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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Claude Lagadec, “Il n'y a pas d'université utopique.” Un article publié dans Socialisme 69, revue du socialisme international et québécois, no 19, octobre-décembre 1969, pp. 108-112. [Autorisation accordée le 27 mars 2008 par Mme Hélène Lagadec, ayant-droit, de diffuser toutes les publications de son frère dans Les Classiques des sciences sociales.]

[108]

Claude Lagadec [1932-2000]

professeur de philosophie, Université de Montréal,
Université McGill et à l'UQÀM

Il n'y a pas d'université
utopique.
 *

Un article publié dans Socialisme 69, revue du socialisme international et québécois, no 19, octobre-décembre 1969, pp. 108-112.


Avant d'aborder la question de l'université utopique, il m'apparaît opportun de faire quelques constatations sur l'université au Québec dans son état actuel.

En premier lieu, l'université actuelle est une école de métiers et une école normale pour privilégiés, caractérisée par son isolement au sein de la société, et par un type de gestion propre à l'entreprise privée.

Vous êtes-vous déjà demandé de quoi est privée l'entreprise privée ? Elle est privée de sens social, et l'on doit dire que les dirigeants universitaires actuels sont socialement irresponsables. Entendons-nous bien : ceci n'est pas un jugement moral ou un jugement de valeur. Dire que les dirigeants universitaires québécois sont socialement irresponsables, c'est dire qu'ils n'ont à répondre de leurs gestes qu'à eux-mêmes. Par exemple, l'université de Montréal, composée de 20,000 personnes, dispose d'un budget de 40 millions qui est dans les mains d'un conseil de 20 personnes et dont le pouvoir est total et absolu.

L'université est gérée selon les mêmes critères d'irresponsabilité sociale qui a toujours caractérisé l'industrie privée. Lorsqu'une faculté établit les critères d'admission des étudiants ou établit des contingentements, elle se désintéresse entièrement des étudiants qui ne remplissent pas ces critères ou ceux qui ne peuvent pas payer. Pour elle, ces étudiants ne présentent aucun intérêt. C'est exactement la même logique, que lorsque la Canadian Vickers ferme son usine, et n'a pas à se préoccuper des 500 ou des 2,000 ouvriers mis à pied : leur sort ne présente aucun intérêt.

Les deux caractéristiques mentionnées, soit l'irresponsabilité sociale de l'université, et le fait qu'elle enseigne des métiers privilégiés à des hommes privilégiés nous oblige à conclure qu'il n'y a pas d'université utopique possible ; Comme on dit qu'il n'y a pas de bon roi, ou de capitalisme généreux ou même juste.

L'idée d'université critique ou d'université populaire ne relève pas de l'utopie mais de l'idéologie. Autrement dit, l'université n'est pas réformable : elle est un lieu de privilégiés, et le demeurera ; - aucune réforme pédagogique ne changera la situation sociale de l'université ; - aucune modification du rapport professeur-étudiant ne changera le fait [109] que tous les deux sont des hommes socialement à part des autres ; - aucune présence de représentants de corps intermédiaires sur les conseils universitaires ne changera le fait que ces conseils sont aux mains de groupes qui contrôlent nos hôpitaux, nos corporations professionnelles, nos moyens d'information, nos partis politiques.

La deuxième constatation que nous devons faire, c'est que l'université s'industrialise. En fait, c'est notre système d'enseignement qui s'industrialise, et l'université entre présentement dans une phase d'adaptation et d'intégration au monde industriel ; cette phase lui fera subir la même transformation que celle qu'a subie l'ancien cours classique devenu CEGEP.

Avec le CEGEP, on sort de l'artisanat des corporations du cours classique, le travail porte sur de grandes unités (1500-2000 élèves) le maître (l'ancien titulaire de classe) a fait place à l'ouvrier spécialisé (le professeur d'une matière), et le travail du spécialiste est polyvalent : il entre indifféremment dans la composition de tel ou tel produit fini, celle d'un futur sociologue ou d'un futur mécanicien ; on assiste enfin à une véritable prolétarisation de l'étudiant : le slogan "s'instruire c'est s'enrichir" signifie que s'instruire c'est accumuler dés connaissances et du savoir ; et que cette capitalisation du savoir, qui est un investissement social, est un appauvrissement individuel, dans la mesure où celui qui y est engagé ne dispose pas des moyens de production. En fait, s'instruire, c'est enrichir le capitalisme, c'est alimenter la société de consommation, et c'est accumuler du savoir socialement utile et individuellement stupéfiant.

Au Québec, l'université est au seuil de cette transformation, et elle deviendra la chaîne d'assemblage des détenteurs privilégiés du savoir : c'est ce que se prépare à faire l'université du Québec. Il n'y a donc pas d'université utopique possible, dans le contexte actuel.

Et cependant, le nouveau savoir dont nous a parlé Jacques Brault tout à l'heure nous permet d'inventer une autre. utopie : une école utopique. Voyons d'abord ce qu'est une utopie, et ce qu'est ce nouveau savoir.

Pour être utopique, une idée doit remplir deux conditions : 1) elle doit présenter un désaccord ou une inadéquation avec la réalité sociale dans laquelle elle est exprimée ; en ce sens, elle doit être irréelle, non-fonctionnelle. 2) elle doit, par conséquent, tendre à briser l'ordre établi ; je veux dire qu'elle doit être de nature telle que les représentants de l'ordre établi ne puissent pas la récupérer à leur profit, pour perpétuer leur ordre, en donnant à l'idée une simple existence hallucinée (idéologique).

L'idée utopique doit donc être subversive, c'est-à-dire effectuer un renversement de l'intérieur, à partir de concepts qui sont à l'intérieur de la société considérée. Ainsi, il suffirait de saisir et de prendre au sérieux les chimères répandues par la société démocratique capitaliste, [110] comme l'égalité, la justice et la liberté, et procéder à leur réalisation immédiate, pour obtenir par le fait même une société qui ne soit ni démocratique ni capitaliste.

Voyons maintenant ce qu'est le nouveau savoir. Depuis toujours l'acquisition du savoir et de la technique a été l'acquisition d'un contrôle sur la nature ou l'environnement, en même temps qu'un contrôle sur les hommes. La domination sur la nature a toujours été de pair avec la domination sur les hommes.

On sait, par exemple, que l'industrialisation a passé par la lutte des classes, que les principaux progrès techniques passent de nos jours par la guerre, et que l'acquisition du savoir passe par l'acquisition d'un diplôme, c'est-à-dire que la compétence individuelle passe par la reconnaissance sociale de cette compétence. L'élitisme est inscrit au coeur même du savoir tel qu'il est défini ; tout comme il est au coeur de l'institution d'enseignement. Le savoir est fait pour être inaccessible au non-initié, la société qui choisit ses pauvres, les fabrique, choisit également et fabrique ses ignorants.

Ce savoir est celui de la société industrielle, dans laquelle l'argent est le bien rare. La société industrielle se définit, comme productrice de biens qui procurent l'argent, et c'est dans cet argent que toutes les valeurs sont convertibles, y compris le savoir, bien sûr. "S'instruire c'est s'enrichir", parce que le savoir est l'un des outils, l'un des instruments qui donnent accès à l'argent et au pouvoir, sur la nature et sur les hommes. Cet instrument est transmis de père en fils, de professeur en étudiant, et cette transmission est faite selon les critères de la société d'argent.

Cette situation est profondément bouleversée par l'arrivée du nouveau savoir qu'est l'information. L'information est en effet devenue le bien rare, c'est-à-dire que c'est en elle que toute chose est convertible, et qui est appelée à jouer, dans la société post-industrielle, le rôle que l'argent avait joué dans la société industrielle. La société post-industrielle, dit le sociologue américain Daniel Bell, est une société intellectuelle ; la recherche intellectuelle va y jouer le rôle que la business et les affaires ont joué dans la société précédente.

Le nouveau savoir n'est donc nullement un instrument, un moyen utilisé en vue d'une fin, il est cela même qui est recherché. C'est une sorte de champ, entendu au sens physique, dans lequel tous les éléments agissent et réagissent les uns sur les autres sans polarisation ni hiérarchie définitive. Par conséquent, ce savoir ne peut plus, être transmis d'un professeur à un étudiant. Le nouveau savoir ne s'enseigne pas. Le professeur va disparaître, de même que vont disparaître les normes selon lesquelles le savoir ancien était transmis : ces normes étaient bourgeoises, et c'est désormais l'individu qui est norme.

Ce nouveau savoir a encore comme conséquence directe une transformation [111] profonde du monde du travail. Sous l'Ancien régime, le pire châtiment que l'on pouvait infliger aux individus était la condamnation aux travaux forcés. Dans le monde industriel, la peine des travaux forcés est disparue des prisons pour devenir la réalité quotidienne pour la majorité des citoyens. C'est cet aspect du travail comme travail forcé que le monde de l'information a déjà commencé à faire disparaître.

On comprend que dans une telle société, l'école conçue comme une entreprise de préparation au monde du travail soit menacée. En fait, McLuhan a raison de dire que l'éducation actuelle est. "une défense civile contre les retombées des mass média" : ce sont les mass média qui éduquent, et l'école officielle, avec une efficacité décroissante, tente de ramener l'enfant dans le monde industriel et bourgeois. Compte tenu de ce nouveau savoir, que serait alors une école utopique ?

Nos universitaires, pour leur part, ont fait deux grandes découvertes, récemment : l'université devait s'intégrer à la société, et elle devrait accepter des liens plus étroits avec l'État. Dans une optique utopique, nous dirons que le nouveau savoir nous permet d'opérer ces deux évolutions, mais dans un sens inverse de celui qui est présentement adopté. Ainsi, au lieu de conférer aux recteurs des nouvelles universités de l'État l'irresponsabilité sociale propre aux dirigeants des entreprises capitalistes (l'accès à l'université sera interdit à 83% de la population), on devrait plutôt abolir l'université comme institution de privilégiés, et la rendre aux hommes, en la fondant dans une école unique, comportant, si l'on veut, trois niveaux : primaire, secondaire et tertiaire, mais ouverte à tous les hommes, pour toute leur vie.

L'École utopique aurait cinq caractéristiques :

1) Elle doit être une école unique, ouverte à tous les hommes, à tous les niveaux, pour toute leur vie. C'est ça l'éducation permanente.

2) Ce serait une école de création de savoir, et non une école de transmission de savoir, puisque le nouveau savoir ne se transmet pas, mais se fait par un individu autour des normes. Le professeur LUNDSTEN proposait récemment en ce sens de transformer l'université d'Helsinki.

Au lieu, dit-il, de bâtir l'université autour d'un grand auditorium, qui est lé symbole même du cours magistrat et du savoir transmis, il faut bâtir l'université autour d'un ordinateur conçu comme une vaste banque d'information. Les professeurs sont les employés de la banque, et aident lés étudiants à se procurer les données dont ils ont besoin. Les étudiants, en retour, versent à la banque le résultat de leurs recherches.

3) L'école utopique intègre un à un tous les éléments de l'industrie. Elle est un lieu de faire et d'action, pas un lieu pour apprendre. Nos nouveaux technocrates ont récemment découvert qu'il fallait intégrer l'école à l'industrie. Il faudrait faire exactement l'inverse : intégrer l'industrie à l'école, et renverser la tendance actuelle qui fait que plusieurs universités [112] nord-américaines sont devenues de simples dépendances de grandes corporations privées de sens social. Dans un monde où l'information est le bien rare, l'industrie n'est pas autre chose qu'une industrie de l'information,

4) L'école utopique devrait de même intégrer tous les niveaux de gouvernement, au lieu de devenir progressivement une partie de l'État, comme la tendance actuelle le laisse voir. Y a-t-il quelque chose de plus attristant à l'heure actuelle que de voir des départements entiers de nos universités devenir, par l'artifice des projets et des budgets de recherche, de simples appendices putanisés de politiciens inutiles, eux-mêmes au service d'entreprises privées de sens social, elles-mêmes au service de l'argent ?

5) Cinquièmement, enfin, et c'est sans doute le plus important, cette école unique, élargie aux dimensions de la société entière, est décentralisée à l'extrême, et non pas planifiée. La planification fait la même chose que la morale : elle régularise et rationalise les situations de fait ; elle rend les inégalités, les injustices et les dominations moins choquantes et plus supportables, mais elle les laisse intactes, tout comme la morale. Elle transforme simplement les privilégiés en administrateurs.

L'école utopique supprime les dominations et les rend impossibles. Elle fait disparaître, par sa décentralisation, le pouvoir qui permet à certains hommes de prendre des décisions contraignant d'autres hommes ; elle fait disparaître tout pouvoir, parce que tout pouvoir est pouvoir d'argent. Elle fait disparaître le professeur, le politicien et l'industriel comme détenteurs privilégiés de pouvoir, et entretient systématiquement, par son morcellement, les tensions, les contradictions et les inquiétudes.



* Ce texte a été présenté lors d'un "Teach-in" sur "l'Université utopique", organisé par Radio-Canada dans le cadre de l'émission Tel Quel, le 31 mai 1969. nous remercions la Société Radio-Canada d'en autoriser la publication.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 1 février 2013 19:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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