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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le marxisme des années soixante. Une saison dans l'histoire de la pensée critique (1982)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Lagueux, philosophe, Université de Montréal, Le marxisme des années soixante. Une saison dans l'histoire de la pensée critique. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH, ltée, 1982, 350 pp. Collection: Brèches. [Autorisation accordée par l'auteur le 19 mai 2006.]
Introduction
Une saison où la gauche avait le vent dans les voiles 

Été 1980

 

 Il y a de cela fort peu de temps, une dizaine d'années à peine, la plupart des sociétés occidentales commençaient à s'habituer à une sorte de contestation permanente qui se présentait manifestement comme quelque chose avec quoi devaient compter bon gré mal gré tous ceux qui y exerçaient la moindre parcelle d'autorité. Sans doute, tous les milieux n'étaient pas également sensibles aux idées que véhiculait cette contestation ; mais à tout le moins pouvait-on prendre pour acquis par exemple que pénétrer dans l'enceinte d'un campus universitaire, c'était s'engager sur un terrain où des idées socialistes plutôt radicales allaient assez généralement être défendues avec enthousiasme et souvent même avec la ferveur communicative et au besoin agressive que ces idées avaient presque invariablement inspirée aux représentants les plus dynamiques du monde étudiant et, du coup, aux éléments réputés les plus turbulents, mais aussi les plus prometteurs de la population. Comme à d'autres époques, on se persuadait assez aisément de l'existence d'un mouvement de l'histoire ou, en tout cas, d'une sorte de marche en avant, jugée souvent trop lente et trop hésitante, mais néanmoins irrésistible et susceptible d'assurer, tôt ou tard, la mise au rancart des idées conservatrices ou bourgeoises au profit de celles que s'affairait à promouvoir une gauche socialiste à laquelle ses adversaires résistaient d'autant plus mal qu'ils lui avaient déjà concédé l'avenir. D'ailleurs cette conviction ne se présentait plus guère comme un simple vœu généreux et exaltant, mais comme une tendance que pouvaient garantir, pensait-on volontiers, les analyses de Marx, dont l'autorité et le prestige se répandaient de manière quasi-contagieuse et s'imposaient même a ceux qui redoutaient, souvent secrètement, ces nouvelles orientations. C'était l'époque où au Québec un professeur de cégep pouvait avec fierté et assurance annoncer à ses étudiants qu'il allait les initier à la « science marxiste », l'époque où les thèmes traditionnels de notre histoire nationale ne se profilaient plus qu'assez timidement derrière l'analyse souvent un peu brouillonne de la lutte des classes et, assez paradoxalement, l'époque où, plus que jamais, on s'est inquiété de voir notre système d'éducation outrageusement orienté vers la reproduction des classes dominantes.

 

Pourtant, c'est au passé qu'il faut désormais parler de cette période, qui a toutefois laissé des traces dans les habitudes de langage de certains militants marxistes moins sensibles que d'autres à une évolution discrète et inattendue qui, sans crier gare, a fait perdre l'essentiel de sa substance et de son impact à des expressions que leur vocabulaire continue de charrier un peu mécaniquement et qui, hier encore, étaient vibrantes de sens, comme la « révolution permanente », la « société auto-gestionnaire », le « pouvoir étudiant », etc... Cet indiscutable ressac, que d'autres études d'ailleurs ne manqueront pas d'examiner avec attention, peut en tout cas être associé - sans que cette observation bien sûr ne prétende tenir lieu d'analyse - à un inévitable essoufflement consécutif à une période d'exceptionnelle effervescence. Seule l'intense ferveur qui régnait alors semble en effet avoir pu soutenir le pouvoir persuasif d'un langage qui, laissé brusquement à lui-même, dissimule assez mal sa béante inadéquation à une réalité décidément trop prosaïque pour s'être laissée sérieusement transformer par lui, même quand sa logique se laissait porter par les accents les plus irrésistibles. Pourtant, Dieu sait que ce langage avait donné lieu à une active circulation d'idées, mais celles qui, il n'y a pas si longtemps, parvenaient aisément à convaincre et même à enthousiasmer, arrivent à peine à susciter, auprès d'auditoires réduits, cet intérêt tout théorique qui peut nourrir encore de bonnes discussions, mais sûrement pas un projet de révolution. Un rien de morosité à l'égard des idées de gauche pourrait même amener à penser qu'on ne discute même plus aujourd'hui, par manque d'intérêt, de ce dont on ne discutait pas davantage il y a dix ans, tant les choses paraissaient alors indiscutables. 

 

Des idées marquées par un contexte.

 

Il s'en faut de beaucoup cependant que cette désaffection à l'égard des idées contestatrices et des idées de gauche en général soit survenue à la façon d'un de ces revirements subits qui affectent périodiquement les modes intellectuelles parisiennes et qui ne reflètent apparemment que des oscillations internes à un monde assez fermé sur soi. Le revirement dont nous parlons est manifestement d'un autre ordre. On peut même l'inscrire dans une évolution beaucoup plus large de l'opinion qui a fait de la période qui s'est ouverte au début des années 60 et s'est peu à peu refermée vers la fin des années 70, une sorte de « belle saison » pour cette variété de pensée critique qui, en un sens, y a pris forme et n'a pas manqué ensuite d'alimenter copieusement, sur le plan théorique, les divers projets de contestation sociale qui surgissaient de partout. Comment, en effet, mieux décrire que par l'évocation d'une belle saison ce qu'ont dû ressentir, après les pénibles années 50, ceux qui, l'espace de deux décennies ou presque, ont pu en quelque sorte se laisser griser par la réconfortante sensation d'avoir enfin le vent dans les voiles ? Cette saison, annoncée d'abord par un printemps plein de promesses, fut rendue mémorable par l'ardeur d'un été que plusieurs auront trouvé trop court alors que, dans la deuxième moitié de la décennie 70, se manifestaient déjà les signes avant-coureurs d'un automne hâtif et peut-être sévère.

 

Il ne serait pourtant pas très sérieux de suggérer, sur la foi de quelques minces indices, que partout dans le monde, ou même partout en Occident, des peuples, engagés dans des aventures historiques fort disparates, aient pu être amenés au même moment à parcourir des séquences historiques analogues. Chacun sait trop bien que l'histoire, comme on l'a souvent fait observer, n'est nullement réglée à l'heure universelle et que chaque société poursuit, chacune pour son compte, un chemin lui-même mal défini et généralement assez unique, dont l'incertaine direction ne saurait être déterminée par une sorte d'extrapolation à partir de ce qui a pu être expérimenté dans d'autres sociétés. Aussi ne sera-t-il pas question ici de généraliser outre-mesure ce qu'il suffira de voir à l'œuvre dans la manière dont, au Québec en tout cas, on été perçus des événements qui ont exercé une influence déterminante au moins sur notre manière de penser et de juger, peu importe ici que ces événements aient été vécus directement par nous ou plutôt par des sociétés que d'importants liens culturels rapprochent de nous.

 

C'est ainsi que la révolution tranquille, qui a constitué pour le Québec une sorte de réveil de sa culture, a été accompagnée au début des années 60 par une série d'événements qui çà et là autour de la planète ont donné quelque crédibilité au sentiment que l'heure était maintenant venue où allaient enfin pouvoir s'imposer des idées qui, depuis des années, n'avaient pu au mieux que survivre dans des conditions plutôt héroïques. L'atmosphère de détente qui, malgré de nombreux reculs, s'installait peu à peu dans les relations Est-Ouest et éloignait d'autant le spectre de la chasse aux sorcières, les défis assez stimulants de la Nouvelle Frontière que pointait audacieusement du doigt un John Kennedy qui, face à ses prédécesseurs immédiats, faisait figure d'homme de gauche, la formation en France d'une Union de la Gauche qui pouvait pour une fois être prise au sérieux, l'Aggiomamento qui depuis Jean XXIII faisait bouger l'Église catholique elle-même, tous ces événements n'autorisent peut-être pas à conclure que le monde occidental dans son ensemble connaissait une sorte de printemps dont il serait sans doute trop facile de montrer le caractère ambigu, mais il n'en reste pas moins qu'ils ont clairement été perçus, au Québec en tout cas, comme le prolongement international - ou, de façon plus modeste et plus réaliste, comme le contexte international - d'une révolution tranquille qui, elle, était bien l'expression non-équivoque d'un dégel à la fois économique, politique et idéologique.

 

D'autres événements plus tardifs comme l'arrivée au pouvoir en Angleterre et en Allemagne de régimes travailliste ou socialiste, devaient d'ailleurs consolider cette impression de déblocage et donner plus de crédit au sentiment que quelque chose issu d'on ne sait où, était désormais amorcé et, sur un mode un peu dissonant il est vrai, se répercutait en s'amplifiant un peu partout en Occident. De façon encore plus décisive, la fascination inouïe qu'allait exercer sur la plupart des socialistes d'Occident la lointaine révolution culturelle chinoise, devait inoculer à bien des sympathisants le goût des autocritiques radicales devant lesquelles notre « révolution culturelle », alors à la recherche de son second souffle, paraissait aussi timide que les rayons du soleil d'avril une fois l'été venu. La contestation des valeurs bourgeoises s'était ainsi taillé une place fragile certes mais étonnamment étendue dans la vie quotidienne de bien des sociétés au point où, au cours des plus ardentes journées de cette période de « beau fixe » pour les idées de gauche, on allait se laisser convaincre, pendant un moment, de la possibilité de réaliser les rêves les plus incroyables quand, à Paris, des étudiants en délire décidaient de « porter l'imagination au pouvoir ».

 

Le rêve et l'utopie avaient du reste d'autant meilleure presse que les symboles les plus prestigieux du réalisme politique se discréditaient lamentablement au Viêt-nam où une interminable guerre contribuait, tout aussi efficacement que les injustices dont les noirs américains étaient perpétuellement victimes, à structurer et à radicaliser l'opposition qui se dressait, aux États-Unis et dans le monde, contre les intérêts défendus par une superpuissance capitaliste qui déjà devait prendre place au banc des accusés. Il n'est que d'évoquer rapidement ces considérations banales, ressassées à satiété par tous les éditorialistes d'Occident, pour se convaincre, si besoin en est, que le climat politique de bien des pays occidentaux, il y a une dizaine d'années, était hautement favorable à la propagation des idées de la gauche. Comme le notaient d'ailleurs, avec malice, les observateurs sympathiques à cette gauche, la droite hésitait même à dire son nom, de telle sorte que les intellectuels de gauche qui pullulaient alors ne pouvaient guère se payer le luxe d'affronter d'introuvables intellectuels de droite qui préféraient invariablement se présenter comme « centristes » ou mieux se situer pudiquement « à l'extérieur de ces catégories dépassées ».

 

Quoi qu'il en soit, cette situation ne devait pas durer bien longtemps ; sans doute la contestation comme phénomène devait-elle survivre aux rêves déçus de mai 68, mais en s'organisant, en s'institutionnalisant presque, elle allait bientôt perdre la folle démesure qui paradoxalement l'avait fait prendre au sérieux par ceux qui ne pouvaient plus la comprendre. Un peu partout désormais le retour à une certaine mesure, à un certain équilibre commençait à être perçu comme une priorité. Au Québec, le Parti québécois allait progressivement assagir les revendications un peu échevelées du R.I.N. et s'attacher à conquérir l'estime des milieux les plus conservateurs pour leur faire accepter l'idée d'une aventure collective désormais apprivoisée, à laquelle on devait de toute façon répondre « non ».

 

Ici encore un contexte international approprié encadrait ce refroidissement assez brusque d'une ardeur qui ne pouvait manifestement pas souffrir d'être trop longtemps chauffée à blanc. L'Église, à peine sortie de son Concile, s'était remise très tôt à porter une attention de plus en plus compréhensive aux appels horrifiés de son aile conservatrice, dont le poids relatif s'était forcément accru du fait de défections importantes dans son aile progressiste. La révolution culturelle chinoise n'a même pas eu à attendre la mort de Mao pour commencer à céder la place aux nécessités plus prosaïques de la reconstruction nationale. En France, on s'était remis plus brusquement encore à ces tâches concrètes et quotidiennes en oubliant très vite les rêves de 68 et même en voyant, plus péniblement, se briser lentement avec l'Union de la Gauche l'espoir, qu'on croyait pourtant réaliste, d'une transformation en profondeur de l'économie. En Allemagne et en Angleterre, des tendances ouvertement conservatrices reprenaient assez vite du poil de la bête ; tandis qu'aux États-Unis, une fois rebâtie tant bien que mal, grâce à la dénonciation du Watergate et à l'élection de Jimmy Carter, l'image intolérablement ternie de la démocratie libérale, on a vu se multiplier les manifestations d'une remontée non-dissimulée de cette droite intransigeante qui s'en prend même (la proposition 13 en est le symbole) à la présence jugée excessive de l'État dans la vie des Américains. Enfin la détente dans les relations Est-Ouest n'est plus guère qu'un souvenir que l'on évoque le plus souvent pour la dénoncer comme un marché de dupes car - et c'est là le plus significatif - la droite désormais a quitté l'attitude défensive dans laquelle elle s'était cantonnée depuis longtemps : aux États-Unis les faucons reprennent fièrement leur envol tandis qu'à Paris une « nouvelle droite » s'est ostensiblement donné pignon sur rue.

 

Au cours des années 60, on parlait un peu partout dans le monde de nouveaux défis, de guerre à la pauvreté, de libération nationale, de participation et de confiance en l'homme, alors qu'avec les années 70, on s'est mis à retrouver le langage de la méfiance et celui des intérêts nationaux. D'ailleurs pour que le langage de la rareté et celui du calcul viennent mettre en veilleuse celui de l'abondance et celui de la croissance, il suffisait que se profile discrètement le spectre partout respecté de la pénurie du pétrole. Au cours des années 60, avec au moins les apparences de la gratuité, on se consacrait à conquérir la lune ; au cours des années 70, on s'évertue à arracher au soleil quelques miettes d'énergie pour finalement conclure, à Venise à l'aube des années 80, qu'il vaudrait peut-être mieux revenir au charbon. Avec l'arrivée de l'automne, l'heure n'est décidément plus aux folles rêveries du printemps !

 

Il ne sera pas question ici de bâtir sur ces quelques observations ne fût-ce que l'esquisse d'une sociologie politique des plus récentes expériences de l'Occident ; d'autres composantes sont intervenues qui compliqueraient sensiblement ce tableau un peu trop impressionniste. Aussi bien s'agissait-il seulement ici de rassembler quelques éléments dont la signification symbolique au moins apparente aura profondément marqué la façon dont, au Québec en tout cas, devaient être reçues et perçues les idées véhiculées à l'occasion des principaux débats théoriques de ces deux dernières décennies. Comme seule la signification de ces débats théoriques intéressera le présent ouvrage, il n'y aura pas lieu de se demander ici où va aucune des sociétés occidentales qui ont été le théâtre des récents mouvements d'opinion dont il vient d'être fait état ; il importait seulement de bien voir qu'au Québec, et apparemment dans une bonne part des sociétés occidentales, les thèses qui seront ici examinées et discutées ont d'abord été accueillies avec la sympathie enthousiaste et au besoin indulgente que commandait un préjugé favorable aux idées de gauche, mais se sont ensuite heurtées, avec l'arrivée d'une saison plus froide, à une indifférence assez générale et souvent même à une hostilité mal contenue. Il sera de plus suggéré ici que si ces dernières attitudes peuvent paraître en partie justifiées par la mise en évidence assez fréquente dans les thèses discutées d'un certain relâchement théorique, dont on ne se formalisait guère au moment où une rigueur plus grande aurait paru superflue, elles s'avèrent beaucoup moins justifiables et même assez inquiétantes quand on pense à l'importance vitale des objectifs et des valeurs qui risquent de se trouver discréditées avec leur trop éphémère support.

 

Quoi qu'il en soit de ces enjeux théoriques auxquels seront consacrées les études qui suivent, il paraît intéressant de souligner que, sur ce plan de la discussion des idées et des idéologies, le Québec occupe une place privilégiée au point de rencontre d'une double influence culturelle, celle de la France et celle des États-Unis d'Amérique, comme on l'a d'ailleurs souvent rappelé avec une satisfaction à vrai dire parfois mal convaincue du degré auquel on aura su tirer parti de cette situation. Il se trouve, en tout cas, que la réflexion sociale qui, en ce Québec du début des années 60, se faisait justement moins perméable à une influence romaine jusque-là décisive, allait poursuivre sa nouvelle destinée sous le signe plus net que jamais de cette conjonction de l'influence de deux cultures d'ailleurs marquées elles aussi par des événements susceptibles, comme on l'a vu, de s'inscrire quelque part dans le cours du progrès ou du déclin d'une belle saison. Ainsi la contestation étudiante au Québec allait-elle s'inspirer de celle qui avait pris naissance à Berkeley, mais aussi, il va sans dire, de celle qui a connu son apogée à Nanterre ; le socialisme dont on allait ici vanter les mérites, c'était bien celui dont on faisait en France la théorie et qu'on y associait souvent aux projets autogestionnaires d'un certain syndicalisme, mais c'était aussi, pour plusieurs, celui qu'aux États-Unis on associait plus volontiers à une intervention massive de l'État. La figure de Karl Marx, qui allait bientôt être l'objet sur nos campus d'une sorte de vénération inconditionnelle, était ou bien filtrée par ces études de caractère phénoménologique puis structuraliste qui nous venaient de France par vagues successives en faisant toujours une place à part à la pensée de cet auteur, ou bien reconstituée de toute pièce a partir d'études socio-économiques, moins ambitieuses en apparence, qui se contentaient souvent de radicaliser, en les reformulant à l'aide de concepts marxistes, des arguments d'inspiration néo-keynésienne qui déjà aux USA avaient une saveur socialiste. Plus tard, ce sera aussi bien le succès inattendu de la critique parisienne du marxisme menée par les « nouveaux philosophes » que l'attention, de plus en plus grande, portée aux doctrines néo-libérales issues de Chicago qui auront contribué à faire prendre conscience aux intellectuels d'ici (comme à ceux d'ailleurs) que quelque chose changeait dramatiquement dans les rapports de force qui semblent déterminer, de façon un peu capricieuse, l'attrait qu'exercent les grandes orientations idéologiques.

 

Sans doute cette rencontre de la pensée française et de la pensée américaine a-t-elle eu lieu ailleurs qu'au Québec ; mais ici, où elle n'a pas cessé de marquer nos perceptions les plus quotidiennes, il était inévitable qu'elle se laisse partout deviner derrière notre façon de réagir aux événements de ces deux dernières décennies. Pour les intellectuels québécois qui, vers les années 60, avaient l'impression de se voir livrer en vrac toutes les richesses culturelles venant de l'étranger et parmi elles les instruments les plus raffinés d'une pensée désormais critique, les moindres échos de l'une et de l'autre tradition étaient accueillis avec enthousiasme et devenaient immédiatement, en se corrigeant à peine mutuellement, les pièces décisives d'un projet culturel encore neuf, que l'on voulait critique et libérateur et qui allait s'articuler peu à peu à mesure que progressait une saison inoubliable.

 

Avant de nous arrêter un instant sur les caractères propres à chacune de ces deux contributions à la pensée critique, il convient de souligner tout de suite que ce sera surtout d'un point de vue philosophique qu'elles se verront interrogées ici ; mais cette remarque appelle quelques précisions. La pensée plus ou moins « radicale » qui anime traditionnellement l'action de la gauche déborde largement, il va sans dire, le cadre de la réflexion philosophique. Mais il se trouve qu'au cours des années qui nous intéressent, les bases même de cette pensée critique et radicale allaient constituer un objet de prédilection pour une littérature philosophique qui, non seulement a très vite occupé une place de choix dans l'enseignement philosophique lui-même, mais n'a pas manqué de refluer sur l'ensemble des sciences sociales qui toutes allaient porter un intérêt renouvelé et assez soutenu aux questions « épistémologiques » en particulier. C'est à ces débats philosophiques poursuivis tant par des philosophes que par des théoriciens de diverses sciences sociales qu'il sera ici fait référence. Cet état de choses n'implique d'ailleurs pas que spécialistes des sciences sociales et philosophes professionnels aient fait tellement bon ménage au cours de cette période : les premiers ont souvent été déçus de ne pas trouver auprès des seconds de réponses précises à des questions pourtant légitimes, et ces derniers se sont souvent sentis désarmés par l'étroitesse de vues qu'ils imputaient aisément à leurs collègues ; mais reste qu'une réflexion incontestablement philosophique a occupé durant cette période un champ nettement plus étendu que celui auquel on était habitué de voir confinée la philosophie traditionnelle.

 

Il faudra tantôt expliquer ce phénomène, car rien, au début des années 60, ne semblait prédisposer la discussion proprement philosophique à occuper la place assez respectable que bon gré mal gré on sera amené à lui concéder au cours des années suivantes. La pensée philosophique s'engageait alors dans une crise dont elle ne semblait pas devoir sortir aisément. Jean-François Revel venait de publier son impitoyable pamphlet dont le titre Pourquoi des philosophes ? [1] formulait une question qui se retrouvait insidieusement sur bien des lèvres. Piaget, pour sa part, allait bientôt concéder, dans Sagesses et Illusions de la philosophie [2], l'existence de quelques questions philosophiques importantes - mais trop importantes pour qu'elles soient laissées aux philosophes, comme il aurait dit volontiers, s'il avait cherché à parodier Clémenceau.

 

Au Québec, notons-le au passage, on a mis un certain temps avant de prendre la mesure de cette crise. Au début des années 60, on y était beaucoup trop affairé, après tant d'années dominées par la scolastique thomiste, à savourer le plaisir de lire, « dans le texte » comme on disait, Descartes, Kant, Hegel et surtout Sartre et Merleau-Ponty qui, à leur façon, permettaient au surplus à leurs lecteurs de découvrir les ressorts philosophiques de la pensée de Marx. Il aura fallu, pour plusieurs, espérer voir s'affirmer une philosophie proprement québécoise puis désespérer de cette attente pour percevoir clairement que la philosophie traversait une crise d'autant plus accentuée au Québec qu'elle y jouissait d'un statut privilégié rendant son enseignement obligatoire [3]. On cherchait néanmoins encore à se persuader qu'il était tout naturel d'imposer obligatoirement à tous les étudiants du cours collégial une formation dont les responsables avaient seulement un peu de mal à définir ensemble les objectifs quand, avec la propagation rapide de la contestation dans le monde académique, ces doutes persistants se trouvèrent provisoirement balayés par la séduction assurée d'une perspective toute nouvelle : le cours de philosophie allait devenir un lieu privilégié pour l'exercice de la pensée critique à un titre d'autant plus légitime que cette pensée critique, qui se développait un peu partout en contestant l'autorité prétendue de diverses sciences, prenait un caractère de plus en plus philosophique ou à tout le moins épistémologique.

 

Mais examinons maintenant ces traditions critiques encore jeunes dont le vent de contestation qui soufflait vers nous tant des États-Unis que de la France nous apportait un subtil avant-goût. 

 

La philosophie anglo-saxonne
et la tradition critique américaine

 

Dans le monde anglo-saxon et aux États-Unis en particulier, un certain positivisme constitue depuis assez longtemps, on le sait, le mode de pensée dominant. Une vieille tradition plutôt empiriste, qui remonte à Francis Bacon et en tout cas à Locke et à Hume, a profondément marqué la philosophie sans doute, mais aussi les sciences humaines et sociales dont les premiers développements y furent, plus que dans le monde francophone, étroitement associés aux progrès de l'analyse philosophique. Il est en effet remarquable, surtout si on fait la comparaison avec le monde francophone, de voir combien les ancêtres anglo-saxons de la psychologie, de la sociologie, de l'économie et de l'histoire modernes, ont été étroitement associés au développement de la pensée philosophique. On cite souvent l'influence de Locke sur la psychologie et la contribution de Hume à l'histoire et à l'économie ; mais on pourrait de façon encore plus significative signaler la place importante des travaux philosophiques d'économistes comme Adam Smith, Stanley Jevons et bien sûr John Stuart Mill. Ne poussons pas plus loin cet examen et retenons seulement que, dans le monde anglo-saxon, sciences sociales et philosophie officielle faisaient assez bon ménage. Cette bonne harmonie ne fut d'ailleurs nullement perturbée quand, au XXe siècle, la tradition empiriste fut en quelque sorte assimilée par une approche positiviste plus strictement logicienne, fortement influencée par la venue de ces nombreux philosophes plus ou moins rattachés au Cercle de Vienne qui se sont peu à peu intégrés au monde anglophone en même temps que nombre de leurs collègues économistes de l'école autrichienne. Assez vite, une version simplifiée et standardisée des thèses positivistes en matière épistémologique, s'inspirant librement de l'approche peu orthodoxe mais fort attrayante de Karl Popper, devint la référence philosophique officielle de l'économie néo-classique et des autres sciences sociales qui estimaient pouvoir y asseoir leur prétention à la scientificité, en particulier au cours des années 50 où ces diverses sciences sociales avaient une assez forte propension à imposer un peu partout leurs valeurs dans la foulée de la diffusion universelle de l'« american way of life ».

 

Or, voilà qu'avec les années 60, une fois éloigné le spectre de la chasse aux sorcières qui avait beaucoup contribué à étouffer la vie intellectuelle dans la période antérieure, un assez fort sentiment de désaffection s'est affirmé dans divers secteurs à l'égard de ce triomphalisme un peu borné que la philosophie positiviste consacrait indirectement dans l'esprit de plusieurs. Aussi la tendance mal contenue à appliquer des modèles américains à l'étude ethnologique des sociétés ou à l'analyse de la croissance économique des pays dits sous-développés fut-elle vite dénoncée non seulement comme politiquement maladroite mais comme scientifiquement inacceptable. C'est dans ce contexte qu'une critique des sciences sociales prenait peu à peu de l'ampleur en s'attaquant avec la même indignation tantôt à la bonne conscience qui soutenait les manifestations les plus inavouables de l'impérialisme américain, tantôt aux sciences sociales - comme l'économie néo-classique ou la sociologie fonctionnaliste - qui tendaient à donner une assise à cette bonne conscience, et tantôt au positivisme latent qui cautionnait implicitement la prétention de ces « sciences sociales » à la scientificité.

 

Cette entreprise critique n'était pas née, bien sûr, avec les années 60 et elle pouvait même avec raison se reconnaître des racines lointaines mais profondément américaines dans la démarche étonnamment lucide de Thorstein Veblen au début du siècle. Plus près de nous, elle pouvait se rattacher directement àdes pionniers comme Paul Sweezy et Paul Baran, qui se sont faits les défenseurs d'une critique franchement marxiste de l'économie dans le contexte de l'après-guerre si hostile à leur idées. Mais avec les années 60, le contexte changeait et la pensée critique pouvait s'organiser : c'est ainsi que furent fondées diverses associations, dont la U.R.P.E. (Union for Radical Political Economics), qui doublaient les associations académiques traditionnelles pour stimuler la production d'analyses proprement critiques. Plus généralement, par-delà les frontières académiques traditionnelles entre sociologie, économie, histoire, on entendait faire prévaloir l'urgence d'une critique plus globale qui pourrait rassembler des dimensions assez artificiellement séparées par ces disciplines ; cette tendance d'ailleurs a fortement contribué à rapprocher entre eux les théoriciens critiques de diverses disciplines et à les rapprocher des philosophes qui s'intéressaient de plus en plus au destin des sciences sociales et à celui des idéologies.

 

Les contributions critiques plus ou moins reliées à divers champs de l'analyse sociale se sont donc multipliées au cours des années 60 ; il revenait toutefois à un philosophe allemand, apparenté à l'école de Francfort mais émigré aux États-Unis, de situer ces critiques éparses dans une perspective anthropologique et socio-historique plus large qui, pour tout ce courant critique, allait vite constituer un point de référence majeur. Au milieu des plus violentes contestations sociales, L'Homme unidimensionnel d'Herbert Marcuse a connu d'extraordinaires heures de gloire peut-être parce que s'y trouvaient systématiquement rattachées à un positivisme sourdement honni diverses manifestations du malaise issu des multiples aliénations engendrées par l'« american way of life ». La pensée critique n'a pas manqué d'ailleurs de mettre en évidence les formes d'oppression les plus diverses, soutenue qu'elle était par l'action concrète des mouvements pour l'égalité des droits des noirs, des associations de consommateurs ou des mouvements féministes et surtout par la vaste clameur d'indignation que provoquait la guerre du Viêt-nam. Tout pouvait alimenter la réflexion critique vers la fin des années 60 : elle allait encore trouver une impulsion nouvelle dans l'inquiétude très vive que provoquait maintenant, dans un publie élargi, la prise de conscience des limites écologiques de la planète que, par bien des aspects, il était naturel d'opposer aux prétentions expansionnistes du capitalisme américain.

 

Ces diverses réflexions critiques qui reposaient surtout sur des études empiriques n'avaient rien, dans l'ensemble, de particulièrement philosophique, mais sans doute, parce qu'elles finissaient par remettre en cause les bases mêmes de la conception du monde prévalant jusque là, appelaient-elles comme en sourdine une sorte de synthèse encore indéfinissable. Cette synthèse de caractère forcément assez philosophique, on en cherchait confusément le canevas dans celle que Marx avait magistralement amorcée un siècle plus tôt et qui pour plusieurs demeurait encore tout actuelle. En tout cas, puisque le positivisme, qu'on associait volontiers à une sorte de suffisance scientifique et à l'aseptisation de tout jugement critique, paraissait avoir partie liée avec la conception de la science et de la société qu'il s'agissait de dénoncer, cette synthèse critique devait être résolument anti-positiviste. Par là s'explique en partie le succès du livre de Marcuse et par là s'explique aussi l'immense intérêt qu'ont suscité, dans les milieux critiques et radicaux, les thèses épistémologiques de Thomas Kuhn qui, en proposant une façon nouvelle de comprendre la signification des révolutions scientifiques, mettait en cause quelques traits décisifs de l'épistémologie « positiviste » de Popper. L'idée kuhnienne d'un paradigme scientifique, qui est peu à peu abandonné pour des raisons de caractère presque sociologique, allait vite, malgré Kuhn, être importée dans l'univers des sciences sociales et séduire ceux qui ne demandaient pas mieux que de donner à peu de frais à leur démarche critique une sorte de respectabilité scientifique, qui leur permette d'affronter pied à pied la « science » qu'ils entendaient dénoncer. Quoi qu'il en soit, par delà les thèses précises qu'elle a inlassablement défendues avec des arguments qui ont souvent visé plus à inquiéter la bonne conscience qu'à séduire la raison, cette tradition critique aura su sensibiliser une génération à des problèmes trop négligés, elle aura suscité à leur égard des attitudes nouvelles et, faute d'avoir vraiment développé, elle aura valorisé à tout le moins une option philosophique : c'est par là en tout cas qu'une certaine gauche a profondément marqué toute une façon de penser les problèmes durant cette période où manifestement elle aura connu ses plus belles heures.

 

La philosophie continentale
et la tradition critique française

 

Bien différent à plusieurs égards était par contre l'autre versant de notre héritage critique. En France, la pensée philosophique dominante était caractérisée à l'inverse par la distance qu'elle avait prise à l'égard des sciences et des sciences physiques en particulier. Sans doute Auguste Comte avait-il au XIXe siècle inauguré le projet positiviste d'unification encyclopédique des sciences - dont la philosophie anglo-saxonne devait finalement hériter - mais la philosophie proprement positiviste de Comte-, qui débouchait d'ailleurs sur un moralisme assez inattendu, fut vite oubliée ou plutôt considérée comme une philosophie-repoussoir contre laquelle devait s'affirmer une autre tradition résolument spiritualiste qui, déjà à cette époque, s'imposait pratiquement comme philosophie officielle à l'instigation surtout de Victor Cousin. Les rares philosophes français tentés par une recherche prioritairement épistémologique furent ou bien boudés par leurs pairs, comme Cournot ou Poincaré, ou encore, comme Bachelard, passablement négligés avant d'être portés aux nues à la faveur de la réaction contre cette philosophie dominante. À vrai dire, ceux qui étaient vraiment représentatifs de cette tradition spiritualiste n'étaient pas forcément hostiles à la pensée scientifique ; certains comme Brunschvicg et Bergson étaient même assez familiers avec bien des aspects de la physique ou de la biologie et leur accordaient une place importante dans leur réflexion philosophique, mais cet intérêt pour les sciences était largement mis au service d'une philosophie axée sur l'aventure spirituelle de l'humanité et fort peu au service d'un examen proprement épistémologique des conditions de possibilité des sciences elles-mêmes.

 

Par ailleurs cette tradition spiritualiste typiquement française devait être au XXe siècle plus ou moins assimilée par une tradition germanique de telle sorte que, depuis la dernière guerre surtout, il paraît plus indiqué de parler d'une philosophie germano-française ou plus largement d'une philosophie continentale. C'est en tout cas cette tradition qui, à partir de la riche production de la philosophie de l'esprit, de l'herméneutique et surtout de la phénoménologie, a inspiré l'enseignement philosophique qui dominait encore à la Sorbonne vers les années 60 et qui de là a littéralement envahi vers cette époque le monde philosophique québécois en relayant très rapidement, du moins à Montréal, l'enseignement thomiste - ce qui devait alors susciter l'enthousiasme passager dont j'ai parlé plus haut.

 

D'ailleurs, si cette philosophie continentale avait, après trois siècles, passablement dilué les bases théologiques d'une tradition scolastique déjà lointaine, elle n'en perpétuait pas moins les orientations profondément humanistes de celle-ci - ce qui la rendait d'autant plus apte à s'y substituer en douce au Québec où les heurts les plus vifs, on le sait, ne devaient venir qu'un peu plus tard, au moment où, avec la mise en cause de toute cette philosophie, diverses variétés de marxisme entraient en force au cégep. La place centrale faite aux valeurs humanistes traditionnelles demeurait probablement, en effet, le trait principal qui reliait les sources française et allemande de cette philosophie germano-française, et elle se reflétait clairement dans la différence, volontiers accentuée, entre le monde de la pensée et le monde des choses, entre l'esprit et la matière, entre le sujet actif et l'objet passif, entre l'histoire proprement humaine et la nature qui n'a pas d'histoire.

 

C'est pourquoi l'attitude critique qui s'est développée au cours des années 60 à l'égard de cette tradition dominante sera résolument anti-humaniste et antihistoriciste ; c'est pourquoi aussi elle pourchassera, avec une sorte de frénésie, jusqu'à la moindre trace de la présence d'une subjectivité toujours suspectée de ménager, dans les abîmes de son impénétrable profondeur, un refuge rêvé pour les valeurs traditionnelles. Toutefois, pour s'en donner à coeur-joie contre une philosophie humaniste et méfiante à l'égard des sciences, la pensée critique française n'allait pas, pour autant, s'opposer à la pensée critique américaine en renonçant à toutes préoccupations humanitaires et en prenant fait et cause pour les intérêts supérieurs d'une pensée scientifique froidement indifférente aux implications sociales de son développement. Bien au contraire, elle allait plutôt, à l'aube des années 60, chercher à se tailler une place de choix dans le choeur grandissant de l'anti-positivisme d'où elle dénoncera principalement la cécité idéologique de l'approche positiviste de la science. Elle le fera d'ailleurs sans la moindre arrière-pensée, puisqu'à ses yeux la philosophie humaniste favorisait plus qu'autre chose, à force de ne pas daigner se mêler de questions épistémologiques, l'orientation positiviste et aseptique, sur le plan axiologique, de la pensée scientifique régnante. Prenant la contrepartie de cette attitude, la pensée critique française allait, pour sa part, renoncer à réserver pour la philosophie un objet propre situé à côté de ceux de plus en plus nombreux sur lesquels les sciences modernes faisaient porter leurs analyses ; elle refusait tout net de circonscrire pour cette philosophie un monde de l'esprit inaccessible à la science ou même une zone privilégiée de la subjectivité d'où le moi originaire du philosophe pourrait, comme auparavant, assister à la genèse du sens des objets d'un univers objectif que la science, quant à elle, étudierait en se plaçant à un tout autre niveau. La réflexion philosophique, ainsi dépossédée d'un objet propre, devra plutôt se consacrer à une analyse critique non pas des choses directement mais plutôt du langage tenu à propos de ces choses par chacune des sciences en particulier.

 

Ce faisant, la philosophie inspirée par la pensée critique en France allait mettre en pleine valeur des recherches épistémologiques comme celles que Bachelard ou Canguilhem avaient poursuivies jusque-là un peu en marge de la tradition principale ; elle allait aussi, en se donnant pour mission de scruter le langage de la science, se rapprocher - mais en apparence seulement, comme on vient de voir - de la philosophie positiviste dont les représentants anglo-saxons au XXe siècle (par opposition à Comte) avaient aussi tendance à se cantonner dans un métalangage portant lui-même sur le langage scientifique. Foucault et Althusser, les plus illustres représentants de cette philosophie critique des années 60, ont été ainsi, à l'occasion, qualifiés assez superficiellement de « positivistes ». Toutefois, c'est d'un tout autre point de vue que la philosophie anti-humaniste française entendait scruter l'activité scientifique, et ce point de vue la rapprochait davantage de la critique anti-positiviste américaine que du positivisme mis en cause par cette dernière.

 

En effet, l'analyse critique du langage de la science n'allait pas vraiment s'attacher à dégager les bases logiques de l'explication mise en oeuvre par telle ou telle science, ni à mesurer les conditions d'objectivité particulière à chacune d'elles ; elle allait plutôt chercher à identifier les contextes permettant au discours scientifique de prendre forme et de convaincre, à détecter les stratégies qui y sont tacitement à l'oeuvre, à dénoncer les lieux précis où il donne prise à des interventions idéologiques, etc... De plus, elle allait s'intéresser moins aux sciences naturelles qu'aux sciences humaines et sociales, et ceci était important : alors que l'étude des premières a surtout pour effet de nous éclairer sur ce que peut être une démarche scientifique reconnue comme telle et sur ce qui la rend possible, celle des secondes nous met plutôt en contact avec les problèmes de disciplines plus incertaines de leurs articulations et de leur titre à la scientificité, et surtout - à cause du reste tant de cette incertitude que de leur objet particulier -plus propices aux constructions idéologiques. Enfin, l'analyse critique portant sur le discours tenu par ces disciplines n'allait pas hésiter à brouiller les frontières académiques entre les diverses sciences sociales et, tout naturellement, allait trouver chez Marx le modèle d'une vision critique élargie à l'ensemble du champ abordé par ces « sciences » dont, le plus souvent, elle contestait d'ailleurs la compétence. C'est ainsi que cette critique anti-humaniste et anti-positiviste a pu avec Althusser se réclamer de Marx, chez qui elle estimait trouver à la fois une théorie anti-empiriste de la connaissance scientifique et une lucide mise en garde contre la place indûment privilégiée qu'une philosophie idéaliste accorde d'emblée à la subjectivité.

 

Quelle que soit la part respective des différences et des similitudes rencontrées à l'examen de ces deux conceptions (américaine et française) de la pensée critique, il paraît certain qu'elles ont le plus souvent été perçues comme des approches complémentaires par ceux qui se sont hautement réclamés de Marx pour contester avec vigueur la pensée dominante. Elles se rencontraient aisément en particulier dans la critique d'une culture universitaire représentée par des traditions philosophiques et par des sciences sociales qui contribuaient, estimait-on, à conférer une fausse légitimité à un type de société qu'il s'agissait avant tout de dénoncer et même de renverser. Au Québec où, comme on l'a vu, ces deux approches correspondaient aux deux sources d'une culture encore à la recherche d'elle-même, une nouvelle attitude philosophique qui s'est rapidement répandue a vite trouvé son pain quotidien dans ce marxisme critique caractérisé à la fois par une méfiance systématique (héritée de la tradition américaine) tant à l'égard des institutions académiques que des institutions plus proprement capitalistes et par un goût marqué pour des analyses menées dans un langage plus ésotérique (emprunté à la tradition française) qui lui garantissaient, entre autres choses, une sorte de respectabilité théorique toujours appréciée.

 

L'âge d'or de l'épistémologie

 

Ceci toutefois ne nous explique pas comment la réflexion philosophique est apparemment parvenue à surmonter assez brillamment la crise qui durant la première moitié des années 60 semblait paralyser son développement, du moins à l'intérieur de la tradition française. Disons tout de suite qu'elle a pu y parvenir plus aisément du fait que la crise qu'elle traversait ne lui était pas propre, mais qu'elle concernait également l'ensemble des sciences sociales en tant qu'elles échappaient au champ des sciences expérimentales. Dans le monde anglo-saxon, ces « sciences sociales » avaient tendance à développer des modèles sophistiqués qui souvent contribuaient à cautionner des représentations sociales proprement capitalistes, sans cependant que leurs caractéristiques formelles suffisent à les investir de l'autorité propre aux sciences expérimentales. Aussi la contestation de la philosophie positiviste évoquée ci-dessus était-elle plus immédiatement une contestation du modèle de scientificité que ces sciences sociales empruntaient plus ou moins tacitement au positivisme pour donner quelques titres à leur démarche encore incertaine. Dans le monde francophone, par contre, ces « sciences sociales », qu'il s'agisse de l'histoire, de la sociologie et même de l'économie, avaient souvent été pratiquées avec un souci nettement humaniste somme toute assez voisin de celui qui caractérisait l'approche des philosophes spiritualistes. Aussi la critique anti-humaniste de la philosophie était-elle également la critique d'une certaine pratique, d'ailleurs fort répandue, des sciences sociales. Dans l'une et l'autre tradition, les sciences sociales se voyaient ainsi acculées, tout autant que la philosophie, à se poser la question de leur légitimité et de leur statut.

 

Or, le fait même que soit ainsi portée à l'ordre du jour la question de la légitimité théorique de disciplines dont le statut ne paraissait troubler personne au cours des années 50, suffisait à susciter un intérêt nouveau et parfois presque fébrile pour un type d'enquête portant sur les fondements même des disciplines scientifiques ; cette enquête, il fallait bien l'appeler « épistémologique » et la rattacher au champ traditionnel de la réflexion philosophique. Il est vrai que cette portion du « champ traditionnel de la réflexion philosophique » avait eu tendance, plus souvent qu'à son tour, à être laissée en jachère par les principaux représentants de la tradition philosophique germano-française ; mais justement la nouvelle philosophie critique qui devait s'imposer au cours des années 60 en avait fait la parcelle privilégiée d'une entreprise philosophique conçue sur des bases nouvelles.

 

Ainsi au cours des deux dernières décennies, l'épistémologie a occupé une place centrale dans les débats philosophiques, tant dans le monde francophone que dans le monde anglophone : dans le premier, la nouvelle philosophie critique a vite relégué dans l'ombre les problématiques spiritualiste et même phénoménologique et a souvent amené ses adversaires à se situer eux-mêmes sur un terrain plutôt « épistémologique » ; dans le second, l'épistémologie positiviste, d'ailleurs tournée plus qu'avant vers les sciences sociales, a continué de se retrouver au coeur de discussions philosophiques souvent menées contre elle dans un style qu'elle a su néanmoins imposer à ses adversaires. Les deux milieux intellectuels vers lesquels se tournait désormais volontiers au Québec une jeune philosophie qui se pensait en crise ayant également, bien qu'avec des accents presque opposés, fait une place centrale aux recherches épistémologiques, il était fatal que celles-ci s'y taillent assez vite une place de choix dans un monde académique en train justement de se structurer ; elles le firent à un point tel que plusieurs ont eu le sentiment de voir les autres thématiques philosophiques injustement négligées en vertu d'une sorte de conspiration du silence qui aurait été exercée à leur égard.

 

En d'autres milieux on a été, à l'inverse, séduit et attiré par cette attention un peu bruyante soudainement portée à l'épistémologie qui a aussitôt exercé cette sorte de fascination caractéristique de ce qui passe pour une solution miracle, auprès de ceux, étudiants ou chercheurs en sociologie, en économie, en histoire chez qui la démarche routinière et insatisfaisante de leur discipline provoquait une sorte de malaise difficile à préciser. D'autres théoriciens des sciences sociales, alertés avec raison par l'éparpillement méthodologique dont leur discipline - ou à tout le moins l'enseignement de leur discipline - souffrait manifestement, ont souvent confondu la recherche d'ordre méthodologique qu'ils réclamaient bien légitimement avec les recherches d'ordre épistémologique (au sens proprement philosophique) dont le caractère forcément mal adapté à leurs espérances n'a pas manqué le plus souvent de les décevoir cruellement.

 

En tout cas, qu'elle renvoie aux plus abstraites spéculations théoriques auxquelles s'adonnent parfois très volontiers sociologues ou économistes inquiétés par l'orientation prise par leurs disciplines, ou qu'elle renvoie aux préoccupations plus concrètes d'un pédagogue en mal de synthèse méthodologique, la problématique dite épistémologique est vite apparue comme le lieu des incertitudes théoriques auquel les « sciences sociales » encore jeunes se résignaient à faire une place limitée mais nécessaire, au moment où plusieurs de leurs spécialistes, parmi les plus respectés, se montraient disposés à remettre en question non seulement leurs méthodes mais même les principes au nom desquels on avait, peut-être avec trop d'empressement, reconnu leur scientificité. En somme, même si un seul mot ne pouvait sans équivoque recouvrir des visées aussi distinctes, l'épistémologie, c'était, pour les sciences sociales, le vague et fugitif espoir d'un renouvellement qui permettrait de surmonter de trop évidents malaises ; pour la philosophie, le champ le plus prolifique et le plus actuel où puisse s'exercer une analyse théorique inaccessible aux méthodes proprement scientifiques ; pour la pensée critique, le lieu où pourrait s'amorcer une discussion capable de mettre en évidence le caractère proprement idéologique d'un discours prétendument scientifique. Dans ces conditions équivoques, ce qu'on appelait « épistémologie » et qui avait généré beaucoup d'enthousiasme devait tôt ou tard susciter tout autant de méfiance, non pas toutefois sans alimenter chemin faisant une abondante littérature philosophique.

 

Il importe ici d'apporter une clarification et de préciser que ces incertitudes théoriques des sciences sociales, qui accompagnent assez naturellement les pas encore mal assurés de disciplines relativement jeunes, ne sont nullement caractéristiques de ce qui a traditionnellement fourni aux philosophes matière à réflexion épistémologique. Ce n'est que par extension qu'on peut qualifier d'épistémologiques les polémiques qui s'amorcent fatalement autour de la méthode qu'il convient d'adopter pour qu'une discipline encore contestée puisse porter les fruits qui lui permettent de s'imposer vraiment. Par exemple on peut difficilement considérer comme un lointain classique de l'épistémologie, le dialogue fameux dans lequel, à l'époque où il jetait les bases de la science physique, Galilée fit s'affronter à propos de la méthode à employer le représentant de sa propre pensée et le personnage qu'il baptisait candidement du nom de Simplicio à qui il confiait le soin de défendre la pensée d'Aristote [4]. Tout au plus pourrait-on à la rigueur qualifier d'épistémologique un discours comme celui de Kant qui, plutôt que de polémiquer contre une attitude qui constituait à une époque un obstacle important au progrès de la connaissance, prend plutôt un recul véritable par rapport à une science, celle de Newton, qu'il juge désormais constituée et cherche à en dégager les conditions de possibilité. Plus souvent même préférera-t-on réserver ce terme aux études spécialisées qui, depuis la fin du XIXe siècle seulement, analysent plus systématiquement le mode de fonctionnement logique d'une science avancée comme l'est la physique. S'il fallait, dans cet esprit, attendre qu'une science ait pu s'articuler au degré atteint ne serait-ce que par la physique de Newton pour commencer à en élaborer l'épistémologie, on ne pourrait certes pas parler encore d'épistémologie des sciences sociales et les théoriciens de ces disciplines seraient bien mal inspirés de chercher en direction d'une épistémologie quelque lumière susceptible d'éclairer les bases contestées de celles-ci.

 

Or ce qui était vrai de la physique ne l'est plus des sciences sociales, car, une fois qu'une théorie de la science a été mise au point ne serait-ce qu'à partir d'une seule science, les autres disciplines qui tentent par la suite de se donner un statut équivalent, n'étant plus en train d'occuper un terrain vierge, auront bon gré mal gré à se définir par rapport à la conception du savoir scientifique prédominante au moment de leur genèse. Il ne s'agira plus alors, pour celui qui intervient dans le débat, de repousser, pour reprendre notre exemple, un type de discours qui lui paraît être un obstacle au progrès scientifique, mais bien plutôt de réouvrir la théorie de la science pour montrer que la nouvelle discipline, dont il cherche à établir le statut scientifique, y trouve sa place au même titre que celles dont les titres ne sont plus mis en cause. Même les thèses qui entendent montrer que les sciences sociales doivent être conçues tout autrement que les sciences physiques ne prennent leur sens que dans la mesure où elles sont comprises comme complémentaires d'une autre thèse voulant que de telles entreprises n'en soient pas moins des sciences pour autant et que, par conséquent, il y a lieu de réviser les hypothèses trop restrictives de notre théorie de la science. Telle est l'autorité attachée à ce statut de science que les entreprises intellectuelles les plus réfractaires aux conditions et aux démarches qui ont caractérisé la longue genèse de la science moderne, ne peuvent se résoudre aisément à se voir écartées de la liste des disciplines jouissant d'un tel privilège auquel elles estiment avoir droit pour des raisons souvent différentes qu'il leur reste alors à faire valoir grâce à une sorte de plaidoyer épistémologique dont les exemples sont légion.

 

Du coup, l'épistémologie ne peut plus se réduire à être un domaine de la recherche philosophique où se consumeraient de savants spécialistes passionnés par l'analyse des instruments conceptuels qui ont permis, à la physique en particulier, d'arracher à l'univers ses plus admirables secrets. Elle devient, pour une part, le lieu d'un enjeu âprement disputé entre des prétendants irréductibles, issus souvent de familles intellectuelles ennemies, et prêts à tout mettre en oeuvre pour s'assurer, au besoin par quelque alliance astucieusement conclue, des droits au titre de science et au prestige considérable qui lui est attaché. C'est dans ce contexte, à n'en pas douter, que l'œuvre de Thomas Kuhn s'est trouvée courtisée de toute part dès qu'on a cru y voir, dans la tradition critique américaine surtout, un moyen expéditif de débouter en sa faveur les prétentions à la scientificité d'un camp opposé. Sans doute est-ce aussi dans ce contexte qu'on s'est affairé, dans l'entourage d'Althusser en France, grâce à une exégèse patiente et astucieuse, à raccommoder les écrits d'un très illustre ancêtre allemand du XIXe siècle, de manière à ce que soient reconnus à la fois les titres de ce dernier à la scientificité et une prétention non dissimulée à en être considéré l'héritier légitime. Bref, pour la pensée critique, l'épistémologie apparaissait comme le lieu d'où elle pouvait contester les prétentions à la scientificité des sciences sociales alors dominantes, le lieu où elle pouvait peut-être assurer à certaines de ses thèses une vague autorité scientifique et (dans le cas de la tradition française, plus volontiers philosophique) le lieu d'où elle pouvait s'exprimer, sans crainte de voir un discours à prétention scientifique doubler sur le même terrain son propre discours.

 

Toutefois, ce repli épistémologique permettant au philosophe critique d'occuper la position retranchée d'un métalangage portant non pas sur les choses elles-mêmes mais sur le langage tenu par les sciences à propos de ces choses, ne pouvait pas durer indéfiniment. D'abord, il était inconcevable d'étudier les structures du discours scientifique sans étudier celles du discours en général, et là les épistémologues les plus réfractaires à l'idée d'intervenir directement dans l'analyse propre à une science particulière ne pouvaient s'empêcher d'aller rencontrer sur leur propre terrain les linguistes qui s'étaient eux-mêmes donné pour objet les structures des langages de divers types. Dès lors, théories épistémologiques et théories linguistiques ont été amenées à renégocier inlassablement leurs innombrables rapports, comme d'ailleurs elles le faisaient depuis longtemps, mais d'une façon différente, dans le monde positiviste anglo-saxon. De plus, une fois ouverte cette brèche dans leur prétendue démarche métalinguistique, il était fatal que l'intervention des épistémologues critiques sur le discours souvent assez poreux et relativement peu organisé des diverses sciences sociales, se transforme peu à peu et par une sorte d'osmose en intervention sur l'objet même de ce discours. C'est ainsi qu'en prétendant se contenter de bien lire le Capital ou encore de décrire les stratifications des discours, on fut amené à faire la théorie de modes de production très réels et à dénoncer de non moins réelles pratiques sociales que masquaient les discours stratifiés : c'est ainsi que les mots, auxquels on avait juré de s'en tenir, n'ont pas tardé à se laisser traverser en direction des choses.

 

Ces idéologies qui habitent les sciences

 

Ce glissement était d'autant plus inévitable que la pensée critique française accordait la priorité, dans son programme « épistémolo­gique », à la dénonciation des idéologies dont les suggestions insidieuses risquent toujours de passer pour les conclusions de sciences assez mal prémunies contre un tel danger, surtout quand leurs voies restent encore mal définies. Or pourchasser les idéologies, C'est s'engager sur le terrain de la sociologie qui étudie les conditions de leur genèse ; ce chevauchement un peu forcé de préoccupations épistémologiques et de préoccupations sociologiques était fatal puisque le discours scientifique qu'étudie l'épistémologue est même devenu à notre époque le refuge le plus efficace des diverses idéologies qu'étudie le sociologue.

 

Il suffit pour le comprendre de réfléchir un instant sur la nature même des idéologies qu'on peut approximativement définir comme des discours auxquels des groupes sociaux recourent pour justifier, à leurs propres yeux et à ceux des autres, des comportements et des actions qui servent leurs intérêts [5]. Une idéologie se doit donc d'être dissimulée pour ne pas être reconnue comme telle par ceux qu'elle a un peu pour fonction d'abuser et elle se doit d'être efficace (c'est-à-dire, en ce qui la concerne, crédible) de manière à pouvoir les abuser effectivement. Aussi l'idéologie qui fonctionne efficacement comme idéologie ne se présente-t-elle à nous que sous le déguisement d'un discours éminemment crédible. Aux heures de gloire de la chrétienté, à l'époque où l'Église détenait auprès des masses populaires une autorité presque inébranlable, il était normal que des idéologies favorisant les intérêts de divers groupes sociaux cherchent à s'infiltrer en douce dans les propos des prédicateurs ou des théologiens les plus écoutés. De même, à une époque où les églises presque vides ne se sont plus avérées des lieux aussi propices à une intervention idéologique efficace, il fallait prévoir que les idéologies, sans nécessairement abandonner un terrain qui leur fut si favorable, cherchent plutôt désormais à se laisser porter par le discours scientifique que l'autorité apparemment neutre et désintéressée des savants rendait particulièrement approprié à leur action.

 

Cependant, le fait que des idéologies aient pu envahir de part en part tant le discours scientifique que le discours religieux ne devrait en principe rien avoir à faire avec la vérité ou le bien-fondé de ces discours. Pour qu'une idéologie du droit divin, qui consacrait la domination des classes nobles au moyen âge, ait pu fonctionner efficacement, il n'importait pas vraiment que le message chrétien soit basé sur une authentique révélation ou sur un mélange de duperie et de superstition, il suffisait que les croyants prêtent foi aux propos de ceux à qui cette religion avait conféré une position d'autorité et que ceux-ci, à force de faire prévaloir des dimensions surnaturelles et extra-mondaines, tendent par là même à valoriser un ordre social, qui paraissait respecter suffisamment ces dimensions, aux dépens d'une conception plus laïque de la justice sociale, qui ne semblait pouvoir s'affirmer qu'en les mettant en péril. De même, pour que fonctionne efficacement une idéologie favorable à la domination capitaliste, il n'importait pas vraiment que l'économie néo-classique s'appuie sur des méthodes rigoureuses et légitimes ou qu'elle repose sur un tissu d'estimations erronées et de constructions gratuites, il suffisait qu'elle soit perçue comme une science pouvant imposer son autorité aux profanes et que, à force de tout ramener à des modèles capables de donner prise à l'exercice de ses instruments mathématiques, elle finisse par valoriser le fonctionnement idéalisé des mécanismes capitalistes dont il est possible de formaliser l'analyse, aux dépens de la discussion, sans doute moins gratifiante sur le plan analytique, des aspects irrationnels et inéquitables de ce mode de production qui, du coup, parvenaient ainsi à passer plus inaperçus.

 

Aussi, même s'il est de la plus haute importance de savoir repérer des conclusions scientifiques toujours sujettes à être utilisées idéologiquement, c'est bien en vain qu'on aura cherché à y parvenir en décidant sans plus de départager le bon grain de l'ivraie ou, si l'on préfère, la 'science de l'idéologie qui l'habite. Encore moins pouvait-on ambitionner, comme Althusser et ses disciples, de mettre à part un discours rigoureusement scientifique sur la société - discours qu'en l'occurence ils auraient voulu être celui de Marx - pour l'opposer à d'autres discours qualifiés massivement d'idéologiques [6]. S'il est vrai que l'idéologie envahit de part en part le discours religieux et le discours scientifique, aucun espoir ne subsiste d'isoler complètement un pur message divin ou une pure démarche scientifique ; ces discours ne seront plus jamais parfaitement innocents et demeureront toujours, sous quelque forme qu'ils se présentent à nos oreilles profanes, travaillés de l'intérieur par des affrontements idéologiques. Il vaut mieux dès lors s'efforcer d'éclairer la façon dont des visées idéologiques s'emparent du discours pour le mettre au service des intérêts de groupes sociaux que l'on gagnerait alors, soit dit en passant, à identifier à l'aide de catégories assez fines, auxquelles la pensée critique a trop souvent eu tendance à substituer une bipartition abstraite de la société en classes dominante et dominée.

 

Dans cette perspective, il faut évidemment reconnaître que le discours de Marx a été, comme les autres, envahi par des visées idéologiques ; cette conclusion ne saurait trop surprendre d'ailleurs celui qui a observé jusqu'à quel point la pensée critique a assez ouvertement mobilisé, pour les mettre au service des intérêts d'une gauche contestataire, toutes les ressources de ce discours dont on ne devrait pourtant pas mettre en cause pour autant l'intérêt scientifique. Aussi peut-on dire que la saison dont il est question ici en fut une où les idéologies de gauche, celles qui agissaient à travers la pensée critique, ont eu pour un temps le vent dans les voiles. Peut-être est-ce un peu faire tort aux idéologies de gauche que de les désigner comme telles, car les idéologies, on l'a vu, ne peuvent agir que dans la clandestinité théorique : mais c'est, en tout cas, rendre hommage à la pensée critique que de la considérer, par delà sa tendance un peu puérile à se faire passer pour une science inaccessible aux impuretés idéologiques, comme une entreprise théorique bien digne d'être examinée avec un oeil aussi critique que celui qu'elle porte elle-même sur d'autres entreprises intellectuelles dont à l'occasion d'ailleurs elle tire quelque crédibilité scientifique à se dire parente. Si le présent recueil s'adonne ici à cette pratique qu'on jugera peut-être ambiguë, il aura au moins rendu à la pensée critique un témoignage que lui refusent tout net autant ceux qui se contentent de l'ignorer en portant sur elle un regard plein de suffisance que ceux qui manquent à ce point de confiance en ses ressources qu'ils n'osent la traiter comme une attitude intellectuelle assez robuste pour être elle-même critiquée.

 

L'idéologie de gauche qui habite à la fois la pensée de Marx et la pensée critique en général n'enlève donc rien à leur aptitude respective à rendre compte du fonctionnement réel de divers mécanismes sociaux et ne suscite aucun doute sérieux sur leur intention de s'y consacrer dans un esprit parfaitement scientifique ; mais elle explique dans une large mesure l'audience incomparable que devaient recevoir à diverses périodes ces entreprises théoriques et que ne justifie pas à lui-seul leur intérêt intellectuel du reste incontestable. C'est de la même manière, par exemple, que l'on peut assurer, sans engager d'insoutenables procès d'intention, que les travaux des premiers économistes marginalistes, Jevons, Walras, Menger et leurs successeurs ont été littéralement propulsés à la fin du XIXe siècle par les intérêts d'une bourgeoisie mal assurée de ses droits. Quoi qu'il en soit en effet des qualités intellectuelles de l'œuvre de ces économistes et de la pureté des motifs théoriques de leur entreprise, il paraît certain que le conservatisme d'une classe bourgeoise, apeurée par les conclusions ouvriéristes que des socialistes tiraient déjà de la théorie ricardienne de la valeur-travail, peut être considéré comme un élément important dans l'explication du succès fulgurant d'une microéconomie marginaliste qui, en reléguant cette théorie aux oubliettes, devait, malgré des résultats encore modestes, constituer une candidate plus recommandable au rang de pensée officielle. Le peu d'attention que, par contraste, on allait porter, au pays même de Ricardo, à l'œuvre pourtant plus « classique » de Marx, l'hostilité mal contenue avec laquelle on allait, dans le monde germanique, la combattre au nom du marginalisme, peuvent également s'expliquer en bonne part à partir de considérations du même type. Il ne s'agit pas ici, on le voit, de rendre compte, à partir d'un tel facteur, du contenu intrinsèque de l'une ou l'autre théorie, mais seulement des fluctuations irrégulières affectant l'audience qui leur fut respectivement accordée.

 

Aussi paraît-il indiqué d'expliquer de manière analogue la fortune exceptionnelle qu'a connu le Capital, après voir été longtemps victime d'une sorte de conspiration du silence. Ce n'est pas être insensible à son intérêt scientifique, qui n'est pas vraiment affecté par ces considérations, que de rappeler que son singulier destin a été soutenu par le rôle politique que, grâce en particulier à ses qualités polémiques et rhétoriques, il pouvait jouer, moyennant une conjoncture favorable, auprès de mouvements révolutionnaires mal unifiés pour lesquels le recours à une théorie officielle, capable de se voir attribuer à la fois l'autorité d'une science et la vénérabilité d'une tradition, s'avérait être un facteur décisif de mobilisation sociale. De même, ce n'est pas sous-estimer l'intérêt théorique de la pensée critique que de rendre compte de l'enthousiasme inattendu qu'elle a suscité au cours des années 60, par l'intense besoin de changement que des sociétés, étouffées par la grisaille assez généralisée des années 50, ont brusquement ressenti en se cherchant un avenir. Sans doute faudrait-il développer à ce propos des analyses sociologiques précises, mais il s'agissait seulement ici de rappeler que la sociologie de la connaissance, qui peut, mieux que toute autre discipline, rendre compte des caprices de l'audience sociale d'un discours, ne doit pas craindre le cas échéant de prendre pour objet le discours même de ses plus ardents promoteurs.

 

Les trois lectures de Marx

 

Quoi qu'il en soit, la pensée critique, parce qu'elle s'inscrivait dans une tradition déjà séculaire de mobilisation sociale faite au nom de la pensée de Marx, devait retrouver à sa façon les sources vives de celle-ci. Ce fut certes le mérite essentiel de Louis Althusser que d'avoir su renouveler la lecture de Marx de manière à ce que puisse être trouvé dans son oeuvre ce qu'exigeait une conjoncture intellectuelle nouvelle, caractérisée par la crise évoquée plus haut des sciences sociales et de la philosophie. L'oeuvre de Marx avait donné lieu à trop de commentaires et de discussions depuis la mort de son auteur pour ne pas avoir été, comme celle de tous les grands classiques, sollicitée en toutes les directions ; toutefois on peut rattacher la grande majorité de ces interprétations à trois grands types de lecture qui se sont grosso modo succédés dans le temps.

 

La première lecture de Marx pourrait être qualifiée de panéconomique : Marx fut d'abord perçu comme celui qui n'avait pas craint d'expliquer à peu près tout, à partir de facteurs économiques dont la seule évocation faisait frémir d'indignation les penseurs idéalistes de l'époque. Aussi Marx était-il considéré avant tout comme un économiste et comme l'auteur du Capital, dont il s'agissait pour ses disciples de dissiper les obscurités et d'adapter les enseignements. Les philosophes marxistes, préoccupés par des questions que Marx n'abordait guère dans cet ouvrage, devaient se contenter, pour satisfaire leur curiosité légitime, de réponses par procuration : Engels s'était en effet chargé de mettre au point la philosophie (le matérialisme dialectique) que Marx n'aurait malheureusement pas eu le temps d'élaborer lui-même. Cette première lecture a dominé la littérature marxiste à la fin du XIXe siècle et au début du XXe et elle s'est perpétuée dans la tradition soviétique où Staline s'est chargé d'en codifier les éléments pour le bénéfice des lecteurs moins éclairés.

 

Une deuxième lecture devait bientôt prendre son essor cependant, alors que se sclérosait rapidement le marxisme officiel de l'Union Soviétique et que déjà l'économie politique marxiste s'était heurtée à des difficultés théoriques telles qu'elle cessait de compter vraiment, même pour les rares économistes occidentaux qui daignaient s'y intéresser. Cette deuxième lecture, qui se voulait plutôt philosophique et mettait discrètement en veilleuse les dimensions proprement économiques de la pensée de Marx, s'est tournée résolument vers des oeuvres de jeunesse beaucoup plus hégéliennes par leurs préoccupations, tout en retenant du Capital ce qui en était annoncé déjà dans ces œuvres antérieures. Rompant ainsi avec ce qui était devenu la lecture officielle en Union Soviétique, cette lecture nouvelle a été associée avec ce que l'on a appelé le « marxisme occidental » et a été illustrée d'abord par Histoire et conscience de classe, l'œuvre magistrale de Lukacs, qui devait inspirer profondément plus tard des sociologues comme Lucien Goldmann ou des philosophes comme Maurice Merleau-Ponty. Insistant fortement sur l'importance des valeurs humaines et historiques dans l'œuvre de Marx, cette lecture devait dominer les études marxistes non seulement en France, où l'on était spontanément prédisposé à l'adopter, mais aussi dans le monde anglo-saxon où l'étude de Marx n'a guère été intégrée à la tradition positiviste.

 

Quoi qu'il en soit, c'est vers une troisième lecture que devait se tourner la pensée critique des années 60, à l'aise ni dans l'approche « panéconomique » qui aboutissait à un évident cul-de-sac, ni dans l'approche « humaniste » qui laissait le marxisme, au milieu d'une philosophie déclinante, sans prise réelle sur les réalités socio-historiques à l'étude desquelles Marx s'était prioritairement consacré. Cette nouvelle lecture préconisée surtout par Althusser et ses nombreux disciples demeurait franchement philosophique ; elle refusait de s'engager directement sur le terrain miné de l'économie marxiste, mais elle rompait avec les écrits du jeune Marx pour porter en priorité sur le Capital, conçu comme la base d'une critique des sciences sociales et comme le point de départ d'une science proprement marxiste de l'histoire des sociétés.

 

Cette lecture nouvelle a manifestement privilégié trois grands thèmes qui seront aux centres des débats sur Marx que la « saison » qui nous intéresse ici devait faire proliférer. Le premier de ces thèmes, pour l'étude duquel, selon Althusser, le Capital ouvrait même, pour la première fois depuis Galilée, un nouveau « continent scientifique » [7], c'est bien sûr l'histoire. Un peu plus prosaïquement qu'Althusser, disons en effet que le matérialisme historique se refusait à la compartimentation à laquelle une division académique du travail entre économistes, sociologues et historiens nous avait habitués, tout en proposant une théorie globale de l'évolution des modes de production qui rejoignait à un certain niveau les aspirations ultimes des historiens. Ceci toutefois remettait en cause certaines idées reçues sur la nature d'une contribution scientifique à l'étude des phénomènes historiques et sociaux ; or pour Althusser, t'était également dans une lecture attentive du Capital qu'il fallait chercher les moyens de préciser le véritable caractère d'une démarche rigoureusement scientifique. Le deuxième thème important pour ce type de lecture était donc l'analyse même de l'activité scientifique, ou si l'on préfère l'épistémologie dont on a vu toute l'actualité et sur laquelle, selon Althusser, la pensée de Marx jetterait un éclairage étonnamment moderne masqué jusque-là par l'interprétation trop pragmatiste d'Engels qui faisait encore autorité dans le monde marxiste. C'est encore l'autorité d'Engels qu'il s'agissait d'ébranler, au nom de Marx, dans l'examen du troisième thème que cette lecture récente devait mettre en valeur : dans un esprit assez proche de celui qui inspirait cette épistémologie nouvelle, plusieurs économistes critiques allaient mettre en question toute l'interprétation orthodoxe de la pensée économique de Marx et parfois jusqu'à l'idée même d'une économie politique marxiste. Ces économistes critiques n'en soulignaient pourtant pas moins l'intérêt scientifique des principaux concepts économiques de Marx, en particulier celui de valeur et aussi celui de reproduction, pour peu que ceux-ci soient pensés d'une manière qui les épure de l'interprétation étroitement techniciste qu'ils devaient surtout à l'influence d'Engels. Ainsi les théories intéressant respectivement ces trois thèmes, théorie de l'histoire, théorie de la science et théorie de la valeur (à laquelle on peut associer une théorie de la reproduction de la valeur) s'avèrent-elles largement solidaires, et ce n'est pas un hasard si ce sont précisément elles que tendait à dégager du Capital la nouvelle lecture de cette œuvre, pratiquée par les principaux représentants de la pensée critique au cours des récentes années.

 

Trois thèmes théoriques
dont il faut poursuivre la discussion

 

Ce n'est pas un hasard non plus si le présent ouvrage, qui s'intéresse justement à ces années, porte précisément sur la façon dont ont été dégagées, discutées, développées les diverses facettes de ces théories. À travers elles, seront successivement soulignés les limites et les excès mais aussi les espoirs de cette vaste entreprise critique qui a si profondément marqué une période encore toute proche de nous. Après une discussion de la plus fondamentale - au moins sur le plan stratégique - de ces théories, soit la théorie de la science (l'épistémologie), nous passerons à l'examen de quelques aspects de théories qui s'en voulaient, en un sens, des applications, soient celles qui intéressent la valeur, la reproduction et les autres concepts économiques de Marx ; après quoi seulement, et à la faveur d'ailleurs d'une transition assurée par une discussion des débats sur le rôle dans l'histoire de l'instance économique, nous pourrons nous consacrer un peu à l'examen de la théorie de l'histoire qui tirerait de la première théorie sa prétention à la scientificité et synthétiserait, jusqu'à un certain point, les conclusions des secondes. Souvent dans ces analyses, signalons-le tout de suite, il sera question de Marx et de quelques-uns de ses interprètes plus classiques comme Engels, Lénine ou Plékhanov, mais toujours s'agira-t-il alors, non pas de discuter pour elles-mêmes les thèses de ces éminents penseurs, dont l'œuvre philosophique appartient presque entièrement au siècle dernier, mais seulement de mettre en relief certaines dimensions de leurs travaux susceptibles de nous aider à prendre la mesure d'une entreprise critique qui, pour l'essentiel, fut menée au nom du marxisme, au cours de cette saison récente qui lui fut exceptionnellement favorable.

 

Une fois reconnues les limites et les impasses de cette entreprise qui invoquait si volontiers le patronage de Marx, il restera à nous demander quel sens il y a, à notre époque, à se réclamer de ce grand penseur du XIXe siècle ; mais il sera encore plus important de nous demander en terminant quel avenir peut espérer la pensée critique alors que se referme pour elle une saison si favorable. Car cette saison, il faut bien l'admettre, est maintenant chose du passé que la gauche évoque déjà avec une certaine nostalgie, au moment où s'impose à elle l'urgence d'interventions qui, devant être à nouveau adaptées à un milieu redevenu hostile, lui paraissent assez ingrates en regard de celles d'une époque meilleure dont elle risque, ne serait-ce que par son style, de perpétuer encore pendant longtemps le flamboyant souvenir.

Été 1980


[1] Cf. REVEL (1957).

[2] Cf. PIAGET (1965).

[3] À propos de cette évolution en trois étapes, voir LAGUEUX (1973a), pp. 518-520.

[4] Il est fait allusion au fameux « Dialogo dei massimi sistemi » dont on trouve des extraits dans diverses anthologies. Quelques passages du présent alinéa et de deux autres alinéa ci-dessous sont une reprise d'extraits à peine modifiés d'un article de l'auteur intitulé « La philosophie des sciences, les philosophes et les scientifiques », paru dans la revue Phi Zéro, vol. 5, no 1 (janvier 1977), pp. 47 à 58. Les alinéa en question sont tirés des pages 54 et 55. L'auteur remercie les membres du Centre de Documentation du département de philosophie de l'Université de Montréal qui publie la revue Phi Zéro.

[5] Pour la mise en relief du rôle positif des idéologies, qui n'est pas examiné ici sans pourtant être exclu par la présente discussion, voir DUMONT (1974). Pour une analyse des problèmes soulevés par l'élaboration d'une définition pleinement satisfaisante de l'idéologie, voir PANACCIO (1979).

[6] Sur le caractère non-concluant des arguments invoqués à cet effet, voir LAGUEUX (1973).

[7] Cf. ALTHUSSER (1972), pp. 21, 53, 71 et ALTHUSSER (1974) p. 18.


Retour au texte de l'auteur: Maurice Lagueux, Dernière mise à jour de cette page le lundi 5 juin 2006 11:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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