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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Yves Lacoste, “Les caractères constitutifs du sous-développement.” Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 12: “Développement et sous-développement”, pp. 451-468. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2010, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[451]

Yves LACOSTE

géographe et géopoliticien, né au Maroc.
Ancien professeur de géopolitique à l’Université Paris-VIII (Saint-Denis)
et précurseur de la matière en France.

Les caractères constitutifs
du sous-développement
.” [1]

Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 12: “Développement et sous-développement”, pp. 451-468. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.

Introduction
1° L'insuffisance alimentaire
2° Les faiblesses de l’agriculture
3° La faiblesse du revenu national moyen et des niveaux de vie
4° Une industrialisation réduite
5° Une faible consommation d'énergie mécanique
6º Une situation de subordination économique
7º Un secteur commercial hypertrophié
8º Des structures sociales arriérées
9º Le faible développement des classes moyennes
10º La faiblesse de l'intégration nationale
11º L'importance du sous-emploi
12º La faiblesse du niveau d'instruction
13º La forte natalité
14º Un état sanitaire défectueux bien qu'en voie d'amélioration
15º La prise de conscience


Introduction

Un des traits les plus importants du phénomène de sous-développement est sa complexité, l'imbrication des symptômes sociologiques et économiques, leurs interactions enchevêtrées. Cette complexité est une des principales causes des difficultés auxquelles se heurtent les tentatives de développement qui ne s'attaquent qu'aux malaises jugés les plus graves.

Il ressort des différentes statistiques et évaluations que les pays que l'on peut considérer comme sous-développés représentent approximativement les trois quarts de la population mondiale. C'est dire qu'ils englobent des contrées très différentes, tant au point de vue naturel qu'humain. Toutefois, en dépit de cette grande diversité, il est possible de relever, dans la très grande majorité des cas, un ensemble cohérent de symptômes qualitatifs, évidemment variables en intensité. L'examen de la situation économique et sociale du globe, sous ses différents aspects, montre non pas une lente progression régulière, menant des nations les plus pauvres aux plus fortunées, mais deux groupes de pays, séparés par un véritable fossé.

Rares sont les intermédiaires. S'ils présentent généralement certains caractères propres aux structures des pays développés, leurs aspects et leurs problèmes les plus importants s'apparentent à ceux des pays sous-développés. Ces pays "semi-développés" comme on les dénomme parfois sont : le Vénézuéla, l'Argentine, l'Union Sud-Africaine, le Japon et l'Italie, (en raison de la place qu'y tient le Mezzogiorno). Ils constituent non un groupe offrant des caractéristiques plus ou moins comparables, mais une suite de cas particuliers. Chacun d'entre eux ne présente que certains traits originaux, qui sont en quelque sorte isolément extraits de l'ensemble cohérent des caractères propres aux pays développés.

[452]

L'importance et la complexité de chaque "symptôme" de sous-développement mériterait un examen approfondi qui dépasserait le cadre de cet ouvrage. Aussi s'est-on attaché plus à l'aspect synthétique du problème qu'à l'analyse particulière de chacun de ses constituants. Les principaux caractères constitutifs du sous-développement sont :

1° L'insuffisance alimentaire

C'est, de loin, le symptôme le plus grave et le plus général. Il dépasse cependant, sensiblement, les limites historiques et spatiales du sous-développement : la faim a été particulièrement grave parmi les populations des pays aujourd'hui développés et encore actuellement elle y touche d'importantes catégories sociales. Inversement, la quasi-totalité des pays sous-développés souffrent de faim, à l'exception de l'Argentine (si tant est que l'on puisse la ranger parmi ce groupe), où toutefois de graves insuffisances alimentaires existent dans certaines régions.

Dans le monde, le volume de la nourriture journalière, exprimé en calories, s'échelonne en moyenne de 1 400-1 500 cal., ce qui est considéré comme l'extrême minimum permettant la survie de la population (500 à 1 000 cal. dans les camps de concentration nazis), jusqu'à 3 600 cal. maximum moyen, au delà duquel apparaissent un certain nombre de troubles. On peut considérer que la sous-alimentation apparaît au-dessous de 2 500 cal. D'après diverses évaluations dont les principales sont celles de la F.A.O., il apparaît que près de 70% de la population mondiale disposent de moins de 2 500 cal., et 24% de moins de 2 000 cal. Si, de nos jours, les famines aiguës provoquant la mort directement par inanition sont rapidement jugulées (sauf lorsqu'elles se développent dans un certain contexte politique), la sous-alimentation chronique, la "faim occulte" (J. de Castro), qui en fin de compte est peut-être à la longue plus destructive, pèse sur des populations de plus en plus nombreuses.

En plus de ces besoins quantitatifs, le corps humain demande une certaine variété alimentaire et surtout la consommation d'éléments "protecteurs" de la santé : produits animaux fournissant les protides, sels minéraux, vitamines. Aussi des régimes alimentaires qui apparaissent relativement copieux peuvent-ils présenter une très grave insuffisance qualitative qui se traduit par de dangereuses maladies de carence. D'après une enquête de la F.A.O., 58% de la population mondiale consommerait moins de 15 g de protides d'origine animale par jour ; 17% seulement des humains consomment plus de 30 g de protides par jour. Le plus souvent l'insuffisance de la quantité d'aliments se combine à leur pauvreté, superposant des carences d'origine et d'effets différents. Sur la base de moyenne nationale (des exemples régionaux présenteraient des cas pires), c'est l'Inde qui détient le triste privilège d'être le pays le plus mal alimenté du monde : 1 650 cal. par jour et 6 g seulement de protides animaux. Il est possible de classer les pays sous-développés sur lesquels on dispose de renseignements relativement précis, selon le tableau suivant, Cuba, l'Uruguay et l'Argentine ayant plus de 2 500 cal. journalières.

[453]

Moins de 2 000 cal.

De 2 000 à 2 500 cal.

Moins de 10 g de protides

Inde - Ceylan – Iran –
 Irak - Congo belge

Chine - Japon - A.O.F. -
Syrie

De 10 à 20 g. de protides

Philippines - Pérou - Afrique du Nord

Mexique - Rhodésie du Sud Egypte – Pakistan

De 20 à 30 g de protides

Italie - Turquie - Grèce
Chili - Venezuela - Colombie
Brésil - Afrique du Sud


2° Les faiblesses de l’agriculture

Les pays sous-développés se caractérisent par l'importance de leur population employée dans l'agriculture : 58% en Europe méridionale, 73% de la main-d'œuvre en Afrique du Nord, 76% en Afrique Noire, 62% en Amérique centrale, 55% en Amérique du Sud, 70% en Asie du Sud-Ouest, 74% en Asie méridionale, 71% en Asie orientale, et jusqu'à 78% en Asie du Sud-Est, (13% seulement en Amérique du Nord, 20% en Europe occidentale).

L'agriculture des pays sous-développés présente de graves faiblesses : le potentiel agricole est insuffisamment employé : bien que manquant de terres, l'agriculture des pays sous-développés est loin de tirer parti de toutes les surfaces qui apparaissent exploitables. Ainsi, l'agriculture extrême-orientale se concentre dans les deltas et les vallées alluviales. En Amérique latine, 1/5 des terres cultivables sont cultivées. Cette limitation s'explique par diverses causes : insuffisance de moyens techniques qui permettraient de surmonter facilement certains obstacles naturels ; nécessité de prévoir de très longues jachères pour reconstituer la fertilité des sols, souvent pauvres et fragiles dans les régions tropicales ; manque des capitaux nécessaires aux innovations culturales qui permettraient de sortir de l'étroite localisation sur des terres qui ne sont pas toujours les plus riches, mais qui sont les plus commodes à cultiver en fonction des techniques traditionnelles ; souvent (surtout en Amérique latine et en Afrique australe), la terre exploitée est cependant appropriée et reste entre les mains de puissantes familles qui freinent l'installation de petits agriculteurs. En pays sous-développés la distorsion fréquente qui existe entre les activités culturales et l'élevage, entraîne pour le cultivateur la rareté des engrais et des bêtes de somme.

La majorité des pays sous-développés se caractérisent par des problèmes agraires qui ont des origines relativement anciennes, la persistance de propriétés de type féodal, ou des causes plus récentes telles que formation de grands domaines [454] par le jeu des prêts usuraires ou par le refoulement des anciens occupants. Bien souvent, la grande propriété monopolise inutilement des terres que ses capitaux ne peuvent valoriser ; et elle confine la masse des paysans dans de trop petites propriétés qui ne permettent pas l'emploi optimum des moyens de travail ; d'autre part, une grande partie de la population rurale ne possède pas de terres et doit se louer comme métayer ou journalier. En Amérique latine, 1,5% des propriétaires fonciers possèdent 50% des terres agricoles par exemple, au Brésil : 3,4% des propriétaires disposent de 62% du sol et 51% des cultivateurs ne possèdent que 3,4% de la terre ; en Colombie : 0,9% des propriétaires détiennent 40% des terres, etc.). En Afrique du Sud : les Bantous, 70% de la population totale, ne disposent plus que de 3,7% des terres au Transvaal et de 0,5% seulement en Orange.

L'agriculture des pays sous-développés se caractérise par des rendements relativement faibles : ainsi la culture du blé obtient des rendements moyens de 15,8 qx à l'hectare en Europe, 12 qx en Amérique du Nord, contre des rendements de 9 qx en Asie et en Amérique latine et 7 qx en Afrique. La culture du maïs n'atteint qu'une moyenne de 14 qx en Amérique du Sud contre 22,5 qx en Amérique du Nord ; la culture du riz : 43,8 qx à l'hectare en Europe, contre 16,2 qx seulement en Extrême-Orient, et 13,3 qx en Afrique.

La productivité agricole est très réduite dans l'ensemble des pays sous-développés : si un cultivateur nord-américain produit en moyenne plus de 5 t de grains et peut assurer l'alimentation de 15 personnes, si un cultivateur d'Europe occidentale dispose de plus d'une tonne de grains et assure la subsistance de plus de 10 personnes, l'ensemble des pays sous-développés se caractérisent par des disponibilités beaucoup plus réduites : moins de 0,4 t de grains par cultivateur en général (sauf dans les régions méditerranéennes, le Japon et le Brésil où elles dépassent 0,4 t par cultivateur). Le nombre de personnes dont un cultivateur assure l'alimentation est fort réduit : 6 en Italie et au Pérou, 5 au Brésil, 4 aux Indes. Ces rendements et cette productivité réduites s'expliquent parfois par des difficultés naturelles, mais le plus souvent par l'insuffisance du matériel et des méthodes culturales.

Pour toutes ces raisons, les pays sous-développés, pays essentiellement "agricoles", se caractérisent par de graves déficiences de production, alors que les besoins y sont considérables, en raison de l'accroissement rapide de la population. L'indice de la production alimentaire par habitant (indice 100 moyenne d'avant-guerre), était, en 1956, à 94 en Amérique latine, et à 92 en Asie (non compris la Chine), où les conditions de l'alimentation sont donc en recul par rapport à l'avant-guerre. Mais le développement de la production agricole se heurte souvent bien plus aux possibilités financières réduites des consommateurs sous-alimentés qu'à des difficultés naturelles. Le problème fondamental n'est pas, comme on le présente souvent, une insuffisance de production par rapport aux besoins, mais une trop grande pauvreté empêchant les populations de satisfaire [455] leurs besoins. Ce n'est pas tant un problème de production que de possibilités d'achat trop réduites, pas tant le "problème du pain que celui du gagne-pain" (A. Sauvy).

3° La faiblesse du revenu national moyen
et des niveaux de vie


D'après les renseignements publiés par l'O.N.U., il ressort que 16% de la population mondiale jouissent de 70% du revenu mondial. Inversement, les 54% de la population les moins favorisés doivent subsister avec 9% du revenu mondial. La répartition pour 1954 était la suivante (d'après l'O.N.U.) :

Population
(en %)

Revenu national mondial (en %)

Revenu par habitant (en $)

Asie Sud et Est

50

10

70-75

Afrique

7,5

2

80-85

Moyen-Orient

4

1,5

150

Amérique latine

7

4,5

240

Amérique du Nord

7

43

1 660

Europe

25

40

570


Revenu national (en $)

% de la population
mondiale [2]

Millions
d'hommes

Moins de 50

31

650

De 50 à 100

23

475

De 100 à 200

12

250

De 200 à 400

19

395

Plus de 400

15

300


C'est approximativement au-dessus d'un seuil de 400 $ que se trouvent les pays développés (Allemagne 510, Pays-Bas 500, France 740, Grande-Bretagne 780, Belgique 800, Suisse 1 010, Canada 1 310, U.S.A. 1 870). Le décalage entre les pays développés (revenu national moyen 586 $) et les pays sous-développés, dont le revenu national stagne ou augmente très peu (revenu moyen 65 $), s'accroît considérablement. Ainsi, de 1949 à 1953, le revenu national des U.S.A, est passé [456] de 1 463 $ par habitant et par an à 1 870 $, tandis que le revenu en Inde passait de 57 $ à 60 $. Avant guerre, le rapport entre l'Indien et le Yankee était de 1 à 15, il est aujourd'hui de 1 à 5. Les pays sous-développés, plus de 2 milliards d'hommes, s'échelonnent progressivement depuis la détresse et le plus complet dénuement jusqu'à la médiocrité et la gêne, en passant par de multiples transitions (voir p. 80). Certes, l'évaluation en dollars, l'insuffisance prise en considération du pouvoir d'achat des monnaies et des productions non commercialisées, permettent de penser que ces évaluations des revenus nationaux des pays sous-développés, pèchent sans doute par défaut.

Néanmoins il est peu probable que le niveau de vie réel de la majorité des habitants des pays sous-développés soit, en réalité, supérieur aux évaluations des revenus nationaux. Car si la moyenne pèche par défaut, il faut inversement tenir compte d'un fait majeur : l'ensemble des pays sous-développés se caractérisent par d'extrêmement fortes inégalités dans la distribution des revenus, bien plus importantes que dans les pays développés : "C'est un phénomène régulier revêtant presque la dignité d'une loi économique que plus un pays est pauvre, et plus forte y est la différence entre les riches et les pauvres" (G. Myrdal). Le revenu national moyen perd ainsi toute signification : le revenu des productions pétrolières d'Arabie n'intéresse qu'une fraction de la population, tandis que la grande majorité végète dans la pauvreté, si ce n'est le plus complet dénuement. L'économie et la société des pays sous-développés ne peuvent en aucune façon être considérées globalement. Il est indispensable de tenir compte de la très inégale répartition des richesses ; ainsi, en Colombie, 2,6% de la population disposeraient de 40% du revenu national... Aussi apparaît-il nécessaire de s'appuyer sur d'autres critères pour avoir une idée valable du niveau de vie réel de la grande majorité de la population : taux de mortalité infantile, nombre de médecins par 1 000 habitants, proportion d'illettrés, conditions de logement, régime alimentaire, divers niveaux de consommation : consommation textile, nombre de journaux, etc. [3].

4° Une industrialisation réduite

C'est également un des aspects les plus constants des pays sous-développés. Seul le japon, pays sous-développé de par la faiblesse de son revenu national (190 $) et de son niveau alimentaire (2 100 cal.), dispose d'une industrie importante et ancienne : elle emploie 22% de la population active.

[457]

La faiblesse de l'industrialisation dans l'ensemble des pays sous-développés se marque au contraire dans les pourcentages des populations ouvrières par rapport à l'ensemble de la main-d'œuvre : 11% en Afrique, 10% en Asie, 17% en Amérique latine, contre 37% en Amérique du Nord et 42% en Europe occidentale. La concentration de l'industrie à l'échelle mondiale est beaucoup plus forte que ne laisseraient croire ces pourcentages. Un cinquième de la population du globe dispose de plus de 90% de la production industrielle. En effet, la productivité industrielle est relativement faible dans les pays sous-développés et ceux-ci disposent surtout d'industries légères : c'est dans l'industrie cotonnière que les pays sous-développés disposent du pourcentage de production mondiale le plus élevé : 20% (ceux-ci se répartissent pour 55% en Asie, 33% en Amérique latine, 10% en Europe orientale et méridionale). Ensuite vient, et depuis une période récente, l'industrie du ciment avec 1870 de la production mondiale. Cette industrie d'équipement est en fait la seule grande industrie lourde des pays sous-développés. Par contre l'ensemble de ceux-ci ne produisaient en 1956 que 3% de la fonte et de l'acier mondiaux. Aussi, malgré des importations assez importantes, les quotients d'utilisation d'acier par habitant restent-ils fort bas. Si les pays développés utilisent plus de 100 kg d'acier par habitant et par an (France 200, Allemagne 250, Grande-Bretagne 322, U.S.A. 625), les pays sous-développés sont largement en arrière, sauf pour certains pays " intermédiaires" comme l’Italie et le Japon qui utilisent de 75 à 80 kg. Les quotients tombent rapidement très bas : Chili 44, Argentine 34, Turquie 25, Brésil, Grèce 22, Mexique, Algérie 18, Congo Belge 12, Egypte, Inde 5, Iran 4, Pakistan 2,2 etc. L'activité industrielle très réduite, jointe aux conséquences de revenus très bas, entraîne :

5° Une faible consommation d'énergie mécanique

Le quotient de consommation énergétique est un bon critère des possibilités techniques d'un pays et en particulier de sa faculté de surmonter les obstacles naturels. Avec 85% de l'énergie utilisée dans le monde, les pays développés disposent tous de plus d'une tonne de "charbon équivalence" (soit charbon, pétrole et hydroélectricité exprimés en leur équivalent calorifique charbonnier), qu'ils disposent de gisements énergétiques ou qu'ils en soient démunis : Pays-Bas 2 t, France 2,3 t, Allemagne, Australie, Belgique 3,5 t, Grande-Bretagne, Norvège 4,5 t, U.S.A. 8 t par habitant et par an.

Les pays sous-développés se caractérisent, au contraire, par des quantités très faibles d'énergie consommée et ceci même lorsqu'ils disposent d'importantes ressources énergétiques actuellement exploitées : Italie 0,97 t, Argentine et Japon 0,78 t. L'ensemble de l’Amérique latine ne consomme en moyenne que 0,6 t (quotient relevé par celui du Venezuela 1,2 t), l'Afrique 0,4 t, l'Asie 0,3 (Inde 0,1 t). Cette énergie n'est évidemment pas à la disposition de larges couches de la population. Dans les pays sous-développés la consommation énergétique se concentre dans les villes, les installations minières. L'utilisation domestique et individuelle [458] est surtout le fait des classes fortunées. Dans les campagnes l'énergie mécanique est très souvent ignorée et la seule force est celle de l'homme plus ou moins aidé par les animaux.

On mesurera l'importance de cette déficience énergétique des pays sous-développés et la portée de ses conséquences par l'exemple suivant : si l'on évalue la capacité énergétique annuelle d'un homme à 200 kWh, la quantité d'énergie mécanique utilisée dans les pays développés représente les forces de 18 milliards d'« énergies humaines », alors que les pays sous-développés ne représentent, avec toutes leurs ressources tant musculaires que mécaniques, qu'à peine 3 milliards de telles énergies. Cette déficience énergétique des pays sous-développés détermine, entre autres causes, un trait fondamental de leur économie.

6º Une situation de subordination économique

Pour des causes historiques complexes (voir p. 57) la plupart des pays sous-développés se trouvent dans une position de dépendance par rapport aux pays développés. De ce fait, l'implantation et le développement d'un secteur d'économie moderne, dans le cadre de chaque pays sous-développé, ne résulte pas pour l'essentiel d'un processus historique interne. L'économie moderne a été introduite, du dehors, au sein d'une société traditionnelle, par une pression d'ordre économique ou souvent extra-économique.

Cette dépendance pour un très grand nombre de pays sous-développés a été de nature politique, et a entraîné des formes de subordination économique et sociale. Toutefois le phénomène de sous-développement ne recouvre pas exactement le phénomène colonial. De nos jours la grande majorité des pays sous-développés sont devenus politiquement indépendants et un certain nombre de pays sous-développés (Turquie, Espagne, Japon...) n'ont jamais été l'objet d'une domination politique. Néanmoins, dans la plupart des cas, il subsiste une dépendance économique. Elle se marque dans le fait que nombre d'installations industrielles, minières et d'exploitations agricoles ou commerciales, situées dans les pays sous-développés, sont la propriété de personnes ou de sociétés étrangères, qui organisent leur production en fonction des intérêts du pays sous-développé possesseur des capitaux et rapatrient une part importante des bénéfices. Échappent à ces caractéristiques : le Japon et l'Italie (le Sud dépendant du Nord).

Jusqu'à une époque récente, l'essentiel de la croissance économique des pays sous-développés a été une croissance induite, qui trouvait son origine, ses directives, ses moyens financiers, techniques et humains (quant aux cadres) dans les pays développés. Ceux-ci, et particulièrement l'Europe occidentale, ont littéralement organisé la géographie économique du globe en fonction de leurs besoins Les pays sous-développés montrent un aspect de cette dépendance dans une des caractéristiques de leur commerce extérieur : celui-ci repose essentiellement sur [459] l'exportation, par l'intermédiaire des marines et des courtiers étrangers, de produits bruts, miniers, agricoles ou alimentaires à destination des pays développés et sur l'importation de produits manufacturés (biens de consommation et d'équipement) en provenance de ces derniers. Ce commerce dit de "type colonial" n'est pas l'exclusivité des pays sous-développés, bien qu'ils en constituent la masse principale. Le commerce de pays à haut niveau de vie (Australie, Nouvelle-Zélande, Canada) repose aussi sur ce type d'échange. Mais ceux-ci en tirent une part beaucoup plus grande de bénéfice que les pays sous-développés, en raison de la position beaucoup plus forte à l'égard des pays développés des producteurs d'origine britannique (et de ce fait appuyés par les banques anglaises). En effet les importations et les exportations d'un pays sous-développé se caractérisent par la grande différence de prix qui les séparent : ainsi en 1955 le prix moyen de la tonne exportée d'Algérie était de 21 000 F contre 76 000 F pour la tonne importée. Au Maroc, l'écart était de 13 000 à 77 000 F. Malgré le classique déséquilibre des tonnages au profit des exportations, le commerce des pays sous-développés est donc généralement déficitaire. Il n'est équilibré que par un prélèvement sur la richesse du pays ou que par un apport de capitaux étrangers, dont les profits seront ultérieurement rapatriés, ce qui revient souvent à seulement différer la première solution.

La dépendance des pays sous-développés est aggravée par le fait que très souvent leurs productions marchandes, leurs exportations n'ont été orientées que sur un nombre très restreint de produits. Ainsi le Venezuela et l’Irak font 92% de leurs exportations en pétrole. Le café représente 80% des exportations de la Colombie et 70% de celles du Brésil. L'Égypte fait reposer 70% de son commerce sur le coton, le Chili sur le cuivre, la Bolivie sur l'étain avec des pourcentages comparables. Il résulte de cette spécialisation excessive que toute l'activité du pays dépend des fluctuations des cours de ces produits sur le marché mondial. Les pays sous-développés enregistrent donc très durement les périodes de récession et il en résulte un fonctionnement très heurté de leur économie, qui se trouve en instabilité constante.

De plus la politique économique et sociale des gouvernements des pays sous-développés achoppe souvent aux intérêts des grandes firmes étrangères : elles disposent de moyens de pression considérables tant par le fait que leur activité détermine une grande part des revenus de l'État que parce qu'elles possèdent souvent d'autres zones de production dans d'autres pays. Cela leur permet de mener une sorte de politique de chantage à l'égard de divers pays sous-développés mis en concurrence.

Les capitaux étrangers tiennent une place fondamentale dans l'économie des pays sous-développés. C'est d'eux que dépendent l'importance et une grande part de la spécificité des productions du pays, son intégration au commerce mondial. Une grande partie des aspects et de la vie des pays sous-développés résulte donc [460] de forces et de décisions qui leur sont extérieures. Aussi les structures économiques et sociales caractéristiques du sous-développement apparaissent-elles comme des structures dualistes, constituées en fonction de facteurs internes et d'influences externes bien souvent prépondérantes.

7º Un secteur commercial hypertrophié

Les activités commerciales occupent dans les pays sous-développés une place anormalement grande, dans la population active (14% de la population active africaine, 17% en Asie, et jusqu'à 27% dans l'ensemble de l'Amérique du Sud) et encore plus dans la répartition du revenu national. Une telle distribution est d'autant plus remarquable qu'une fraction importante de la population des pays sous-développés est la disproportion fréquente qui existe entre le pourcentage de la population active employée dans le commerce et activités annexes, et la part qu'ils s'adjugent dans la répartition du revenu national : le commerce n'emploie que 22% de la population active mexicaine, mais compte pour 56% du revenu national. Déséquilibre encore plus grand en Turquie par exemple où 7% de la population active, employés dans le commerce, disposent de 33% du revenu national. Ainsi les pays sous-développés peuvent-ils se caractériser par la grande supériorité du produit net par personne active employée dans le commerce, par rapport à celui du travailleur agricole. Si l'indice 100 représente le produit net par travailleur agricole dans chaque pays, le produit net par travailleur du commerce ou des services est à l'indice : 230 en Italie, 300 aux Indes, au japon, au Brésil, 650 en Union sud-africaine, 770 au Mexique et 780 en Turquie. Au contraire, la situation du travailleur agricole des pays développés ne se caractérise pas par une infériorité aussi marquée : l'indice du produit net par travailleur commercial n'est que de 65 en Nouvelle-Zélande, 100 en Grande-Bretagne, 130 au Canada, 180 aux U.S.A.

Ainsi les pays sous-développés apparaissent-ils dotés d'un secteur commercial hypertrophié, opérant sur les autres activités économiques un véritable prélèvement parasitaire, particulièrement grave en raison de la faiblesse de leur productivité. L'importance relative du secteur commercial dans la population active apparaît d'autant plus grande que les pays sous-développés se caractérisent fréquemment par l'importance qu'y tiennent :

8º Des structures sociales arriérées

Malgré l'ancienneté et l'intensité des contacts avec l'Europe occidentale, les structures sociales caractéristiques des pays sous-développés sont très différentes des formes d'organisation sociale propres aux pays développés. Exception faite d'une fraction plus ou moins importante de la population, un grand nombre d'hommes vivent encore dans le cadre d'une ancienne économie de subsistance à base villageoise ou tribale. Toutefois cette économie autrefois fermée et [461] équilibrée tend, de gré ou de force, à s'ouvrir au commerce et à la circulation monétaire. Des rapports sociaux que l'on peut qualifier (faute de mieux) de "semi-féodaux" existent encore dans de vastes régions sous-développées où les relations strictement économiques entre la main-d'œuvre et les employeurs cèdent souvent la place aux rapports de subordination personnelle (vassalité, clientèle, servage pour dette, etc.). Ces relations sociales subissent souvent l'incidence des liens usuraires qui tendent à renforcer les formes traditionnelles de sujétion de l'employé envers son patron. Les pays sous-développés se caractérisent par l'importance qu'y tiennent des formes d'emploi, des rapports de production disparus depuis longtemps dans les pays développés : métayage abusif et précaire ne laissant qu'une fraction minime des profits au travailleur agricole, sous-location des terres par de multiples intermédiaires, corvée et travail forcé plus ou moins imposés par l'administration, confusion fréquente entre les responsabilités administratives et le pouvoir économique local, asservissement pour dette transmise héréditairement, influence encore sensible d'un esclavagisme plus ou moins récemment et théoriquement aboli, etc.

Les catégories sociales dirigeantes ou privilégiées détiennent de la sorte une position extraordinairement forte, exorbitante par rapport à ce qui existe dans les pays développés. Ces pouvoirs, qui permettent l'accaparement de la majeure partie des profits des travailleurs, sont parfois encore renforcés par l'appui qu'apportent les représentants politiques ou économiques des pays développés à ces minorités possédantes. Ainsi des privilèges d'analogie "féodale" se trouvent-ils considérablement renforcés par le profit tiré de la collaboration avec des formes d'organisation économique et sociale plus évoluées (C'est par exemple le cas des souverains moyen-orientaux enrichis par les "royalties" pétrolières).

Le maintien de ces structures sociales archaïques, plus ou moins profondément transformées à une date récente, n'est pas sans conséquences psycho-sociologiques. Les pays sous-développés se caractérisent souvent par le rôle temporel encore considérable que détient le clergé, par l'importance des comportements magico-religieux dans de larges couches de la population, par la place que tiennent les facteurs de discrimination à base ethnique ou religieuse dans la vie sociale. On pourrait également citer la position souvent inférieure de la femme. Enfin, l'existence de minorités socialement très puissantes a aussi pour conséquence la rareté des formes d'organisation véritablement démocratiques et le maintien dans la plupart des pays sous-développés de gouvernements oligarchiques, parfois même semi-théocratiques, et l'importance des dictatures ne disposant que de bases sociales plus ou moins étroites.

9º Le faible développement des classes moyennes

À la différence des pays développés où les classes moyennes tiennent une place, particulièrement importante tant par leur effectif que par leurs fonctions, les [462] pays sous-développés se caractérisent par la faiblesse numérique et fonctionnelle des différents échelons de la bourgeoisie, malgré la taille du secteur d'économie "moderne". Ceci procède pour une grande part d'une évolution historique ancienne fort différente de celle de l'Europe occidentale (voir p. 53). De plus, une grande part de l'activité économique est impulsée et organisée par des industriels à titre temporaire dans le pays sous-développé. Son effectif d'« entrepreneurs » est en quelque sorte réduit au profit de celui des pays développés.

Réduite en effectif, la bourgeoisie des pays sous-développés s'oriente beaucoup plus vers des activités de spéculation, d'intermédiaires que vers des tâches impliquant une véritable création économique. Cette carence quantitative et qualitative des classes moyennes en pays sous-développés est un fait grave. Il a pour conséquence l'insuffisance des cadres techniques et sociaux indispensables à toute politique de développement.

10º La faiblesse de l'intégration nationale

Divers degrés d'hétérogénéité interne sont également considérés comme caractères communs à la plupart des pays sous-développés. L'économie moderne s'y est trouvée introduite de l'extérieur, en fonction essentiellement des intérêts des pays développés. Cette économie moderne, impulsée de l'extérieur, soumise à une sorte de tendance centrifuge, ne s'est guère diffusée dans l'ensemble du pays. Elle a été concentrée sur les côtes, dans les grandes villes, le long des axes de circulation et dans les zones de production des marchandises d'exportation. Aussi, tendent à se différencier des régions d'économie "moderne" et dans des régions qualifiées de traditionnelles, constituées principalement de cellules vivant encore sur elles-mêmes et résistant de toutes leurs forces d'inertie aux pénétrations extérieures qui tentent de rompre leur équilibre.

À ces contrastes s'ajoute l'absence d'un véritable marché national. Cela se traduit, par exemple, par l'inexistence d'un réseau coordonné de circulation. Les "voies de pénétration" drainent les productions exportables des régions actives qui entretiennent des relations directes avec les marchés des pays développés sans pour autant s'intégrer dans un ensemble national cohérent. Le marché national se trouve donc écartelé entre des secteurs qui ne vivent qu'en fonction du marché international et il ne peut s'édifier sur le reste du pays qui est souvent constitué d'une juxtaposition de petites unités élémentaires vivant en semi-autarcie. Ainsi, à la différence des organismes centralisés, aux éléments coordonnés, que constituent les pays développés, la plupart des pays sous-développés se présentent comme des masses cellulaires amorphes entourant des sortes de kystes d'origine externe.

De nombreux pays sous-développés sont des États jeunes, qui ont hérité des structures politiques de l'époque coloniale, surimposées parfois arbitrairement à [463] des masses humaines déjà très différenciées. Il en résulte un peuplement souvent composite, de langues, d'organisation sociale, d'origine ethnique, différentes. Relativement rares, sont les pays sous-développés où l'État moderne fonde ses assises sur une vieille unité nationale (Espagne, Chine, japon).

L'économie des pays sous-développés est souvent insuffisamment articulée, et se compose de secteurs économiques peu intégrés les uns aux autres. Les circuits monétaires y sont généralement atrophiés et n'englobent véritablement qu'une fraction de la population.

Malgré le bouleversement qu'elles subissent, la survivance des structures "traditionnelles", qui sont en fait profondément dégradées, ne tient pas à leur propre solidité, ni à un refus des populations à l'égard des formes de la vie moderne. En réalité, les hommes ne se maintiennent dans le cadre de ces structures profondément désintégrées qu'en raison des difficultés qu'ils éprouvent à s'intégrer véritablement dans une économie et une société "moderne". La cause principale de ce fait de portée considérable est le grand nombre des improductifs.

11º L'importance du sous-emploi

La présence de foules d'hommes inoccupés ou improductifs est une des caractéristiques fondamentales des pays sous-développés. Malgré son dynamisme apparent et le caractère spectaculaire de certaines de ses réalisations, le secteur d'économie "moderne" n'a en fait que des besoins de main-d'œuvre relativement limités. Il a, pour raison d'être principale, la fourniture des seuls compléments nécessaires aux économies développées et il se caractérise par la faiblesse des implantations industrielles. Celles-ci ne compensent pas, pour ce qui est de l'emploi, le déclin des anciennes activités artisanales ou manufacturières, concurrencées par l'importation massive de produits manufacturés étrangers. Certes, l'implantation de formes d'économie moderne a nécessité la construction d'une infrastructure relativement importante (routes, ports, chemins de fer, édifices divers...), et les succès obtenus dans les spéculations aiment à se concrétiser dans des constructions plus ou moins somptuaires. Ces travaux, qui expliquent l'importance relativement très grande des industries de construction en pays sous-développés, nécessitent le recrutement d'une main-d'œuvre nombreuse, qui se trouve sans travail à l'achèvement des chantiers, après avoir été détachée de son milieu rural. Dans les campagnes, la constitution de grandes propriétés, l'apparition de moyens de culture mécanisée réduisent les possibilités d'emploi. Enfin la plupart des pays sous-développés connaissent un accroissement relativement rapide de leur population.

Toutes ces causes provoquent l'importance du sous-emploi, nettement visible ou déguisé, phénomène différent de celui du chômage qui apparaît dans les pays développés, lors des crises. Les pays sous-développés enregistrent aussi ces [464] phases de récession. Lors de ces périodes, les chômeurs, ceux qui ont perdu un emploi régulier, viennent s'ajouter à la masse énorme de ceux qui, même en temps "normal", n'ont pas trouvé de travail stable. Ce sous-emploi chronique apparaît nettement dans les "bidonvilles" où s'entasse une population de ruraux venus vers la ville par mirage ou nécessité. Dans les campagnes, le sous-emploi se marque dans le nombre élevé des paysans sans terre, des journaliers agricoles qui dans l'année ne trouvent d'embauche que pendant quelques semaines. Le sous-emploi est aussi la cause du gaspillage de main-d'œuvre qui existe dans les petites exploitations où la productivité marginale des travailleurs excédentaires est pratiquement nulle.

Ces masses chroniquement sous-employées n'ont pas la possibilité de s'intégrer dans les circuits monétaires de l'économie moderne. Elles vivent donc "au crochet" de ceux qui ont du travail, agglutinées en quelque sorte autour des unités de production artisanales ou agricoles, ou occupées à des activités non productives.

Ce sous-emploi a plusieurs conséquences : il réduit considérablement le marché intérieur et compromet les essais de développement industriels ou agricoles qui ne trouvent pas de débouchés suffisants. Il handicape les efforts d'amélioration de la productivité, la machine revenant souvent plus chère qu'une main-d'œuvre nombreuse. Le poids de cette masse de sans-travail aboutit à maintenir des salaires extrêmement bas, rend inopérante toute législation du travail et empêche l'amorce d'une organisation du marché de main-d'œuvre. Cette désorganisation provoque paradoxalement une nouvelle réduction des possibilités d'emploi des hommes adultes : l'embauche de plusieurs enfants aux salaires dérisoires apparaît plus avantageux que l'emploi d'un adulte. Ce recours à la main-d'œuvre enfantine, tant à la ville qu'à la campagne où l'individu doit très tôt subvenir à sa subsistance au moins partiellement, est à mettre en rapport avec

12º La faiblesse du niveau d'instruction

Analphabétisme et inculture des masses sont également des traits caractéristiques du sous-développement. Si la proportion des illettrés n'est que de 3 à 4% (de la population de plus de 10 ans d'âge) dans les pays développés, elle s'accroît considérablement dans les pays sous-développés où l'enseignement n'est généralement pas obligatoire. La seule exception est celle du Japon avec 5% seulement d'illettrés. L'Argentine compte un taux de 17%, l'Italie et l’Espagne 23%, la Grèce 41%, le Portugal 49%. Hors d'Europe cette proportion devient énorme : 57% au Brésil et Vénezuela, 70% en Turquie, 86% en Egypte et Malaisie, plus de 90% aux Indes et en Afrique noire.

Cette déficience de l'enseignement est due à l'insuffisance de l'équipement scolaire et du nombre des maîtres. Un certain nombre de pays sous-développés se [465] heurtent à des difficultés particulières lorsque la population parle des langues et des dialectes différents. Si les langues non écrites posent déjà de délicats problèmes, les difficultés paraissent encore plus grandes lorsque la culture nationale repose sur des écritures non alphabétiques mais idéographiques qui accroissent considérablement les difficultés et le temps nécessaire à l'instruction. Cette faiblesse du niveau d'instruction a évidemment des conséquences fort graves dans de nombreux domaines. Une des plus importantes est l'insuffisance des cadres sociaux et techniques qui n'est peut-être pas directement ressentie lorsque l'économie est en stagnation, mais qui apparaît dans toute sa gravité dès que l'on veut mener une lutte véritable contre le sous-développement.

Cette instruction insuffisante est de plus très inégalement répartie, non seulement selon les classes sociales, mais aussi selon les sexes. Si l'effectif des classes primaires est réparti également entre garçons et filles dans les pays développés, cet équilibre est exceptionnel dans les pays sous-développés. La faiblesse de l'effectif scolaire féminin est un bon indice de l'importance qu'occupent dans la société des structures sociales arriérées : 25 à 28% dans les pays musulmans, 0% en Arabie séoudite, 27% en Inde... Nombre d'auteurs considèrent à juste titre que cette situation défavorisée de la femme constitue un frein notable au progrès social. D'autre part, il est vraisemblable que cette situation sociale inférieure de la femme n'est pas sans conséquences démographiques importantes. La principale est l'absence de limitation des naissances.

13º La forte natalité

Dans l'ensemble, les pays sous-développés présentent des taux de natalité sensiblement plus élevés que ceux des pays développés. Selon l'O.N.U., ils sont dans l'ordre de 25% pour l'Amérique du Nord, de 24 pour l'ensemble de l'Europe, et étaient évalués à 40 en Amérique latine et à 40-45 pour l'Afrique et l’Asie. Quelles sont les principales conséquences de cette importante natalité (dont les causes seront évoquées dans le chap. Il) dans les pays sous-développés ?

Bien qu'ils connaissent souvent des taux de mortalité relativement élevés, l'accroissement démographique y est bien plus important dans l'ensemble que dans les pays développés. Encore faut-il se garder de généralisation abusive. Un grand nombre de pays sous-développés, qui ont été l'objet d'améliorations sanitaires importantes et qui ont conservé une forte natalité, se caractérisent par des taux d'accroissement annuels voisins de 2,5% par an (Asie du Sud-Ouest, Amérique du Sud tropicale, Afrique du Nord et Moyen-Orient). Certains dépassent 3% (Amérique centrale, Vénezuela, Formose, Turquie). Par contre, des accroissements moins importants sont la caractéristique des pays sous-développés dont la mortalité est restée très forte (Inde 1,8%, la mortalité y est encore de 30%, Afrique noire, où de plus la natalité serait parfois assez faible). D'autres pays sous-développés peuvent avoir un accroissement particulièrement faible : c'est le cas de l'Europe méridionale [466] avec 0,9% par an, alors que certains pays développés peuvent présenter un accroissement relativement fort (Australie 2%, U.S.A., U.R.S.S., 1,8%).

La composition par âge des populations des pays sous-développés se caractérise par l'importance des jeunes et la proportion très réduite des personnes âgées. Ainsi pour l'ensemble de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique latine la proportion des moins de 15 ans est de 40% (contre 30% en Europe et 25% en Amérique du Nord). Les personnes comprises entre 15 et 59 ans forment 55% (60% en Europe, 64% en Amérique du Nord), les personnes âgées ne constituant que 5% de la population globale (10% en Europe, 11% en Amérique du Nord). Les pays sous-développés se caractérisent donc par une proportion relativement réduite d'adultes, ce qui n'est pas sans provoquer des difficultés économiques. Ainsi, lorsqu'en France on compte 75 jeunes et personnes âgées pour 100 adultes, en pays sous-développés le même effectif d'adultes a la charge de 120 à 135 jeunes et vieux.

14º Un état sanitaire défectueux
bien qu'en voie d'amélioration


De mauvaises conditions sanitaires subsistent encore dans la grande majorité des pays sous-développés. Certes, depuis quelques décades, les progrès médicaux ont permis une très forte réduction des grandes épidémies, et de gros progrès contre certaines endémies. Les taux de mortalité dans les pays sous-développés ont enregistré des diminutions très sensibles depuis 10 à 20 ans (de l'ordre de 40 à 50% pour l'ensemble de l’Amérique latine par exemple). Néanmoins les taux moyens de la mortalité sont évalués à 17% en Amérique latine, à 25-30 en Afrique et à 28-32 pour l'ensemble de l'Asie, contre 13% en Europe et 10% en Amérique du Nord. La différence entre pays développés et pays sous-développés est particulièrement accentuée dans le cas de la mortalité infantile, dont les taux varient dans le rapport de 1 à 10 (30 morts pour 1 000 enfants en Amérique du Nord, 250 à 300 semble être le taux réel, compte tenu du sous-enregistrement, dans nombre de pays sous-développés).

Malgré des améliorations spectaculaires, les conditions sanitaires restent fort mauvaises dans les pays sous-développés. Si les grandes épidémies, choléra, typhus, peste, semblent désormais jugulées, les hommes sont loin d'être en bonne santé bien qu'ils meurent en moins grand nombre qu'autrefois. La plupart des pays sous-développés restent le domaine des "maladies de masse", qui affectent une proportion si élevée de la population qu'elles contribuent pour une part essentielle à entraver le développement économique et social du pays. Au point de vue médical, elles masquent les autres maladies au point de les faire passer cliniquement à l'arrière-plan. Les principales maladies de masse sont le paludisme (qui atteint 200 millions de personnes), la bilharzioze, le pian, l'ankylostomiase, la tuberculose, le trachome, la syphilis, les maladies gastro-intestinales auxquelles s'ajoutent les parasitoses intestinales infiniment répandues (elles amputeraient dans une proportion de 25 à 30% les rations alimentaires déjà insuffisantes). Cet [467] état sanitaire a des incidences énormes sur la vie économique et sociale : la productivité des individus en serait réduite dans des proportions allant souvent de 30 à 60%.

Ainsi que le montrent les différences d'état sanitaire entre des groupes sociaux de niveau de vie différent, vivant dans le cadre de mêmes régions, ces maladies dépendent beaucoup moins des conditions naturelles que des conditions économiques et sociales. Si dans la lutte contre ces maladies de masse de grands succès sont obtenus contre certaines d'entre elles (le paludisme semble en voie d'être vaincu), d'autres, et ce sont les plus nombreuses, ne relèvent pas de l'emploi de médicaments ou de produits insecticides. Leurs causes principales sont en effet : les mauvaises conditions de logement, la rareté des adductions d'eau, la faiblesse du niveau d'instruction, la rareté des médecins, l'insuffisance des installations sanitaires, et surtout la sous-alimentation.

15º La prise de conscience

Depuis quelques décades, le sous-développement compte un élément constitutif nouveau, peut-être l'un des plus importants : la prise de conscience par les populations des pays sous-développés des réalités de leur situation. La relative passivité qui les a longtemps caractérisées a cédé la place à un bouleversement psychologique considérable : la découverte du caractère anormal et monstrueux de leur misère par rapport au reste du monde moderne. Cette prise de conscience procède évidemment des conséquences de la guerre, de la diffusion des nouvelles, de la presse et de ses illustrations publicitaires, du cinéma, de la radio, du déplacement des hommes. Si les manifestations de la richesse des pays développés sont devenues plus visibles, l'écart qui sépare ceux-ci des pays sous-développés est devenu formidable et il ne cesse de s'accroître. Cette prise de conscience tient aussi à des causes plus profondes, à l'évolution interne des pays sous-développés. Sous l'influence de la vie "moderne", les structures sociales traditionnelles et les formes de pensée qui leur sont liées tendent à se désagréger. Dès lors, la misère est considérée d'un point de vue différent de celui d'autrefois. Les hommes la comparent à ce qu'ils ont vu ailleurs, à ce qu'ils ont appris ; d'autre part, ses aspects ne sont plus les mêmes que par le passé : Dans les villes, et aussi dans les campagnes, le visage de la pauvreté prend des traits inaccoutumés qui la rendent plus perceptible. Ces changements, les comparaisons qu'impose la juxtaposition de plus en plus fréquente de la richesse et du dénuement ont provoqué "le grand réveil" (G. Myrdal) des pays sous-développés. Cet événement est d'une capitale importance, car il s'accompagne du désir puis de la volonté de changement et de développement. Cette aspiration au développement conçue comme un programme politique en vue d'élever le niveau de vie des masses, est un facteur historique entièrement nouveau" (G. Myrdal). C'est de ce phénomène qu'est résulté l'apparition récente du concept de "pays sous-développés", qui repose au fond sur un jugement de valeur implicite et sur le postulat que le développement de ces pays est insuffisant et désirable.

[468]

L'énumération et l'analyse sommaire des principaux caractères constitutifs du sous-développement permettent de se rendre compte de la nature complexe et originale de cette réalité : une combinaison assez souple, quoique très caractéristique, d'éléments fort anciens (faim, maladie...) et de facteurs très modernes (poussée démographique, prise de conscience). Les structures du sous-développement ne peuvent être considérées comme simplement "attardées" ou "arriérées".

Elles procèdent d'un phénomène qui est apparu à une époque relativement récente et qui se caractérise non par l'équilibre inhérent aux structures traditionnelles, mais par un ensemble de déséquilibres fondamentaux.

Le plus spectaculaire d'entre eux est la grave distorsion qui existe entre une économie stagnante ou en faible accroissement et une augmentation rapide de la population. Il s'agit là d'un phénomène entièrement nouveau. En effet, si quelques périodes historiques ont pu présenter ce déséquilibre, il ne fut que très temporaire, une vague de mortalité venant bientôt rétablir l'équilibre en fonction des données économiques. Au contraire le déséquilibre actuel existe depuis une quarantaine d'années, et l'accroissement démographique a pris un rythme jusqu'alors inconnu.



[1] Yves LACOSTE, "Les caractères constitutifs du sous-développement", in Les pays sous-développés, Paris, Presses Universitaires de France, (Coll. Que sais-je ? no 853), 1963, p. 7-27.

[2] En fait 80% de la population mondiale sont envisagés dans ce tableau.

[3] R. DELPRAT, "Niveaux de consommation et de production dans 10 zones du monde" in Economie et civilisation. J. MERAUD, "Disparités internationales de niveaux de vie", Revue de l'action populaire, avril 1956.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 novembre 2013 14:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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