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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Benoît LACROIX, “Imaginaire, merveilleux et sacré avec J.-C. Falardeau.” In ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT et Yves MARTIN, IMAGINAIRE SOCIAL ET REPRÉSENTATIONS COLLECTIVES. Mélanges offerts à Jean-Charles FALARDEAU, pp. 109-124. Deuxième partie: “Mythologies”. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1982, 441 pp. Une édition numérique réalisée par Vicky Lapointe, historienne et responsable d'un blogue sur l'histoire et le patrimoine du Québec: Patrimoine, Histoire et Multimédia. [Autorisation formelle accordée le 11 août 2016, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales]

[109]

Imaginaire social et représentations collectives.
Mélanges offerts à Jean-Charles Falardeau.

Deuxième partie.
MYTHOLOGIES

Imaginaire, merveilleux et sacré
avec J.-C. Falardeau
.”

Par Benoît LACROIX, o.p.


Au moment où nous rédigeons ces pages, à deux décades près de l’an deux mille, Freud a déjà réhabilité le rêve, Breton l’instinct, Durand l’imaginaire, Mabille le merveilleux, Todorov le fantastique ; Otto, Bataille, Caillois, les historiens Éliade et Dumézil ont réévalué depuis longtemps le sacré et le religieux. Jean-Charles Falardeau écoute ces « maîtres » avec un talent critique dont nous voudrions rendre compte ici pour mieux nous interroger avec lui sur d’autres perspectives possibles de l’étude du phénomène religieux dans le milieu canadien-français. [1]

Rappeler ce qui, à notre point de vue, constitue l’essentiel du message de notre distingué compatriote dans ces matières pourtant ardues, vérifier dans la mesure du possible les avenues que nous ouvrent déjà plusieurs de ses intuitions sur l’imaginaire et le merveilleux, voilà une entreprise pour le moins audacieuse.

Au premier abord, il est difficile d’imaginer que cet homme raffiné et distingué au possible, sociologue en plus et conduit comme tel à scruter des systèmes de valeurs fermes et à inspecter le champ bien concret des structures sociales de la paroisse, du village, de la famille, puisse un jour rêver de merveilleux et d’espaces spirituels inédits. Prêtons-nous à ce frère amical, vénéré et admiré depuis plus de quarante ans, des considérations que seule une amitié excessive pourrait justifier ? Quand on s’est longtemps occupé de l’univers religieux de ses ancêtres médiévaux et de sa translatio studii en Amérique française [2], n’est-ce pas témérité et gratuité pure que toutes ces préoccupations retrouvées dans une problématique moderne ? Pourtant, ce n’est pas l’amour obsessif du Moyen Âge qui nous rapproche de Falardeau : ce [110] sont plutôt les effets de l’héritage religieux en milieu nord-américain. Les mêmes quêtes spirituelles et les mêmes hésitations face aux changements culturels de notre temps nous conduisent à relire J.-C. Falardeau. [3] L’académisme universitaire, l’aventure du surréalisme, l’affaire Borduas vingt ans plus tard, l’intervention courageuse de notre ami Robert Élie [4], des amitiés parallèles, tout ceci, nous l’avons partagé chacun à notre façon et sans même en discuter entre nous. Nous nous étions à divers degrés consacrés au service des étudiants. Il nous est aussi arrivé d’occuper successivement la même chaire de civilisation franco-québécoise à l’Université française de Caen. Dans de telles circonstances, il est presque normal que nos imaginations se soient souvent croisées. Où et quand ? Mais quelque part, ne fût-ce que dans cet univers intérieur judéo-chrétien qui a enveloppé nos enfances respectives. Autant de prétextes qui nous amènent aujourd’hui à rejoindre Falardeau sur le terrain qu’il habite et défriche avec un acharnement digne de son sens du bien savoir et du bien faire.

Surtout, l’occasion nous est enfin offerte de penser « sacré », « mystère », « imaginaire », « merveilleux » en compagnie d’un pionnier de la sociologie religieuse en Amérique française. Stimulus d’autant plus efficace que nous avons eu, au moins à trois reprises, l’occasion d’entendre les propos de notre collègue, avant qu’il ne les livrât à l’impression. La première fois, en avril 1962, ce fut à l’occasion du colloque de Recherches sociographiques ; la seconde fois, le 17 octobre 1971, à l’Institut supérieur des sciences humaines de l’Université Laval, lors du deuxième colloque sur les religions populaires. En 1973, le même J.-C. Falardeau proposait aux membres de l’Académie québécoise des sciences morales et politiques, à Montréal, une communication intitulée Problématique d’une sociologie du roman et publiée en 1974 dans Imaginaire social et littérature sous le titre déjà plus signifiant : « Le roman et l’imaginaire ».

Nous le revoyons encore assis à la table de conférence, sérieux et digne, ferme dans ses mots, bien aligné sur son texte ; nous l’entendons dire dans une langue froidement impeccable des paroles qui nous rassurent et nous interrogent tous. Sans qu’il le sache toujours, J.-C. Falardeau aura, par ses travaux autant que par la direction de ses recherches en matières religieuses, profondément influencé le Canada français depuis plus de vingt ans. Ses nombreuses études de sociologie et sa participation à l’évaluation périodique des croyances, rituels et agirs du plus grand nombre, ce que nous appelons provisoirement la religion populaire, restent de première importance. En somme, c’est presque un acte de [111] piété, entendu au sens médiéval, que nous accomplissons en rendant hommage à celui dont nous avons si souvent relu les textes et pillé les bibliographies.

Notre propos exact est de considérer tour à tour l’imaginaire, le merveilleux et le sacré [5] pour mieux entrevoir, si possible, et toujours en compagnie de Falardeau, l’accès aux mystères qui définissent le sacré judéo-chrétien dans lequel la majorité de nos compatriotes canadiens-français ont vécu jusqu’à la limite de la pensée magique.

I. DU SOCIAL À L’IMAGINAIRE

L’imaginaire : réalité ou fiction ? [6]

L’imaginaire fait partie de toutes les sociétés, de la plus archaïque à la plus civilisée : « Nous savons que l’homme vit et survit encore grâce à l’imagination. Notre monde rationnel continue à baigner dans une magie diffuse. » Chacun de nous a la faculté ou le pouvoir, et certains plus que d’autres, de former des images et de les combiner en vue de son propre discours. Ces images ne renvoient pas nécessairement au réel ; elles peuvent n’être parfois que l’idéalisation, la projection ou même la profanation d’une réalité hypothétique. L’imaginaire est réel ou fictif. Fictif, il peut conduire au délire. Sartre voit dans l’imaginaire une certaine façon qu’a l’objet de paraître à la conscience ou, si l’on préfère, une certaine façon qu’a la conscience de se donner un « objet », qui pourrait aller jusqu’à l’absence et même l’illusion. D’autres, de l’école réaliste, acceptent l’imaginaire comme un état naturel quoique provisoire : l’état d’un être en quête d’idées et d’action. Récupéré par la sagesse populaire, l’imaginaire apparaîtra comme l’effet d’un esprit créateur et libéré ou comme la menace à éviter si l’on ne veut pas enchaîner sa raison et l’entraîner à la démission totale.

La tendance fut longtemps d’opposer imaginaire et rationnel, comme on opposerait vice et vertu. « Méfie-toi de ton imagination », la « folle du logis » ; « ça ne te mènera nulle part d’imaginer que... » ; « tu as des imaginations ». Le malade imaginaire ! Mais, en ces derniers temps, et on peut l’écrire maintenant sans trahir, on est peu à peu revenu à la « raison » : Freud, Breton, Bachelard, Durand, Sartre et d’autres, Caillois en particulier, ont célébré l’imagination, et conséquemment l’imaginaire, le merveilleux, voire le sacré.

[112]

L’imaginaire et la réalité spirituelle

Aujourd’hui, les « grands » textes de Falardeau sur l’imaginaire, réel ou fictif, se retrouvent dans cet opuscule de 150 pages denses et réfléchies comme tout ce qu’il a écrit, dédié à nuls autres qu’à « nos » étudiants de Normandie. Avec les maîtres qui l’inspirent, Imaginaire social et littérature proclame que le champ de l’impossible est plus vaste que celui du possible, que l’invisible est aussi réel que le visible, sinon davantage, et que ce que nous voyons fait souvent écran au meilleur de l’existence humaine. L’insolite, le fantastique, le tragique, l’illusion, le surnaturel sont des mondes à ne pas dédaigner même si leur connaissance paraît compromise au départ par toutes sortes de subjectivités et de pouvoirs. Dans un dialogue ouvert et noble avec des interlocuteurs dont plusieurs rejettent vigoureusement toute appartenance religieuse, J.-C. Falardeau se montre intelligent et subtil : il sait reconnaître son bien là où il se trouve, il n’hésite pas à formuler ses propres choix. L’imaginaire est un univers extraordinaire et magnifique de symboles et de thèmes, univers des espaces, des rythmes et des conduites, univers du jeu, du rêve et des rôles sociaux. N’allons pas opposer ce que la nature unit, ni inférioriser l’une — l’imagination par exemple — pour mieux grandir l’autre, la raison, ou même la conscience. L’être humain ne saurait se réaliser sans rêveries. [7]

L’histoire raconte...

Il y a aussi l’argument de l’histoire, magistra vitae. Qui oserait aujourd’hui mettre en doute la réalité du surréalisme, de la psychanalyse, des sciences de la conscience ? De son maître vénéré Léon Gérin, Falardeau a appris que la dimension historique est une dimension essentielle. Il convient d’interroger l’histoire telle qu’elle arrive, fût-elle à nos yeux fiction ou illusion. Contrairement à Philippe Soupault ou même à André Breton prêts à refuser un certain passé, Falardeau, lui, est partisan de l’approche historique globale [8] ; il ne peut pas, il [113] ne veut pas personnellement se déshériter, et encore moins « coloniser » ses options en imitant servilement les attitudes parfois contradictoires de ses prestigieux « maîtres » français.

Mieux vaut relire l’histoire de l’imaginaire comme une « série de phases alternantes ». Pendant longtemps on a privilégié la raison aux dépens de l’imagination. Le romantisme a tenté à sa manière de corriger la situation. Au XXe siècle, nouveau recul : la technique est au pouvoir, la science moderne se constitue en réagissant contre « l’élément affectif de l’imagination » (Bachelard). Entre temps, le surréalisme revient à la charge pour venger les misères faites à l’imaginaire en lui accordant tous les mérites. À ce surréalisme proclamé surtout par André Breton, Falardeau va accorder des titres de noblesse comme peu d’intellectuels québécois l’ont osé à l’époque, en interrogeant un lieu qui lui paraît excellent à considérer à tous égards : le roman.

L'imaginaire du roman

Les terres de l’imaginaire sont si variées et l’histoire de la fertilité romanesque si convaincante qu’il suffit d’un ou deux sondages pratiqués avec discernement pour découvrir l’intégration des divers éléments de la culture. Falardeau multiplie les lectures et les approches. Lui qui s’était d’abord dédié à l’étude de la paroisse et de la famille comme unités sociales privilégiées trouve ici une autre « institution » qui lui révélera la richesse même de la vie de ceux qui l’entourent. Et, nous aurions dû l’écrire plus tôt, Falardeau est tout autant homme de lettres que sociologue. [9]

C’est que le roman est un lieu d’imaginaire social sans pareil. L’univers créé par le roman est parfois de la plus haute fantaisie, qu’il soit merveilleux, fantastique, étrange. Produit de jeux de l’imagination qui sollicitent l’évasion du lecteur et répondent à ses vœux de vies possibles au-delà de l’existence concrète [10], le roman est tout autant le reflet d’une réalité sociale que l’image d’une société rêvée, « transposée, recomposée, transfigurée, refigurée, transcendée » [11]  À mesure qu’il écrit, le romancier est conduit à vaincre la réalité qui le hante. [114] « Libération des forces imaginantes », l’écriture devient, face à la vie concrète, « acceptation, cri, révolte, sublimation ou mythologie ». Le meilleur roman est celui qui exprime avec la meilleure cohérence la vision d’un monde imaginaire, fruit d’une hypothèse parfois inconsciente, informulée, déséquilibrée. Le lecteur, complice, et souvent à un degré aussi intense que le romancier, profite de l’œuvre pour « imaginer » à son tour une réalité sociale différente de celle que l’écrivain lui offre.

Dans le roman, Falardeau trouve « les vœux contrariés de l’imaginaire dans la vie individuelle ou collective », « une évocation des vies possibles dans la société, une dramatisation de ce que feraient les hommes s’ils allaient jusqu’au bout de leurs fantaisies, de leurs rêves et de leurs désirs ». [12] À cause des lois, des contrôles ou même des censures nécessaires au fonctionnement pratique du groupe, celui-ci est frustré par la réalité qu’il vit. Le romancier reçoit cette réalité, il la transpose jusqu’à vouloir, à sa manière bien limitée il faut le dire, exaucer les vœux de la société captive. [13]

Lecteur assidu de Proust, Faulkner, Joyce, Virginia Woolf, J.-C. Falardeau a déjà trouvé dans ses auteurs préférés le rêve, la gratuité en même temps que l’invention, l’explicitation, la diffusion d’une réalité souvent inexplorée qu’il souhaite à ses compatriotes. Dans l’univers « romancé » qui est à la fois société réelle, société imaginée et société rêvée, il cherche le sens profond à trouver à même le tissu social qui le porte. J.-C. Falardeau a une telle estime pour le romancier créateur qu’il lui attribuerait volontiers les qualités du visionnaire et du prophète.

La création romanesque l’attire en soi. Il y a davantage : toute la société québécoise a besoin de s’identifier. La sociologie en tant que telle se consacre à cette tâche qu’elle ne réussira pas seule. Ce que les symboles sociaux ne révèlent pas toujours, l’univers des romanciers le dira peut-être. Dans une conférence, le 15 février 1968, à la Faculté des lettres de l’Université de Montréal, notre collègue indique déjà ses grandes préoccupations de continuité culturelle :

« Une interrogation de notre roman demeure un accès privilégié vers une conscience plus claire de l’évolution de la société et de la culture canadiennes-françaises. Une sociologie du roman, sans prétendre épuiser l’objet littéraire, peut être attentive aux constellations thématiques qui le structurent, aux constantes qui ont perpétué ces constellations, aux éclatements qui les ont transformées. Par là, elle est révélatrice des continuités et des discontinuités de la culture et elle débouche sur un plus vaste palier où peuvent être saisies les similitudes, les dissemblances et les compénétrations de culture à culture. » [14]

[115]

Imaginaire social et littérature est justement cet effort de récupération à travers diverses œuvres de Laberge, Grignon, Harvey, Langevin, Godbout, Ferron, Languirand, Bessette, Thériault, Giroux, Élie et d’autres romanciers du milieu. Chaque romancier révèle l’univers d’un peuple en quête d’une nouvelle identité évaluée, au niveau des idéologies sous-jacentes, par Jeanne Lapointe, Robert Charbonneau, Fernand Dumont, Jean-Louis Major, Réjean Robidoux, Georges-André Vachon, Gilles Marcotte, Jack Warwick, d’autres encore.

Observateur généreux et honnête, J.-C. Falardeau s’intéresse au roman parce qu’il est cultivé jusqu’à la moelle des os et qu’il ne veut rien perdre du réel. Les espiègleries de l’imagination le hantent. Loin d’être la folle du logis, l’imagination romanesque serait plutôt comme la conscience libérée de ses propres devoirs. Vision optimiste et positive qui l’amènera à étudier bientôt le merveilleux et le sacré dans le roman, surtout depuis qu’il fréquente Breton, Mabille, Bachelard, Schulz, Caillois...

II. DE L’IMAGINAIRE AU MERVEILLEUX

Qu'est-ce que le merveilleux ?

L’antiquité latine et médiévale écrit : mirabilia, memorabilia, prodigia, miracula. « ...Nombreux sont les parents immédiats ou lointains de la famille de mots français dérivés du latin mirari, depuis admirer, en passant par miracle jusqu’à miroir ». [15] Aujourd’hui que nous parlons volontiers de science-fiction, de fantastique, de parapsychologie, de bio-énergie, de dédoublement, merveilleux signifie plutôt l’exceptionnel, le non-évident, l’étrange des puissances occultes. Ce monde « aux frontières de l’impossible » contredit souvent le réel le plus ordinaire et le plus quotidien : de là tout le prestige accordé à des personnes, à des événements, à des situations, à la « nouvelle », à tout ce qui pourrait défier l’habitude.

Dans une œuvre littéraire, par exemple, le merveilleux suscite une impression d’étonnement et de dépaysement ; il renvoie en général à des faits invraisemblables, à l’intervention d’êtres surnaturels ou fantastiques. Avec Todorov, Falardeau est prêt à associer au merveilleux, l’étrange, l’imaginaire, le fantastique de même que le lien étonnant qui existe entre l’homme et les bêtes.

Sans nous aventurer dans le dédale des signifiants et signifiés, retenons pour le moment la richesse des réalités subjectives que tous ces mots, merveilleux en particulier, laissent pressentir. Que je délie « l’écheveau des contraintes mentales ou sociales », que je redevienne « sensible aux illuminations des repaires de l’enfance », que j’écoute les « tensions extrêmes de l’être » et les [116] « signaux du surréel », des phénomènes imprévisibles s’ensuivent et mon esprit s’émeut :

« Dire d’un être, d’un objet, d’un événement qu’ils sont merveilleux est une appréciation subjective. Le jugement ou l’évaluation qui les définit comme merveilleux tient à une attitude, à une visée qui est de moi, ou du groupe auquel j’appartiens, ou de la culture de la société dans laquelle je suis né. Ce que j’estime merveilleux m’apparaît dans une « aura » qui ne tient pas tant à l’objet qu’à mes propres dispositions. D’où la profonde vérité de la fable du Tao : l’image merveilleuse fournit une médiation appropriée à l’illimitation du désir. » [16]


Comment naît le merveilleux ?

« La raison pour laquelle nous disons merveilleux a son origine dans le conflit permanent qui oppose les désirs du cœur aux moyens dont on dispose pour les satisfaire. Est merveilleux ce qui dessine l’horizon des vœux profonds, des désirs ou des passions, en leur offrant la possibilité d’une réalisation à l’encontre des probabilités du cours ordinaire des choses. » [17] Qu’il soit perçu comme subjectif, cela ne veut pas dire que le merveilleux soit pour autant irréel et sans histoire. Tel l’imaginaire, il est d’abord un fait spirituel, en même temps qu’une interrogation face aux mystères des origines et des finalités :

« La littérature orale ou écrite, domaine privilégié de l’expression du sens merveilleux, nous incite à reconnaître que celui-ci, tout en provoquant l’étonnement ou la fascination, sollicite certaines inquiétudes fondamentales... Mystère des origines ancestrales, mystère des désirs archaïques refoulés... » [18]

De plus, et nous y reviendrons encore à propos du sacré, le merveilleux a subi les lois historiques du refus et de la renaissance au moment où chacun croyait pouvoir s’en passer. Étranges coïncidences et unité de l’expérience spirituelle ?

Au XIXe siècle, le merveilleux, pourchassé par le positivisme, se réfugie dans l’art et le rêve. Pour les Romantiques, comme l’a brillamment illustré Albert Béguin, dès ici-bas l’âme appartient à deux mondes, celui de la pesanteur et de l’ombre, celui de la lumière. La vie est irréaliste. Il y a primauté de l’imaginaire sur le réel. “Le merveilleux, écrit Baudelaire, nous enveloppe et nous abreuve comme l’atmosphère mais nous ne le voyons pas.’’ Alice, en manœuvrant la logique de façon subversive, parvient à dépasser les frontières du sens commun et se construit un monde merveilleux “au-delà du miroir’’. » [19]

Subjectif et historique, vision globale du monde et des rapports que nous accordons aux réalités quotidiennes, le merveilleux véhicule déjà toute une culture :

« ... il s’est manifesté, selon les époques, par une prodigieuse diversité de formes qu’ont inventées et perpétuées soit les arts dits populaires, soit les arts plus savants, y compris la [117] littérature. Il a acquis des stylisations esthétiques. Il a donné naissance à ce qu’on a dit être la plus haute catégorie esthétique. C’est à ce niveau que l’étudient les spécialistes du folklore, de la poésie, du théâtre, de la danse, etc. » [20]

Les Grecs avaient raison : l’imagination émerveillée est peut-être imprévisible dans ses attitudes, elle n’en reste pas moins indispensable à l’homme qui pense et qui agit.

Le merveilleux et ses interprétations

Attendons-nous dès lors à une abondance de significations, à toutes sortes de registres et jeux du merveilleux : je peux parler d’un paysage, d’une musique ou d’un être merveilleux. « Je peux aussi promouvoir le merveilleux au “statut de genre’’ et le faire devenir périlleusement abstrait. »

Dans cet univers multidimensionnel d’ambiguïtés, merveilleux, fabuleux, magique, miraculeux hier, deviendront peut-être aujourd’hui ordinaire, naturel, normal.

« Les métamorphoses de Lucius d’Apulée, ou les enchantements dans lesquels l’attirait la déesse Isis n’étaient déjà plus merveilleux aux yeux d’un grand nombre de ses contemporains de Rome... Le spectacle des îles côtières de l’Amérique du nord émerveillait le narrateur des récits de Jacques Cartier et laisse indifférent le voyageur du XXe siècle. Tel choral de Bach me transporte dans l’éternité qui ne “dit rien” à des amis qui me sont proches. Un fidèle de l’Église orientale est en extase durant une cérémonie religieuse que j’observe seulement en spectateur intrigué... La fascination dans laquelle nous entraînaient les récits de Jules Verne a été réduite à une curiosité scientifique parmi d’autres depuis que nous avons vu des astronautes alunir, un certain soir d’août 1969. » [21]

C’est ainsi que l’on peut dire de chaque époque comme de chaque civilisation qu’elle a le merveilleux qu’elle désire, qu’elle mérite. On en viendra même quelquefois à changer sa compréhension : « ce qui apparaissait auparavant comme merveilleux peut passer au rang des phénomènes explicables ». [22]

On se retrouve, comme pour l’imaginaire, confronté à diverses possibilités pour trois raisons au moins : à cause des sens multiples du merveilleux en lui-même, à cause des changements culturels et à cause de la subjectivité attachée à chaque expérience personnelle du merveilleux. [23]

Tout dépend, bien entendu, de ce que l’on veut signifier, avec cette précision essentielle que l’au-delà des mots est souvent plus exaltant que les mots eux-mêmes.

[118]

On sait la richesse des réalités en cause. Falardeau estime qu’il serait bon, à la suite de Caillois et Todorov, de comparer le merveilleux et le fantastique. L’interprétation proposée par Caillois, qui accorde au fantastique d’être une agression dans un monde réel, ne nous satisfait pas. Reconnaissons les services rendus par ces évaluations. Mais pour notre part nous doutons qu’une notion aussi subjective et aussi relative que l’agression [24] devienne le critère essentiel d’une distinction déjà compromise par des frontières inévitables de sens et de significations. On risque une fois de plus d’opposer entre elles diverses notions, trop fluides pour vraiment définir des rôles, et de créer ainsi de nouvelles incertitudes. Plus généreux en ces matières à l’égard de ses maîtres que nous ne le serions, Falardeau accepte, un peu vite à notre avis, l’opposition du fantastique et du merveilleux que lui offre si ingénument Caillois.

Mais ces catégories ont peut-être leur utilité, une utilité provisoire, dans la mesure où elles invitent à rencontrer J.-C. Falardeau dans un de ses choix essentiels que bien peu d’auteurs ont signalé : le surréalisme. En militant en faveur du merveilleux, notre confrère devait nécessairement rencontrer sur les routes imprévisibles de l’imaginaire, du mystère et du sacré, Caillois, André Breton et plus tard son disciple québécois, Borduas.

III. DU MERVEILLEUX AU SACRÉ [25]

Il a lu Breton. Il est au courant du Refus global de Borduas. Mais il est aussi d’éducation humaniste, profondément logique et éduqué dans le respect des valeurs stables. Falardeau n’en est pas moins conscient de l’importance d’une [119] révolution culturelle qui obligerait l’homme de science et l’universitaire épris d’abstractions à reconsidérer l’au-delà du nommé, du vu et du vécu. Déjà, face au merveilleux, il s’engage à poursuivre d’autres réalités, à chercher de nouveaux rapports avec lesquels [le merveilleux] entretient de subtiles et profondes associations, tels le sacré, le surnaturel, le mystère. [26] À André Breton, qui enchaîne et reprend les propos de Gérard de Nerval, de Baudelaire et d’Apollinaire, J.-C. Falardeau accorde une bienveillance et une attention que peu d’idéologues québécois ont su montrer d’une façon aussi sérieuse et aussi franche.

Sans le savoir et sans vouloir le savoir surtout, André Breton allait réhabiliter à sa manière le sacré. Le sacré perdu et retrouvé par les voies étranges du merveilleux et de l’imaginaire. D’autre part, les surréalistes, surtout les partisans québécois de la première heure [27], sont si heurtés par le catholicisme ambiant qu’ils finiront par oublier que la religion rejetée radicalement véhicule avec elle des espaces intérieurs dont pourtant ils se réclament. Perspicace, capable de comparaison, connaissant mieux que quiconque Breton, Caillois et Éliade, Falardeau peut intervenir, mais avec la discrétion que l’on sait. Par la médiation du merveilleux en relation étroite avec le sacré et le surnaturel, voici « une dialectique entre ce qu’il y a de plus profond dans l’homme et ce qu’il y a de plus aux confins du monde... » ; c’est « comme un long voyage orienté vers la conquête d’un royaume merveilleux, d’une terre que l’homme se promet à lui-même ». [28] Ces propos sont presque tous de Breton : Falardeau les endosse avec enthousiasme, sans aliénation cependant car il est tout aussi capable à l’occasion de prendre ses distances face à l’impérialisme culturel d’où qu’il vienne.

Le merveilleux n’est pas exactement le mystère, ni le sacré au sens spécifique du mot, ni le surnaturel. Parce qu’il implique une foi, des croyances, des rites et une théologie reçus d’ailleurs, le surnaturel, tel le mystère « chrétien », est d’un autre ordre.

[120]

« Ce que l’on dit merveilleux est, au contraire, le fruit de l’imagination créatrice de l’homme, ou encore, selon la frappante expression de Louis Jouvet, “du surnaturel fabriqué par les hommes’’. Pour autant, j’estime difficilement recevable la notion d’un merveilleux qui serait donné ou révélé ; encore moins celle d’un merveilleux explicable, celui du merveilleux scientifique. De deux choses, l’une : ou bien on peut s’expliquer à soi-même ou se faire expliquer, et l’on est dans le domaine de l’intelligible rationnel ; ou bien on ne peut pas, et l’on demeure alors soit dans le surnaturel, soit dans le merveilleux, soit dans le fantastique ou l’étrange. » [29]

Au lieu de sur-valoriser le merveilleux et de déprécier le sacré, plutôt que d’opposer et de dissocier, Falardeau cherche à distinguer les sphères qu’il associe dans son esprit, en même temps qu’il interroge la réalité religieuse canadienne-française. Que Breton oppose merveilleux à tout ce qui est religion et mystère, qu’il soit même « anti-mystère », que Todorov fasse le contraire et renvoie le merveilleux dans la catégorie du surnaturel, cela ne change en rien la nature première des choses : il existe au-delà de tous ces mots une réalité sur-naturelle, une transcendance, le besoin d’un au-delà merveilleux que Breton lui-même appelle à sa manière. Bref, « ce qui est sacré n’est pas co-extensif à ce qui apparaît comme merveilleux, ni inversement ». [30]

Il existe un merveilleux sacré comme il y a un merveilleux profane. Qu’est-ce que le merveilleux sacré, sinon l’imaginaire parvenu aux frontières imprévisibles du mystère ? Et le mystère, en soi ? Il est d’un autre ordre ; il répond à des désirs, à des besoins, à des attentes « impossibles ». Quand par exemple l’imagination chrétienne produit du merveilleux sacré, la route d’accès au mystère lui est ouverte. C’est l’acceptation du croyant qui permet cette ouverture d’esprit à un au-delà du merveilleux et du sacré. Fides quaerens imaginarium !

Il sera de plus en plus nécessaire de distinguer les domaines et les obédiences du merveilleux, du sacré, comme ceux d’un sacré purement rituel et d’un sacré enveloppé de mystère. Loin de céder à une mode ou à l’autre, à droite ou à gauche, notre confrère préfère l’attitude scientifique faite tour à tour d’observations et d’analyses. Compétent et discret, il sait l’art des nuances. Globale sans être totale, son admiration pour Breton n’est pas inconditionnelle. Une intelligence supérieure reste critique même en face de ses propres options.

Les multiples interventions de notre confrère sur tous ces points sont d’autant plus appréciables, et à la longue plus libératrices, qu’elles restent toujours réfléchies et vérifiables. Ils ne sont pas nombreux les sociologues de la culture et de la religion québécoises qui ont pu, comme lui, allier l’érudition, le respect des autres et l’ouverture d’esprit face à l’indicible, à l’imaginaire, au merveilleux, au sacré et au mystère. Est-il besoin d’ajouter que sur ces thèmes, [121] Falardeau est non seulement un maître de pensée mais aussi un modèle d’écriture correcte ? Une fois de plus, ses amis en conviendront : le style, c’est l’homme !

Reprenons pour la clarté du propos. Au lieu de voir dans le mystère « une intrigue de la raison », à la manière de Breton, ou de créer un divorce entre le sacré chrétien et le sacré profane, Falardeau accepte plutôt l’imaginaire et le merveilleux comme une voie vers ailleurs, comme un appel au dépassement. De même que le temps continu raconte l’éternité sans s’y identifier nécessairement, que l’espace pascalien est une indication lointaine mais éloquente de l’infini qu’il ne définit point, ainsi tout imaginaire, tout merveilleux quels qu’ils soient lui font penser à la possibilité d’un au-delà du sacré humain, qui serait le mystère tel que le proclament les textes sacrés de la culture judéo-chrétienne.

Peut-être devrions-nous ajouter aux énoncés de notre confrère Falardeau ce que nous suggère l’histoire même de l’imaginaire et du sacré. Dès les premiers siècles de notre ère, les Apocryphes ne font-ils pas échec aux Livres saints ? L’hagiographie y est plus populaire que la théologie. Faut-il pour autant opposer et dissocier ? Distinguons les rôles et les niveaux d’intelligibilité, répondrait Falardeau. Breton a raison : l’invisible est souvent plus riche que le visible et ce qui est trop explicite peut faire écran aux vraies réalités. Avec cette précision pourtant : il arrive que le merveilleux tout comme l’imaginaire soit, à cause de ce qu’il suggère, une voie privilégiée au mystère. La seule voie ? Sûrement pas. Mais la religion qui rejetterait le merveilleux sous prétexte de protéger la pureté du sacré et du mystère risquerait de s’appauvrir, tout comme s’appauvrirait nécessairement l’intelligence qui se dissocierait de l’imagination.

Une question que nous posons aussitôt, mais sans vouloir l’imposer à notre savant ami : comment expliquer que l’Église chrétienne se soit tellement défiée de l’imagination et de l’irrationnel au nom même de l’intelligibilité du sacré et de l’accès au mystère ? Pourquoi toutes ces oppositions théoriques et pratiques alors qu’elle s’accommode d’un nombre incalculable de miracles, d’apparitions, d’extases et autres « merveilles » du genre ? Encore en 1982, pendant que peintres, millénaristes, parapsychologues et ésotéristes de toutes sortes relisent et commentent l’Apocalypse de saint Jean, chef-d’œuvre du merveilleux judéo-chrétien et du divertissement eschatologique, l’Église se montre plutôt réservée et n’ose citer de ce livre étonnant que quelques extraits favorables à sa logique du salut prêché à la manière rationnelle d’Occident. Le malentendu latent qui demeure toujours entre l’Église et les artistes chercheurs d’imaginaire est révélateur. Est-ce le conflit nécessaire entre une religion savante soucieuse de la pureté du Message et une religion populaire portée à épouser les modes et dires du peuple ? Nous savons que notre confrère n’a pas d’estime particulière pour cette distinction. Le problème demeure donc ouvert.

Mais il reste que la contradiction des faits et des attitudes est là. Elle est significative même, peut-être reliée à notre condition humaine de chercheur de [122] Réel. Il est normal qu’une Église fortement occidentalisée et qui exprime encore sa foi à l’européenne subisse la pression du moule culturel dans lequel elle incarne sa pensée officielle. Tout comme il est rassurant pour le mystère religieux lui-même que le peuple chrétien soit aussi attiré par tout ce qui est au-delà du rationnel et du vraisemblable. Elle a raison, comme malgré elle, notre Église, et même si son Thomas d’Aquin ne prise guère les métaphores et les images pour exprimer les mystères chrétiens, elle a raison de tolérer ses légendes dorées en même temps que ses théologiens les plus racés se doivent de vénérer la pureté du sacré. Bref, nous ne croyons pas que la lutte entre les partisans de l’imaginaire et les partisans de la raison soit si tragique. L’ambiguïté des significations oblige plutôt à des discussions continues. Comment et pourquoi l’entente absolue serait-elle valable entre les théoriciens du mystère, du sacré, du merveilleux et de l’imaginaire, puisque — et Breton avait raison — la réalité est déjà piégée par nos mots et nos modes de penser ? C’est à Raison et à Imagination, comme on disait au temps du Roman de la Rose, de voir à ce que la « dispute » demeure courtoise et de bon naturel comme celle dont nous venons de rendre compte.

*
*    *

1982. La crise religieuse du Québec catholique coïncide avec une recherche d’identité plus ou moins équivoque selon les partialités du moment. Notre univers spirituel est remis en question presque à tous les niveaux de notre vie collective. Les recherches théoriques de notre ami sont de nouveau confrontées avec une problématique d’autant plus redoutable que les penseurs québécois chrétiens de la rigueur de Falardeau sont rares. N’avons-nous pas vu, en ces temps de refus global, des écrivains pourtant éminents expliquer tout le Québec sans même faire intervenir le catholicisme populaire local et raconter notre nationalisme sans citer une seule fois le Chanoine Groulx ? Vraiment, il faut le faire !

Falardeau n’est pas de cette espèce inévitable. Dès 1962, il avait ouvert le débat ; il fut le premier sociologue canadien-français à s’attaquer scientifiquement à l’analyse de nos institutions religieuses et à celle de nos comportements face au sacré. Tout de suite, au nom de l’histoire des Québécois, telle qu’elle arrive devant lui, il proclame tour à tour l’indissolubilité des études conjointes de la religion et de la culture, de l’histoire et de la sociologie. [31] Face à [123] l’imaginaire et au merveilleux comme au sacré, il exige une vision globale des réalités et souhaite que l’on universalise le plus possible. Car il sait les tendances de toute minorité à particulariser.

En outre, si on tient à dénoncer éternellement l’aliénation du milieu, il importe de respecter la problématique canadienne-française : le Canada n’est pas la France. Ni le Québec. Nos enquêtes peuvent s’inspirer de lectures européennes mais de là à emprunter les schèmes de là-bas et des idéologies made in Germany, il y a une marge que ne voudrait pas franchir Falardeau. D’ailleurs, il est trop informé pour ne pas voir en notre penchant à l’imitation et à l’importation d’idées et de formules toutes faites une inclination à la paresse intellectuelle. Jamais lui, en toute hypothèse, et redisons-le, n’aurait osé, et n’oserait encore expliquer le Québécois sans faire intervenir au premier plan son passé chrétien. Bien sûr, on peut refuser, critiquer une théorie, des dogmes, des pratiques, mais quand les faits sont là, ils sont là. Falardeau sait, et mieux que nous ne savons l’écrire, tout ce que nous voulons dire.

Cependant, constatons avec plaisir que les études et les propos de Falardeau continuent à s’imposer, autant par la qualité de leur contenu que par la vision qui les inspire. [32] Il a su discrètement et scientifiquement interroger la foi de son enfance, l’évaluer et la critiquer sans pour autant se renier, ni renier l’histoire de son peuple : peu de savants canadiens-français ont affronté ce double défi. Nous sommes peut-être nous-même victime de notre métier d’historien de la culture populaire traditionnelle, mais nous croyons sincèrement que la magnanimité de Falardeau s’explique en partie par ses propres combats envers les refus parfois courts et blasphématoires du milieu. S’il a pu apprécier avec un tel bonheur les aventures angéliques du surréalisme de Breton, c’est qu’il était lui-même à la recherche d’un espace spirituel qui irait au-delà du vécu quotidien de son peuple. Ainsi, nous serions prêt à remercier doublement J.-C. Falardeau d’avoir initié nos compatriotes aux études de sociologie religieuse et d’avoir été capable de situer notre catholicisme avec toutes ses gaucheries conformistes à l’intérieur d’une vision globale de la sociologie humaniste.

Nous ne saurions quitter ce texte, inachevé comme l’hommage qu’il signifie, sans rappeler que J.-C. Falardeau nous convie à d’autres tâches encore. « Nous devons poursuivre nos explorations chez ceux qui nous entourent, qui attendent nos signaux dans le ciel du pas-encore-connu. » [33] À une condition bien [124] sûr : que nous nous placions dans la perspective « d’une vaste anthropologie » qui surprenne l’homme total en situation.

« Le temps devrait être passé où nous nous laissions limiter par les étiquettes de disciplines particulières. Ce qui importe est de poser les questions que nous estimons capitales. Seule une saisie de toutes les dimensions importantes qui circonscrivent l’homme en situation peut nous permettre de formuler des interrogations valables à son sujet, qu'il s’agisse de ses visions du monde, de ses attitudes, de ses croyances, de ses conduites étonnantes ou de ses espoirs. Approche existentialiste, peut-être ; approche directe et globale, sûrement. Approche qui ne peut, non plus, méconnaître ce qu’a à nous proposer une sociologie de la culture et de la connaissance. » [34]

Une sociologie de la culture et de la connaissance pratiquée dans une perspective interdisciplinaire et communautaire ? Telle est exactement la grande option à ne jamais trahir. « C’est au prix de patientes explorations que nous découvrirons les zones d’affleurement entre les surréalités qui sollicitent ceux qui nous entourent et les dédales de leur existence quotidienne. » [35] Les champs d’études sont immenses. Nous n’avons que l’embarras du choix. On pourrait s’attaquer aux « mythologies profondes qui sous-tendent notre littérature orale et écrite », ou encore « cerner les grands symboles qui ont présidé à la conquête de notre espace, de notre âme collective ; nous enquérir des modalités d’un multiforme folklore urbain que nous connaissons à peine ; déceler les projets d’existence d’une jeune génération qui se crée un univers ludique sinon artificiellement et dangereusement hallucinant face à un monde qu’elle dénonce en bloc ». [36] C’est dire que le savant honoré dans ces lignes qui lui appartiennent en ce qu’elles ont de plus convenable, et même s’il atteint l’âge fatal de la retraite, garde encore sur l’avenir des sciences humaines et de la culture humaniste, l’esprit de pionnier qui a toujours guidé ses recherches.

Le Moyen Âge latin conclurait dans un axiome que nous commentons pour le plaisir de savoir notre confrère enfin récompensé : vespere laudatur dies. De même que le soir fait la gloire du jour, ainsi il arrive comme dans le cas de notre ami que la soirée de sa vie à l’université signifie aussi la gloire d’une journée admirablement remplie, à laquelle nous souhaitons de longs accomplissements.

Benoît LACROIX, o.p.

Institut québécois de recherche
sur la culture.



[1] Une première orientation bibliographique sur l’imagination, l’imaginaire, les symboles et les mythes, dans : J.-C. FALARDEAU Imaginaire social et littérature, Montréal, Hurtubise HMH, 1974, pp. 144-145. À compléter avec l’article de P. KAUFMANN, dans : Encyclopaedia Universalis, VIII, 1970 : 733-739. Aussi, avec « le sacré », de André DUMAS, id., XIV, 1972 : 579-581.

[2] En arrière-plan du présent essai, notre étude « Histoire et religion traditionnelle des Québécois, 1534-1980 », Stanford French Review (U.S.A.), IV, 1-2, 1980 : 19-41.

[3] Pour nous, et parmi d’autres textes importants à noter, fut décisive à tous égards cette étude : « Les recherches religieuses au Canada français », dans : Situation de la recherche sur le Canada français, sous la direction de Fernand Dumont et Yves Martin, Québec, Les Presses de l’Université Laval, pp. 209-228 (importantes bibliographies).

[4] Voir : « Notule sur un texte de Robert Élie », Revue dominicaine, 55, novembre 1949 : 236- 237. À resituer dans le contexte de l’époque avec l’étude de François-Marc Gagnon (voir note 27).

[5] Qu’on se réfère pour ces mots aux dictionnaires courants de la langue philosophique de André LALANDE, Paul FOULQUIÉ, Régis JOLIVET, etc. Dans notre exposé, nous nous inspirons surtout de Jean-Charles FALARDEAU, Imaginaire social et littérature, Montréal, Hurtubise HMH, 1974, 152p. (« Reconnaissances ».)

[6] Imaginaire social..., pp. 108ss. Au niveau philosophique, un remarquable article de M. NEUMAN, « Towards an integrated theory of imagination », International Philosophical Quarterly, XVIII, 1, 1978 : 251-275.

[7] Id., p. 109 : « Il n’y a pas, dit Bachelard, de rupture essentielle entre imaginer et percevoir ; il y a continuité du perçu et de l’imaginé. Mais l’imagination est encore plus dynamique. Non seulement elle nous permet d’anticiper et de préparer le réalisable, mais en projetant ses fantaisies dans le jeu, la fiction, la rêverie, elle nous aide à distancer sinon à rompre nos attaches avec le “réel”. Il y a une imagination du réel ; il y a une réalité de l’imaginaire. C’est surtout en regard de celle-ci que Gilbert Durand, au terme de ses enquêtes, se croit justifié d’attribuer à l’imagination une fonction générale d’“euphémisation”, c’est-à-dire une fonction de “dynamisme prospectif qui, à travers toutes les structures du projet imaginaire, tente d’améliorer la situation de l’homme dans le monde”. »

[8] Id., pp. 108 et 135. Déjà, en 1962, dans Situation de la recherche sur le Canada français, p. 218 : « Or, c’est à partir de ce phénomène culturel global que doivent se formuler encore maintenant et pour un long temps à venir les hypothèses des recherches psychologiques, anthropologiques et sociologiques qui ambitionneront d’étudier les composantes religieuses de la société canadienne-française. Ces recherches, en particulier celles de la psychologie sociale, ne déboucheront sur les conditionnements profonds des mentalités et des conduites religieuses que si elles s’intéressent d’abord et principalement aux phénomènes sociaux globaux. Il y a une indissolubilité historique de la culture canadienne-française et de la religion catholique. » (Voir note 31.)

[9] « Je le soupçonne, aujourd’hui, d’entretenir une passion plus vive pour la littérature que pour la sociologie, mais ce n’est là qu’un déplacement d’accent, car Jean-Charles Falardeau n’a jamais dissocié l’une de l’autre. » (Gilles MARCOTTE, préface à Imaginaire social..., p. 13.)

[10] Imaginaire social..., pp. 114-115. Autre résumé, encore plus explicite, dans Littérature et société canadiennes-françaises, sous la direction de Fernand DUMONT et Jean-Charles FALARDEAU, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1964, p. 123.

[11] À relire, dans Littérature et société canadiennes-françaises, l’excellente page 123.

[12] Imaginaire social..., p. 113.

[13] Id., p. 84 : « Le grand écrivain est celui qui réussit à créer un univers imaginaire cohérent dont la structure correspond à celle vers laquelle tend le groupe... »

[14] L’évolution du héros dans le roman québécois, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1968, pp. 7-8.

[15] On voudra bien ici se reporter aux notes parues dans Imaginaire social..., pp. 131-142.

[16] Id, p. 133.

[17] Ibid.

[18] Id., p. 140.

[19] Id., p. 135.

[20] Id., p. 135.

[21] Id., pp. 135 et 133.

[22] Id., p. 135.

[23] Id., p. 137.

[24] Id., pp. 138-139 : « Arrêtons-nous à la littérature et soulignons une distinction capitale entre deux notions souvent confondues, celles de merveilleux et de fantastique. À la suite de Roger Caillois, reconnaissons que le merveilleux définit un ordre de phénomènes qui s’opposent au monde réel. Une fois acceptées les propriétés singulières du monde merveilleux ou féerique, tout y demeure remarquablement stable et homogène. Le monde du merveilleux est peuplé de fées et de dragons ; les métamorphoses y sont constantes. Le récit merveilleux se situe dès le début dans l’univers fictif des enchanteurs. Ses premiers mots rituels nous en sont un avertissement : “En ce temps-là... Il y avait une fois...”. L’imagination exile personnages et événements dans un monde fluide et lointain, sans rapport avec la réalité de chaque jour. Le fantastique, au contraire, n’est pas un milieu : c’est une agression. Il suppose la solidité du monde réel mais pour mieux la ravager. Sa démarche essentielle est l’Apparition. Fantômes et vampires sont, bien sûr, des êtres d’imagination mais l’imagination ne les situe pas dans un monde lui-même imaginaire. Elle se les représente ayant leurs entrées dans le monde réel. Le fantastique “est postérieur à l’image d’un monde sans miracle, soumis à une causalité rigoureuse”. »

[25] Sur le merveilleux dans ses rapports avec le sacré et le mystère, J.-C. Falardeau au second Colloque sur les religions populaires, organisé par le Centre d’études des religions populaires de Montréal, à Québec, les 16 et 17 octobre 1971. Le texte — en première édition — de sa communication a paru, avec d’autres études, aux Presses de l’Université Laval, en 1974, sous le titre Le Merveilleux, édité par Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Michel STEIN, pp. 143-156. (« Histoire et sociologie de la culture », 5.) Ce texte, remanié, a été publié, la même année, dans Imaginaire social et littérature, pp. 131-142.

[26] On pourra, sur ces questions complexes, recourir avec profit à : R. COURTAS et F.-A. ISAMBERT, « La notion de sacré : bibliographie thématique », Archives de sciences sociales des religions, XXII, 44, 1977 : 119-138. Sans oublier cependant qu’il peut y avoir tout autant désacralisation et passage du religieux au merveilleux « profane » ; voir, par exemple, F.-A. ISAMBERT, La fin de l’année : étude sur les fêtes de Noël et du Nouvel An à Paris, Paris, Société des Amis du Centre d’études sociologiques, 1976, 227 + xxxixp. Actuellement en cours : J. RIES (éd.) et al.. L’expression du sacré dans les grandes religions, dont le tome I a déjà paru au Centre d’histoire des religions de Louvain-la-Neuve, 1978, 325p. Au strict point de vue théorique, on pourra relire les conférences prononcées à l’occasion des Journées universitaires de la pensée chrétienne, 23-26 octobre 1969, Université de Montréal : La désacralisation. Essais, Montréal, HMH, 1970, 208p. (« Constantes », 25.)

[27] Voir : François-Marc GAGNON, Paul-Émile Borduas (1905-1960) : biographie critique et analyse de l’oeuvre, Montréal, Fides, 1978, pp. 217ss.

[28] Imaginaire social..., p. 141.

[29] Id, p. 137.

[30] Id., p. 136.

[31] Voir : « Itinéraires sociologiques, Jean-Charles Falardeau (1943) », Recherches sociographiques, XV, 2-3, mai-août 1974 : 219-227. En novembre 1980, lors du colloque Frégault à l’Université d’Ottawa, J.-C. Falardeau rend hommage à ce dernier d’avoir respecté la perspective de L. Groulx, en voyant « dans la connaissance de notre histoire la condition essentielle de notre devenir... en vue d’une plus exacte connaissance de nous-mêmes ».

[32] V.g. A. GAULIN, Entre la neige et le feu : Pierre Baillargeon, écrivain montréalais, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1980, p. 309 ; André BELLEAU, Le romancier fictif : essai sur la représentation de l’écrivain dans le roman québécois, Québec, Les Presses de l’Université du Québec, 1980, pp. 13, 105 ; Le Roman canadien-français : évolution, témoignages, bibliographie, Montréal, Fides, 1971, pp. 153, 163. (« Archives des lettres canadiennes », 3.)

[33] Imaginaire social..., p. 141.

[34] Id, pp. 141-142.

[35] Id., p. 142.

[36] Ibid. L’étude de l’imaginaire religieux collectif est à la conquête de nouveaux terrains depuis qu’il y a une recrudescence de la fiction : v.g. extra-terrestres, OVNI, soucoupes volantes. Avec l’article et la bibliographie thématique de J.-B. RENARD, dans Archives de sciences sociales des religions, L, 1, juillet-septembre 1980 : 143-164.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 28 juin 2017 16:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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