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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Lagueux, “L’arrière-fond philosophique du concept de plan.” Un article publié dans la revue Philosophiques, Vol. 1, no 1, avril 1974, pp. 51-82. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 septembre 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[51]

Maurice Lagueux

Professeur de philosophie, Université de Montréal

L’arrière-fond philosophique
du concept de plan
.”

Texte d'une intervention dans Justifications de l'éthique, 19e congrès de l'association des Sociétés de philosophie de langue française, 6-9 septembre 1982, pp. 247-251.


Introduction
I. Plan divin et planification socialiste
II. Le plan dans la réflexion philosophique sur l'histoire
III. Les dilemmes de la planification socialiste


Introduction

Si la planification au sens moderne est une entreprise qui ne remonte guère au-delà du premier plan quinquennal soviétique mis au point vers les années 1928, il n'en va pas de même du concept de plan qui a une origine beaucoup plus lointaine. Il n'y aurait guère d'intérêt toutefois à s'interroger sur les usages divers que ce concept a connus au cours de l'histoire - plan d'une ville, plan d'une campagne militaire, plan de vie, etc... - car tout cela a manifestement bien peu à voir avec la planification au sens moderne. Aussi s'impose-t-il, avant d'entreprendre une enquête orientée sur cette voie, de bien établir au départ ce qui fait l'intérêt du concept moderne de plan, bref ce qu'il faudrait absolument retrouver dans un concept plus ancien dont on prétendrait pouvoir légitimement le rapprocher.

On serait tenté dans cette perspective de souligner le caractère fondamentalement économique de la planification moderne mais ce serait une erreur. Car l'expérience des planificateurs a montré qu'il n'est guère possible en la matière d'isoler l'économique non seulement du politique et du social, ce que l'on conçoit aisément, mais même du culturel. N'en retenons pour preuve que la nécessité pour toute planification, fût-elle résolument axée sur l'économie, de définir le type de formation à assurer à la population qui devra demain occuper les emplois prévus ; on en conclura en effet que la planification de l'éducation [1] se révèle aussitôt être l'une des voies par lesquelles, de proche en proche, [52] la planification économique devient une planification plus intégrale ou mieux une définition du destin d'une collectivité humaine et idéalement - pour ceux qui envisagent déjà le jour où sera exigée une planification aux dimensions de la planète - une définition du destin collectif de l'humanité. Aussi est-ce plutôt là que je situerai pour les fins de la présente discussion le caractère essentiel de la planification.

Or il se trouve que depuis fort longtemps des philosophes de l'histoire, qui jusqu'à assez récemment ne mettaient guère en cause la légitimité de leur entreprise, ont cherché à définir un destin collectif à l'humanité en affirmant généralement l'existence d'un sens irréversible de l'histoire, mieux, en reconnaissant souvent au coeur de celle-ci la mise en oeuvre assez systématique d'un « plan » plus ou moins articulé. Et même s'il faut pour cela remonter jusqu'à l'idée théologique de « plan divin » [2], dont on mesure aisément jusqu'à quel point elle est éloignée du concept moderne de planification, il peut dès lors - et c'est ce qui sera tenté ici - s'avérer utile, en vue d'éclairer et de situer certaines ambiguïtés de ce dernier concept, d'examiner les avatars d'une idée philosophique qui a ainsi contribué à préparer le terrain à même lequel ce concept moderne a été progressivement défini. En retour, on le devine aisément, ce rapprochement assez inusité devrait permettre de jeter un regard neuf sur la problématique des philosophies classiques de l'histoire et même quoique de façon plus indirecte sur les grandes questions philosophiques qui y furent toujours rattachées comme celle de la liberté et de la nécessité.

Il faudra pour parvenir à ce résultat fonder d'abord la légitimité de ce rapprochement en dégageant une structure conceptuelle commune aux deux termes extrêmes, le plan divin d'une part et la planification socialiste de l'autre (I). Ensuite on pourra montrer comment, la réflexion philosophique sur l'histoire conçue comme réalisation d'un plan a forcément entraîné une série [53] de modifications significatives dans la façon de concevoir ce plan (II). À la suite de quoi, on sera à même de reconnaître dans les tensions qui se manifestent entre les diverses approches de la planification socialiste - approches illustrées respectivement par l'U.R.S.S., la Yougoslavie et la Chine - des tensions analogues à celles qu'auraient pu laisser pressentir la rencontre des diverses philosophies de l'histoire considérées auparavant (III).




I. PLAN DIVIN
ET PLANIFICATION SOCIALISTE


Ce qui est étonnant quand on rapproche deux concepts aussi éloignés que le « plan divin » des théologiens de l'histoire et le plan au sens où on l'entend quand on se réfère à des pays socialistes qui pratiquent une planification moins mitigée que celle timidement mise au point dans les pays capitalistes, c'est qu'une sorte d'homologie formelle ou structurale se révèle à plusieurs niveaux malgré, bien sûr, des différences de contextes [54] historiques qu'il serait sans doute intéressant d'analyser du point de vue génétique, et des différences de contenu qu'il faut, il va de soi, se garder de minimiser mais qui sont trop évidentes pour qu'il vaille la peine d'y insister. Or je crois pouvoir mettre en lumière cette homologie à l'aide de sept termes qui me paraissent constitutifs de la structure même du concept de plan conçu comme définition du destin collectif d'un peuple. On peut, à seule fin de clarifier l'exposé qui suivra schématiser cette structure de la façon indiquée à la page précédente, les traits insistant sur les relations les plus significatives entre sept termes logés dans des rectangles.

Le premier poste de cette structure est celui occupé par l'agent planificateur et c'est d'ailleurs le lieu de la première ambiguïté que nous dégagerons. Préciser ce qu'est un agent suppose en effet que soit défini son statut existentiel et son mode d'action. Dans le cas du plan divin le mode d'action paraît clair puisqu'il s'agit d'une action personnelle de l'Agent divin mais en revanche le statut existentiel de cet agent personnalisé, son type de personnalisation, est plus difficile à cerner : se réfère-t-on à un potentat colérique et passionné, à un père affectueux, à un architecte rationnel ou à une personne plus ineffable ? Inversement dans le plan socialiste l'agent planificateur ne peut être que la classe ouvrière elle-même dont le statut existentiel est plus aisé à cerner mais par contre, c'est cette fois le mode d'action d'un tel agent qui se fait assez fuyant, forcée qu'est l'action planificatrice de cette classe de s'exercer en définitive par l'intermédiaire d'une Centrale de Planification tributaire, il est vrai, du parti qu'en tant que classe elle est censée contrôler [3].

Le deuxième élément qu'il importe de définir est l'objet même qui se trouve modifié par cette planification ; on a vu plus haut qu'il s'agissait du destin collectif de l'humanité mais il faut préciser plus avant. Dans la perspective du plan divin c'est l'état spirituel d'un peuple (ou de l'humanité) a éduquer qui est en cause. En planification socialiste c'est plutôt le bien-être matériel d'un prolétariat national (ou universel) qui fera l'objet de [55] cette planification. Toutefois il faut rappeler que cette distinction ne doit pas être durcie puisque le « bien-être matériel », comme on l'a vu au début du présent article, réassimile vite des dimensions culturelles et même spirituelles et que d'autre part la formation spirituelle d'un peuple ne va pas sans des compromissions matérielles qu'on n'a d'ailleurs jamais manqué de décrier. Il faut plutôt voir dans une telle distinction l'indice d'un accent qui demeure encore imprécis mais qui néanmoins colore fortement chacun des deux types de plan considérés.

À ces deux premiers termes il faut maintenant en ajouter un troisième car un plan ne serait pas un plan s'il ne se donnait comme une stratégie permettant de créer un écart, une distance par rapport à un état de choses qui prévaudrait, n'était sa mise en oeuvre effective. Faute d'un meilleur terme, appelons « forces adverses » les forces qui régiraient un monde hypothétiquement laissé à lui-même, et attachons-nous à identifier contre quelles forces ont pu s'affirmer les deux entreprises planificatrices ici considérées. Le plan divin se présente essentiellement comme une stratégie permettant de triompher des forces du mal auxquelles aurait succombé le peuple de Dieu n'eût été la vigilance divine. Pour ce qui est de la planification socialiste, il paraît tout aussi clair que les forces adverses se réduisent à ces multiples décisions anarchiques qui, dans un régime de laisser-faire auquel le plan vise justement à se substituer, tendraient à régir aveuglément l'activité matérielle des hommes. Or il est intéressant de noter ici que si les forces du mal évoquent une certaine fatalité, donc une certaine nécessité, alors que les forces anarchiques du laissez-faire renvoient Plutôt à une certaine contingence, celle associée au règne de l'arbitraire et de l'aléatoire, il est facile d'inverser cette apparente opposition. L'anarchie économique en effet ne tarde pas à faire peser sur ceux qui s'y adonnent tout le poids d'une quasi-fatalité assez écrasante comme Sartre l'a bien montré à l'aide de son concept de contre-finalité [4] ; tandis que les présumées forces du mal ont tôt fait de révéler leur vrai visage qui est celui du relâchement moral, du laisser-aller sinon du laisser-faire, [56] bref de l'abandon de tout idéal éthique devant le jeu assez arbitraire et aléatoire des intérêts humains. Cette inversion ne saurait nous étonner, habitués que nous sommes depuis Cournot à associer la contingence historique à une certaine nécessité, m'ais ce qu'il importe de retenir ici, c'est ce fait essentiel que tout plan quel qu'il soit se doit de faire prévaloir un idéal encore à définir sur les forces arbitraires d'un monde soumis aux aléas de l'histoire. Sans doute était-ce à cette dimension « contre-aléatoire » du plan que se référait Pierre Massé, ex-commissaire au Plan français, dans son livre justement intitulé « le Plan ou l'Anti-Hasard » [5].

Après avoir rappelé « combien est étroite l'interaction du choix des fins et du choix des moyens », Charles Bettelheim assure que « le problème du choix économique est le problème central de la planification » [6]. Aussi ne sera-t-on pas surpris de voir que les deux prochains termes de la structure ici analysée intéressent respectivement le choix des fins et celui des moyens. Le choix des fins, des buts ou si l'on préfère des objectifs, s'impose d'autant plus à ce stade qu'il permet de donner chair à cet idéal qu'il s'agissait il y a un instant d'opposer aux forces aléatoires. Les défenseurs de l'idée de plan divin l'avaient d'ailleurs bien compris pour qui Dieu avait en vue, a l'intention de son peuple, des buts arrêtés et résumés assez bien par le concept de « salut » puisqu'il s'agissait avant tout pour lui de sauver, de libérer ce peuple fût-ce malgré lui. Les hommes, bien sûr, n'avaient qu'une idée assez confuse du contenu concret de ce salut tant il est vrai d'une part qu'il appartient à l'agent planificateur de définir ces fins et que d'autre part « les desseins de Dieu sont insondables » ; mais ils pouvaient, une fois reconnu le rôle de cet agent divin, s'en remettre à lui qui savait « sonder les reins et les coeurs » et connaissait mieux qu'eux-mêmes ce qui était leur propre bien ou leurs plus profonds besoins spirituels. Il en va autrement, bien entendu, dans la planification socialiste où la classe ouvrière en tant qu'agent planificateur peut entreprendre de se libérer elle-même et de traduire elle-même ce voeu dans des objectifs [57] qui lui paraîtront clairs ; mais, on l'a vu, c'est le mode d'action d'un tel agent qui peut faire difficulté du fait que ce ne pourra être que par une suite de médiations potentiellement discutables, que seront définis en son nom des objectifs susceptibles théoriquement de répondre à ses besoins collectifs.

Quoi qu'il en soit, définir des fins et des objectifs c'est s'obliger à choisir des moyens, des instruments, des stimuli-grâce auxquels ces objectifs pourront être réalisés malgré l'appel toujours pressant des forces adverses. Ainsi, pour faire de son peuple ce qu'il avait choisi d'en faire, Dieu se devait de recourir aux moyens les plus appropriés : « Dieu, explique Bossuet, tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes. Il a tous les coeurs en sa main ; tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride et par là il remue tout le genre humain » [7]. Vivant à l'ère du tracteur et non plus comme Bossuet à celle du cheval, les théoriciens de la planification se devaient de moderniser un peu cette imagerie et d'évoquer plutôt les « manettes du pouvoir » et les « leviers économiques » ; mais, il ne s'agissait pas moins pour eux de montrer qu'il importe pour les planificateurs de s'assurer a l'aide de manipulations appropriées (mise en place de stimuli matériels ou idéologiques) de ce que l'énergie déployée par chaque individu soit récupérable compte-tenu des objectifs poursuivis, et cela en laissant assez de lest (en « lâchant assez la bride ») pour que soient encore possibles les élans spontanés qui sont toujours les plus productifs. Le problème décisif alors est manifestement de maintenir l'écart essentiel, la distance du plan par rapport aux forces adverses, tout en mobilisant ces mêmes forces à titre d'instrument de la planification. Ici il est intéressant de remarquer que le problème se pose de façon inversée selon qu'il s'agit de « plan divin » ou de plan socialiste. Dieu étant a la fois à l'origine du cours ordinaire d'un monde Où les hommes se perdent et de celui de sa version modifiée par le plan qui les sauve, ce fut toujours un problème théologique délicat que de distinguer, comme dirait Malebranche, l'effet des « lois de la nature » de celui de la grâce [8] issus qu'ils sont [58] tous deux de la même source première. La difficulté paraît toutefois s'atténuer dans la mesure où l'on recourt à un modèle providentiel décentralisé, si l'on ose dire, ou l'initiative des hommes est à ce point respectée que devient possible ce « repentir de Dieu » à la faveur duquel s'introduit l'écart nécessaire entre la création initiale laissée à elle-même et ce projet nouveau qu'est le plan du salut. Dans un plan socialiste, un problème analogue se pose mais avec un point de départ inverse : dans la mesure où les masses laborieuses qui font l'histoire devraient être à l'origine du cours ordinaire de cette histoire tout en devenant responsables de son cours modifié par le plan, on comprendra qu'une extrême décentralisation comme celle qui a prévalu en Yougoslavie, par exemple, risque de rendre presque imperceptible l'écart entre histoire ordinaire et histoire planifiée. Cette difficulté disparaît évidemment quand on revient à une centralisation « volontariste » qui accentue la distance entre une économie planifiée et une économie qui se développe plus spontanément. Quoi qu'il en soit du parallélisme de ces situations, on verra que, dans la mesure où l'on décide de rejeter ce volontarisme et de jouer la carte de la décentralisation et donc de l'initiative à la base, on renonce par le fait même à planifier par simple décret (décret divin ou gouvernemental) et que, la question des moyens permettant d'aligner les décisions décentralisées sur les objectifs du plan devenant prioritaire, on se doit alors de choisir entre des moyens (stimuli) matériels fondés sur la récupération indirecte des mouvements provoqués par des intérêts ou des passions et des moyens (stimuli) idéologiques fondés sur la mobilisation directe de convictions socialement alimentées.

Le recours à ces divers moyens est d'ailleurs d'autant plus complexe que la planification se situe dans un cadre spatio-temporel où tout est interdépendant. C'est justement d'ailleurs parce qu'il en est ainsi que ce plan ne peut être jugé que dans sa totalité et que, de ce fait, son bien-fondé risque d'échapper à chacun de ceux qui ne sont pas en position d'en confronter les divers éléments. Le plan de Dieu, on l'a vu, demeure pour le croyant un « plan caché » ; comme job, le croyant doit avouer que les desseins de Dieu sont insondables et que ses voies le sont encore plus. Se révolter contre Dieu sous prétexte qu'il y a de [59] la souffrance, du mal dans le monde, c'est ne pas voir que les sacrifices consentis aujourd'hui ne doivent Pas être considérés isolément mais doivent être mis en balance avec des récompenses futures au regard desquelles ces souffrances méritoires font figure d'investissements justifiés. De même dans toute planification économique, la justification des restrictions souvent assez lourdes imposées à la consommation aujourd'hui doit être cherchée dans la perspective d'un bien-être futur dont cette accumulation est la stricte condition. On comprendra toutefois que l'étendue de ces sacrifices peut paraître excessive à celui pour qui n'est pas possible une vision d'ensemble que permet seul le recours à des techniques assez complexes comme la confrontation de « balances » de divers types ou mieux l'établissement de « tableaux intersectoriels ». Tout est interdépendant d'ailleurs dans l'espace comme dans le temps. Le planificateur en effet devra choisir des « secteurs-clefs », des « zones désignées » pour en faire des « pôles de croissance » dont le développement privilégié sera présenté comme une étape, comme une simple pièce dans la réalisation la plus efficace des objectifs globaux définis antérieurement. Tel avantage concédé ici ne peut l'être là ; mais, par un effet d'entraînement prévisible, ses bénéfices potentiels rejailliront sur l'ensemble de la communauté. Le plan de Dieu lui aussi exigeait que soit mis à part, que soit désigné un « peuple élu »en vue, ici encore, de faire bénéficier potentiellement l'ensemble de l'humanité de l'oeuvre salvatrice que son développement privilégié allait rendre possible. La part du calcul dans ce choix paraît, il est vrai, assez mince puisque « l'Esprit souffle où il veut » ; mais, il reste qu'en vertu d'une espèce de réversibilité des mérites dont la mystérieuse comptabilité ne serait révélée qu'au jour du jugement, l'ensemble de l'humanité dans laquelle il n'y a « ni juifs, ni Grecs » peut espérer participer au royaume de Dieu, c'est-à-dire aux bienfaits apportés par la réalisation du plan divin autour du peuple choisi.

Enfin si cette interdépendance intéresse au même titre le temps et l'espace, c'est que toute entreprise planificatrice renvoie à une temporalité qu'il est possible d'aménager (un peu comme on aménage l'espace) et que je nommerai temporalité prospective. J'appelle ainsi une temporalité ouverte sur un avenir que l'on [60] peut entrevoir suffisamment pour que soit possible l'élaboration d'un plan et ce, en bonne part, précisément parce que la réalisation du plan vise à produire un avenir conforme à celui que l'on avait prévu. Ce cercle futurologique, si j'ose dire, est poussé à la limite dans la théologie du plan divin : Dieu peut en toute quiétude élaborer un plan parce que dans son omniscience il sait l'avenir ; et inversement, il connaît l'avenir en définitive parce que dans sa toute-puissance il a soin de le produire tel qu'il l'avait prévu et planifié. En planification socialiste un cercle analogue se boucle, bien que plus timidement. On y élabore un « plan prospectif » à long terme (une vingtaine d'années), qui tient compte des prévisions les plus raisonnables et qui constitue une toile de fond sur laquelle les plans quinquennaux et annuels peuvent s'enligner comme sur un horizon ; mais, il va de soi que ces derniers plans plus opérationnels ont précisément pour fonction de donner consistance aux objectifs établis par les plans prospectifs en fonction desquels ils se sont situés dans un temps encore à venir.

On pourrait sans doute pousser plus loin ce rapprochement mais on pourrait surtout s'attacher à en souligner les trop évidentes limites. Il m'aura suffi cependant de montrer que le concept même de plan, pris dans l'un ou l'autre contexte, pouvait sans trop de peine être déployé selon les sept dimensions indiquées de manière à ce qu'il soit maintenant possible d'examiner sommairement, à l'aide de cette grille d'analyse, les modifications dont ce concept a été l'objet chez les philosophes de l'histoire qui ont cru devoir y recourir.


II. LE PLAN DANS LA RÉFLEXION
PHILOSOPHIQUE SUR L'HISTOIRE


De ces philosophes de l'histoire, certains, dans la tradition allemande, se sont placés dans le prolongement de la théologie du plan divin et ont cherché à donner un sens strictement philosophique et rationnel à une approche qui ne renonçait pas à l'idée selon laquelle l'histoire devait être comprise comme réalisation d'un plan dont il s'agissait justement de préciser la nature. D'autres, issus d'une tradition française plus résolument laïque et étrangère à la notion de plan divin, se sont référés plus volontiers [61] à un plan de réorganisation de la société qui s'apparente par divers aspects au plan auquel devait finalement aboutir la première tradition et qui peut de toute façon être soumis à la même grille d'analyse.

Arrêtons nous d'abord sur trois types de tentatives caractéristiques de la tradition allemande. La première, quoique pas vraiment axée sur l'histoire, me paraît fort significative, eu égard au point de vue qui nous intéresse ici. Pour Leibniz, l'important, semble-t-il, était de percer rationnellement les secrets du plan divin plus que d'en rationaliser les termes. Il a cherché a le faire d'une façon fort ingénieuse mais démesurément complexe dont l'ambition n'aura eu d'égal, et encore, que celle de ces planificateurs modernes qui espèrent pouvoir calculer un jour les valeurs optimales de toutes les variables qui intéressent la vie économique. En effet, postulant que Dieu dans sa perfection n'a pu opter que pour la meilleure combinaison possible, il paraissait raisonnable d'en déduire que le dévoilement du plan caché de Dieu pouvait se ramener à un problème d'optimisation théoriquement soluble. Leibniz pouvait même assurer que l'achèvement d'une telle « démonstration » permettrait d'inférer, par exemple, que César se devait de traverser le Rubicon en vertu du « premier décret libre de Dieu, qui porte de faire toujours ce qui est le plus parfait » [9]. Dans ce modèle hypercentralisé, les moindres événements historiques seraient strictement déterminés et interdépendants en ce sens qu'ils se justifieraient mutuellement par leur compossibilité effective dans un ensemble optimal et planifié ; et ce au point où il serait inutile de chercher, pour situer ce plan intégré, des forces adverses autres que de purs possibles jamais réalisés, étant donné la préférence du planificateur-créateur Pour la combinaison optimale. Mais la contrepartie de cette panoptimalité réside dans l'impossibilité de faire place à l'action vraiment spontanée, toute action ne pouvant s'inscrire dans ce plan global qu'en réponse à un décret originel et exécutoire. C'est, notons-le au passage, un modèle de planification presqu'analogue que, selon Trotsky, la bureaucratie soviétique aurait eu trop souvent tendance à vouloir prétentieusement adopter ; alors qu'à ses yeux, [62] seul un « esprit universel » du type de celui imaginé par Laplace aurait pu y parvenir : « un tel esprit, explique-t-il ironiquement, pourrait à n'en pas douter, établir a priori un plan économique exact et exhaustif allant du nombre d'hectares de blé au dernier bouton de gilet » [10].

Quoi qu'il en soit, d'autres philosophes moins mathématiciens que Leibniz allaient chercher par d'autres voies à donner consistance rationnelle au plan divin. Pour Herder, par exemple, il y a bien un « plan de Dieu » [11] pour l'espèce humaine mais les intentions divines ne seraient rien d'autre en définitive que celles que devaient réaliser la Nature d'une part, et d'autre part l'homme lui-même, comme l'auteur le proclame dans un texte étonnamment moderne : « Il est bon que nous n'attendions pas conformément à l'erreur des Orientaux, notre destin d'en haut... mais que nous estimions que la dignité, la nature et le caractère de l'humanité exigent que nous aménagions et tracions nousmêmes le plan de notre destin au moyen de la raison et de l'équité » [12]. Si l'attitude de Leibniz invitait le philosophe à s'élever au niveau de l'agent planificateur divin, celle de Herder devait en direction inverse ramener partiellement le plan divin au niveau des possibilités planificatrices de l'homme ; ce qui forcément avait pour effet de réduire considérablement la possibilité de prévoir l'avenir et en même temps celle de mettre à contribution ces moyens aveugles que sont les libres actions des hommes. C'est ce dont Kant, plus que Herder, était conscient, lui qui, après s'être interrogé dans un premier écrit sur un « plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite » [13], observait quatorze ans plus tard que seule une « histoire capable de lire l'avenir » [14] permettrait de savoir « si l'espèce humaine progresse de façon constante » [15]. Or comment lire l'avenir si [63] avec Kant on refuse à l'homme la capacité de se placer au « point de vue de la Providence ? » [16] Kant répond à cette question en dégageant bien la condition d'une véritable temporalité prospective : « Si le devin, explique-t-il, fait et organise lui-même les événements qu'il annonce à l'avance » [17]. Malgré d'évidentes réserves sur cette possibilité, Kant n'en estime pas moins qu'un événement comme la Révolution française garantit au moins que l'homme est capable d'être « cause » et « auteur » de son progrès [18] sans toutefois permettre de penser qu'il puisse pleinement prendre sur lui le « plan caché » encore attribué à Dieu.

La troisième approche, qui sera celle de Hegel, déjà entrevue par Kant d'ailleurs, retrouvera franchement la problématique du « plan caché » à l'homme. Kant parlait lui-même d'un « plan déterminé de la nature » qui régirait des « créatures qui se conduisent sans suivre de plan Personnel » [19]. Hegel s'est attaché pour sa part à donner un sens concret à cette idée. Il pose d'abord la question dans des termes que Bossuet aurait volontiers endossés : « Dieu gouverne le monde : le contenu de sa direction, l'exécution de son plan, c'est l'histoire universelle » [20]. Mais le philosophe ne peut se contenter d'accepter sans plus ce plan « caché à nos yeux » ; il doit au contraire chercher à « reconnaître dans l'histoire les voies de la Providence, ses moyens et ses manifestations » [21]. Aussi Hegel réconcilie-t-il peut-être là l'approche de Leibniz et celle de Herder car, la raison étant « l'intelligence de l'oeuvre divine » [22], la tentative hégélienne pour manifester la réalisation de la raison dans l'Histoire est en un sens une « justification de Dieu » [23], une « théodicée » comme celle de Leibniz, mais le Dieu ainsi justifié n'est plus un Dieu personnel et transcendant et son plan est tout aussi bien celui-là même de la raison laquelle, assure Hegel, « gouverne le mon [64] de » [24] au même titre que Dieu. Ce n'est pourtant pas dire que les hommes deviennent par là agents planificateurs ; ils ne sont que des instruments mus par des stimulants bien matériels, « les passions ... les fins de l'intérêt particulier, la satisfaction de l'égoïsme » [25] et, c'est par une « ruse de la raison » que ces actions dispersées sont à l'insu de leurs auteurs coordonnées et mises au service d'un plan dont il est bien difficile d'identifier clairement l'agent planificateur mais dont la temporalité emprunte une certaine dimension prospective à la marche dialectique de l'Histoire.

On se trouve toutefois forcé de nuancer et de préciser cette question si l'on s'arrête un instant sur un moment de la dialectique hégélienne, celui qui correspond à la « société civile » [26]. Les individus de cette société ne pensent qu'à satisfaire leurs besoins personnels, ils n'agissent donc qu'en vue de leurs intérêts propres et pourtant leurs actions conjuguées ont pour effet de répondre assez rationnellement aux besoins de leur société et, par 'le fait même, d'enrichir matériellement l'ensemble de la société. Ce phénomène est bien celui qui avait suggéré à Adam Smith l'idée d'une « main invisible » [27] qui coordonnerait ces actions égoïstes pour les faire concourir à l'insu de leurs auteurs à une fin heureuse pour l'ensemble de la nation. Pourtant, si pour Hegel la planification était le fait d'une raison au statut, il est vrai, difficile à cerner, il paraît évident que chez Smith la « main invisible » n'était guère plus qu'une métaphore et que la totalité du pouvoir décisionnel se concentrait de ce fait chez des individus dans lesquels il n'y avait plus de sens à voir des instruments d'un plan élaboré à un niveau supérieur. Avec l'effacement d'un véritable agent planificateur s'estompait la possibilité de voir une finalité sociale prendre forme et celle de voir la temporalité s'arracher au court terme ; de sorte que les actions intéressées des hommes - ne pouvant pas, sauf dans l'interprétation hégélienne, être considérées comme les instruments d'une finalité [65] supérieure - se trouvaient réduites à des mouvements spontanés et laissés a eux-mêmes qui devaient être, conformément à la logique du laisser-faire, mis à profit plutôt que mis en cause au nom d'une éventuelle planification. Adam Smith avait dégagé les mécanismes du marche dont les effets ne pouvaient guère être assimilés à des fins, malgré la dignité dialectiquement ambiguë à laquelle Hegel les a élevés dans l'analyse de la société civile. En dépit de la fiction de la « main invisible », les forces mises en jeu par un marché libre allaient Plutôt être identifiées par les planificateurs modernes a ces forces adverses contre le déploiement desquelles il s'agira justement de planifier. Et c'est pourquoi sans doute les planificateurs socialistes n'accepteront qu'avec tant de méfiance de libérer très partiellement ces forces ennemies, fût-ce pour les utiliser à titre de stimulants matériels comme instrument de planification.

Jusqu'ici nous avons considéré le concept de plan dans le prolongement de l'idée d'un plan divin. Il est pourtant un autre contexte philosophique qui devrait nous intéresser et il faut admettre qu'il fut copieusement alimenté depuis Platon de toutes ces utopies toujours prêtes à fournir jusque dans leurs moindres détails les plans de cités plus heureuses. Ce serait abusivement toutefois qu'on retiendrait ici des utopies dont les auteurs auraient simplement invité les hommes à faire triompher tel objectif sur des tendances décriées, sans se soucier des moyens de réaliser ces objectifs et de la façon de les inscrire dans une représentation cohérente de l'avenir. Jusqu'ici, on avait pu esquiver en un sens cette difficulté en laissant à un Dieu plus ou moins rationalisé l'entière responsabilité de la planification évoquée et en faisant par surcroît, de son plan, un « plan caché » dont ne peuvent nous être révélés les détails d'exécution. Mais des que les hommes prennent sur eux de planifier la société, dès qu'ils se font agents planificateurs, ils ne peuvent plus plaider ignorance mais seulement reconnaître, le cas échéant, que leur plan n'en est pas vraiment un au sens qui nous intéresse ici. Ce fut le mérite de Condorcet d'avoir l'un des premiers cherché à asseoir sur une prospective historique ce qui peut ressembler à un véritable plan que se donnerait une humanité habituée par l'époque des lumières et par 'la Révolution française à surestimer ses possibilités. « S'il [66] existe une science de prévoir les progrès de l'espèce humaine, de les diriger, de les accélérer, l'histoire des progrès qu'elle a déjà faits en doit être la base première » [28]. Ce qu'il y a d'intéressant ici, c'est qu'il est suggéré que l'humanité et non plus Dieu puisse planifier (prévoir, diriger, accélérer) son propre destin et qu'un espoir d'y parvenir lui soit offert en ceci que la science historique pourrait lui révéler les lignes de forces d'un devenir avec lequel elle pourrait désormais compter. Force est de convenir toutefois que le plan proposé demeure assez simple, tout axé qu'il est sur l'idée de lumière ou de savoir, Il s'agit de faire accéder l'humanité à Plus de savoir, et donc de bonheur, en s'appuyant sur la loi de son progrès ; et le moyen essentiel d'y parvenir, c'est bien entendu la diffusion du savoir par l'éducation laquelle permet de mâter la force adverse qui est celle de l'ignorance et de la superstition auxquelles sont associées toutes les plaies sociales.

Au XIXe siècle, une fois l'enthousiasme révolutionnaire refroidi dans les séquelles de l'entreprise napoléonienne, il fallait repenser le tout et de fait « la réorganisation de la société » s'est vite trouvée à l'ordre du jour, en particulier pour un penseur comme St-Simon. Ce qu'il fallait retenir de Condorcet, c'était la possibilité d'une science du devenir social. Et la certitude qu'une telle science était possible et imminente allait amener St-Simon à lancer l'idée féconde qu'il fallait désormais substituer une e administration scientifique des choses » à une « domination de l'homme sur l'homme ». Si la science remplace la force, gouverner devra consister à mettre en place de façon scientifique les conditions nécessaires à la réalisation des buts que se fixe l'humanité : « Par quels moyens, se demande alors St-Simon, ces différentes entreprises peuvent-elles s'exécuter avec le moins de frais, et dans le moins de temps possible ? Ces questions sont éminemment positives et jugeables, les décisions ne peuvent être que le résultat de démonstrations scientifiques, absolument indépendantes de toute volonté humaine, et susceptibles d'être discutées par tous ceux qui auront le degré d'instruction suffisant pour les entendre » [29]. Ces considérations, en plus d'anticiper de façon [67] assez étonnante le langage des planificateurs modernes, allaient permettre à St-Simon de résoudre le problème de l'identification de l'agent planificateur. Il s'agit bien sûr de l'humanité et non plus de Dieu ; mais chez qui, parmi les hommes, devrait résider le pouvoir décisionnel ? Non pas chez un despote éclairé mais bien chez des savants, des « guides », des techniciens, des administrateurs qui seront au service de l'humanité et qui parleront non pas en leur nom propre mais au nom de la science (peut-être rejoignons-nous en un sens la raison hégélienne ?), science en tout cas qui aura tôt fait pour St-Simon d'assurer un consensus parmi les hommes.

C'est au nom de St-Simon d'ailleurs qu'Auguste Comte a rédigé l'un de ses premiers écrits justement intitulé « Plan des travaux nécessaires pour réorganiser la société » [30]. Il s'agissait pour lui de mettre au point un « plan de réorganisation » capable de l'emporter sur des plans rivaux et il comptait y arriver en s'appuyant sur la loi des trois états laquelle devait permettre, en tant que loi de l'histoire, d'entrevoir avec quelque certitude l'avenir promis à l'humanité. Ce plan volontiers prospectif était bien sûr un plan à long terme dont Comte tout au long de sa vie devait s'évertuer à favoriser l'accomplissement des diverses étapes. Ici encore il s'agissait d'accélérer le cours de l'Histoire mais surtout d'harmoniser les évolutions interdépendantes des diverses composantes de l'Humanité et ainsi d'éviter les heurts et les inutiles gaspillages d'énergie. L'instrument par excellence pour une telle action, c'est encore une éducation positive qui pour Comte devrait transformer les moeurs et par la suite les institutions politiques. Cette éducation se prolongerait d'ailleurs dans une sorte d'éducation permanente qui, au sein de « clubs » de prolétaires, donnerait cohésion à une véritable « opinion publique » [31], laquelle constituerait un puissant stimulant idéologique judicieusement contrôlé par des savants promus au rang de « fonctionnaires de l'Humanité »et chargés de ce fait de surveiller étroitement la réalisation [68] des objectifs formulés dans le « plan » envisagé par Comte [32].

Le besoin pressant d'une « réorganisation de la société », éprouvé si généralement au XIXe siècle, allait d'ailleurs pousser au travail bon nombre d'architecte£ sociaux. On peut citer dans ce contexte Étienne Cabet qui présente son « Voyage en Icarie » comme un « exemple » d'organisation sociale fondée sur l'égalité et la communauté. Pour lui, qui recommandera dans sa cité idéale où tout sera planifié de recourir à un « concours public » pour sélectionner par exemple le meilleur plan de maison-modèle [33], le débat en principe resterait ouvert : « que d'autres présentent de meilleurs plans d'organisation, de meilleurs modèles » [34]. Quant à lui, son plan, ou plutôt celui des héros de son ouvrage, comporte, outre l'examen des vices de l'ancienne organisation sociale et politique (forces adverses), « le plan très détaillé d'une nouvelle organisation fondée sur la COMMUNAUTÉ DE BIENS, applicable dans 50 ans, avec toutes les autorités à l'appui et le plan d'une organisation TRANSITOIRE pendant ces 50 années » [35]. Dans un tel plan les objectifs sont précis (communauté, égalité) et les moyens envisagés pour y parvenir se rattachent à ces « stimulants idéologiques », si populaire au XIXe siècle que ce père du communisme français s'y réfère tout aussi bien qu'un anti-communiste comme Auguste Comte (autorité morale, opinion publique, discussion, prédication, propagande) [36]. Cependant ce plan, développé dans un univers fictif, demeure passablement anhistorique, malgré le vif intérêt de l'auteur pour l'histoire des révolutions et pour l'histoire des idées : à ses yeux, il aurait pu, n'eût été un défaut d'organisation, être réalisé à l'époque de Jésus-Christ [37]. Ainsi le plan de Cabet - et ceci est en partie vrai de St-Simon sinon de Comte - négligeant de s'inscrire au coeur d'une philosophie de l'histoire, se trouve [69] délesté du poids que lui aurait imposé le contexte spatio-temporel dans lequel doivent se développer de telles entreprises et se réduit à une ébauche de planification qui n'a pas encore rencontré en contrepartie les impératifs économiques appelés à donner une densité d'un autre type aux plans socialistes modernes.

Marx et Engels n'allaient pas tarder d'ailleurs à dénoncer ce « socialisme utopique » et à asseoir toute tentative de réorganisation sociale sur une conception philosophique de l'histoire et au surplus sur une conception de l'histoire résolument matérialiste et donc hautement attentive aux considérations économiques [38]. Marx il est vrai n'a guère contribué directement à l'élaboration du concept même de plan mais il a en revanche largement contribué a modifier assez radicalement quelques-uns des termes de la structure qui nous a permis ici de cerner ce concept. D'abord l'agent planificateur ne sera plus l'Humanité ou ses représentants, comme chez les philosophes français, mais (comme St-Simon et Cabet l'avaient très vaguement pressenti) la seule classe ouvrière appelée ainsi a construire un monde qui réponde a ses intérêts de classe quasi universelle et ce, contre le jeu anarchique des forces adverses du marché libre dont l'autre classe, la classe bourgeoise, parvient toujours à faire son profit. Notons au passage que cette situation conflictuelle qui rend impossible l'harmonie universelle sur laquelle les philosophes français pouvaient encore compter, rend également plus complexe la définition des rapports de la classe ouvrière avec ses mandataires, étant donné que ceux-ci risquent toujours de par leur position d'être récupérés par l'autre classe comme nous l'a rappelé à souhait l'expérience récente de la révolution culturelle en Chine. D'autre part, avec Marx l'objet de la planification ne pouvait plus être, en priorité, l'état spirituel de l'humanité mais bien plutôt l'infrastructure économique dont la transformation s'avérait décisive pour assurer une modification durable au niveau de la superstructure. Ceci est bien connu mais il fallait le rappeler ici afin de souligner le réajustement que pour une éventuelle planification, ce « renversement » risquait d'entraîner dans le choix des fins et dans le [70] choix des moyens. C'est ainsi qu'allait devenir cruciale la question de savoir quel rôle - à côté des stimulants idéologiques (éducation, opinion publique, etc...) jugés suffisants par Condorcet, St-Simon ou Comte, hautement préoccupés par une transformation spirituelle ou idéologique - il fallait désormais reconnaître aux stimulants matériels auxquels, on l'a vu, Bossuet et Hegel pourtant, non moins « spiritualistes » se référaient sans fausse pudeur, étant donnés que ces moyens pouvaient aisément être mis au service des fins spirituelles poursuivies, soit par une voie qui demeurait « cachée », soit par une voie détournée grâce a une « ruse de la raison ».


III. LES DILEMMES
DE LA PLANIFICATION SOCIALISTE


Quoi qu'il en soit de la difficulté de lire dans l'Histoire la réalisation d'un plan, -la planification socialiste, pour sa part, se présente comme un fait ou plutôt comme un ensemble d'expériences tentées en des contextes très variés et porteuses d'enseignements tirés tout aussi bien des revers rencontrés que des réussites déjà enregistrées. L'analogie que j'ai suggérée au début du présent article, entre cette planification et la planification que théologiens et philosophes ont voulu voir à l'oeuvre dans l'Histoire, demeurait sans doute formelle ; mais, justement à cause de cela, elle permettra ici un examen, bien sommaire il est vrai, de deux dilemmes qui semblent ressortir de la pratique de cette planification, à l'aide des catégories relativement fraîches qui ont surgi de ce rapprochement.

Même si les expériences de planification socialiste sont multiples et fort variées, il paraît légitime au niveau assez théorique où nous nous plaçons ici de ne retenir que quelques aspects caractéristiques des trois plus représentatives d'entre elles : l'URSS marquée par l'influence de Staline et hautement bureaucratisée dl une part, et la Yougoslavie quasi-libérale de Tito d'autre part, peuvent aisément être considérées comme les deux pôles essentiels du dilemme classique de la centralisation et de la décentralisation ; mais il faut maintenant leur opposer un troisième pôle, celui de la Chine de Mao qui parvient peut-être à surmonter ce dilemme mais non pas sans en introduire un autre qui peut [71] se définir comme celui de la primauté des stimuli idéologiques sur les stimuli matériels.

On entrevoit déjà un certain parallélisme avec les débats classiques de la philosophie de l'histoire : entre le plan divin dans sa version dictatoriale (le Dieu potentat) ou technocratique (panoptimalité) et le plan d'une raison dont les ruses risquent souvent de se faire aussi timides que la main invisible d'Adam Smith, il y a un chemin qui est celui d'un certain type de laïcisation et qui ressemble fort à celui de la décentralisation radicale en ceci que chacun d'eux conduit peut-être à un effacement au moins apparent de la planification. Par contre, ce dilemme se trouve dépassé dans l'approche des philosophes français de l'Histoire et singulièrement dans celle de Comte où la planification résolument laïque refuse de se laisser guider par les forces du marché mais n'y parvient qu'en s'appuyant sur des stimuli idéologiques (autorité morale, opinion publique...) et non plus sur les stimuli matériels caractéristiques avec les décrets absolus de la première approche (cf. la figure de la page suivante qui illustre bien schématiquement le rapprochement esquissé ici).

C'est ce qu'il nous faut voir de plus près, moins pour justifier ce parallélisme assez formel que pour mieux comprendre ces dilemmes. Ce qui fait l'intérêt de la planification, c'est d'abord son caractère rationnel que l'on oppose volontiers à l'anarchie du libéralisme. C'est pourquoi d'ailleurs il a été seulement question ici de planification socialiste et non de la planification pratiquée en régime capitaliste, non point que cette dernière soit moins soucieuse de rationalité mais parce qu'elle ne peut vraiment s'imposer mais doit composer avec ces décisions anarchiques [39]. Aussi est-il normal qu'à première vue le principal atout de cette planification paraisse résider dans la possibilité de décisions cohérentes parce que centralisées. Les multiples décisions de caractère économique toujours interdépendantes peuvent ainsi être prises en fonction d'une situation d'ensemble et peuvent être intégrées et adaptées à la réalisation d'objectifs eux-mêmes éta-

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blis en fonction de priorités préalablement définies dans un plan à long terme. Dès lors, on comprendra aisément que la conscience aiguë de cette nécessaire mais fragile intégration risque d'amener les détenteurs du pouvoir qui planifient au nom de la classe ouvrière à restreindre au maximum l'initiative laissée à la base. C'est pourquoi sans doute Staline, fier d'opposer son plan aux simples « plans de prévisions » ou « de conjoncture », insiste si fortement sur le « caractère obligatoire » des directives à transmettre aux entreprises [40]. C'est pourquoi aussi - qu'on se rappelle la boutade de Trotsky citée plus haut au sujet des méthodes d'un « esprit universel » à la Laplace - la tendance naturelle de la bureaucratie paraît être à la centralisation excessive. C'est pourquoi enfin un théoricien comme Charles Bettelheim a d'abord opté pour une planification franchement centralisée [41] et s'est opposé vertement à un modèle fort ingénieux mais hautement décentralisé comme celui d'Oskar Lange pour lequel la Centrale de Planification doit se contenter, par une succession d'essais et d'erreurs, de remplir, en économie socialiste, la fonction attribuée moins efficacement au marché en économie capitaliste [42]. L'argument fondamental invoqué contre un tel modèle, c'est qu'à demeure trop soumis aux fluctuations de mécanismes auxquels le planificateur s'ajuste a posteriori mais qu'il ne contrôle pas, qu'il ne détermine pas a priori en fonction de ce qui lui paraît rationnel.

Bien sûr, tout en se faisant l'apôtre d'une planification centralisée, Bettelheim nous assure qu'il ne se réfère pas à ce système « certainement irréalisable » où « toutes les décisions seraient prises de façon centrale... » [43]. Reste néanmoins que le rationalisme volontariste qui inspirait ses arguments a été poussé passablement loin en Union Soviétique, ce qui a entraîné au début des années 60 une réaction contre ce « volontarisme » excessif [74] au profit de méthodes plus souples et plus décentralisées [44]. Conscients de ce que les directives obligatoires et les « indices imposés d'en haut » [45] qui les accompagnaient ont eu souvent pour résultat d'inciter de façon absurde a leur dépassement, fût-ce au prix de rigidités et de gaspillages inattendus [46], un groupe d'académiciens soviétiques en est venu à prôner une planification souple pour laquelle des décisions importantes laissées à la base seront d'autant plus pertinentes qu'on aura fait en sorte que ceux qui doivent les prendre trouvent un intérêt matériel dans le fonctionnement efficace de l'économie.

C'est ce qu'explique Liberman dont le nom a été tout particulièrement attaché à cette réforme :


« Ainsi le système proposé part du principe suivant : Ce qui est avantageux à la société doit être avantageux à chaque entreprise. Au contraire ce qui est désavantageux à la société doit être désavantageux pour le personnel de toute entreprise ». [47]


Mais il n'est pas le seul à consacrer ce principe qui va être repris presque dans les mêmes termes par une foule de théoriciens des pays socialistes. Écoutons par exemple ses collègues Trapeznikov et L. Leontiev qui comme Liberman écrivent dans la Pravda :


« Cette réglementation doit être telle que le personnel des entreprises ait économiquement intérêt à orienter son travail dans un sens profitable à l'économie nationale » [48].

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« La supériorité des méthodes économiques de direction planifiée des entreprises réside dans le fait qu'elles mettent en oeuvre les forces de l'intérêt matériel : ce qui est profitable à la société l'est aussi à l'entreprise » [49].


Ce recours aux stimulants matériels met en oeuvre une logique qui est bien celle de la ruse de la raison évoquée par Hegel : « ils (les hommes) réalisent leurs intérêts, mais il se produit avec cela quelqu'autre chose... dont, leur conscience ne se rendait pas compte et qui n'était pas dans leur vue » [50]. Mais jusqu'ici cette ruse de la raison demeure à n'en pas douter au service de la planification et on n'aurait bien tort de chercher à y voir un travesti de la main invisible. Si la révision proposée est déchirante pour les planificateurs volontaristes, elle n'en est pas moins de nature à accélérer la réalisation de l'idéal socialiste. Un texte adopté dès juillet 63 par le Conseil des Ministres de la République Démocratique Allemande en fait fortement état :


« Les méthodes appliquées jusqu'à ce jour dans la planification et dans la direction de notre économie nationale ne maintiennent pas assez le juste niveau d'efficience qui permet seul un développement rapide et harmonieux des forces productives. Les méthodes traditionnelles de planification, les directives données pour réaliser et contrôler les objectifs du plan, une comptabilité insuffisante et l'absence d'intéressement matériel font obstacle à une direction Pleinement efficace de l'économie et freinent le libre déploiement des forces motrices que porte en lui le développement du socialisme ». [51]


Et le texte de citer, peu après, Lénine à l'appui d'un aspect de sa position : « Ne craignons pas de calculer comme un commerçant. [76] Ce n'est que par de tels calculs que l'on édifie l'économie » [52]. Pourquoi en effet les « fils de la lumière » ne seraient-ils pas aussi rusés que les « fils des ténèbres » ! D'ailleurs les défenseurs de ces réformes insistent sur le fait que le recours à ces techniques faussement suspectes ne peut que renforcer la planification. Ainsi Nemtchinov d'expliquer élégamment : « Dans cette combinaison des deux principes, celui de planification l'emporte sur celui de prix dans la mesure où les prix eux-mêmes font aussi partie du plan ». [53] Quant à Liberman il fait valoir que la rentabilité qu'il cherche à valoriser, loin d'être le lot du capitalisme, se révèle être un bien meilleur indice de productivité en régime socialiste, débarrassée alors qu'elle est de facteurs comme la spéculation, les pressions diverses, etc... qui en faussaient la signification. [54]

Pourtant si ces arguments sont suffisants pour invalider les conclusions hâtives de certains journalistes occidentaux sur le caractère capitaliste de ces réformes, le recours massif aux stimulants matériels prôné par elles n'a pas manqué de laisser songeurs certains marxistes occidentaux comme par exemple Ernest Mandel.


« L'utilisation des moyens « d'intéressement matériel » pendant la période de transition est sans doute inévitable. Mais tout en reconnaissant cette inévitabilité, il faut aussi comprendre qu'elle a des effets corrupteurs et désagrégateurs sur la conscience socialiste. » [55]


Surtout la question se pose de savoir jusqu'où peut aller le recours au mécanisme de marché sans mettre en cause la planification elle-même. Et cette question se pose d'autant plus qu'aux yeux de divers théoriciens marxistes, au moins un pays socialiste [77] est allé effectivement trop loin en ce sens et c'est la Yougoslavie. Mandel n'hésite pas à dénoncer son « recours excessif aux mécanismes du marché » [56] ; quant à Bettelheim, il n'a pas de mal à trouver dans l'expérience yougoslave une justification de sa méfiance à l'égard de la décentralisation :


« Le seul pays qui ait abandonné la planification centralisée en faveur d'un système radicalement différent est la Yougoslavie niais son économie n'est plus véritablement planifiée ». [57]

« L'expérience yougoslave' confirme que menée au-delà d'un certain point, l'autonomie accordée aux entreprises du secteur d'État conduit à la domination du marché sur le développement de l'économie ». [58]


Il paraît bien confirmé en effet qu'en Yougoslavie, chaque entreprise toute autogérée par ses travailleurs qu'elle soit, ne s'en trouve pas moins passablement autonome et soucieuse avant tout de s'adapter aux exigences d'un marché étonnamment libre. [59] Si la « ruse de la raison » s'y est trouvée quasiment abâtardie en « main invisible », c'est sans doute que la ruse par laquelle des décisions décentralisées et intéressées peuvent être mises au service d'un plan est moins celle de la Raison que celle du Pouvoir et qu'en Yougoslavie le Pouvoir central a choisi de s'estomper. Est-ce dire que la planification doive renoncer, au moins pour un certain temps, au « dépérissement de l'État » ? Il le semble bien quand on songe que « l'harmonie » [60] de l'intérêt social et de l'intérêt individuel qui est à son principe ne peut guère être assurée spontanément ; pour Hegel non plus il n'était pas facile de rendre compte de la ruse de la raison. Seul l'État central paraît en position de manipuler ces « leviers économiques » de façon assez astucieuse pour en garantir l'harmonie escomptée ; chez [78] Hegel aussi on peut se demander si la ruse de la raison ne finit pas par se transformer en ruse du Pouvoir.

À certains esprits cette ruse du Pouvoir paraîtra d'autant plus inquiétante qu'elle est désormais moins aveugle, étant donné les moyens informatiques dont elle dispose. Pourtant la « planification électronique » [61] s'avère être l'un des plus sérieux espoirs de la planification moderne dans la mesure du moins où il s'avère essentiel d'arriver à une planification optimale. L'un de ceux qui ont défendu en Union Soviétique le recours aux stimulants matériels voyait clairement dans le recours parallèle aux ressources de l'informatique le complément de la réforme proposée [62]. Pour l'académicien Fedorenko, c'est là si l'on ose dire une façon astucieuse de recentraliser la décentralisation [63]. La tache d'ailleurs sera d'envergure, aux dimensions de l'entreprise planificatrice.


« L'élaboration du projet d'un système unique et automatisé de planification et de direction, sur la base d'un réseau unifié de centres de calcul, constitue une oeuvre extrêmement complexe et responsable ». [64]


D'ailleurs la planification elle-même rend possible la mise en place de l'instrument :


« Dans une économie planifiée la possibilité existe de créer un réseau d'État unique des centres de calcul, travaillant au même régime, comme un seul mécanisme gigantesque ». [65]


Devant ces perspectives séduisantes pour l'esprit, d'aucuns verront se profiler le spectre d'une bureaucratie ou plutôt d'une technocratie envahissante. En tout cas il y a de fortes chances pour que le plan ainsi élaboré, de par la complexité même des [79] variables interdépendantes qu'il ferait intervenir, se présente plus que jamais pour l'homme du peuple comme un « plan caché ». Et il est assez douteux que la foi en l'objectivité des administrateurs, qui s'est passablement émoussée depuis St-Simon, soit suffisante pour faire accepter cette perspective avec enthousiasme. D'ailleurs dans la logique de la planification centralisée, il a été supposé que la classe ouvrière, qui est en principe l'agent de cette planification, se reconnaissait dans l'action du Parti ou de ses émanations que sont l'État et la Centrale de Planification. C'est qu'à tort ou à raison était sous-entendue une communauté d'intérêts entre « la » classe ouvrière et ses mandataires. C'est ce que Ota Sik, conseiller économique de Dubcek, dénonçait quelques années déjà avant le printemps de Prague :


« On supposait en outre, et tout aussi à priori, que chaque « ordre » répondait toujours aux intérêts des gens et qu'il existait seulement un intérêt en quelque sorte « absolu », purement et simplement unique pour tous en régime socialiste. » [66]


Cette observation allait de soi chez un défenseur des stimulants matériels car si le recours à de tels stimulants est un moyen astucieux de faire coïncider des intérêts divergents, c'est par le fait même un aveu que ces intérêts ne coïncident pas spontanément. Comment dès lors s'assurer que les planificateurs eux-mêmes ne peuvent pas à leur tour être mus secrètement par leurs intérêts propres ? Une planification forcée de s'appuyer sur des stimulants matériels sera donc sujette à osciller entre une décentralisation où elle risque à la limite d'être emportée à la faveur de la concurrence d'intérêts divergents (main invisible) et une centralisation où elle risque à la limite d'être dénaturée pour n'être plus axée sur les intérêts de la classe ouvrière.

De là l'immense séduction qu'a exercée une expérience remarquable moins par l'étendue impressionnante de la population [80] qu'elle a mobilisée ou par les succès spectaculaires qu'elle a atteints en moins de 25 ans dans le domaine agricole en particulier, que par le fait que la planification responsable de ces résultats a fait appel à des stimulants idéologiques incomparablement plus qu'à des stimulants matériels. [67] La Chine de Mao Tse Toung est parvenue ainsi, à la faveur d'un consensus idéologique étonnant, à aiguiller une participation populaire assez évidente sur les objectifs d'une planification audacieusement décentralisée quoique tenue bien en main semble-t-il par les autorités.

C'était à la faveur d'un comparable consensus, inspire par l'autorité de ce que l'on croyait voir s'affirmer comme la science du développement social, que les philosophes français de l'Histoire estimaient pouvoir s'attaquer à la « réorganisation de la société ». Et c'est parce qu'ils recouraient strictement à des stimulants idéologiques, prioritairement à une éducation sociale, et non à une ruse de la raison, que des divergences d'intérêts ne leur paraissaient guère possibles entre les travailleurs et ceux qui pour être appelés par leur compétence à les guider n'en auraient pas moins partagé un idéal commun. Il est étonnant par exemple d'observer jusqu'à quel point le recours aux stimulants idéologiques rapproche l'austère philosophie d'Auguste Comte de la pratique politique de Mao, pourtant éloigné de lui par des aspects si évidents qu'il parait superflu de les mentionner.

Comte et Mao se tournent résolument vers une éducation à la fois scientifique et idéologique qui, comme certains l'ont rappelé, cherche à produire « des têtes bien faites plutôt que des têtes bien pleines » et qui, pour ce faire, ne craint pas de mettre l'art au service du développement de la conscience politique ; cette éducation d'ailleurs tend à se faire permanente via la large diffusion de slogans, de mots d'ordre, de formules concises consignées dans des manuels pratiques, et aussi grâce à des discussions qui [81] ont lieu au sein de groupes de travailleurs ou comme dit Comte de « clubs de prolétaires ». [68] Des valeurs morales comme l'intégrité et le dévouement sont également valorisées par eux, de sorte qu'elles font l'objet d'une « émulation » fructueuse pour l'ensemble de la collectivité et qu'elles donnent lieu à une « reconnaissance sociale » des qualités de chacun. [69] Ce phénomène se généralise dans une « opinion publique » qui, pour l'un comme pour l'autre, devient une force décisive qu'il s'agit d'orienter dans un sens favorable aux idéaux poursuivis. Ceci permet d'ailleurs une mobilisation des masses ou du prolétariat contre des détenteurs d'un quelconque pouvoir qui auraient pu se détourner de la ligne jugée conforme aux valeurs reconnues par les travailleurs éclairés par leur leader. [70] En somme, ces masses laborieuses se tournent d'instinct vers ce leader dont elles attendent moins des ordres que des indications parce qu'il s'impose à elles moins par une autorité légale que par une autorité morale.

Cette situation contribue sans doute largement à rendre possible cette « planification unifiée », [71] qui est la réponse proprement chinoise au dilemme de la centralisation et de la décentralisation. Pourtant, à cause même de l'importance du facteur idéologique, cette expérience grandiose a provoqué à la fois l'admiration et l'inquiétude. Inquiétude quant à la viabilité, non pas de la Chine bien sûr dont l'importance pour l'avenir est quoi qu'il arrive assuré, mais de ce type de planification qui pourrait être en un sens un peu fragile dans la mesure où il serait lié à un consensus social, lequel paraît être lui-même largement tributaire d'une part de l'état relativement peu développe de l'économie qui, à tout le moins, a pour effet de réduire de façon appréciable la [82] gamme des choix susceptibles d'engendrer des divergences, d'autre part du rôle idéologique exceptionnel (moins par ses qualités sûrement éminentes que par sa place dans l'Histoire) d'un leader sacralisé d'ailleurs bien malgré lui - en quoi, notons-le au passage, il s'avère bien différent d'Auguste Comte. Toutefois il y a dans l'expression de cette inquiétude bien des conditionnels et il n'est pas interdit de penser, pour peu que l'on soit suffisamment optimiste, que l'imagination politique parvienne, à la lumière des acquis de l'expérience chinoise et à l'aide de solutions encore inédites, à tonifier suffisamment les stimulants idéologiques pour en faire l'instrument privilégié de la planification. Cette trop sommaire réflexion sur cette expérience nous aura en tout cas permis, à partir de la réflexion des philosophes de l'histoire, de mesurer la portée d'un second dilemme de la planification, celui des stimulants idéologiques et des stimulants matériels, dont il n'est pas non plus interdit de penser, pour peu que l'on soit le moindrement pessimiste, qu'il ne puisse jamais être durablement dépassé en faveur de l'un de ses termes.

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Il serait bien naïf toutefois de vouloir tirer des conclusions d'ordre politique ou historique d'une étude qui s'est délibérément cantonnée au niveau de la comparaison formelle ou structurale du double usage d'un concept et des problématiques diverses qu'il a engendrées. Cette étude a pu, chemin faisant, croiser des questions qui sont pour l'homme d'aujourd'hui d'une brûlante actualité sans pour autant vouloir suggérer en aucune façon qu'il pût appartenir a la réflexion philosophique d'y apporter des solutions. Mais celle-ci, me semble-t-il, ne serait pas vaine si elle pouvait seulement contribuer à renouveler, au contact de ces problèmes actuels, le sens et la portée des questions que l'homme se pose depuis fort longtemps à propos de la fragile possibilité pour lui de prendre en main son destin collectif et d'affirmer par là une liberté incertaine et toujours menacée de se dégrader dans une figure nouvelle d'une indéfinissable nécessité historique.



[1] Voir sur ce point TINBERGEN, La planification, Hachette, pp. 118 et ss. et p. 235.

[2] Le concept de « plan divin » est au coeur de toute la théologie chrétienne de l'Histoire qui a repris une conception biblique exprimée en particulier par l'apôtre PAUL (Eph I, 10 ; III, 9 ; I Tim. I, 4) dont le mot « oikonomia » a été traduit par plan, dessein, gestion, etc...

[3] Les études sur la planification socialiste sont abondantes ; pour un exposé succinct permettant de situer les principaux concepts propre à ce type d'entre prise auquel il est ici fait référence, cf. par exemple, H. CHAMBRE, L'économie planifiée, Que sais-je ? no 329, P.U.F.

[4] SARTRE, Critique de la Raison Dialectique, NRF, 1960 ; par ex. pp 279 à 285.

[5] MASSE, Le plan ou l'Anti-Hasard, Idées NRF, 1965 ; cf. p. 40.

[6] BETTELHEIM, Problèmes théoriques et pratiques de la planification, Maspero, 1966, 3e éd. p. 83.

[7] BOSSUET, Discours sur l'Histoire Universelle, t. III, ch. VII.

[8] cf. : par ex. MALEBRANCHE, Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, IX, par. XII, Vrin 1948, t. II, p. 24 à 27.

[9] LEIBNIZ, Discours de Métaphysique, Vrin. p. 45.

[10] Traduction personnelle d'un texte cité par Oskar LANGE, On the Economic theory of socialism, University of Minnesota Press, p. 138, tiré de Trotsky, Soviet Economy in Danger, Pioneer, 1932, pp 29-30.

[11] HERDER, Idées pour la philosophie de l'histoire de l'Humanité, Aubier, p. 163.

[12] Cité par Max Rouché dans son Introduction in HERDER, op. cit. p. 16.

[13] KANT, La philosophie de l'Histoire (recueil), Médiations. p. 40.

[14] Ibid., p. 163.

[15] Ibidem.

[16] Ibid. pp. 168-169.

[17] Ibid. p. 164.

[18] Ibid. p. 169. 19.

[19] Ibid. p. 27.

[20] HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’Histoire, Vrin, p. 39.

[21] Ibid. p. 25.

[22] Ibid. p. 39.

[23] Ibid. p. 26.

[24] Ibid. 22.

[25] Ibid. 29.

[26] HEGEL, Principes de la philosophie du Droit, NRF, cf. par. 183-184, 187 et 199-200.

[27] Adam SMITH, Wealth of Nations, ed. Cannan, Modern Library, p. 423. [Livre disponible, en version française, sous le titre : “Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)” dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[28] CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Ed. Sociales, p. 85. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[29] ST-SIMON, L'Organisateur, 11e lettre, éd. Anthropos, t. II, p. 199.

[30] COMTE, Plan des travaux nécessaires pour réorganiser la société (ou 3e opuscule), Aubier, 1970. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[31] COMTE, Discours sur l'ensemble du Positivisme, 3e partie. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[32] Pour la pensée de Comte là-dessus, voir Discours.., partie 1 à 3. Catéchisme Positiviste, Garnier-Flammarion [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] et Cours de Philosophie positive, leçon 48e en particulier.

[33] CABET, Ibid. p. IV.Voyage en Icarie, (Oeuvres t. I) éd. Anthropos 1970, p. 365.

[34] Ibid., p. IV.

[35] Ibid. p. 342 (les soulignés et les majuscules sont de Cabet) cf. aussi p. 217.

[36] Ibid. pp. 564 et 565.

[37] Ibid. p. 567 et surtout la citation de H. Desroches dans sa préface p. I.

[38] ENGELS, Socialisme utopique et socialisme scientifique, éd. Sociales, pp. 86 à 89. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[39] Sur la difficulté soulevée par l'extension à donner au concept de plan, cf. BETTELHEIM, Planification et Croissance accélérée, petite coll. Maspero, no 5, pp. 5 à 8.

[40] Cité par BETTELHEIM, Problèmes théoriques et pratiques de la planification, Maspero, 3e éd. 1966, p. 27.

[41] Cf. ibid. p. 41 et pp. 46 à 53.

[42] cf. LANGE, op. cit. pp. 82-83.

[43] BETTELHEIM, Problèmes théoriques ... p. 54.

[44] cf. Recherches Internationales à la lumière du Marxisme, no 47, mai-juin 1965 La Planification, où se retrouvent rassemblés un ensemble de textes (traduits) d'économistes réformateurs des pays d'Europe de l'Est. Sur la critique du volontarisme, voir en particulier l'article de Nemtchinov pp. 40 et 48-49.

[45] Cf. par ex. in Recherches Internationales... le texte de Liberman, p. 33.

[46] cf. par ex. in Recherches Internationales..., des exemples apportés par Liberman p. 32, 33 et p. 126 ou par Trapeznikov, p. 110 et pp. 112-113. cf. aussi Ernest MANDEL, « La réforme de la planification soviétique et ses implications théoriques » in Les Temps Modernes, no 229, 1965 pp. 2164 à 2168.

[47] LIBERMAN « Plan, Bénéfice, Prime », Pravda, 9 sept. 1962, traduit in Recherches Internationales ... p. 31, voir aussi p. 127.

[48] TRAPEZNIKOV, article in Pravda, 17 août 1964, traduit ibid. p. 111.

[49] L. LEONTIEV, « Plan et Méthodes économiques de direction », Pravda, 7 sept. 1964, traduit ibid, p. 119. Sur ce sujet, par divers auteurs. voir encore ibid. pp. 40, 50, 112, 171.

[50] HEGEL, Leçons sur la philosophie de l'Histoire, Vrin, pp. 33-34.

[51] « Ligne directrice pour le nouveau système économique de planification et de direction de l'économie nationale en R.D.A. » texte adopté par le Conseil des Ministres de la R.D.A. le 11 juillet 1963, traduit in Recherches Internationales... p. 168.

[52] LENINE, Oeuvres t. 33, pp. 88 et 89 (éd. allemande) ; cité par le texte du Conseil des ministres de la R.D.A. (traduit), ibid, p. 170. Notons toutefois que le passage n'implique en rien que Lénine appuierait les stimulants matériels comme tels, voir note 55.

[53] NEMTCHINOV, « Gestion et Planification sociale de la production en U.R.S.S. », Kommounist, mars 1964, traduit in Ibid., p. 43.

[54] cf. Ibid., p. 127.

[55] Ernest MANDEL, article cité, p. 2184. Mandel invoque Lénine à l'appui de sa thèse contre les stimulants matériels. (le souligné est de Mandel).

[56] Ibid., p. 2185.

[57] BETTELHEIM, Problèmes théoriques et Pratiques de la Planification, Maspero, 1966, Préface à la 3e édition p. 7.

[58] Ibid., p. 15.

[59] cf. WATERSTON, Planning in Yugoslavia, John Hopkins Press, Baltimore, 1962. p. 44 et pp. 55 et ss.

[60] C'est l'expression employée par Nemtchinov à propos d'un principe analogue à celui énoncé plus haut (notes 47, 48 et 49) cf. Recherches Internationales... p. 51.

[61] Voir à ce sujet CHAMBRE, L'économie planifiée, Que sais-je ? no 329, PUF, pp. 113 à 115.

[62] cf. FEDORENKO « Comment résoudre nos problèmes économiques », Pravda, 17 janvier 1965, traduit in Recherches Internationales... p. 145.

[63] Il insiste en effet sur la « planification centralisée » voir Ibid. p. 145 et 150.

[64] Ibid., p. 150.

[65] Ibid., p. 149.

[66] Ota SIK, « En finir avec les séquelles du dogmatisme en économie politique » in Nova Mysl, revue théorique du Parti Communiste Tchécoslovaque, numéro de sept. 1963, traduit in Recherches Internationales... p. 208 ; voir aussi p. 212, à l'appui de l'interprétation proposée au paragraphe suivant du présent article.

[67] Sur le rôle respectif des stimulants matériels et des stimulants idéologiques, voir BETTELHEIM, Problèmes théoriques... p. 17 et, en ce qui concerne plus spécifiquement la Chine, La construction du socialisme en Chine, no 22, petite coll. Maspero, p. 30 à 33 et, sur le rôle des stimulants idéologiques dans l'organisation d'une planification décentralisée mais harmonieuse, cf. encore Bettelheim, Révolution culturelle et Organisation industrielle en Chine, petite coll. Maspero, no. 119, pp. 51 à 53.

[68] COMTE, Discours sur l'ensemble du positivisme, 3e partie et Catéchisme positiviste, pp. 208 à 214 ; BETTELHEIM. La construction... pp. 195 à 200 ; R. MASSIP, La Chine est un miracle, Bernard Grasset, 1973, ch. IV.

[69] Sur Comte, voir, par ex. Catéchisme ... : sur les valeurs morales, pp. 222 et ss. et 241 ; sur la reconnaissance sociale, pp. 215-216 et ss. ; sur la Chine, cf. par ex. BETTELHEIM, La Construction..., p. 182-183, ROBINSON, J. The Cultural  Revolution in China, p. 43 et pp. 32 à 39.

[70] Pour Comte, voir notes 31 et 32 mais plus spécifiquement Discours sur l'ensemble du positivisme, Société positiviste internationale, Paris, 1907, pp. 145 à 160 ; pour la Chine voir par exemple BETTELHEIM, Révolution Culturelle... pp. 20, 31 à 34, 38 etc...

[71] BETTELHEIM, Révolution Culturelle... pp. 53 à 55.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 3 juin 2012 15:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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