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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Micheline Labelle, “Quelle nation au-delà du principe de préséance de la majorité?” Un texte publié dans le livre sous la direction de Micheline Labelle, Rachad Antonius et Pierre Toussaint, LES NATIONALISMES QUÉBÉCOIS FACE À LA DIVERSITÉ ETHNOCULTURELLE. Actes du colloque annuel de la Chaire de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté, pp. 199-211. Conférence d’ouverture du colloque. Montréal, Éditions de l’Institut d’Études Internationales de Montréal, 2014, 2e édition, 319 pp. [Les auteurs, Micheline Labelle, Rachad Antonius et Pierre Toussaint, conjointement avec l’éditeur, Les Éditions IEIM, nous ont accordé le 4 novembre 2015 leur autorisation de diffuser électroniquement ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[199]

LES FRONTIÈRES INTERNES

Quelle nation au-delà du principe
de préséance de la majorité ?


Micheline Labelle

Professeure, Département de sociologie,
Université du Québec à Montréal

[275]

RÉSUMÉ

Les perspectives nationalistes et normatives attribuant à la « tolérance de la gauche » ou à la « société des identités » la segmentation de la communauté politique, le déficit de cohésion sociale et de bien commun font problème à plusieurs niveaux d'analyse. Si elles servent à justifier un « principe de préséance de la majorité », potentiellement libérateur, elles ne résistent pas à l'épreuve des faits empiriques. Elles contribuent à reproduire les représentations et la catégorisation essentialistes dominantes au sein des institutions de l'État, des médias, etc. Elles ne tiennent pas compte de la variété des positions politiques et des alliances historiques entre majorité et minorités, au sein des minorités et/ou entre minorités, et sont à cet égard contre-productives. En effet, en niant la complexité et la conflictualité au sein du « peuple », elles ont pour effet de tenir les étrangers de l'intérieur hors de la délibération démocratique. D'autres voies s'offrent-elles pour penser l'histoire, la mémoire, les projets de république, de constitution et de citoyenneté au Québec ?


[199]

Les nationalistes conservateurs tentent d'expliquer la fragmentation de la communauté politique, la dénationalisation en cours de la société québécoise, le déficit de cohésion sociale en mettant en cause : la « société des identités », la « tolérance aveugle de la gauche », l'orthodoxie pluraliste, le multiculturalisme, et récemment le cosmopolitisme.

Ces thèses font problème à plusieurs égards, comme on l'a soutenu jusqu'ici dans ce colloque.

Elles formulent trop souvent des visions stéréotypées des « identités », de la gauche, du pluralisme ou du multiculturalisme et ne résistent pas à l'analyse théorique et empirique des faits sociaux. Indubitablement, elles servent à justifier un « principe de préséance de la majorité » et à cet égard sont contre-productives, car susceptibles d'éloigner ceux que l'on souhaite inclure dans un projet d'aspiration nationale à l'indépendance.

Par ailleurs, elles ne tiennent pas compte de la variabilité des positions politiques au sein des minorités et entre minorités, ou encore des alliances entre majorité et minorités. En effet, en niant la complexité et la conflictualité au sein du [200] « peuple », elles entretiennent de fausses représentations au sujet de ces « étrangers de l'intérieur » tenus hors de la délibération démocratique ou considérés comme seconds dans l'ordre des priorités.

Sur la fragmentation
de la communauté politique québécoise


Y a-t-il déjà eu au Québec un Sujet politique et historique unifié ? Au temps des Patriotes ? Au temps de la Confédération ? Au temps de la Révolution tranquille ? N'est-il pas plutôt à advenir ?

Ou encore, la fragmentation de la communauté politique date-t-elle des années 1990, alors que s'affirment des mouvements sociaux auxquels on attribue une bonne part de responsabilité ?

Partout en Occident, ces mouvements que les sciences sociales et politiques découvrent et qualifient de luttes pour la reconnaissance, d'identity politics, de « politique de la différence » sont en fait des entreprises socio-politiques de critique, de rejet et de refus, qui s'inscrivent délibérément en rupture avec les traditions et les présupposés assimilationnistes coercitifs normalisés par le libéralisme classique. Les minorités coloniales, entrées par coercition et esclavage sur les territoires des Amériques, et même les minorités ethniques, avec statut d'entrée volontaire, en avaient expérimenté l'amertume et la violence symbolique au cours des siècles derniers.

Les questions nationales, la présence de minorités historiques racisées et subalternes, les nouvelles migrations internationales en provenance des anciennes colonies (dans les pays européens), de même que la politisation des religions bousculent les paramètres convenus d'appartenance citoyenne et mettent à l'épreuve la volonté réelle des États libéraux démocratiques de faire face aux inégalités et aux discriminations qui accompagnent la différenciation sociale, religieuse et racisée. C'est une période au cours de laquelle les revendications liées au devoir de mémoire s'observent partout. D'où le courant des [201] études postcoloniales qui se déploient dans toutes les universités du monde.

Dans cette perspective, les nationalismes doivent penser global, enrichir leur argumentaire de perspectives autres qu'euro ou stato centrées.

Ce phénomène a été le signe d'une contestation profonde des systèmes de domination et de discrimination. Il a eu cours au Québec, comme ailleurs, au nom de deux principes indissociables : de justice et de dignité, ce qu'a bien articulé la philosophe Nancy Fraser. Et il a remis en cause aussi bien les positions de la gauche traditionnelle que de la droite.

Influencé par ce fort courant à potentiel émancipateur observé à l'échelle internationale, le nationalisme québécois, pour faire court, s'est transformé en phase avec la transformation de la société québécoise. Le nationalisme québécois a tenté de transcender ses racines ethnoculturelles et catholiques, sans toutefois renier le passé et les analyses des communautés académique et intellectuelle qui, au cours des années 1960 et 1970, avaient documenté l'oppression historique et l'humiliation des Canadiens français, tout en ayant pour horizon la solidarité avec les luttes de libération nationale dans le monde [1].

Le nationalisme politique que certains dénoncent aujourd'hui a mobilisé plusieurs intellectuels issus des minorités elles-mêmes, engagés dans les luttes politiques de leur pays d'origine contre les dictatures, pour leur indépendance, militants pour l'indépendance du Québec, au sein du Bloc Québécois et du Parti Québécois (PQ), au sein des centrales syndicales, et au sein de l'État québécois.

Dénoncer les dérives de ces mouvements sociaux identitaires, car il y en a dans les mouvements féministe, afrocentriste ou homosexuel, est une chose. Les rendre responsables de la fragmentation de la communauté politique en est une autre.

[202]

Une analyse plus poussée des facteurs
de causalité invoqués s'impose


Examinons les facteurs qui expliqueraient l'affaiblissement du Sujet politique unitaire et la stagnation du projet d'indépendance depuis le référendum de 1995.

La faute est-elle au multiculturalisme ?
Ou à l'interculturalisme ?


Et dans ce cas, de quoi parle-t-on exactement ? De l'engouement pour les mœurs et coutumes du monde (le multiculturalisme soft) ? D'une politique publique ? De la mobilisation de la diversité ethnoculturelle dans les entreprises ? Du projet philosophico-politique de reconnaissance de la diversité et de justice sociale (le multiculturalisme hard) ?

Que vise-t-on ici exactement ? Sans doute la politique fédérale du multiculturalisme telle qu'enchâssée dans la Constitution canadienne de 1982, de même que le discours gouvernemental québécois.

Mais il règne de la confusion ici dans les argumentaires. Ne pas distinguer ces niveaux d'analyse invalide la juste critique de la politique canadienne qui, elle, est bien en cause dans les obstacles structurels à la résolution des questions québécoises, qu'il s'agisse de la langue, de la laïcité, de l'interculturalisme, des accommodements raisonnables, etc.

Et ne pas distinguer ces niveaux d'analyse nous expose aux accusations de tribalisme, de nationalisme xénophobe, d'intolérance dont se régalent les experts des études ethniques ou du nationalisme dans les universités et les médias canadiens et américains, entre autres.

La faute est-elle aux minorités ethnoculturelles ?

Les communautés académique, intellectuelle et journalistique ont coutume d'opposer systématiquement la majorité aux minorités comme s'il s'agissait de blocs monolithiques. Ce clivage facile et [203] outrancier occulte les contradictions et les conflits au sein des minorités ethnoculturelles, entre minorités elles-mêmes, comme au sein de la dite majorité. Du coup, on ne rend pas compte de façon adéquate des rapports de force sociaux sur le terrain.

Doit-on rendre les minorités responsables de l'échec du référendum de 1995, comme le prétendent certains sans examiner les statistiques ? Peut-on affirmer que l'échec du souverainisme est dû « [...] à l'incapacité d'y faire adhérer les citoyens québécois qui ne sont pas francophones d'origine canadienne française » [2] ?

Pourquoi ne pas rappeler que s'il y a eu en 1995 une coalition des Congrès juif, grec et italien pour le « non », il y avait également un Rassemblement des communautés culturelles pour le « oui », avec de faibles moyens financiers et organisationnels, en comparaison. C'est cela que dénonçait le Premier ministre Jacques Parizeau : DES votes de cette coalition faites au nom de l'ethnicité, et non LES votes ethniques.

Pourquoi ne pas mettre en évidence certains résultats de sondage, aussi boiteux qu'ils soient quand ils parlent des « Québécois » ? Par exemple, deux sondages publiés en janvier 2007 révélaient que 83% des Québécois et 74% des communautés culturelles « croient que les immigrants devraient respecter les lois et les règlements du Québec même si cela va à l'encontre de certaines croyances religieuses ou pratiques culturelles » [3]. À noter, le clivage devenu systémique entre les « Québécois » et les « communautés culturelles », clivage identitaire et catégoriel qui entrave le sentiment d'appartenance au Québec. Le libellé de la question ne précisait pas que l'accommodement raisonnable est une notion juridique découlant du droit à l'égalité et qu'il n'y a pas obligation d'accommodement en cas de contrainte excessive.

[204]

La faute est-elle aux penseurs
de la nation politique ?


En 1996, Alain Dieckhoff écrivait :

Il est devenu habituel d'opposer deux conceptions de la nation, la première civique et politique, la seconde ethnique et culturelle. Si cette dichotomie a un sens au niveau des représentations idéologiques, sa pertinence est beaucoup plus réduite sur le plan sociologique dans la mesure où l'interaction du politique et du culturel fut essentielle à tous les nationalismes modernes [4].

Et de conclure : « [...] il n'y a pas de différence radicale de nature qui opposerait de façon irréductible deux types de nationalismes, l'un politique, l'autre culturel, car le succès de la dialectique culture/politique est la clef de la réussite de tout mouvement de mobilisation nationale » [5].

Aujourd'hui, on fait face à deux types d'affirmation problématiques en ce qui concerne la nation québécoise.

D'une part, il y a ceux qui rabattent la question nationale à une question de rivalité identitaire pour mieux la neutraliser ou pour mieux la nier. Je cite : « Le genre, l'identité sexuelle, l'ethnicité, les classes sociales, les nouveaux mouvements sociaux, le positionnement générationnel et les communautés cybernétiques sont tous des référents identitaires et des lieux de passages à l'acte politique avec lesquels la nationalité coexiste et rivalise » [6]. N'en déplaise à cet universitaire, la nation ne rivalise pas avec le reste. La nation n'est pas une variable que l'on traite de façon mathématique et mécanique.

À l'inverse, d'autres s'alignent sur l'éthique pour en appeler à la cohésion sociale ébranlée par les revendications [205] dites identitaires. Pour redéfinir le Sujet politique unitaire, faut-il revenir au discours de l'éthique et du bien commun (comme le font Gérard Bouchard ou Françoise David) ?

Ainsi Jacques Beauchemin dénonce un éthos communautaire « [...] dominé par le consensualisme, l'ouverture à la différence, l'égalitarisme et le respect des droits fondamentaux », ou encore un ethos communautaire dominé par l'orthodoxie pluraliste ambiante qui irait à l'encontre « [...] d'une communauté d'histoire majoritaire....et qui est au cœur de la nation » [7].

Comment peut-on ainsi opposer projet national à l'autodétermination et respect des droits de l'homme sans s'exposer à la non reconnaissance de la communauté internationale ? Comment parler d'ethos pluraliste alors que le pluralisme a toujours figuré comme « valeur » fondatrice dans le discours de l'État québécois, peu importe le parti au pouvoir. Et d'ailleurs qu'entend-on par pluralisme ?

Ici, paradoxalement, la pensée de Beauchemin est proche du « principe de préséance de la majorité » défendu par Gérard Bouchard, position qui relève d'une certaine « impolitesse » à mon avis (du moins telle que formulée), même si les positions de ces deux intellectuels sur l'interculturalisme sont aux antipodes, l'un défendant l'assimilation, l'autre rabattant les débats politiques sur des questions de culture.

Les partis indépendantistes québécois emprunteront-ils cette voie pour définir l'identité québécoise ? Une voie fondée sur un principe de préséance ? Que penserait-on si la France parlait du principe de préséance des Gaulois ? Il me semble y avoir d'autres choix rhétoriques pour penser et transmettre l'historicité de la nation québécoise, ses transformations internes, sa mémoire et son projet d'aspiration politique à l'autodétermination.

[206]

Comme universitaire et comme citoyenne, ces injonctions à l'éthique, au bien commun, à la préséance ne m'attirent pas, ne me mobilisent pas. Même si je suis absolument aux aguets pour défendre l'historicité des Canadiens français dont je suis issue, dont ma parentèle est issue depuis exactement 1642, et dont certains membres ont été liés aux rébellions de 1837.

N'y a-t-il pas d'autres facteurs à considérer
dans la stagnation de l'option indépendantiste ?


Les rapports de force avec le fédéral ; l'intrusion du fédéral dans le Référendum volé de 1995, dans la recherche (avec la compromission des universitaires québécois) et les politiques publiques ; l'incurie face aux symboles monarchiques qui nous entourent [8] ; la division des partis indépendantistes et la faiblesse du leadership indépendantiste actuel ; la mollesse des élites intellectuelles dont parlait Guy Lachapelle dans son allocution d'ouverture ; les carences dans la transmission de notre histoire et de notre mémoire, par exemple sur les combats en faveur de la laïcité [9] ; les changements de cap des ministères selon le parti politique au pouvoir ; la déresponsabilisation tranquille sur les phénomènes d'exploitation et de discrimination du travail.

Mais cessons de chercher des causes à la stagnation et cherchons à imaginer ce que pourrait être une citoyenneté sans domination.

Vers une citoyenneté québécoise
sans domination susceptible de construire
un sujet politique unifié


Tous les pays occidentaux procèdent actuellement à des campagnes de revalorisation des cérémoniels associés à l'acquisition de la citoyenneté. L'unité nationale et les valeurs communes figurent au sommet des agendas politiques.

[207]

Les enjeux actuels de citoyenneté au sens large opposent les tenants d'une citoyenneté qui doit se baser sur les droits humains et les valeurs morales universelles, ceci représentant un minimum acceptable, culturellement neutre, à ceux qui défendent une conception plus ancrée dans les particularités culturelles nationales. C'est le fond du débat.

Voyons ce qu'en dit un théoricien du multiculturalisme critique, le politologue anglais Bhikhu Parekh, éminemment concerné par les débats sur l'identité nationale britannique et sur la pensée du thatchérisme qui a accompagné la montée du néoracisme en Europe. Ceci consolera peut-être un peu ceux qui sont contre le multiculturalisme et l'interculturalisme à moins que leurs idées soient fixées pour l'éternité [10].

Voici sa thèse. Chaque société a un caractère historiquement acquis et une identité incarnée dans un noyau de valeurs partagées qu'il faut respecter. Ce noyau constitue la base de son style de vie et chaque société a le droit et le devoir de rejeter ou de désavouer les pratiques qui vont à son encontre. Les nouveaux arrivants doivent respecter le noyau, avant de décider de le contester au nom de la liberté ou de l'égalité.

Ces valeurs publiques opérationnelles sont soit enchâssées dans une constitution (ex. l'égalité) soit incarnées dans des législations (ex. la monogamie), soit orientent la régulation des pratiques sociales (ex. le respect de l'environnement). Toutes les pratiques culturelles ne sont pas justifiées et toute société a le droit de défendre ses « valeurs constitutives » face à une minorité qui défend des pratiques qu'elle juge inacceptables.

C'est également le point de vue d'une théoricienne de la démocratie Seyla Benhabib qui se positionne également contre le relativisme culturel. Elle appuie les luttes pour la reconnaissance en autant que celles-ci visent l'inclusion démocratique, la justice sociale et politique et la fluidité culturelle. La culture est objet de divisions internes. Il s'agit donc de ne pas tolérer toute les pratiques culturelles, par exemple celles qui justifient la [208] subordination des femmes. Et il est légitime d'exposer les points de dissension, les conflits ouverts sur les questions qui divisent ; dans notre cas, la laïcité, l’interculturalisme, les accommodements raisonnables, etc.

La redéfinition du nationalisme face à la diversité ethnoculturelle concerne tous les niveaux dont parle Bhikhu Parekh : la constitution, les lois et les politiques publiques, les arrangements à l'amiable de la vie en société.

Or le Québec n'a ni constitution formelle, ni citoyenneté officielle, en dépit de son patrimoine de politiques publiques en matière linguistique et d'intégration et duquel on s'inspire dans plusieurs pays du monde, dont la France ou la Catalogne. En témoignent les demandes de consultation qui passent par le Secrétariat des relations internationales du ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles (MICC) ou l'Association internationale des études québécoises (AIEQ).

Sur les trois dimensions de la citoyenneté que sont les droits, l'identité et la participation à la communauté politique, il y a déficit. L'idée même de citoyenneté québécoise est décriée. On l'a constaté en 2000 lorsqu'il y a eu un Forum sur la citoyenneté, vilipendé de plusieurs côtés.

Au sein de la fédération canadienne, il ne peut y avoir une identité québécoise citoyenne affirmée et la concurrence avec l'identité canadienne explique en grande partie le maintien d'identités ethnoculturelles minoritaires sur plusieurs générations. Ceci favorise donc le repli sur la dimension strictement culturaliste de l'appartenance, repli d'ailleurs souvent folklorisé.

Un autre enjeu concerne les conceptions elles-mêmes de la citoyenneté. Il faut se démarquer ici des visions républicaines strictes qui se refuseraient à un traitement différencié de la diversité. Ainsi, la philosophe du républicanisme critique, Cécile Laborde, ouvre des pistes. Alors que le républicanisme officiel « [...] se veut aveugle aux différences et indifférent aux [209] identités » [11] et que de leur côté les penseurs du multiculturalisme « concluent que seule une république qui reconnaît de manière égale toutes les identités est à même d'inclure tous ses citoyens » [12], le républicanisme critique se distingue de trois façons.

Avant tout, « il ne réduit pas les luttes pour la reconnaissance à des luttes pour la reconnaissance de l'identité » [13]. Ensuite, « c'est moins la reconnaissance identitaire que la résistance à l'assignation identitaire qui est souvent en jeu » [14]. Enfin, il propose de repenser la dimension proprement identitaire dans la tension qu'elle implique : « Tout d'abord, la république doit, autant que faire se peut, être dés-ethnicisée-détachée de son imbrication avec la culture majoritaire. D'autre part, il ne faut pas nier que cette dés-ethnicisation n'est ni toujours possible ni toujours souhaitable : la citoyenneté s'inscrit inévitablement dans une culture et une histoire » [15].

Enfin, les luttes contre la domination visent essentiellement l'intégration économique, sociale et politique et non pas « la validation positive par l'État de formes de vie, cultures, religions, etc., particulières » [16]. Les politiques de non-domination exigent donc des stratégies de prise en compte des différences « quand celles-ci produisent des effets de domination » [17], en clair : l'exploitation des travailleurs et les discriminations basées sur les différents motifs de notre charte québécoise, soit l'accès à la citoyenneté réelle ou substantive.

Ceci inclut la prise en compte de l'histoire nationale, de la mémoire des torts historiques subis par les Canadiens français et les autres. Autrement dit, « l'identité résistance » des Canadiens français devenus Québécois faisant face à « l'identité légitimante » [210] canadienne, doit se retransformer en « identité projet » inclusive, pour employer les termes du sociologue Manuel Castells [18]. Ces pistes devraient guider les penseurs du nationalisme québécois qui visent à convaincre les minorités ethnoculturelles d'adhérer au projet d'indépendance, en autant qu'ils soient « dedans » et non des étrangers de l'intérieur.

Références

Beauchemin, Jacques. (2010). « Au sujet de l'interculturalisme. Accueillir sans renoncer à soi-même », Le Devoir, 10 octobre, p. A9.

Castells, Manuel. (1999). Le pouvoir de l'identité, Paris, Fayard.

Chevrier, M. (2012). La République québécoise. Hommages à une idée suspecte, Montréal, Éditions du Boréal.

Dieckhoff, Alain. (1996). « La déconstruction d'une illusion. L'introuvable opposition entre nationalisme politique et nationalisme culturel », L'année sociologique, vol. 46, n° l, p. 43-55.

Labelle, Micheline. (2012). « L'instrumentalisation des valeurs dans le débat sur la diversité, l'identité nationale et la citoyenneté au Québec » dans M. Labelle, J. Couture et F.w. Remiggi (dir.). La communauté politique en question. Regards Croisés sur l'immigration, la citoyenneté, la diversité et le pouvoir, Québec, Presses de l'Université du Québec, p. 343-366.

Lamonde, Yvan. (2010). L'heure de vérité. La laïcité québécoise à l'épreuve de l'histoire, Montréal, Del Busso, Éditeur.

Léger Marketin. (2007). La grande enquête sur la tolérance au Québec. En ligne : Leger Marketing.

Maclure, Jocelyn. (2000). Récits identitaires. Le Québec à l'épreuve du pluralisme, Montréal, Québec Amérique.

Thériault, Joseph-Yvon. (2011). « Politique et démocratie au Québec : de l'émergence de la nation à la routinisation du [211] souverainisme », Recherches sociographiques, vol. 52, n° l, p. 13-25.

[212]



[1] Vallières, 1968.

[2] Thériault, 2011, p. 22.

[3] Léger marketing, 2007.

[4] Dieckhoff, 1996, p. 44.

[5] Ibid., p. 55.

[6] Maclure, 2000, p. 199.

[7] Beauchemin, 2010.

[8] Chevrier, 2012.

[9] Lamonde, 2010.

[10] Parekh, 2012, p. 359.

[11] Laborde, 2012, p. 361.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] Ibid., p. 361-362.

[16] Ibid., p. 362.

[17] Ibid.

[18] Castells, Manuel. (1999). Le pouvoir de l'identité, Paris, Fayard.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 27 février 2016 10:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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