne [18], une sorte de contradiction interne au libéralisme qui se manifesterait dans la tentation de faire intervenir l'État pour protéger la libre concurrence. Les néo-libéraux sont, en général, plus conséquents sur ce plan : il leur suffit, au niveau des principes en tout cas, de dénoncer les monopoles d'État au nom d'une philosophie anti-interventionniste. Les législations anti-cartel seraient plutôt l'affaire des néo-classiques, ces « faux » libéraux qui, en s'évertuant à construite ce qui ne saurait être construit, s'engageraient dans une voie jugée dangereuse par les « vrais »libéraux.

De même, l'attitude des néo-libéraux à l'égard d'une économie du bien-être sera radicalement différente de celles des néo-classiques. Bien sûr, les uns et les autres partagent la conviction que seul le libre marché peut fournir la clé au problème de l'allocation optimale des ressources. Mais, alors que les économistes néo-classiques en concluaient qu'il fallait tout mettre en oeuvre pour que l'économie réelle fonctionne de manière aussi efficace que les marchés qu'ils décrivaient dans leurs « modèles », les économistes néo-libéraux en concluaient qu'il fallait libérer les marchés réels de toutes les contraintes [140] que les gouvernements « welfaristes », forts de la bénédiction des néo-classiques, leur avaient imposées. C'est ainsi que la plupart des programmes associés à l'État-providence ont été la cible des critiques néo-libérales qui dénonçaient leur inefficacité, leur coût excessif et les effets pervers dont ils seraient responsables. Les études se sont donc multipliées autour de l'école de Chicago pour montrer que la lutte contre la pauvreté n'aiderait pas ceux qui sont vraiment pauvres, que les impôts progressifs auraient un impact négatif sur la production tout en bénéficiant souvent plus à certains riches qu'aux véritables pauvres, que les lois sur le salaire minimum contribueraient à accroître le chômage, que les programmes de contrôle des loyers seraient responsables de la détérioration de la qualité des logements de ceux qui sont censés en être les bénéficiaires, que les programmes de subvention à l'éducation publique favoriseraient le développement d'institutions privées de meilleure qualité réservées aux riches, etc. Il est vrai que les économistes néo-libéraux ont parfois imaginé des programmes à substituer à ceux qu'ils dénonçaient, mais il s'agissait alors de programmes minimaux visant avant tout à éliminer le caractère discrétionnaire d'une redistribution du revenu que l'on jugerait indispensable. Au lieu d'intervenir pour transformer les marchés réels de manière telle qu'ils donnent des résultats comparables à ceux obtenus en théorie des marchés, il s'agissait pour eux de faire en sorte que les nécessaires interventions n'affectent que le moins possible le fonctionnement spontané de ces marchés réels.

Avant de voir comment les néo-libéraux ont cru pouvoir répondre au délicat problème des externalités, rappelons que c'est encore en permettant de minimiser le rôle de l'État en matière de stabilisation des marchés, que le monétarisme de Friedman, dans le prolongement de la longue lutte menée par Hayek contre les politiques keynésiennes, a pu, d'une certaine façon, dénouer l'impasse dans laquelle les politiques keynésiennes semblaient s'être engagées au cours des années 70. Il ne saurait être question ici d'analyser cet enjeu et encore moins de donner, sans plus, raison à Friedman dont les politiques commencent déjà, à leur tour, à rencontrer leurs limites après avoir exercé l'influence que l'on sait auprès de tant de gouvernements occidentaux. Il s'agit seulement de rappeler que, au niveau macro-économique comme au niveau micro-économique, le néo-libéralisme a pris le contrepied d'une analyse néo-classique passablement essoufflée, en ouvrant, chaque fois, un programme de recherche qui mettait des instruments nouveaux aux service d'idées qui, aux yeux de leurs nouveaux promoteurs, auraient été injustement écartées à la faveur d'une conjoncture qui fut pour beaucoup dans le triomphe de l'économie néo-classique.

Mais revenons à la micro-économie pour nous arrêter plus longuement sur le problème des externalités qui reste à examiner. Ici encore les néo-libéraux se sont efforcés de démonter l'appareil de [141] plus en plus lourd que les néo-classiques mettaient en place en vue d'éliminer des marchés concrets ces gênantes externalités. La percée la plus spectaculaire, sur ce plan, a sans doute été le fameux article de Coase [19] qui a eu pour effet de dédouaner, comme par enchantement, la micro-économie de ce qui, au tournant des années 60, était en passe de devenir pour elle une sorte de cancer incontrôlable.

On aurait tort, sans doute, de voir dans le théorème que Coase proposait dans cet article une sorte de cure miracle contre le cancer, mais il n'en constituait pas moins un point tournant dans les débats autour des externalités. Pour le comprendre, il peut être utile de souligner d'abord l'importance que prenaient alors, pour les économistes de Chicago, les deux concepts de « coût de transaction » et de « coût de l'information ». Ces concepts avaient la vertu de rendre théoriquement utilisable une représentation du marché qui abandonne enfin les postulats de la concurrence parfaite que dénonçait Hayek. On n'a plus à invoquer une circulation parfaite de l'information comme condition de l'existence d'un marché si les informations ou les transactions qu'elle rendrait possibles deviennent des variables qui ont elles-mêmes un coût, bref si transactions et informations sont elles-mêmes mises en marché. L'application du concept de « marché » se trouve ainsi considérablement élargie, car toutes les rigidités des marchés concrets qui, aux yeux des néo-classiques, venaient en limiter la portée n'ont plus à être préalablement corrigées pour que puissent s'appliquer des modèles caractérisés par la parfaite mobilité d'un nombre quasi-infini d'échangistes munis d'informations complètes. Grâce aux concepts de « coût de transaction » et de « coût de l'information », on peut supposer seulement que chacun achète ou refuse d'« acheter » les transactions ou les informations requises.

Dès lors, pour montrer que les externalités sont, en un sens, internalisées, il suffisait de faire observer que les pertes de production occasionnées par ces externalités ne contredisent en rien l'efficacité du marché au sein duquel on dénonçait leur présence, pour que l'on tienne compte du coût, plus élevé encore, des transactions qui seraient requises pour les éviter dans le cadre de ce marché. Ces coûts de transaction auraient-ils été nuls que n'importe quelle répartition des droits de propriété (par exemple entre pollueurs et pollués) rendrait possible l'allocation optimale que le marché est censé assurer, puisque les pollués pourraient alors (sans frais, par hypothèse) se liguer en vue d'acheter du pollueur la cessation de son activité. Plutôt que de tenter de fabriquer, à la manière des néo-classiques, un marché [142] qui permette à tous les individus de transiger normalement, il s'agissait, pour un néo-libéral comme Coase, d'ajuster la notion de « coût de transaction » aux marchés les plus viciés par les externalités. Il lui suffisait de faire observer que, si justement le coût d'une telle transaction n'avait pas été jugé prohibitif, il aurait été parfaitement possible à de nombreux individus ligués entre eux de recourir à des compensations (« briberies ») qu'ils auraient eu intérêt à verser. Plus encore que le théorème de Coase lui-même, c'est son impact sur le débat en cause qui est on ne peut plus révélateur. On aurait pu, dans un esprit néo-classique, conclure de cette analyse que l'impossibilité pratique, pour un tel marché, de fonctionner quand les droits sont du côté des pollueurs (étant donnés que leurs compensateurs potentiels auraient tout intérêt à ne pas révéler leurs préférences) devrait inciter l'État à réaménager les droits de propriété de manière à favoriser les victimes de la pollution. Mais ce qui a retenu l'attention, dans une conjoncture qui devenait défavorable à l'approche néo-classique, c'est l'idée inverse voulant que, n'étaient les contingences associées aux coûts de transaction, le marché pourrait, et ce sans que l'État n'ait à intervenir le moindrement, surmonter par ses propres moyens un problème qui paraissait aussi insurmontable que celui des externalités. Le coût de grâce était porté à ce qui aurait pu être l'obstacle le plus considérable à un retour en force d'une philosophie économique fondée sur le laisser-faire.

Une idée analogue fera surface dans divers contextes et, en particulier dans les travaux de Becker, de Stigler ou des membres de l'école du Public Choice, à propos des rapports socio-politiques où le jeu des compensations est partout sous-jacent. Tous les rapports sociaux seront désormais considérés comme des « marchés » implicites, puisqu'un marché n'a plus besoin de ressembler à une structure artificielle et abstraite que décrivaient Walras ou Samuelson. Un marché est alors considéré plutôt comme la systématisation de négociations quelconques entre individus, peu importe d'ailleurs que ces négociations soient seulement hypothétiques comme dans le cas analysé par Coase ou qu'elles ne soient que d'implicites négociations avec soi-même comme dans les comportements humains que Gary Becker analyse à l'aide d'une théorie du marché [20]. Le narcomane ou l'étudiant, le prétendant ou l'enfant gâté peuvent être considérés comme des agents à l'œuvre sur un marché, pour peu que l'on explique par des coûts de transaction ou d'information relativement élevés le peu d'empressement avec lequel, à première vue, ils semblent se plier aux exigences de la rationalité. Quel que soit l'intérêt des conclusions auxquelles on allait arriver, de nouveaux champs étaient [143] ouverts à l'analyse économique comme l'ont souligné à l'envi les auteurs français de « L'économique retrouvée [21]. »

Par toutes ces voies, le néo-libéralisme ouvrait un nouveau programme de recherche scientifique susceptible de faire sortir l'analyse économique de l'impasse où l'avait engagée le programme néo-classique. C'est, à mon sens, ce qui explique le succès assez fulgurant qu'il a obtenu auprès de la communauté scientifique depuis le début des années 80, d'autant plus que ce programme de recherche a mis fortement l'accent sur trois des principaux traits qui passent pour être typique de la scientificité : recours aux tests statistiques à l'aide de méthodes sophistiquées, analyse de mécanismes impersonnels fonctionnant de façon automatique et explication d'une quantité de plus en plus grande de phénomènes différents. Ces trois traits, il est vrai, ne vont pas sans quelque ambiguïté. On peut demeurer perplexe devant le caractère souvent peu concluant de ce qu'il est convenu d'appeler « test empirique » en économie moderne et se demander si des prédictions testées avec aussi peu d'éclat peuvent justifier à elles seules le crédit que l'on accorde alors à l'ensemble de la théorie présumément testée. Mais dans un contexte où l'on recherche si énergiquement une caution empirique, l'espérance que des progrès futurs viendront corriger cette insuffisance sera toujours préférée à l'abandon de ce qui semble être l'unique voie qui s'ouvre sur ce plan. De même, l'analyse des mécanismes impersonnels est associée à une image d'objectivisme qu'il convient de nuancer, compte tenu des bases subjectivistes de toute théorie économique d'inspiration marginaliste. Il faudrait même souligner que les membres de l'une des plus importantes branches de la pensée néo-libérale actuelle - la branche « néo-autrichienne » à laquelle on peut associer Hayek lui-même - s'emploient à dégager toutes les implications de ce subjectivisme [22] dont certaines pointent dans une direction tout à fait contraire à celle qu'a empruntée l'orthodoxie néo-libérale dominante associée plutôt à l'école de Chicago. On a vu enfin que les néo-libéraux ont fait grand cas du fait que leur approche a permis d'étendre l'analyse économique à une foule de questions socio-psychologiques qui, jusque-là, échappaient totalement à son emprise.

Or, quel que soit l'intérêt des travaux auxquels cette spectaculaire « extension » a donné lieu, il faut bien voir qu'elle n'était possible qu'en vertu d'une sorte de tolérance épistémologique que favorisait la conjonction d'une épistémologie dite « instrumentaliste » qui permet de faire peu de cas du réalisme des postulats d'une théorie testée [144] uniquement par le succès de ses prédictions et d'un laxisme certain dans l'interprétation de ces tests que l'on justifie généralement par l'absence de théories plus satisfaisantes sur ce plan.

Il n'en reste pas moins que ce néo-libéralisme a ouvert ce que l'on peut considérer comme un programme de recherche nouveau dans lequel se sont engagés plus ou moins explicitement de nombreux économistes, parmi les plus remarquables. Bien que cela ne garantisse en rien la qualité générale des travaux auxquels ce programme de recherche a donné lieu, il est difficile de ne pas admettre que, d'un point de vue lakatosien, ce projet a été plutôt « progressif » au cours des dernières années, compte tenu de ce qu'était l'évolution antérieure de la recherche en économie. Ceci n'exclut évidemment pas que l'on puisse, dès maintenant, s'interroger sur son avenir, mais les économistes de gauche, dans leur zèle justifié à dénoncer les dimensions idéologiques des contributions néo-libérales, ont trop facilement repoussé du revers de la main leur intérêt scientifique. Je pense que, dans une conjoncture qui a nettement contribué à donner beaucoup de crédit à toute l'entreprise néo-libérale, cette attitude systématiquement négative de la gauche n'a fait qu'affaiblir la portée de sa critique pourtant fort justifiée de la dimension idéologique du néo-libéralisme [23].

La question de savoir s'il faut considérer comme « scientifiques » ou comme « idéologiques » les contributions des économistes néo-libéraux me paraît mal formulée. Je soutiendrai en effet que ces contributions, malgré leurs limites manifestes, ont souvent été d'un grand intérêt du point de vue scientifique, mais que c'est largement pour cela qu'elles ont exercé et exercent encore une fonction idéologique dont on a raison de se méfier. Toutefois, puisque la notion d'« idéologie »a souvent été présentée comme l'antithèse même de celle de « science », il convient d'abord d'en mieux préciser le sens, ne serait-ce que pour dissiper ce qui pourrait donner à cette thèse une allure de paradoxe.


5. QU'EST-CE QU'UNE IDÉOLOGIE ?

Sans remonter à l'origine du mot « idéologie » chez les Idéologues de la fin du XVIIIe siècle, on peut s'interroger sur les origines de la réalité que l'on désigne ainsi. Pour ce faire, c'est vers Marx qu'il faut se tourner. Toutefois, l'une des difficultés que présente ce retour aux sources tient à ce que l'idéologie est un phénomène qui comporte deux dimensions qui, d'ailleurs, trouvent, toutes deux, [145] leur origine chez Marx. Seulement, une seule d'entre elles fut associée par lui au mot « idéologie » et, à mon sens, il s'agit de la moins décisive des deux pour la compréhension de ce concept complexe.

Selon cette dimension moins décisive, qui a pourtant été privilégiée dans l'Idéologie allemande, les idées seraient littéralement déterminées par les situations sociales. La philosophie, la morale, la religion ne seraient que le « reflet », l'« écho », l'« expression » de situations sociales qu'elles ne feraient que « transposer » ou « traduire » à un autre niveau [24]. Une deuxième dimension du concept d'idéologie n'en est pas moins élaborée chez Marx, mais c'est chez les marxistes du XXe siècle que le mot « idéologie » y renvoie explicitement. Cette seconde dimension est celle qui est mise en relief par ceux qui soutiennent que les idéologies ont pour fonction de servir les intérêts d'une classe en lui apportant caution et justification.

À première vue, ces deux dimensions sont contradictoires : la première suggère que la réalité socio-économique exerce sur les idées une efficace décisive ; la seconde suggère, au contraire, que ce sont les idées qui exercent une telle efficace sur la réalité socio-économique. Pourtant, loin d'être contradictoires, ces deux dimensions ne se comprennent que l'une par l'autre. Pour le bien voir, reconnaissons d'abord qu'il serait absurde de penser que, selon la première de ces dimensions, les conditions socio-économiques « secrètent » des idées ou même que celles-ci sont l'exact « reflet » de celles-là ; la philosophie hégélienne n'est pas du tout l'expression de la bourgeoisie allemande du XIXe siècle qui n'a rien en elle qui justifie un « reflet » aussi sophistiqué ! En fait, la relation est bien plus simple : les conditions économiques déterminent des besoins, et les idées d'une époque répondent à ces besoins.

Mais comment des idées peuvent-elles « répondre » à des besoins ? Elles le peuvent au moins de deux façons fort différentes. Elles peuvent autoriser des « applications » (cf. : les applications de la science à la technique) et ainsi permettre de satisfaire divers besoins matériels. C'est ainsi qu'on a pu dire que, en permettant d'apporter certaines solutions aux problèmes causés par les crues du Nil dans l'Antiquité, l'avènement de la géométrie a répondu aux besoins d'une époque. Mais des idées peuvent répondre à des besoins réels d'une toute autre façon qui n'a rien à voir avec une « application ». Elles peuvent, en effet, apporter, à qui en éprouve le besoin, une justification ou une sorte de caution morale qui lui procurera, de façon fort appréciable, un sentiment de sécurité et de paix vis-à-vis soi-même ou vis-à-vis autrui.

[146]

On comprendra que, pour peu qu'elle soit convaincante, une telle justification sert directement les intérêts prioritaires d'individus donnés (ou, si l'on préfère, les intérêts des membres de la classe de ceux qui les partagent). C'est ici qu'entre en jeu la deuxième dimension de l'idéologie, car ce que cette justification apporte à ceux qui en bénéficient, c'est la possibilité d'être mieux perçus par leurs concitoyens, de susciter chez eux la volonté d'agir dans un sens donné, de se faire porter au pouvoir et d'y être maintenus ou même de mieux exercer sur eux une domination permettant littéralement de les exploiter. Bref, la métaphore gauche et usée qui exprime la première dimension du concept d'« idéologie » nous suggère que ces justifications reflètent des conditions sociales d'où émane un besoin auquel elles répondent, en servant ainsi, comme l'exige cette fois sa seconde dimension, les intérêts de ceux qui les éprouvent. Si l'on comprend les choses ainsi, le développement d'idées qui « reflètent » des besoins sociaux n'a rien de plus énigmatique que le développement d'une géométrie qui répond à des besoins économiques donnés. Dans ce dernier cas, c'est sous le mode de l'application, alors que dans le premier cas, c'est sous celui de l'idéologie que s'établit une sorte de correspondance entre un ensemble d'idées et l'état d'une société. Il aurait d'ailleurs été plus exact de dire, dans les deux cas, que les conditions sociales expliquent seulement le développement exceptionnel de certaines idées, en ce sens que si ces idées, à cette période précise, suscitent un tel intérêt, voire un tel engouement, c'est qu'elles répondent aux besoins que des conditions sociales particulières ont générés.

On peut maintenant se demander si une idéologie ainsi comprise est, comme le veut une certaine tradition remontant à Marx, nécessairement associée à la fausseté et au statu quo. Des auteurs aussi influents que Mannheim, Marcuse et Althusser ayant associé « idéologie » et « domination » et ayant fait de l'idéologie une sorte d'antithèse, soit de l'utopie (Mannheim et Marcuse) soit de la science (Althusser), le concept d'« idéologie » ne pouvait que se trouver lourdement chargé de connotations péjoratives. Pourtant, si (comme ces auteurs semblent le reconnaître volontiers) le rôle essentiel de l'idéologie est de cautionner une orientation politique donnée, on conviendra que, pour remplir efficacement ce rôle, elle devra paraître à la fois engageante et crédible à ceux qu'elle doit convaincre.

Or, elle sera engageante dans la mesure où elle proposera une vision exaltante de l'avenir que semble préparer cette orientation politique ; c'est-à-dire, dans la mesure où elle s'apparentera à une utopie. La plupart des idéologies se trouvent ainsi associées à un avenir « utopique ». Pour certaines - c'est le cas du marxisme qui, bien sûr, est lui-même une idéologie qui a répondu très efficacement au besoin de cautionner une révolution sociale - il s'agit d'un avenir dont les valeurs propres ne sauraient s'imposer qu'avec le renversement [147] de la société actuelle ; pour d'autres, il s'agit d'un monde dont les valeurs propres ne sauraient s'imposer qu'avec l'épanouissement encore incertain de cette société actuelle. L'idéologie néo-libérale, qui est de ce second type, propose une image exaltante de l'avenir où respect de la liberté de chacun et sens de la responsabilité individuelle définissent, en quelque sorte, un nouvel humanisme. Que le néo-libéralisme, comme on le verra, constitue le support idéologique idéal pour ceux qui détiennent le Pouvoir dans la plupart des pays occidentaux, n'autorise nullement à conclure que les partisans de cette doctrine seraient voués à la défense du statu quo et qu'ils seraient moins motivés que d'autres à lutter pour l'avènement du monde qui leur paraît le plus susceptible de favoriser les meilleurs intérêts de leurs congénères. Certes, on peut craindre, à bon droit, que, de facto, les politiques néo-libérales favorisent plutôt le statu quo sans déboucher sur l'avenir espéré, tout comme on a pu craindre avec raison que les politiques socialistes servent à consolider le Parti sans déboucher sur l'avenir entrevu par Marx, mais c'est là une toute autre affaire.

D'autre part, l'idéologie sera crédible dans la mesure où elle s'appuiera sur un discours qui fait autorité. Ainsi, du Moyen Âge au XVIIe siècle, le seul discours qui faisait vraiment autorité était celui de l'Église ; une idéologie du droit divin n'a donc pas tardé à s'y incruster et à se mettre au service de la classe féodale. Par contre, comme seule la science a pu, depuis le XIXe siècle, s'imposer avec une autorité comparable, on pouvait s'attendre à ce que, dans le monde moderne, pour peu que certains discours scientifiques donnent prise à une argumentation idéologique, diverses idéologies ne tardent pas à s'y incruster également. C'est pourquoi, la science risque d'alimenter les idéologies d'autant plus efficacement qu'elle est plus respectable : les conclusions les plus nuancées des études psychologiques les plus sérieuses, parmi celles qui ont porté sur la délicate question de la comparaison des quotients intellectuels, ont sans doute, quoique bien illégitimement et probablement malgré leurs auteurs, servi davantage le racisme le plus odieux que les grossières platitudes auxquelles celui-ci s'alimente le plus souvent. Pourquoi d'autres idéologies ne pourraient-elles tirer parti des meilleures analyses économiques, que celles-ci soient d'inspiration marxiste, marginaliste ou néo-libérale ?

Au sens où ils sont ici définis, les concepts d'« utopie », de « science » et d'« idéologie » ne peuvent donc pas s'opposer comme ils le font chez Mannheim ou chez Althusser, et ce pour la simple raison qu'ils ne découpent pas la réalité sur le même plan. Aussi, le fait de reconnaître que le néo-libéralisme se donne de l'avenir une vision utopique assez exaltante ou qu'il a inspiré maintes contributions scientifiques non négligeables - ou, à tout le moins, un programme de recherche scientifique qui, plus que d'autres, a fait preuve [148] d'un dynamisme novateur au cours des dernières décennies - ne signifie en rien qu'il échappe à l'accusation d'idéologie que les penseurs de gauche ont si régulièrement dirigé contre lui.


6. L'IDÉOLOGIE NÉO-LIBÉRALE

Le néo-libéralisme serait donc une entreprise idéologique dont on a raison de se méfier et je voudrais maintenant le rappeler sans remettre en question pour autant ni l'intérêt « scientifique » des contributions qu'il a inspirées ni la générosité « utopique » des rêves qui le soutiennent. Mon but ne sera donc pas ici de faire ressortir des aspects de l'idéologie néo-libérale qui auraient échappé à la perspicacité de ceux qui, depuis une décennie, l'ont systématiquement prise pour cible. Il s'agira plutôt pour moi de montrer que leurs critiques ne se trouvent affaiblies en rien - bien au contraire - par le fait que je me sois refusé à dénigrer la vision de l'avenir ou les contributions scientifiques des néo-libéraux. Aussi, m'a-t-il paru d'autant plus important de bien cerner la spécificité de l'idéologie néo-libérale, et de ne masquer en rien la différence qui sépare néo-libéralisme et néo-classicisme, que la traditionnelle propension des critiques de gauche à associer ces deux courants pour les condamner ensemble a contribué à en diluer les caractéristiques idéologiques propres, tout en ne rendant pas justice à leurs contributions respectives.

La franche affirmation de cette différence permet d'abord de faire ressortir le caractère quelque peu bâtard de l'entreprise des néo-libéraux, par opposition à celle des néo-classiques. On a vu que ces derniers prenaient, en quelque sorte, le parti de la « concurrence pure », en ce sens que leur démarche visait à rapprocher le monde réel de cet idéal qui leur paraissait, à vrai dire, de plus en plus lointain, alors que les néo-libéraux prenaient, pour leur part, le parti du « laisser-faire ». Or, le laisser-faire au sens strict aurait dû déboucher sur un anarchisme radical, comme les penseurs de tendance « libertarienne » ou « anarcho-capitaliste » n'ont pas manqué de le rappeler aux libéraux moins radicaux. C'est donc dire qu'un libéralisme qui refuse de s'engager sur cette voie ne pouvait être qu'un compromis entre la volonté néo-classique de construire un marché conforme à un modèle abstrait et l'acceptation anarchiste de toutes les conséquences du laisser-faire. Face à la question de l'existence des marchés concurrentiels, les néo-libéraux ont eu tendance à revenir au pragmatisme d'Adam Smith et à tolérer un minimum d'interventions, en estimant que, pour peu que quelques structures minimales soient mises en place, le marché sera à même de solutionner adéquatement les problèmes. Mais où doit se situer ce seuil critique ?

Cette question n'a pas paru trop troublante aux néo-libéraux, mais, du point de vue théorique, elle est fort importante. On se rappelle [149] que le critère qui permettait à Hayek de reconnaître les vrais libéraux, c'était l'absence de cette volonté interventionniste présente chez ces prétendus libéraux qui, bien naïvement, s'estimaient en mesure de construire de toutes pièces les institutions requises par un régime libéral. Mais pourquoi ce critère ne joue-t-il plus là où le pouvoir politique se voit confié le soin de mettre en place une constitution politique et de garantir le bon fonctionnement de systèmes juridique et policier capables d'assumer le respect du droit de propriété et des règles contractuelles ? Manifestement, dans l'application de leur principe fondamental, la plupart des néo-libéraux refusent d'aller aussi loin que les anarchistes de tendance libertarienne. Leur position est d'autant plus ambiguë que les objections qu'il apportent aux anarchistes, quand il s'agit de justifier le rôle minimal qu'ils réservent à l'État, sont du même type que celles que les néo-classiques leur servent inlassablement quand il s'agit, par exemple, de justifier l'intervention de l'État en matière de pollution. C'est ainsi que, aux anarchistes convaincus que, en matière de respect des valeurs d'autrui, des arrangements libres entre les individus lésés pourraient remplacer avantageusement la règle qu'un État imposerait à tous, Buchanan, dans un ouvrage justement intitulé The Limits of Liberty, fait observer que cette solution se heurterait à l'impossibilité d'empêcher quiconque de feindre d'être lésé par le comportement d'autrui, à seule fin de bénéficier des dédommagements que ces « arrangements fibres » pourraient alors lui valoir [25]. Or c'est précisément là ce que les néo-classiques opposent à ceux qui s'inspirent du théorème de Coase pour soutenir que la pollution et les autres externalités pourraient, en principe, être éliminées par le libre fonctionnement du marché. Pourquoi l'intervention de l'État serait-elle indiquée dans un cas mais pas dans l'autre ? Manifestement les néo-libéraux jugent dangereux de pousser trop loin la logique du laisser-faire. Mais cette décision de ne pas laisser totalement libre cours à cette logique vient brouiller quelque peu la cohérence du programme de recherche et la pureté de l'utopie dont ils se sont faits les promoteurs. L'injonction à ne rien faire, qui était lancé à l'État au nom des limites de la raison, devient subtilement une invitation à ne faire que ce que la raison exige !

Quoi qu'il en soit de cette ambiguïté, ce sont les postulats les plus fondamentaux et les conclusions les plus significatives du programme de recherche néo-libéral qui sont utilisés idéologiquement et assurent aux détenteurs du pouvoir dans la plupart des pays d'Occident la caution la plus efficace qu'ils pouvaient espérer.

[150]

Non seulement les néo-libéraux assurent-ils, à l'instar des économistes néo-classiques, que le marché est l'instrument par excellence de la prospérité collective, mais ils ajoutent que ce marché, loin d'être l'idéal inaccessible que décrivaient ces derniers, est celui-là même qui existe déjà et qui remplirait pleinement sa fonction si seulement l'État s'en retirait tout à fait. On pouvait désespérer de jamais mettre en place une structure aussi artificielle qu'un marché de type néo-classique où évolueraient des échangistes égaux entre eux. Sur ce plan, les néo-libéraux se montrent moins exigeants puisqu'un marché, pour eux, n'est rien d'autre que la bien imparfaite structure de négociation qui résulte de facto des initiatives inégales d'individus inégalement forts. Certes, la concurrence y est toujours affectée d'un indice fortement positif, mais non plus sous cette forme domestiquée que les néo-classiques valorisaient. C'est la forme sauvage du laisser-faire qui devient respectable. Là-dessus, les propos de Hayek sont sans équivoque : pour que la concurrence fonctionne, il doit quelque part y avoir des perdants [26]. Si le néo-classicisme pouvait être l'idéologie d'une petite bourgeoisie encore un peu idéaliste, le néo-libéralisme est l'idéologie des forts, l'idéologie de ceux que la chance a favorisés, l'idéologie des entrepreneurs gagnants. Pour peu qu'ils ne doivent pas leur existence à l'État, les monopoles et les compagnies multinationales se trouvent, de ce fait, justifiés par leur succès, alors que leur existence a toujours paru gênante aux économistes néo-classiques qui étaient anxieux de voir s'imposer une forme plus pure de concurrence. Quant aux syndicats et aux autres associations populaires susceptibles de contrarier les projets de ceux qui détiennent le pouvoir économique et politique, s'ils voient leur existence reconnue au nom de la liberté d'association, ils se trouvent considérablement affaiblis par une logique néo-libérale qui les prive du soutien de l'État que la logique néo-classique, par contre, aurait pu recommander en s'appuyant sur le fait que les conditions concrètes rendent souvent inopérante cette liberté d'association. Enfin, alors que le néo-classicisme constituait une sorte de caution pour le « Welfare state », avec le néo-libéralisme, toute initiative contribuant à minimiser le rôle compensateur de l'État est fortement encouragée. Bref, tout ce qui a une connotation « sociale » est, par principe, discrédité dans une approche néo-libérale qui ne reconnaît comme valeur fondamentale que la liberté individuelle et ce qui la rend possible.

À ce niveau, la propriété privée elle-même devient sacrée en vertu d'une sorte d'exigence méthodologique. Par contraste, dans l'univers de pensée néo-classique, la propriété était perçue davantage comme [151] une condition requise par la définition d'un « bien ». Il fallait, avant tout, circonscrire des entités échangeables et l'échange supposait la propriété. En un tel contexte, pour améliorer les conditions de fonctionnement du marché et, partant, la richesse collective, rien ne paraissait plus naturel que de modifier la répartition de ces droits de propriété et, dans leurs modèles du moins, les théoriciens néo-classiques ne se sont pas privés de le faire. Avec le néo-libéralisme, c'est autre chose : il n'y a plus d'instance autorisée à modifier la distribution des ressources existantes. La propriété privée, telle que donnée au départ, doit être respectée comme un fait naturel (ou mieux, comme un « droit naturel », pour reprendre le nom même de l'école de pensée la plus typiquement néo-libérale qui se soit intéressée à cette question). Par opposition, tout ce qui résulte d'une quelconque intervention de l'État sera perçu comme artificiel. Fort de cette distinction de principe, les néo-libéraux refusent de s'interroger, comme Marx le faisait à propos des « enclosures [27] », sur la façon dont, au cours de l'histoire, la propriété privée a elle-même été façonnée par une intervention artificielle de l'État. En rejetant les abstractions des néo-classiques et en prenant parti pour un monde plus concret, les néo-libéraux prenaient aussi parti pour une certaine représentation des rapports sociaux selon laquelle la propriété privée a quelque chose de « naturel » et l'intervention étatique quelque chose d'« artificiel ».

On l'a vu, cependant, les néo-libéraux ne se laissent pas entraîner, pour autant, par le radicalisme des anarchistes. Aussi ce libéralisme modéré peut-il condamner toute intervention de l'État en matière de transferts sociaux ou en matière de contrôle de la qualité de la vie, tout en encourageant une telle intervention quand il s'agit d'apporter au marché une protection de base (respects des contrats, police, défense) qui intéresse tous les participants, les forts comme les faibles. C'est pourquoi on tolérera aisément que les dépenses de l'État augmentent considérablement en matière militaire (pour le plus grand bénéfice des multinationales intéressées par la production en ce domaine) pourvu qu'elles soient réduites drastiquement dans les domaines plus mous comme la lutte anti-pollution ou les services sociaux.

*
*     *

On le voit, sur tous ces plans, le néo-libéralisme constitue une idéologie qui semble taillée sur mesure pour appuyer le développement [152] de politiques favorables aux intérêts de ceux qui détiennent les meilleures positions sur les échiquiers économique et politique. Si les néo-classiques valorisaient un type d'aménagement concurrentiel qu'ils estimaient particulièrement équitable, les néo-libéraux, en valorisant une forme de concurrence plus réaliste mais plus sauvage, apportent une sorte de respectabilité aux « gagnants » dont la réussite, après tout, témoigne de leur contribution à la prospérité. En rendant suspecte toute intervention de l'État, cette idéologie permet de tuer dans l'œuf les réglementations qui risqueraient de limiter les pouvoirs de ces classes privilégiées, tout en discréditant le discours de ceux (intellectuels de gauche, sociologues « soft-headed » et universitaires trop nuancés) qui doivent à l'État une trop large part de l'influence qu'ils détiennent pour ne pas avoir mauvaise conscience face à ceux qui ne doivent la leur qu'à l'entreprise privée.

Dire que, conjoncturellement, le néo-libéralisme exerce une fonction idéologique qui est de nature à favoriser le renforcement de certains pouvoirs, ce n'est pas, on l'a vu, porter un jugement négatif sur l'importance des contributions scientifiques auxquelles il est associé ; c'est, par contre, porter un jugement, que l'on peut considérer cette fois très négatif, sur l'impact qu'il exerce au niveau socio-politique. Les timides conclusions que peuvent autoriser ces contributions y sont en effet mises au service d'une orientation politique qui, en aucune façon, ne saurait en être dérivée logiquement mais qui, par un jeu d'équivoques associations et de subtils glissements de sens, y trouve néanmoins l'appui décisif qui permettra à ceux qui en tirent parti d'agir sans rencontrer la résistance politique qui, autrement, aurait pu permettre d'arriver à des compromis plus conformes aux exigences d'une véritable démocratie.

C'est pourquoi, me semble-t-il, il y a lieu de poursuivre sans relâche la critique de l'idéologie néo-libérale, mais c'est pourquoi aussi il importe de ne pas paralyser cette critique en en faisant le corollaire douteux d'une campagne mal engagée contre l'essentiel des contributions néo-libérales, voire contre l'ensemble des contributions néo-classiques qui, parfois, sont vaguement associées à ces dernières là où subsistent encore des séquelles de ce fâcheux manichéisme qui dominait la pensée critique des années 60 et qui a tant contribué à discréditer les analyses les plus perspicaces de la gauche.



* L'auteur tient à remercier Gisèle Houle-Lagueux et Daniel Gougeon qui ont révisé ce texte ainsi que le C.R.S.H. (Canada) et le Fonds F.C.A.R. (Québec) dont les subventions ont facilité sa rédaction.

[1] F.A. Hayek, « The Meaning of Competition », in Individualism and Economic Order, Chicago, The University of Chicago Press, 1948, p. 100.

[2] Ibid., p. 102.

[3] Ibid., pp. 101-102.

[4] Ibid., p. 95.

[5] Voir, par exemple, F.A. Hayek, « The Errors of Constructivism » in New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas, Chicago, The University of Chicago Press, 1978, pp. 3-6.

[6] Voir par exemple : F.A. Hayek, « Individualism : True and False », in Individualism and Economic Order, Chicago, The University of Chicago Press, 1948, pp. 33-56.

[7] Ibid., partie III.

[8] Léon Walras, Éléments d'économie politique pure, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, pp. 8-9, cf. aussi 34-35, 448, etc.).

[9] Ibid., p. 8.

[10] A.C. Pigou, Economics of Welfare, Londres, Macmillan, 4e édition, p. 184.

[11] F. Bator, « The Anatomy of Market Failure », Quaterly Journal of Economics, août 1958, pp. 361-363.

[12] J.H. Dales, Pollution, Property and Prices, Toronto, University of Toronto Press, 1968.

[13] Voir à ce sujet les débats entre Samuelson et les économistes de l'école de Chicago qui se sont poursuivis dans les pages du Journal of Law and Economics, en particulier de 1964 à 1967.

[14] Voir à ce sujet : R. Harrod, Policy against Inflation, Londres, Macmillan, 1958, p. 28.

[15] O. Lange et F.M. Taylor, On the Economic Theory of Socialism, New York, McGraw Hill, 1964 (texte paru en 1938).

[16] Pour une discussion critique de ce rapprochement chez Hayek, voir : M. Lagueux, « Ordre spontané » et darwinisme méthodologique chez Hayek », in G. Dostaler et D. Éthier (responsables), Friedrich Hayek, philosophie, économie et politique, Montréal, A.C.F.A.S., pp. 87-103.

[17] F.A. Hayek, « The Meaning of Competition », in op. cit., p. 105 ans M. Friedman, Capitalism and Freedom, Chicago, The University of Chicago Press, 1962, pp. 121-132.

[18] S.C. Kolm, Le libéralisme moderne, Paris, P.U.F., 1984, p. 28.

[19] R.H. Coase, « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics, octobre 1960, pp. 1-44.

[20] G.S. Becker, The Economic Approach to Human Behavior, Chicago, The University of Chicago Press, 1976.

[21] J.-J. Rosa et F. Aftalion, L'économique retrouvée, Paris, Economica, 1977.

[22] À titre d'exemple, voir : L.M. Lachmann, « Methodological Individualism and The Market Economy » in E. Streissler, Roads to Freedom, London Routledge and Kegan Paul, 1969, pp. 89-103.

[23] Voir sur ce point : M. Lagueux, « Lé néo-libéralisme et la gauche » in L. Jalbert et L. Beaudry (responsables), Les métamorphoses de la pensée libérale, Montréal, Presses de l'Université du Québec, 1987, pp. 157-191.

[24] On trouvera une analyse de la théorie marxiste de l'idéologie mettant fortement l'accent sur cette dimension in A. Cornu, Marxisme et idéologie, La Pensée, 2 et 3, 1944-45, pp. 89-100 et 57-70.

[25] J.M. Buchanan, The Limits of Liberty, Chicago, The University of Chicago Press, 1975, p. 4.

[26] Voir, par exemple, les troisième et quatrième parties du texte intitulé « Competition as a Discovery Procedure » in F.A. Hayek, New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas, Chicago, the University of Chicago Press, 1978.

[27] Dans la huitième section du premier libre du Capital.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 3 juin 2012 12:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref