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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Lagueux, “Dimension éthique du débat sur la valeur (et de l'approche marxiste en général).” Texte d'une intervention dans Justifications de l'éthique, 19e congrès de l'association des Sociétés de philosophie de langue française, 6-9 septembre 1982, pp. 247-251. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 septembre 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Maurice Lagueux

Professeur de philosophie, Université de Montréal

Dimension éthique
du débat sur la valeur
(et de l'approche marxiste
en général)


Texte d'une intervention dans Justifications de l'éthique, 19e congrès de l'association des Sociétés de philosophie de langue française, 6-9 septembre 1982, pp. 247-251.



Si l'on concède volontiers que l'œuvre de jeunesse de Marx s'est trouvée profondément marquée par l'inspiration éthique qui, à n'en pas douter, soutenait son entreprise révolutionnaire, on se montre habituellement plus réservé sur ce plan quand on a affaire à ses œuvres postérieures et en particulier au Capital. Après tout, Marx n'avait-il pas, au nom d'un idéal scientifique qui s'affirmait clairement en 1847, repoussé avec dédain une approche utopiste et moralisante comme celle de Proudhon? Engels n'avait-il pas, plus radicalement encore, présenté la pensée de Marx comme un « socialisme scientifique »solidement appuyé sur deux « découvertes » insoupçonnées des adeptes du « socialisme utopique », soit le matérialisme historique et la théorie de la plus-value ? [1]

Pourtant, avant de conclure qu'en Fie consacrant corps et âme à d'accaparantes recherches scientifiques, Marx aurait un peu mis au rancart les préoccupations éthiques liées à la seule genèse philosophique de son entreprise, il convient d'observer que les deux « découvertes scientifiques » signalées par Engels correspondent justement aux deux instruments par lesquels Marx entendait réaliser, d'une façon à ses yeux plus sérieuse, le programme politique des socialistes utopistes. Ceux-ci en effet ne visaient à rien d'autre - en s'appuyant très explicitement sur les promesses de la science - qu'à annoncer l'avènement d'une société plus égalitaire et, en attendant, à dénoncer, avec un sens aigu de la justice sociale, l'exploitation dont était victime « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », pour reprendre l'expression de Saint-Simon.

Marx lui aussi entendait annoncer l'avènement d'une société égalitaire dont il n'est jamais parvenu d'ailleurs à fonder la nécessité sur les arguments bien différents de ceux des utopistes; mais l'indéracinable conviction éthique qui appelait un tel avènement pouvait au moins chez lui, grâce à sa « première découverte », le matérialisme historique », se laisser porter par un discours qui affirmait avec force [248] le caractère inconscient et quasi-automatique des mécanismes responsables du développement de contradictions fatales au sein du capitalisme. Il lui suffisait alors de repousser en quelque sorte l’utopie au second plan, derrière l'impressionnant processus assurant la succession apparemment bien réglée des modes de production.

C'est toutefois la « seconde découverte » de Marx, la théorie de la plus-value, qui nous retiendra ici. Cette pièce centrale de la vaste synthèse mise au point dans le Capital lui permettait en effet de dénoncer l'exploitation dont étaient victimes les travailleurs et de le faire avec toute l'efficacité que garantit normalement une certaine dose de subtilité. Proudhon, à l'inverse, en proclamant tout de go que « la propriété c'est le vol » avait perdu la crédibilité scientifique à laquelle il aspirait, un peu naïvement il est vrai. Pour Marx par contre, si une sorte de vol est perpétré contre les travailleurs, c'est à la base même du fonctionnement du capitalisme qu'il faut en chercher la racine. L'important n'est donc pas de crier au vol devant les abus de la propriété capitaliste, mais de montrer qu'en vertu du mécanisme salarial propre au capitalisme le travailleur est forcé de faire « gratuitement » pour le capitaliste un travail qui - Marx le répète - demeurera « non-payé ». C'est ce « surtravail », on le sait, qui engendre selon Marx cette plus-value empochée par le capitaliste sous forme de profit. Or l'essentiel pour Marx est de bien faire voir que ce qui se présente clairement comme une exploitation se conforme parfaitement à la plus stricte légalité. Après tout, explique Marx, le travailleur vend sa force de travail contre rien moins que ce qu'elle vaut, soit ce qui est requis pour la remettre en état de travailler à nouveau, puisque cette force de travail n'est qu'une marchandise comme les autres qui vaut ce que coûte sa reproduction. Tant mieux pour le capitaliste si, en sus, elle lui fournit un surtravail quand il la consomme légitimement, lui qui l'a payée ce qu'elle valait! La discussion théorique, on le voit, est mise ici au service d'un vibrant appel à la justice que la froideur apparente de l'analyse ne s'efforce de taire que pour qu'il soit mieux entendu. Tout est déduit si logiquement que le jugement de valeur qui ramène à une sorte de vol le prélèvement du profit par le capitaliste parait se dégager discrètement de l'analyse elle-même.

Or la notion de plus-value pouvait jouer un tel rôle parce qu'elle se fondait immédiatement sur celle de valeur-travail. Pour bien faire voir que la marchandise vendue par le capitaliste à titre de plus-value n'est rien d'autre que du travail matérialisé et, en l'occurrence, du travail « non-payé », il importait de souder en quelque sorte la marchandise au travail qui l'a produite. C'est bien ce que la théorie de la valeur-travail accomplit en assurant que seul le travail [249] pouvait conférer de la valeur aux marchandises. Cette idée n'avait rien de bien neuf; comme le montrait déjà Gunnar Myrdal en 1929 dans Political Element in the Development of Political Economy, elle remontait à des thèses de caractère franchement éthique, comme celles de Locke sur la justification de la propriété privée et même celles des auteurs scolastiques sur le juste prix.

Pour Locke, seul le travail donne de la valeur aux diverses marchandises et c'en est assez pour justifier moralement l'appropriation d'un bien par celui qui y a mis, avec son travail, une part de lui-même. Les implications éthiques d'une telle théorie ne pouvaient, il va sans dire, échapper à Proudhon ou à Marx au moment de remettre en cause les fondements de la propriété privée. Proudhon dans Qu'est-ce que la Propriété?, puis Marx dans ses Manuscrits parisiens de 1844, observèrent, chacun à sa façon, que, si le travail fonde la propriété privée, il semble aller de soi que ce n'est pas aux capitalistes mais bien aux travailleurs que devraient revenir les produits du travail de ces derniers.

On voit maintenant le rôle décisif de la théorie de la valeur-travail porteuse d'une dimension éthique qui, dans l'analyse de Marx, ne devait s'imposer qu'à son heure dans l'esprit du lecteur. Marx n'avait d'ailleurs pas à insister sur cette dimension, tant elle parait obvie. Ce qui lui importait, on l'a vu, c'était plutôt de montrer que, dans le capitalisme, tout ce que les travailleurs produisent en sus de ce qui est requis pour leur permettre de travailler est, du point de vue de la « légalité » marchande, légitimement empoché par le capitaliste s'il est vrai que celui-ci peut se vanter de payer la force de travail à sa valeur. Ce qui lui importait, c'était d'amorcer le mélange explosif formé d'une vieille conception relevant d'une éthique fondamentale - d'autant plus éloquente qu'elle est maintenue silencieuse - et d'une conception de la légitimité capitaliste dont les arrogantes manifestations sont soulignées avec discrétion mais le plus souvent possible. Si, dans le capitalisme, l'exploitation de l'homme par l'homme est ainsi légitimée, il devient inutile de chercher à l'atténuer par des moyens légaux; bien au contraire, c'est toute cette légitimité elle-même qui devient suspecte et appelée en quelque sorte à être renversée avec l'ensemble d'un système manifestement irrécupérable. Quand un système économique et juridique contredit irrémédiablement un droit aussi fondamental, c'est tout le système et non le droit fondamental qui doit sauter. L'incitation à la révolution socialiste pouvait de la sorte faire l'économie du moralisme.

C'est, à n'en pas douter, ce qui a fait la fortune de l'œuvre de Marx que de pouvoir ainsi soutenir l'action révolutionnaire non pas [250] au nom d'une éthique socialiste, comme on l'avait fait si souvent avant lui, mais au nom d'une science qui se voulait rigoureuse. La révolte que déclenche la lecture du Capital est censée trouver ainsi sa justification dans la raison scientifique autant et plus que dans une conviction d'ordre éthique. Cette révolte, par ailleurs, sera d'autant plus violente qu'elle aura été en quelque sorte comprimée au profit de l'analyse, d'un bout à l'autre de l'ouvrage. Les, chefs de file du marxisme - et Lénine plus que tout autre - ont su adopter cette stratégie: les grands débats éthiques sur la justice et sur le bonheur devaient passer au second plan pour faire place aux débats théoriques sur la justesse ou la vérité d'une conclusion théorique, par exemple en matière scientifique. Les valeurs d'ordre éthique qui soutiennent tout projet révolutionnaire ne sont pas comme telles objet de discussion.

Toutefois, si Marx pouvait, dans le premier livre du Capital, tirer un tel parti des notions de valeur et de plus-value, c'est qu'il supposait surmontées, à toute fin utile, les difficultés théoriques que Ricardo déjà avait fait ressortir en se résignant à tenir la quantité de travail incorporée dans une marchandise pour une simple approximation de ce qui, en principe, devrait constituer le prix de celle-ci. Marx, on le sait, avait repoussé au troisième livre du Capital (qu'il ne publia jamais) une solution à ce problème qui impressionna fort Engels mais ne put résister à la critique que devait en faire Bortkiewiez en 1907.

À la suite de cette dernière intervention s'engagea un long débat où les marxistes durent opter entre une version corrigée de la théorie marxienne, qui risquait cependant de ramener le concept de valeur à sa dimension purement technique en le vidant de sa dimension ontologique et, du coup, de son potentiel éthique et révolutionnaire, et une version plus fidèle à l'esprit du premier livre qui cependant sacrifiait en douce tout ce qui, aux yeux d'Engels lui-même, en faisait une contribution proprement scientifique.

Les nombreux auteurs marxistes contemporains, souvent économistes de formation, qui ont adopté cette seconde attitude ne retrouvent pas pour autant, il est vrai, les accents franchement éthiques des socialistes pré-marxistes, mais ils s'engagent plus on moins ouvertement sur le terrain plus ontologique que scientifique où s'enracinait la pensée éthique de Karl Marx. C'est alors dans des textes comme celui sur le « fétichisme de la marchandise » que l'on cherchera le sens profond de la théorie marxienne de la valeur. Dans ce texte, Marx expose l'essentiel de la philosophie sur laquelle paraissent fondées précisément les deux découvertes « scientifiques » que signalait [251] Engels. Il y soutient que le capitalisme est un mode de production tout à fait original et différent de ceux qui l'ont précédé en ceci que l'exploitation y est en quelque sorte légitimée ou mieux réglée par le mouvement abstrait des marchandises. C'est pourquoi il compare à des fétiches ces marchandises que les hommes ont produites et qui exercent ensuite sur eux une sorte de fascination et de domination. Il fonde en quelque sorte une ontologie qui valorise les rapports entre les hommes aux dépens des rapports entre les choses. Cette ontologie est à la base de l'éthique qui traverse toute l'œuvre de Marx et qui affirme avec force la dignité de l'homme et dénonce tant l'exploitation directe de l'homme par l'homme que la forme mystifiée qu'elle prend quand, avec le capitalisme, ce rapport d'exploitation entre les hommes se dissimule sous la forme d'un rapport entre les choses.

À cause de la place qu'elle accorde à cette préoccupation fondamentale, on doit admettre que l'éthique marxiste, malgré sa répugnance à se donner comme une éthique, demeure l'une de celles qui aura le plus profondément ébranlé les « routines journalières » les plus ancrées chez l'homme moderne [2], ne serait-ce que par l'impitoyable critique sociale qu'elle continue d'inspirer. Si l'évolution respective des pays capitalistes et des pays socialistes enlève beaucoup de son impact à la forme traditionnelle de sa dénonciation de l'exploitation, il n'est qu'à se tourner vers les pays en voie de développement pour retrouver toute l'actualité et parfois même toute la pureté d'une éthique marxiste qui constitue pour plusieurs le seul recours contre des routines quotidiennes trop vite établies. Dans ce contexte théorique et pratique, on comprend mieux pourquoi l'éthique marxiste a pu si aisément survivre aux espoirs démesurés qu'avaient inspirés à Engels les deux grandes découvertes de Marx. Seule a dû être sacrifiée - bien à contrecœur il est vrai - l'assurance de voir cette éthique véhiculée discrètement par une entreprise scientifique ou, si l'on préfère, justifiée ailleurs que dans le lieu théorique mal défini où, depuis toujours, la pensée éthique a cherché sa justification.



[1] ENGELS, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Éditions sociales, 1971, pp. 88-89. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] MARX, Contribution à la critique de l'économie politique in Marx Oeuvres, La Pléiade, tome I, pp. 285-286. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 3 juin 2012 15:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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