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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Claude Lagadec, “Un journal élitiste peut-il être indépendant ?” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Robert Comeau et Luc Desrochers, Le Devoir. Un journal indépendant (1910-1995), pp. 315-318. Montréal: Les Presses de l'Université du Québec, 1996, 368 pp. Les leaders du Québec contemporain, 8e colloque, mars 1995. [Autorisation accordée le 27 mars 2008 par Mme Hélène Lagadec, ayant-droit, de diffuser toutes les publications de son frère dans Les Classiques des sciences sociales.]

Claude Lagadec [1932-2000]

professeur de philosophie, Université de Montréal, Université McGill et à l'UQÀM 

Un journal élitiste peut-il être indépendant ? 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Robert Comeau et Luc Desrochers, Le Devoir. Un journal indépendant (1910-1995), pp. 315-318. Montréal : Les Presses de l'Université du Québec, 1996, 368 pp. Les leaders du Québec contemporain, 8e colloque, mars 1995. 

 

La grande originalité du Devoir est d'être élitiste, par le lectorat auquel il s'adresse, tout en demeurant indépendant des partis politiques et des forces d'argent. 

Son élitisme ne doit pas nous étonner. On se rappellera qu'au début du siècle dernier l'élitisme des journaux et la concentration du pouvoir de la presse entre très peu de mains pouvaient être beaucoup plus accentués. À cette époque, en effet, un seul homme pouvait fabriquer un journal à lui tout seul : cueillette de l'information, rédaction, composition manuelle des caractères de plomb, impression sur une presse manuelle. Étant donné le petit nombre de personnes sachant lire à cette époque, ce type de journalisme était beaucoup plus élitiste que tout ce qui a existé depuis, et il procurait à ses artisans une autonomie politique qu'aucun directeur de journal n'aura jamais plus. 

À travers son histoire, Le Devoir s'est identifié aux trois principaux objectifs choisis par Henri Bourassa : premièrement, la défense de la religion catholique: deuxièmement, la défense du nationalisme canadien-français: et troisièmement, le combat pour la démocratie que Bourassa appelait la défense des honnêtes gens et la lutte contre les coquins. Depuis ses débuts, cette singulière configuration d'objectifs permet au journal de miser sur sa différence et assure sa liberté et son indépendance. Pourtant ces trois objectifs sont mal accordés entre eux. 

En effet, les deux premiers objectifs mentionnés (la défense de la religion catholique et la défense du nationalisme) sont très peu utiles ou même recommandables dans une lutte pour la démocratie : au mieux, ces deux premiers objectifs sont sans importance, au pire ils sont carrément contre-productifs. Dans l'histoire occidentale, le catholicisme et le nationalisme se sont généralement montrés peu propices à la démocratie. 

Le Devoir a été antiféministe et s'est opposé au vote des femmes à une époque où toute l'élite du Québec épousait sans réserve cet aspect de la doctrine sociale de l'Église  : il a été antisémite dans les mêmes conditions alors que la plupart des nationalismes occidentaux étaient antisémites. Il ne suffit pas de rappeler ces erreurs du journal, ce qui est toujours désagréable. Pour en comprendre le sens et en tirer la leçon, il est nécessaire de remonter à leur source. C'est à l'intégrisme catholique doublé de son nationalisme qu'il faut imputer ces erreurs de parcours. 

De plus, cette disparité entre les trois objectifs du Devoir se complique de nos jours du fait que les Montréalais, qui produisent le journal, fournissent probablement moins que la moitié de ses acheteurs et que la pratique religieuse des Montréalais diffère notablement de celle des autres Québécois. Ce qui peut porter les Montréalais à sous-estimer l'importance de l'image de marque de défenseur du catholicisme que le journal continue de véhiculer pour ses autres lecteurs, même si cette défense a largement disparu de ses pages depuis plusieurs années. 

Ces deux « erreurs de parcours » du journal imputables au catholicisme québécois et au nationalisme de ses élites nous montrent clairement que les limites de son indépendance sont souvent les mêmes que celles de son élitisme : le journal a bien prouvé dans le passé qu'il peut demeurer indépendant par rapport au grand capital et par rapport aux partis politiques. Mais la question qui demeure posée est de savoir s'il est à l'occasion en mesure de montrer son indépendance à l'égard de son propre lectorat, quand l'élite qu'il courtise et dont il sert les intérêts retombe dans les travers et les atavismes qu'elle a hérités de son histoire qui est la nôtre à tous, l'histoire du Québec. En d'autres mots, Le Devoir, journal élitiste et indépendant, peut-il à l'occasion, quand la lutte pour la démocratie l'exige, montrer son indépendance par rapport aux élites en place ? 

La réponse est évidemment : Oui ! C'est possible. Il suffit pour s'en convaincre d'examiner, par exemple, la carrière du directeur que fut Gérard Filion et l'âpreté des luttes qu'il sut mener contre les pouvoirs de son temps. Mais une telle réussite ne tombe pas du ciel et ne va pas de soi. Car elle exige qu'une primauté soit accordée à l'objectif numéro trois, la lutte pour la démocratie, aux dépens des deux autres. 

En temps de crise mais aussi à long terme, c'est sur ce troisième objectif, la lutte pour la démocratie, que le journal doit savoir s'appuyer pour assurer son indépendance et son avenir. Plusieurs approches sont possibles. La première consisterait à prendre à son compte ce qu'un éditorial du Devoir d'il y a deux semaines retenait des rencontres des Commissions consultatives sur l'avenir du Québec. L'éditorial disait : 

[...] les Québécois veulent des directions de fond : entre autres un modèle de relations interculturelles, un projet éducatif exigeant, un souci concret d'équité et d'égalité entre les personnes, un engagement ferme quant au développement culturel, un plan de lutte à la pauvreté, une esquisse crédible des voies de la régionalisation. 

Une deuxième voie, qui fait appel à d'autres critères, implique la surveillance quotidienne de l'effet vérifiable, dans la conjoncture politique, des lambeaux de soutanes et des travers antidémocratiques du catholicisme et du nationalisme traditionnels de nos élites. 

Voyons d'abord la question du nationalisme. Ici le débat référendaire actuel fournit un cadre où les entorses verbales à la démocratie sont fréquentes et parfois quotidiennes. Un chansonnier et, séparément, un député du Bloc québécois suggèrent aux minorités ethniques et aux citoyens de citoyenneté récente de renoncer à leur droit de vote lors du référendum à venir : rien de moins. Il est de plus en plus question du vote des « vrais Québécois » que l'on oppose au vote des « autres », les pas vrais, les pas bons. Un communicateur de métier, conseiller du premier ministre, qui finira par s'en séparer, mais sans désavouer expressément ses excès de langage, prétend que le vote monolithique des anglophones et des allophones est un vote « raciste ». On nous assure maintenant que ce n'est pas ce que voulait dire ce professionnel de la communication. Un dirigeant du Mouvement Québec Français et un député du parti au pouvoir qui fut ministre pendant dix ans multiplient les invectives xénophobes, l'un par procès d'intention et l'autre en évoquant Staline et Khrouchtchev. Un ministre important et extra-lucide prédit que deux cent mille immigrants se préparent à voter illégalement et leur fait un procès d'intention d'une gratuité totale  : c'est de la pure diffamation. La vice-présidente du PQ (je rêve ?) accuse nommément « les Juifs et les anglophones »d'avoir voté illégalement et ainsi causé sa défaite électorale. Mais on apprend qu'en fait la seule Québécoise de citoyenneté récente qui a reconnu avoir voté illégalement aux dernières élections est une ministre du PQ. Le premier ministre a trouvé son infraction « sympathique », c'est le terme qu'il a utilisé, et n'a pas invité la contrevenante à renoncer à son siège de député. Cette dernière infraction fut vivement signalée par un éditorial du journal. Ces errements sont graves et inquiétants parce qu'ils proviennent des plus hautes sphères du parti au pouvoir, indiscutablement de l'élite. Il serait important que l'élitisme du Devoir continue à se faire entendre clairement sur ces abus dont la bêtise rivalise, en sens inverse, avec ceux de Mordecai Richler. 

Voilà pour le nationalisme québécois. Passons au principal élément de l'intégrisme catholique. Un jour viendra, j'en suis persuadé, où quelqu'un de l'élite se rendra compte que l'expression « école publique confessionnelle » est, en logique, une contradiction dans les termes  : en politique, c'est une injustice et en démocratie un abus de pouvoir. Daniel Baril, qui vient de publier Les mensonges de l'école catholique, répète la même chose depuis vingt ans mais personne ne l'écoute. Personne à l'heure actuelle, dans l'ensemble de la classe politique, toutes tendances politiques confondues, n'ose poser le problème et dire que le roi est tout nu. Pour se rendre compte de l'ampleur de ce problème, il suffit de lire quelques articles de la loi du Conseil supérieur de l'éducation. Le ministère de l'Éducation du Québec abrite un comité catholique composé de quinze personnes dont le rôle est d'assurer la confessionnalité des écoles. Il définit l'éducation catholique, fait et applique tout règlement afférent. Les quinze membres de ce comité catholique sont choisis, tenez-vous bien, par l'Assemblée des évêques catholiques. Contrairement à des fonctionnaires, c'est leur partialité même qui les habilite à siéger. Pis, les cadres supérieurs du ministère se mettent au service des privilèges des catholiques et ni le sous-ministre ni les sous-ministres associés qui assistent aux réunions du comité catholique n'y ont droit de vote ! On doit donc comprendre qu'à l'heure actuelle nous n'avons pas un mais bien deux ministres de l'Éducation. Le ministre en titre, monsieur Jean Garon, ne gère en réalité que cette partie du ministère que « l'autre ministre » lui laisse. L'autre ministre de l'Éducation, c'est l'Assemblée des évêques. 

En bon français, ce genre de pratique politique devrait s'appeler une forfaiture, qui en l'espèce est un abus de droit. Cette situation dure depuis si longtemps que nous avons besoin d'illustrations pour en saisir toute la portée. C'est comme si le ministère du Revenu abritait un comité de la banque qui serait formé de quinze créatures de l'Association des banquiers et qui verrait à sauvegarder l'intérêt des banquiers, imposant une taxe ici et en abolissant une autre là, ou comme si le ministère des Transports abritait un comité du camionnage chargé de toute la construction et de l'entretien des routes. C'est le genre de politique que choisissent les dictatures de droite, ce que le Québec n'est pourtant pas, parce qu'elle leur permet de faire main basse sur une partie de l'appareil d'État qui se trouve ainsi asservi à leurs intérêts privés particuliers. La religion est une affaire privée. L'école, au contraire, relève de l'État, qui lui consacre un tiers de son budget. Daniel Baril estime que l'enseignement de la religion nous coûte annuellement près d'un demi-milliard de dollars. 

Il y a lieu d'inviter l'élitisme du Devoir à jouer le rôle que l'on attend de lui dans ce dossier et qu'il cesse de s'y dérober. S'il a vraiment rompu avec son ancien ultramontanisme, il pourrait utilement trouver l'occasion de le montrer. Il en retirerait lui-même plusieurs avantages. Il pourrait s'attirer, surtout en région métropolitaine, de nouveaux lecteurs à la recherche des attracteurs démocratiques et novateurs qui lui font défaut à l'heure actuelle, et élargir l'éventail ethnique de son lectorat. Le Devoir ajouterait ainsi un nouveau chapitre à la tradition d'indépendance dont il est si fier.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 28 mai 2008 14:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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