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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Claude Lagadec, “ÉLÉMENTS BIOLOGIQUES DE L'AGRESSION.” Un article publié dans Laurentian University Review / Revue de l'Université Laurentienne, vol. 19, no 1, novembre 1986, pp. 99-108 [Autorisation accordée le 27 mars 2008 par Mme Hélène Lagadec, ayant-droit, de diffuser toutes les publications de son frère dans Les Classiques des sciences sociales.]

Claude Lagadec [1932-2000]

professeur de philosophie, Université de Montréal,
Université McGill et à l'UQÀM
 

Éléments biologiques de l'agression”. 

Un article publié dans Laurentian University Review / Revue de l'Université Laurentienne, vol. 19, no 1, novembre 1986, pp. 99-108.

Introduction
 
L’agression en biologie
L’altruisme biologique
L’agressivité humaine 
 
Références

Introduction

 

Le terme d'agression véhicule des connotations politiques, sociales, morales et psychologiques d'importance inégale qui en rendent le traitement malaisé. Aussi conviendra-t-on d'apporter un certain soin dès le départ à la définition de l'objet étudié, et à l'adoption de quelques conventions terminologiques et de méthode précisant le caractère non exhaustif de la présente étude. 

En premier lieu, on conviendra de la définition liminaire suivante : l'agression est un comportement dont l'effet est de réduire le droit ou l'accès d'autrui à une ressource qu'il détient ou pourrait détenir. Le fait de considérer l'agression comme un comportement n'entraîne pas que son explication soit nécessairement individuelle ou de l'ordre de la motivation personnelle. Le meilleur exemple en est la guerre, où l'on ne peut pas dire que le soldat tue par désir de tuer (bien que la chose soit possible) : on peut au contraire supposer que la plupart des soldats engagés dans une guerre moderne préféreraient demeurer chez eux, et n'endossent l'uniforme et ne tuent que parce qu'ils y sont contraints. Le phénomène de la guerre comme somme de comportements agressifs réclame la considération de facteurs sociaux et culturels humains, plutôt qu'individuels. 

En second lieu, l'objectif premier de la présente étude est la question de l'agression chez les humains, et le principal corpus de connaissances mis à contribution sera formé de quelques-unes des données fournies par la biologie. Il y a dans cette approche un parti pris évident qui est de méthode. Il est impossible de parler de l'agression sans idéologie ou parti pris, mais on peut penser que le caractère controversé d'une question rend souhaitable l'identification de ses éléments factuels. Et il se trouve que les inconvénients de l'approche biologique ou scientifique sont dans le cas présent moindres, ou plus aisément identifiables et contrôlables, que ceux de toute autre approche. 

En troisième lieu, on conviendra par contre qu'il n'y a pas, à l'heure actuelle, de sociobiologie humaine constituée et reconnue comme science. La science sociobiologique qui existe est la sociobiologique animale. Malgré, des percées importantes et fécondes, la sociobiologie humaine demeure encore en grande partie un projet plutôt qu'une science véritable, à la manière, peut-être, de la sociologie traditionnelle, quoiqu'à certains égards elle puisse sembler plus prometteuse que cette dernière : mais elle demeure tout de même pour l'instant la promesse d'une science, ce qui entraîne évidemment pour le philosophe, à qui ce caveat est principalement destiné, d'importantes contraintes dans l'interprétation. 

En quatrième lieu, enfin, la discussion sera limitée à l'agression intraspécifique et en excluant les rapports de prédation, afin de limiter les dimensions de cette étude. 

On peut distinguer deux grandes tendances dans l'histoire des idées occidentales modernes sur le sens qu'il convient de donner à l'agressivité humaine. La première se rattache à la théorie du Contrat social de Thomas Hobbes, qui postule l'existence d'une tendance humaine fondamentale à l'agression : selon lui l'être humain, en son fond, serait "naturellement" un loup pour son semblable, et seul un puissant appareil social de répression serait en mesure d'endiguer le cours de cette tendance : pour Hobbes cela signifie le Léviathan, qui est la recette politique de l'absolutisme, pas nécessairement de la tyrannie ou du totalitarisme mais d'une autorité telle qu'elle rompe de façon irréversible avec l'état permanent de "guerre de chacun contre chacun" où Hobbes voit l'origine de l'humanité, au sens logique plus que chronologique. L'influence de cette théorie a été immense dans le passé, et cette conception d'une forte tendance humaine à l'agression se retrouve de nos jours sous des formes variées. Freud, par exemple, attribue également la plus grande importance à ce qu'il appelle la "pulsion de mort" qui serait une sorte d'"instinct", sous la forme de Thanatos, légendaire figure grecque de la destruction. A cette légende, Freud a ajouté de son cru l'extraordinaire fabulation, sérieusement répétée par la suite, d'une "horde primitive" et de fils parricides. Raymond Dart (1953), Konrad Lorenz (1969) et Robert Ardrey (1971), de leur côté et chacun à sa façon, ont aussi popularisé cette idée d'une agressivité humaine native et dangereuse. Le trait commun aux doctrines de tous ces auteurs est que l'agressivité humaine leur apparaît innée et potentiellement illimitée, la résurgence de ce quasi "instinct" leur semble perpétuellement menaçante, de toute façon inextinguible et fondamentalement mauvaise. C'est un peu l'équivalent vitaliste du "mal radical" des philosophes, et dans ses formes extrêmes l'absence à peu près totale de limites données à l'extension de cette notion en fait une hantise et une idée fixe, plus qu'un concept. 

À l'opposé de cette tendance, on trouve aussi de nos jours une interprétation de la nature humaine qui pourrait se réclamer de la conception de Jean-Jacques Rousseau pour qui l'être humain est "naturellement" bon et non agressif. Pour Rousseau, c'est sans raison aucune que "l'horrible Monsieur Hobbes", comme il dit, impute une agressivité foncière à l'homme de l'état de nature. Rousseau est au contraire persuadé que toute l'agressivité humaine résulte de la vie sociale, et qu'en lui-même l'individu est un "être libre dont le coeur est en paix", 

sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l'homme sauvage, sujet à peu de passions et se suffisant à lui-même, n'avait que les sentiments et les lumières propres à cet état : qu'il ne se sentait que ses vrais besoins (Discours sur l'origine de l'inégalité entre les hommes, 1, 549). 

Cette conception rousseauiste d'une nature humaine fondamentalement peu ou pas agressive se retrouve de nos jours sous formes diverses, notamment chez les essayistes politiques et écologistes. Par exemple, un recueil de textes sur le thème de La violence et ses causes, publié en 1980 par les soins de l'UNESCO, présente majoritairement ce point de vue exprimé par des auteurs d'allégeances très différentes. Un biologiste par ailleurs brillant, Henri Laborit, y arrive à la conclusion que chez les humains, à l'exception possible de l'agressivité de prédation, 

les autres types de comportement agressif sont soit le résultat d'un apprentissage et donc capables d'être transformés par la socio-culture, soit une réponse élémentaire à un stimulus douloureux (UNESCO 1980, page 60). 

Autrement dit, il n'y aurait pas d'agressivité humaine innée, de disposition native des humains à agresser, mais seulement un processus d'origine sociale et culturelle qu'il conviendrait de contrarier par des pratiques adéquates. Nous sommes ici, cette fois, très proches de la conception de Rousseau. 

Par rapport à l'ensemble du problème, on peut penser que l'existence de ces deux doctrines philosophiques occidentales influence et sous-tend tout le débat actuel sur l'agression et la violence, et que l'opposition plus que séculaire entre ces deux principales écoles de pensée autorise l'une aussi bien que l'autre interprétation, en sorte qu'il devient difficile de proposer un argument qui ne se situe pas déjà à l'intérieur de l'une de ces traditions, et ne soit réfuté d'avance par l'argument contraire inspiré par l'autre. D'où l'intérêt d'un déplacement du débat, et d'une contribution possible de la science sur le terrain des faits identifiés par la biologie quant à la place et au rôle de l'agression. 

 

L'agression en biologie

 

L'agression est l'acte d'un vivant, et son interprétation objective n'est possible que par sa réinsertion en contexte, c'est-à-dire dans l'histoire de la vie et en termes évolutionnistes, ce que Laborit ne fait pas bien qu'il soit biologiste et malgré ses travaux sur la chimie de l'agression et de l'inhibition. La loi fondamentale du néo-darwinisme est la sélection naturelle : le nombre de candidats à la vie étant toujours beaucoup plus grand que les ressources du milieu, il s'ensuit une compétition entre vivants pour l'accès aux dites ressources, lesquelles constituent alors un facteur intrinsèquement limitatif à la croissance d'une population. C'est ce que l'on entend habituellement par compétition : la recherche active, par deux ou plusieurs organismes, de quelque chose qui est un vecteur important dans la reproduction individuelle et la croissance des populations. L'agression doit alors être considérée comme un sous-ensemble de la compétition dont les formes sont extrêmement variées : l'agression est une forme de compétition, mais toute compétition n'est pas nécessairement agressive, et surtout la compétition ouverte ou manifeste n'est qu'une forme parmi beaucoup d'autres des différents mécanismes qui régissent l'évolution de la reproduction et peuvent freiner la croissance de la densité des populations. 

On dit couramment en écologie qu'un organisme bien adapte n'est pas nécessairement celui qui se bat le mieux mais plutôt celui qui ne se bat plus, c'est-à-dire celui dont l'évolution propre ou les conditions de vie sont telles qu'il n'a plus à compétitionner et agresser activement. L'ensemble de la problématique biologique de la compétition réside alors dans la considération de la somme de tous les facteurs qui régissent la taille des populations et réduisent leur tendance à la croissance, facteurs dont certains sont d'ordre compétitif et d'autres non compétitif. Parmi les principaux, on note : 1) la maladie et la prédation subies par une population viennent réduire sa croissance naturelle : 2) l'émigration d'une partie ou de la totalité d'une population peut modifier l'écosystème local : 3) même là où la compétition a lieu, elle peut être interrompue sur de longues périodes et dans certains territoires, par l'action de facteurs sans incidence directe sur la densité des populations, comme l'apparition fréquente de nouvelles niches ou une température inclémente : 4) même là où c'est une compétition active qui est le principal facteur limitant la croissance d'une population, il existe une extraordinaire variété de mécanismes sociaux qui empêchent une telle compétition de devenir ou de demeurer longtemps ouvertement agressive, ou d'avoir des conséquences mortelles pour les individus. Le principal, peut-être, de ces mécanismes, est l'altruisme, dont il sera question plus loin. 

En résumé, pour le biologiste, le rapport existant entre la compétition et la croissance des populations a été décrit par Edward O. Wilson dans les termes suivants : 

La compétition n'apparaît que si la densité de la population devient suffisamment grande pour entraîner la rareté d'une ou de plusieurs ressources. Quand elle apparaît, elle réduit la croissance de la population : et si elle continue d'augmenter, elle va éventuellement réduire cette croissance à zéro. Quand la croissance de la population est à zéro, l'intensité de la compétition ne peut plus augmenter. En un mot, la compétition est un processus auto-limitatif. Il s'ensuit que la croissance de la population est aussi un processus auto-limitatif, et nous disons que la compétition est un facteur densité-dépendant (Wilson 1971 page 184). 

Ce texte illustre assez bien le mode de raisonnement du biologiste. Un vivant est un organisme dans un environnement. S'il n'est pas végétal, il occupe un niveau trophique précis dans la chaîne alimentaire : son espèce s'alimente d'une part, et peut servir d'aliment d'autre part, dans une chaîne pouvant comporter d'autres maillons, en amont et en aval de ce niveau trophique. Puisque l'ensemble des activités d'ordre alimentaire et reproductif représente une si grande part de toute l'énergie dépensée par la plupart des organismes, on peut s'attendre à ce que l'agression soit habituellement adaptative, dans l'évolution, et aussi adaptée, dans le sens que sa présence est fonction de conditions qui la font apparaître et qu'elle-même élimine, s'éliminant ainsi elle aussi plus ou moins totalement. Toute agression entraîne un coût, et d'une façon générale l'organisme n'agresse que si l'opération est génétiquement et énergétiquement payante en termes de survie et de reproduction. Le modèle biologique de base qui sert à penser l'agression est homéostatique, comment a-t-on jamais pu l'oublier ? Dans son contexte évolutif, l'agression est une variable contrôlée qui devient auto-éliminatoire au-delà d'un certain seuil, et opère alors à la manière d'une grève de la faim que les humains pratiquent parfois en politique : tôt ou tard le problème qu'elle présente s'élimine de lui-même, d'une façon ou d'une autre. 

Il n'est pas impossible que dans le passé certains organismes, y compris chez les anthropoïdes, soient devenus si portés à l'agression qu'ils en soient devenus incapables de s'alimenter et de se reproduire, s'éliminant ainsi eux-mêmes. Par définition et d'une façon générale, les organismes qui existent et se reproduisent sont ceux que l'évolution pourvoit de freins génétiques ou sociaux efficaces contre le développement illimité de l'agression, ou bien de niches écologiques où l'agression devient inutile et dysfonctionnelle. 

En termes philosophiques, cela signifie que l'"état de nature" imaginé par Hobbes comme ayant précédé le Contrat social ou covenant, la nature elle-même semble bien n'en pas vouloir, pour aucune espèce, parce que l'avantage procuré par toute forme d'agressivité a des limites qu'aucun organisme ne pourrait transgresser impunément très longtemps. Et il en va de même, pour des raisons opposées, pour l"'état de nature" imaginé par Rousseau, car la vie est très rarement indulgente pour la générosité native ou l'inoffensivité que ce philosophe attribue à l'"état de nature". 

Insistons un moment sur cette idée du Contrat social qui est au coeur de toute la problématique de l'agression et que ces deux auteurs voient de façon opposée. Hobbes situe l'agressivité en amont du Contrat social, dans "la guerre de chacun contre chacun" de l'état de nature à laquelle le Léviathan viendra remédier. Rousseau au contraire la place en aval, après que la vie sociale a corrompu le bon sauvage et sa bonté native. D'un point de vue biologique, c'est l'ensemble de ce débat qui pourrait perdre toute sa pertinence et tout intérêt dans la mesure où cette agressivité qu'on accole ou oppose à l'"état de nature" n'est elle-même qu'une idée devenue folle parce qu'absolue quand on l'évoque en dehors de son contexte évolutionniste, une pure fiction de viabilité nulle. Dans ces conditions la question qui se pose alors spontanément à l'esprit du philosophe sera : Un Contrat social, pour quoi faire ? Car de nos jours les ressources conjuguées de la sociobiologie, de la primatologie, de l'anthropologie physique et de la paléontologie, nous portent à croire que, si loin que l'on remonte dans l'histoire humaine, on trouve toujours un humain déjà social. Et si l'on remonte plus loin encore, chez nos ancêtres anthropoïdes pré-humains, il y a aussi de fortes chances qu'ils aient déjà été sociaux bien avant l'acquisition du langage et du calcul rationnel nécessaires au Contrat social. 

Par conséquent, du point de vue d'une philosophie qui consent à tenir compte des données actuelles de la biologie, le Contrat social imaginé par Hobbes aussi bien que celui imagine par Rousseau, c'est-à-dire après ou avant l'agressivité selon l'auteur choisi, apparaît comme une grandiose fabulation de philosophes, à l'instar, peut-être, du récit de la Genèse auquel la version rousseauiste fait beaucoup penser par le caractère fortuit qu'il attribue à son avènement : ce sont de "funestes hasards", dit Rousseau, qui instaurent l'état social. 

Et du point de vue du spécialiste de la science politique il sera possible d'y voir, dans chaque cas, une idéologie capable de légitimer le régime politique particulier favorisé par chaque auteur. Dans cette dernière optique on dira dans les deux cas que ce n'était pas la première fois ni la dernière qu'un philosophe remplissait cet office, mais il faut tout de même reconnaître, en dehors de toute considération idéologique et dans le cadre de notre propos, que l'énoncé des bases biologiques ou factuelles de l'agression milite en faveur d'un réexamen attentif de toute la théorie philosophique et politique du Contrat social, dont les hypothèses semblent éminemment a priori et idéologiquement très orientées, dans un sens ou dans l'autre. 

Pourtant l'agression est fréquente et multiforme entre organismes. En voici quelques exemples pour mémoire, la plupart empruntés à la monographie de Roger Johnson Aggression in Man and Animals (1972). Un groupe de poules domestiques nouvellement réunies présente un grand nombre d'agressions, dont la fréquence diminue régulièrement par la suite, à mesure que s'établit un ordre linéaire de dominance entre les volailles. Chez plusieurs cervidés les mâles luttent à la période d'accouplement, généralement sans provoquer de blessures importantes. Les lézards, les éléphants et certains rongeurs luttent et provoquent parfois la mort de l'adversaire. L'agressivité du chien sur son territoire est bien connue. Chez les lions, il peut arriver que le mâle qui en a délogé un autre ayant accès aux femelles commence son règne de reproducteur en tuant et parfois dévorant les petits engendrés par son prédécesseur. Certains singes font de même. Chez certains insectes hyménoptères, la reine qui a le monopole de la ponte détruit tous les oeufs occasionnellement pondus par les ouvrières. Chez certains requins, le premier jeune qui éclôt de l'oeuf à l'intérieur de chacun des deux utérus de la mère commence sa vie de carnassier en dévorant ses frères et soeurs plus faibles ou moins précoces près de lui, à l'intérieur de l'utérus. Chez certains insectes, l'insémination de la femelle est suivie immédiatement par la décapitation du mâle. 

Il serait aisé de continuer à multiplier les exemples, presque indéfiniment, sans pour autant éclairer de façon significative la question de l'origine de l'agression, de ses causes, de ses conditions de possibilité ou d'émergence, de ses fonctions dans la vie individuelle ou de groupe. C'est toute la question de l'ensemble complexe des généralisations que l'on peut faire à son sujet qui fait problème, la question de l'induction (au sens d'Aristote : passage du particulier à l'universel) : la possibilité, à partir d'une série de faits pour eux-mêmes bien répertoriés et documentés, d'y voir autant d'instances d'une "loi" qu'on attribuerait ensuite à la "nature", et particulièrement à la "nature humaine", pour, par la suite, s'autoriser de cette interprétation dans le but de définir une politique humaine à l'avenant, plus ou moins riche en moyens répressifs. C'est le passage du fait au droit, opération à laquelle les philosophes excellent d'habitude, en jouant fréquemment le rôle de haut-parleurs de forces sociales qui peuvent être montantes ou au contraire en déclin sans avoir nécessairement conscience des enjeux dont ils peuvent être les jouets, la plupart du temps bien intentionnés mais tout de même consentants. 

Qu'on le veuille ou non, on le voit, l'idée que nous nous faisons de la "nature" demeure déterminante dans notre conception du monde et dans nos options politiques. Cette idée est constituée en partie par notre environnement immédiat et en partie par l'état de la science de notre temps, pour ce que nous, les philosophes, en connaissons. En ce qui concerne l'environnement immédiat, on comprend aisément l'obsession qu'avait le philosophe Hobbes du homo homini lupus si l'on se rappelle que son époque particulière fut la plus riche en troubles sociaux et violences généralisées de toute l'histoire anglaise : il n'en va pas toujours de même pour ceux de nos contemporains qui répètent avec complaisance sa doctrine comme si elle avait été proposée hier.
 

L'altruisme biologique

 

L'un des principaux freins inventés par l'évolution à l'expansion illimitée de l'agression réside dans l'altruisme biologique, dont la définition technique (sans aucune connotation morale) est : l'acte par lequel un organisme diploïde diminue sa propre aptitude génétique et accroît celle d'un proche parent. La base de l'altruisme est génétique, son fonctionnement est social. Bien que la théorie évolutionniste considère l'organisme et le gène comme fondamentalement "égoïstes", c'est-à-dire programmés en fonction de leur propre reproduction, cette tendance universelle de base rencontre en fait une limite presque aussi universelle dans la famille : dans toute population d'organismes reproduits par sexualité diploïde, les membres de la famille immédiate, qui comprend l'ensemble des géniteurs et de leurs petits, partagent en moyenne 50% de leurs gènes. Dans ces conditions l'agression qu'un organisme peut exercer sur l'un des membres de sa famille immédiate a pour résultat d'agresser les mêmes gènes dont lui-même est porteur à proportion de 50%. L'infanticide et le fratricide cessent donc d'être rentables, génétiquement parlant, dès leur deuxième commission. Au cours de l'évolution de la vie, l'intégration de cette contrainte interne à ce mode de reproduction a produit l'émergence de mécanismes efficaces extrêmement variés mais dont l'effet est presque toujours d'interdire la pratique d'une compétition agressive et sauvage entre les membres de la famille. C'est l'altruisme biologique, qui fait que les géniteurs ne dévorent habituellement pas leurs rejetons et réciproquement, qui fait que les "frères ennemis" finissent généralement par se soumettre et reconnaître l'un des leurs comme dominant au cours de luttes très ritualisées à l'époque de la reproduction : c'est l'altruisme biologique qui est responsable du fait que tant d'espèces d'insectes comportent des castes stériles, la stérilité étant le sacrifice ultime en termes évolutionnistes, et que l'ouvrière qui défend le nid peut perdre la vie en abandonnant son dart dans l'épiderme de l'intrus : c'est aussi l'altruisme qui fonde le népotisme comme forme fréquente des réseaux de dominance dans les sociétés d'animaux supérieurs. On peut résumer l'ensemble des conséquences de l'altruisme, que j'ai développées ailleurs (Lagadec 1982, 1984), de la façon suivante : 

1.  Dans toute société d'organismes reproduits par sexualité diploïde, l'altruisme biologique peut assurer un frein local efficace à l'expression de l'agressivité, et constituer une partie au moins du noyau central de la formation sociale : la famille. Il peut être l'équivalent fonctionnel de ce que l'on pourrait appeler le "contrat social" biologique. Là où cet altruisme n'existe pas, il faut que d'autres facteurs interviennent pour que la vie sociale prenne forme. 

2.  L'altruisme des uns peut produire la dominance des autres. L'altruisme et la dominance sont souvent les deux faces de la même structure d'inégalité sociale observable dans la plupart des sociétés connues, animales et humaines. 

3.  Dans la mesure où la morale humaine est considérée comme un ensemble intégré de comportements observables (et non de jugements de valeur) dont certains sont obligés et d'autres sont interdits, cette morale peut être vue comme la forme spécifiquement humaine que prend l'altruisme biologique dans l'espèce Homo sapiens. Dans cette mesure, l'altruisme biologique constitue la base biologique et évolutive de l'altruisme moral humain : la morale humaine a une base biologique.

 

L'agressivité humaine

 

J'ai écrit, au début de ce texte, qu'il n'existe pas à l'heure actuelle de sociobiologie humaine reconnue comme science, mais seulement une sociobiologie animale. La raison en est que le comportement humain est incomparablement plus complexe que celui de tout autre organisme. Cependant, de même que nous ne voyons pas d'objection sérieuse à ce que la biologie humaine, comme science, soit en fait à toute fin pratique une biologie animale, il devrait en être de même dans l'avenir pour la sociobiologie dans la mesure où elle progresse et nous aide à mieux comprendre ce qui fait de nous des animaux si particuliers dans le biotope. Le fait que nous soyons des êtres de langage capables d'autoréférence nous impose certes des contraintes particulières dans l'interprétation de la sociobiologie humaine naissante, mais ne devrait pas nous amener à la conclusion que le seul primate doté de langage n'est de ce fait plus un primate, ou qu'il n'est pas un produit de l'évolution. 

Cela étant dit, on peut constater que le primate humain a développé dans sa courte histoire une exceptionnelle capacité de faire souffrir et de prendre plaisir à le faire. Aucun autre animal n'a jamais manifesté rien d'approchant la férocité de l'humain à l'égard de ses semblables. Il a éliminé tous ses prédateurs hormis ses ecto- et endoparasites, et n'a donc plus d'autre ennemi que lui-même : alcool, tabac, drogues, mais surtout les autres humains. Il suffit de penser aux pratiques religieuses des Aztèques et aux méthodes guerrières de leur agresseur le conquérant Cortez, au cirque romain, à l'Inquisition espagnole, aux pratiques du IIIe Reich allemand. Plus près de nous la primatologue Sarah Blaffer Hrdy a montré que l'infériorisation sociale de la femelle de l'être humain est sans égale chez les autres primates : "dans bon nombre de sociétés humaines, les femmes occupent une position nettement pire que celle de la plupart des espèces de primates non-humains" (1984, page 272). Le choix des exemples est vaste et varié, et l'ampleur de l'agressivité dont l'humanité s'est montrée capable ne fait pas de doute. 

Je ne vois pas très bien pourquoi il faudrait en conclure, avec Konrad Lorenz, que l'humanité a un "instinct" d'agression particulier, d'abord parce que cela n'avance en rien nos connaissances et ne fait qu'apposer une étiquette qui a l'air savant et distingué sur un problème qui demeure entier, et ensuite que cette interprétation ne fait que renforcer encore un peu le manichéisme primaire de l'opposition d'origine cartésienne et chrétienne classique entre la res cogitans de 1"'esprit" et la res extensa bestiale que nous sommes et refusons de penser. Dans ce genre de littérature édifiante, Lorenz aurait tout aussi bien pu se contenter de vitupérer l'époque. 

La seule réponse sociobiologique actuelle au problème de l'agressivité humaine est très insatisfaisante, et consiste a dire que c'est toute la performance humaine qui est exceptionnelle par l'altruisme inégalé caractéristique de nos liens sociaux et de notre morale, aussi bien que par notre aptitude à la surenchère dans l'agression. Le primate humain est doté d'un volume crânien et d'une intelligence qui en font un organisme d'emblée différent de tout autre. De toute évidence, cette réponse de la science actuelle ne fait pas le compte et ne saurait être tenue pour satisfaisante. L'agressivité humaine est donc l'une des choses, parmi tant d'autres dans l'univers, que nous ne comprenons pas. 

En revanche, l'approche sociobiologique de l'agression a l'immense avantage de nous aider dorénavant, nous les philosophes, à poser les bonnes questions quant aux origines du social. Du temps de Rousseau l'état des connaissances obligeait le philosophe du social à reconnaître d'entrée de jeu comme le fait Rousseau dès les premières pages du Discours : "Commençons donc par écarter tous les faits" (1837, 1, 535). Il n'avait pas le choix et devait nécessairement penser le social à partir d'un "état de nature" imaginé dans un cadre rationaliste : le fait de manquer d'informations n'a jamais empêché un philosophe de mettre de l'ordre dans ses pensées, et de rationaliser ainsi le savoir de son temps. C'est l'ensemble de cette problématique rationaliste et imaginaire du social, à son époque indépassable, que l'approche sociobiologique rend caduque de nos jours. Le social c'est en fait du biologique : tout ce qui est biologique n'est pas social mais tout ce qui est social est biologique, et la théorie philosophique du Contrat social n'est plus que la prothèse nécessaire à la méconnaissance industrieusement entretenue de ce petit fait. L'agressivité n'est pas un "instinct" mais seulement un sous-système de la reproduction. 

Il faut signaler que la sensibilité actuelle à tout ce qui touche l'agressivité et la violence est relativement récente en Occident. Madame de Sévigné, cette belle âme dont les effusions sentimentales montraient tant de délicatesse quand il s'agissait de personnes de son rang, "assistait aux pendaisons pour se distraire, et trouvait l'agonie des criminels de rang commun tout à fait amusante" (Sennett 1979, page 88). C'est là encore, sur le même sujet, une autre chose que nous ne comprenons pas, mais nous ne disons pas que la marquise était très portée à l'agression, seulement qu'elle était de son temps. ce qui montre probablement qu'une partie de la fascination horrifiée qu'affecte notre époque pour l'agressivité dont nos contemporains se montrent encore capables est en fait une sorte d'hommage oblique, un peu hypocrite, sacrifiant sur l'autel idéologique de la fraternité universelle si fréquemment méconnue et violée dans les faits. En paraphrasant Tocqueville, il faudrait peut-être alors se demander pourquoi, au fur et à mesure que la grande violence diminue régulièrement en Occident depuis un siècle et demi si l'on en croit L'histoire de la violence en occident de Chesnais (1981), nous semblons devenir progressivement plus incommodés par le peu qui en reste. 

En conclusion, on reconnaîtra donc que la science actuelle n'est pas en mesure d'expliquer ce qu'il peut y avoir d'unique dans l'agressivité humaine, ce qui ne pourra manquer d'irriter ceux d'entre nous qui cherchons une réponse adéquate. Mais l'irritation n'est pas un très bon argument en science, et certainement pas une raison pour recourir aux hallucinations hobbiennes ou à l'angélisme rousseauiste, car dans l'un et l'autre cas nous y perdrions l'humilité requise pour la reconnaissance explicite de cette limite actuelle de nos connaissances, et le désir d'y pourvoir. 

 

RÉFÉRENCES

 

Ardrey, Robert, La loi naturelle, Paris, Stock, 1971. 

Chenais, Jean-Claude, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, Paris, Robert Laffont, 1981. 

Dart, Raymond, "The predatory transition from ape to man." International Anthropological and Linguistic Review, 1(4) : 201-213, 1953. 

Freud, Sigmund, "Au-delà du principe du plaisir" dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1951. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

Hobbes, Thomas, Leviathan, or the Matter, Forme and Power of a Commonwealth, ecclesiastical and civil, Oxford : Blackwell, 1955. [Version française traduite par Philippe Folliot disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

Hrdy, Sarah Blaffer, Des guenons et des femmes, Essai de sociobiologie, Paris, Tierce, 1984. 

Johnson, Roger, Aggression in Man and Animals, Philadelphia PA : W.B. Saunders Company, 1972. 

Laborit, Henri, "Les mécanismes biologiques et sociobiologiques de l'agressivité", dans La violence et ses causes, Paris, UNESCO, 1980, pp. 43-63. 

Lagadec, Claude, Dominances, Essai de sociobiologie de l'inégalité et de la tromperie, Longueuil, Le Préambule, 1982. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

Lagadec, Claude, La morale de la liberté, Ses bases biologiques, Longueuil, Le Préambule, 1984. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

Lorenz, Konrad, L'agression, Une histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion, 1969. 

Rousseau, Jean-Jacques, "Discours sur l'origine de l'inégalité entre les hommes", dans Oeuvres complètes, Paris, A. Desrez libraire-éditeur, 1837, tome I. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

Sennett, Richard, Les tyrannies de l'intimité, Paris, Seuil, 1979. 

Wilson, Edward O., "Competitive and aggressive behavior". In J.F. Eisenberg et W. Dillon, (eds.), Man and beast : comparative social behavior, Washington, D.C. : Smithsonian Institution Press, 1971, pp. 183-217. 



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 28 mai 2008 14:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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