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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Micheline Labelle, “Pluralité ethnoculturelle et pluralisme à l’heure de la souveraineté.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon François Rocher, Réplique aux détracteurs de la souveraineté du Québec, pp. 314-328. Montréal: VLB Éditeur, 1992, 507 pp. Collection: Études québécoises. [Autorisation accordée par Alain-G. Gagnon, vendredi le 17 mars 2006, de diffuser tous ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[314]

Deuxième partie.
LES IMPLICATIONS SOCIALES ET CULTURELLES

Pluralité ethnoculturelle
et pluralisme à l'heure de
la souveraineté
.”

Micheline LABELLE


L’immigration et le caractère pluriel d'un Québec souverain
L’idéal politique du pluralisme dans la société québécoise

Une fois faite l'indépendance, vers quelle sorte de société le Québec s'acheminera-t-il ? Serait-ce une société diversifiée et ouverte ou au contraire repliée sur elle-même et hantée par le désir de retrouver ses racines perdues ? Quelle place y occuperont l'immigration et les diverses minorités ? Sur ces questions, diverses hypothèses peuvent se confronter, pessimistes ou constructives selon les idéologies et les intérêts politiques, selon aussi, pourquoi ne pas le dire, le projet de société que l’on défend. À ce stade du débat, certains seront tentés de prendre en compte les degrés de tolérance ou de xénophobie historiques du Québec à l'égard de l'immigration ou des minorités ethnoculturelles, et d'en déduire un fond de « mentalité » antipluraliste ou pluraliste propre à son peuple et qui s'activerait en cas d'indépendance politique. En effet, qu’il s'agisse de sondages faits dans la meilleure des normes méthodologiques, d'études gouvernementales ou d'analyses d'experts, il ne faut pas oublier que sur ce terrain comme sur tant d'autres nous sommes, concernant leur interprétation, l'enjeu de [315] « rapports de force » idéologiques. C'est ainsi que certains courants d'opinion, internes ou externes au Québec, font mention d'obstacles au destin d'un Québec indépendant prenant la forme d'une voie non pluraliste tracée d’avance.

Qu'évoque-t-on au juste ? Pour commencer, des indices de non-démocratie perceptibles dans l'histoire et la tradition mêmes de la société québécoise. Plus tardivement venue à la modernité, plus longtemps ancrée dans le mode de vie rural, rendue monolithique sous la coupe des élites cléricales, réfractaire aux normes bureaucratiques de la société industrielle, privilégiant les valeurs « particularistes » des sociétés pré-industrielles aux dépens des valeurs « universalistes » des sociétés industrielles et urbaines, la société québécoise serait plus que sa voisine canadienne-anglaise ou américaine, constitutivement (héréditairement ?) réticente, de par les valeurs mêmes qui l'ont fondée et qui surtout ont assuré sa pérennité, au pluralisme conçu comme philosophie politique ou comme idéal-type des relations interethniques. Son « tribalisme » la rendrait essentiellement sensible aux droits collectifs, la laissant loin derrière les autres, quant aux droits individuels. Son nationalisme collectif, entendu au sens de son système de valeurs, ne serait qu'une des formes de son non-universalisme en matière de relations sociales et politiques. Cette thèse est, en substance, celle de nombreux intellectuels et spécialistes des sciences sociales du « mainstream » qui ont porté ou portent encore sur nous un regard sévère ou condescendant, analogue d'ailleurs à celui qu'a porté sur la plupart des peuples du Tiers-Monde une longue tradition d'auteurs occidentaux.

Dans cette veine, certains leaders d'opinion au Canada anglais ou au sein de certains courants politiques des minorités ethnoculturelles du Québec détecteraient des tendances historiques de xénophobie et d'antisémitisme plus poussées qu'ailleurs (l'affaire Mordecaï Richler n'a fait que lever un coin du voile), un traitement plus sévère de ses minorités ethniques (à cause entre autres de la loi 101 et de la loi 178) et des nations amérindiennes [1].

[316]

Le mouvement social des femmes lui-même a été affecté, au Canada, par certaines analyses suscitées par les Accords du lac Meech et affirmant que céder trop de pouvoirs au Québec rendrait un mauvais service aux femmes : sous la gouverne d'un Québec souverain, elles pourraient se voir imposer des lois anti-avortement, des projet sociaux de nature « féodale » et patriarcale (les forçant à devenir des reproductrices sous la nation, par exemple, etc.). On a entendu, à l'occasion, des leaders ethniques du Québec comparer les mouvements féministes canadien et québécois et se déclarer en faveur du premier quand il était question de critiquer le dernier.

Un autre indice nous est fourni par la parution de Au Québec pour bâtir ensemble. Énoncé de politique en matière d'immigration et d'intégration, du gouvernement du Québec [2]. Cet énoncé de politique est axé sur la notion de contrat social entre minorités et majorité, et sur celle d'intégration par le rapprochement intercommunautaire, la participation et l'égalité des citoyens dans la vie publique. Or, certains milieux de l'Ouest ou internes au Québec y suspectent une volonté d'assimilation déguisée, pas si éloignée de la notion de « convergence culturelle » que défendait le Parti québécois dans Autant de façons d'être québécois et qui constituait son plan d'action auprès des communautés culturelles en 1978 [3].

Ces a priori idéologiques reposent sur des contre-mythes, que Alain Dubuc a fort bien énumérés dans La Presse du 7 décembre 1991 : « l) la tolérance serait un élément intrinsèque de l'identité canadienne ; 2) le fédéralisme est un système moralement supérieur au nationalisme des Québécois qui porte en lui les germes de l'intolérance, du repli sur soi et du totalitarisme ; 3) le Canada anglais a un respect plus grand des droits [4] ». Ces contre-mythes s'articulent d'ailleurs assez bien avec l'idée que les Québécois ne sont qu'un groupe ethnique parmi d'autres, qu'ils se montrent trop exigeants, que nous sommes tous distincts (le multiculturalisme) et tous immigrants en territoire canadien, à l'exception des autochtones.

[317]

On ne peut refaire ici l'histoire des politiques d'immigration et des politiques ethniques du gouvernement fédéral depuis la Confédération. Plusieurs chercheurs ont fait ressortir le caractère raciste de ces politiques d’immigration et la britannisation forcée des immigrants à la fin du XIXe siècle, les politiques coloniales à l’endroit des peuples amérindiens, et les idéologies alternatives que l'on a essayé de développer autour de l'idée de « mosaïque » entre les deux guerres, pour aboutir à la politique officielle du multiculturalisme en 1971 [5]. Cette évolution est analogue à celle qu'a connue la société américaine, avec ses grandes idéologies concurrentes d'américanisation forcée, de « melting pot » et de pluralisme culturel dans lequel s'inscrivent le mouvement « politically correct » et la « révolution multiculturaliste » prônés dans certains États américains [6]. On pourrait faire ainsi une histoire comparée et périodisée du racisme et de l'intolérance, pour chercher non pas à savoir s'ils sont oui ou non, plus graves au Canada anglais ou au Québec qui n'a jamais eu d'hégémonie complète en matière d'immigration et de politiques à l'égard des autochtones, mais quand et pourquoi ils se produisent à quelle dynamique et à quels intérêts ils répondent. Cette question apporterait plus au débat que de savoir si la culture québécoise ou canadienne porte en soi, dans une sorte d'inconscient collectif, les racines de l'intolérance.

Cela dit, il faut prendre acte qu'à l'instar de la plupart des pays occidentaux, se fait jour au Canada et au Québec une montée de l'intolérance au sein de certaines couches sociales. Dans l'ensemble du Canada anglais, cette intolérance est dirigée contre les Québécois, mais également contre les autochtones et les minorités raciales, la crise économique et la crise identitaire ne faisant que raviver un phénomène qui n'a rien à voir avec l'« âme canadienne ». Ces dernières années ont été marquées par une attaque de fond contre la politique officielle du multiculturalisme à partir d'arguments et d'idéologies diverses ; il s'agit d'intellectuels comme Reginald Bibby, de la commission Spicer, du Reform Party, d'éléments critiques internes au Parti [318] libéral ou au Parti progressiste-conservateur du Canada qui se sont fait entendre pour dénoncer la politique du multiculturalisme à l'occasion de la création d'un ministère de la Citoyenneté et du Multiculturalisme en 1988. Les arguments s'élaborent sur la base d'une logique de droite, récupérant les arguments déjà soulevés par une critique de gauche, elle-même axée sur la non-participation des minorités visibles, principalement, à la vie sociale et politique canadienne, sur la politisation de l'ethnicité et le processus de racialisation auxquels on assiste dans le contexte canadien [7]. Plusieurs facteurs semblent expliquer cette offensive de droite contre le multiculturalisme canadien : le contexte des débats constitutionnels ; la perception que les minorités visibles auraient acquis trop de pouvoirs dans l’ensemble canadien (le turban et le poignard dans la Gendarmerie royale du Canada, l'impact des investisseurs de Hong-Kong, etc.) ; la montée du nombre de demandeurs d'asile politique, etc. Dans le cas du Québec, les mêmes facteurs pourraient être évoqués, sans compter les craintes d'anglicisation, etc.

Cependant, ces manifestations s'inscrivent dans une conjoncture internationale où les États-Unis, la France, l'Angleterre, l'Italie et d'autres pays d'immigration sont le centre d'une réémergence de la violence et de la xénophobie sous la forme d'un racisme différentialiste, c'est-à-dire du droit « naturel » pour chaque communauté nationale de vivre entre soi et d'exclure la différence ethnoculturelle. Comme l'a montré Noiriel [8] dans le cas de la France, à chaque période de crise du capitalisme, on assiste à une recrudescence de la xénophobie et du racisme violent, et les sociétés européennes et nord-américaines sont actuellement enferrées dans cette problématique. Selon Wieviorka, lorsqu'une société ne « travaille » plus sur ses relations sociales internes en période de crise, et ne présente plus de projets de participation sociale et de lutte contre les inégalités sociales, lorsque donc se réduit l'espace des mouvements sociaux, elle « travaille » son identité communautaire, avec l'idée phantasmatique de son homogénéité. Le passage [319] du nationalisme au racisme devient alors éminemment possible [9]. La société canadienne n’est pas à l’abri de ce courant social, non plus que la société québécoise. Cependant, pour cette dernière, l'enjeu est particulier dans ce moment crucial de notre histoire, en même temps marqué par l'imminence de l'indépendance et par une crise économique qui aggrave les inégalités sociales - situation qui ne peut pas ne pas avoir d'impact sur l’intégration des nouveaux arrivants et sur la mobilité sociale des Québécois de toutes origines. En effet, les questionnements identitaires que nous évoquions plus haut ont lieu au sein d'États-nations constitués depuis longtemps, avec un passé colonialiste et impérialiste, alors que la société québécoise, produit à la fois de l'histoire coloniale française puis de sa sujétion ultérieure à l'empire britannique, n’est pas encore un État-nation. Est-ce à dire pour autant qu'elle serait tentée de s’homogénéiser si elle avait les pleins pouvoirs de la souveraineté ? Examinons deux ensembles de considérations qui permettent de répondre par la négative à cette question. La première a trait au caractère même des mouvements migratoires contemporains, l'autre au discours et aux pratiques repérables dans la société civile et la sphère publique, et qui constituent en quelque sorte une garantie pour l'avenir.

L’immigration et le caractère pluriel
d'un Québec souverain


Un Québec indépendant continuerait à recevoir une immigration économique, familiale et humanitaire, laquelle s'inscrirait dans les grandes tendances des mouvements migratoires actuels, caractérisés par une mobilité internationale de plus en plus grande de la force de travail et l'augmentation des flux de réfugiés en provenance des pays du Sud. L’un des facteurs irréversibles qui a déjà contribué au caractère pluriel de la société québécoise, et en même temps à la visibilité et à l'émergence de nouveaux [320] problèmes sociaux, renvoie en effet aux transformations et à la diversification de la composition sociale et ethnoculturelle de l'immigration au cours des décennies 1970 et 1980. Cette diversification s'est produite à la suite du retrait des mesures discriminatoires insérées dans la politique d'immigration fédérale, la politique de réunification des familles, et dans la montée du mouvement des réfugiés au niveau mondial [10]. Alors que dans les années 1950 plus des quatre cinquièmes des immigrants reçus au Canada provenaient d'Europe, les trois quarts proviennent maintenant de pays du Tiers-Monde. Dans le cas du Québec, plus des trois quarts des immigrants admis entre 1946 et 1961 provenaient du continent européen. À la fin des années 1960, l'Europe fournissait encore plus de 60% de l'immigration. En 1990, elle fournissait 16% de l'immigration admise ; le continent asiatique, 54%, l'Amérique, 18% ; l'Afrique, 12%.

La composition de l'immigration n'a pas seulement changé au niveau ethnoculturel. En effet, l'immigration à caractère surtout économique (catégorie des indépendants) et hautement qualifiée de la décennie 1960 et du début des années 1970 a diminué au profit d'une immigration à caractère humanitaire (catégories de la famille et des réfugiés), suivant une tendance observée également en Europe, aux États-Unis et au Canada au cours de la décennie 1980. À titre d'exemple, la catégorie des réfugiés et des personnes admises en fonction de programmes spéciaux comptait pour 17% du volume global en 1990, contre 1% dans les années 1960. En 1991, le Québec comptait 35 000 personnes en attente du statut de réfugié sur les quelque 100 000 demandeurs dans l'ensemble canadien. Cette immigration est à son tour le facteur dynamique d'une migration à la chaîne, c'est-à-dire que pour chaque immigrant ou réfugié admis, il existe un potentiel théorique d'entrées de plusieurs autres, de par le droit au regroupement familial.

L’apport de l'immigration, l'accueil et l'intégration des immigrants et des « communautés culturelles » constituent des éléments essentiels du programme du Parti québécois, [321] comme la politique énoncée par le gouvernement libéral actuel. Pour le Parti québécois : « Sans une culture française enrichie par la diversité de ses origines et renforcée par la conviction qu'elle peut servir de projet commun, nos chances de survie seraient fort minces. Compte tenu du vieillissement de la population et de la chute de la natalité, elles seraient même inexistantes [11] ». Ce caractère essentiel de l'immigration sur les plans économique et démographique figure dans toutes les analyses du ministère des Communautés culturelles et de l'Immigration du Québec, et dans les textes de loi.

Or la Constitution canadienne définit l'immigration comme un domaine de compétence partagée entre le gouvernement fédéral et celui des provinces. Mais il appartient à l'État fédéral d'admettre un immigrant ou un réfugié ou de l'exclure, et de lui accorder ou de lui refuser la citoyenneté. C'est pourquoi, à partir des années 1960 et dans le contexte de la Révolution tranquille, le Québec a tenté de négocier l'élargissement de ses pouvoirs dans la sélection des immigrants indépendants : création d'un ministère de l'Immigration en 1968 ; transformation de ce ministère en ministère des Communautés culturelles et de l’Im-migration en 1981 ; ententes bilatérales avec Ottawa pour un accroissement des pouvoirs en matière de sélection des immigrants indépendants. L’Entente McDougall-Tremblay de 1990, inspirée de l'Accord Meech-Langevin signé en 1987 (devenu inopérant par la suite) [12], confirme le processus de décentralisation de la question de l’immigration en faveur du Québec, et la non-hégémonie du Québec. En effet, le caractère distinct de la société québécoise y est affirmé en même temps que le caractère fédéral et bilingue du Canada. De plus, cette Entente a permis au Québec de rapatrier la majeure partie des responsabilités et des budgets relatifs à l'immigration (francisation, établissement, etc.) mais non une compétence exclusive en la matière. Le gouvernement fédéral a encore toute autorité dans la question des réfugiés et de l'immigration humanitaire, et en matière de citoyenneté. En dépit de ces limites, ces ententes [322] bilatérales entre Ottawa et Québec sont pourtant l'objet de sérieuses critiques dans certains milieux du Canada anglais [13].

Dans la perspective de l’indépendance, les infrastructures - ministère employant environ 1450 employés réguliers et contractuels et disposant d'un budget annuel de 114,1 millions de dollars - sont donc bien établies pour gérer tout le dossier de l’immigration. Loin de s'enfermer dans un impossible et impensable isolationnisme démographique et culturel, le Québec pourrait contrôler sa politique migratoire et contrôler l'intégration des immigrants et des réfugiés. L’intégration linguistique constitue un aspect crucial si on se rappelle que les deux tiers des immigrants accueillis au cours de la dernière décennie ne connaissaient pas le français à leur arrivée. Ce phénomène n'aurait pas le même impact dans un pays européen, compte tenu du potentiel intégrateur que représentent les frontières politiques et symboliques bien définies de l'État-nation, et par lequel tout nouvel arrivant est amené à faire usage de la langue nationale. Si l'intégration linguistique ne signifie aucunement l'assimilation culturelle, l'intégration de l’individu ne peut par contre se réduire à celle de la langue. D'autres dimensions sont à considérer. L’une d'entre elles renvoie à l'acquisition de la citoyenneté (québécoise), qui devrait servir d'incitation à rester au Québec, à s'épanouir, à s'identifier à la société québécoise [14] et à participer, sur le plan social et politique, à la dynamique de la société québécoise française. En effet, bon nombre d'immigrants ne comprennent pas la double sélection (fédérale et provinciale) exercée par les agents ou les bureaux d'immigration à l'étranger, et croient s'installer dans une province bilingue d'un pays anglo-canadien, ce que confirment d'ailleurs le serment à la reine d'Angleterre lors de l'acquisition de leur citoyenneté et la profession de foi dans la multiculturalisme canadien qu'ils auront l'occasion de faire dans maintes circonstances.

Les tenants d'un projet indépendantiste ont toujours soutenu que cette politique d'ensemble devrait s'accompagner [323] d'une politique généreuse à l’endroit des réfugiés, de leur sélection, de leur accueil et de leur intégration. Le Québec a une solide tradition en ce sens. Rappelons l'accueil aux réfugiés indochinois, et une opinion publique particulièrement favorable à leur égard, comparativement aux autres provinces, à la fin des années 1970. Pourquoi cette tradition devrait-elle faillir après l'indépendance ? Articulée à une politique de coopération internationale, une telle ouverture devrait susciter une réflexion sociale et des pratiques aptes à fonder adéquatement l'éducation interculturelle, la compréhension internationale et le respect des droits humains. C’est là un mouvement d'idées qui se trouve pleinement développé dans le domaine québécois de l'éducation, pour ne citer que ce secteur.

L’idéal politique du pluralisme
dans la société québécoise


Quelle conception du pluralisme comme idéal politique, quelle vision du rapport à la différence, quel projet d'intégration un Québec indépendant aurait-il concernant la nouvelle immigration et ses minorités ethnoculturelles depuis longtemps constituées ?

Plusieurs observateurs [15] ont souligné que les minorités ethnoculturelles du Québec conservaient leur identité ethnique plus longtemps qu'ailleurs au Canada ou aux États-Unis. Ce phénomène est favorisé par le maintien de la langue d'origine au-delà d'une génération, l'existence de diverses institutions communautaires dans les domaines de l'éducation, de la religion et des médias, la vie associative, le sentiment d'appartenance au pays d'origine ou de référence et les revendications de double citoyenneté. L’un des facteurs qui expliqueraient cette situation tient précisément à la question nationale : étant donné la dualité linguistique, institutionnelle et culturelle qui prévaut sur le territoire du Québec, il était historiquement possible de vivre « en marge » de la majorité d'origine canadienne-française [324] et de la minorité anglo-britannique. En effet, les minorités ethniques (comme de l'ensemble du peuple québécois d'ailleurs) voient leurs rapports à la société québécoise marqués par l'ambiguïté des signifiants politiques ambiants, par la difficulté à faire un choix de société de référence et à situer leur allégeance. Cela se manifeste par des politiques linguistiques canadienne et québécoise contradictoires, d'où une source de confusion pour beaucoup de membres des minorités ethniques, et par la double sélection dont les immigrants sont l'objet dans les politiques d'immigration. Notons également l'existence de politiques ethniques officielles contradictoires dans le discours et les pratiques de l'État canadien et de l'État québécois. Le multiculturalisme, associé au bilinguisme officiel canadien, prône l'égalité des cultures sur le plan politique et réduit le peuple du Québec à n'être qu'un groupe ethnique parmi d'autres. Les gouvernements qui se sont succédé au Québec depuis 1971 se sont opposés à la politique fédérale du multiculturalisme parce qu'elle nie le caractère national du Québec [16], quels que soient les termes utilisés pour décrire sa réalité sociologique et politique. Ils ont élaboré en conséquence des politiques et des idéologies distinctes du multiculturalisme pour répondre aux questions relatives à l'intégration des minorités ethniques dans la société québécoise. Le Parti québécois a défini en 1978 une politique de convergence culturelle qui se démarquait de l’idéologie multiculturaliste, affirmait la primauté du caractère français du Québec et la nécessité de faire converger les communautés culturelles vers la culture-phare québécoise francophone. Le gouvernement libéral proposait en 1990 son propre projet d'intégration des immigrants et des minorités ethnoculturelles, axé sur l’idée de contrat social entre la majorité et les minorités, sur le respect du caractère français du Québec et le rapprochement inter-communautaire sous l’idéal de l'interculturalisme.

Parallèlement à l'élaboration de ces politiques, toutes marquées par l'affirmation du fait français et le respect de la diversité ethnoculturelle, le Québec s'est doté depuis [325] quinze ans de plusieurs instruments juridiques et consultatifs afin de contrer la discrimination ethnique et raciale. Dès 1975, il se donnait la Charte des droits et libertés de la personne qui a servi d’exemple ailleurs et que la Commission des droits de la personne a le mandat de faire respecter. La Charte de la langue française de 1977 affirmait le respect des institutions de la communauté québécoise d'expression anglaise, institutions garanties par nos lois, et celui des minorités ethniques, de même que le droit pour les Amérindiens et les Inuit de maintenir et de développer leur langue d'origine. En 1983, cette Charte a été amendée pour permettre la création de programmes d'accès à l'égalité des emplois en faveur de groupes défavorisés. L’article 4 de la Loi du ministère des Communautés culturelles et de l'immigration, adoptée en 1981, soulignait la responsabilité du ministre en matière de politiques gouvernementales relatives à l'épanouissement des communautés culturelles et à leur entière participation à la vie nationale, de même que sa responsabilité dans le maintien, le développement des cultures d'origine et leur rapprochement avec la communauté francophone. En matière de relations avec les autochtones (domaine que nous ne couvrons pas ici), l'Assemblée nationale reconnaissait, en 1984, l'existence des dix nations autochtones du Québec. En 1984, on créait un Conseil des communautés culturelles et de l'immigration, avec un important rôle de recherche et de consultation, chargé de conseiller le ministre. En 1986, on rendait publique une Déclaration du gouvernement du Québec sur les relations interethniques et interraciales condamnant le racisme sous toutes ses formes et affirmant la nécessité de promouvoir la pleine participation de toute personne, indépendamment de sa race, de sa couleur, de sa religion et de son origine ethnique et nationale, au progrès économique, politique et culturel du Québec.

Au cours des années 1980 et plus particulièrement depuis le milieu de la décennie, on a assisté à des débats publics, à des démarches de consultation, à des prises de position sur les questions relatives aux relations ethniques [326] et raciales dans la société québécoise et à la lutte contre le racisme. Plusieurs institutions et instances de pouvoir, comme la Commission des écoles catholiques de Montréal, la Communauté urbaine de Montréal, la Société de transport de la Communauté urbaine de Montréal, la Société des policiers de la Communauté urbaine de Montréal, la Sûreté du Québec, les villes de Montréal, Brossard, Outremont, Laval, Montréal-Nord se sont dotées de comités consultatifs sur les relations raciales et interculturelles. Plusieurs des membres du personnel de la police, de la fonction publique et parapublique, des services sociaux et de santé, du milieu de l'éducation, des organisations syndicales et populaires se sont donné ou cherchent à se donner une formation dite interculturelle dans le but de mieux comprendre les changements démographiques et les problématiques liées à l'immigration et aux relations interethniques et interraciales dans la société québécoise. Les cegeps et les universités de la province ont adopté des mesures semblables, qu'il s'agisse d'activités de réflexion de formation ou d'intervention sociale.

Compte tenu de ce climat social, et en dépit des manifestations d'intolérance affectant l'ensemble du contexte international que nous évoquions au début de ce texte, la transition vers l'indépendance, loin d’entraîner une homogénéisation et un repli sur soi, pourrait amener les minorités ethnoculturelles du Québec à davantage participer aux grands débats sociopolitiques et à la construction égalitaire d'un Québec indépendant. On en voit d'ailleurs les signes dans la volonté de coalition des communautés juive, italienne et grecque pour participer aux débats constitutionnels et tenir un discours moins monolithique que lors du référendum de 1980. L’une des conditions de la démocratisation et de l'ouverture réside dans la revalorisation d'un projet collectif de lutte contre les inégalités sociales, et dans la réémergence des mouvements sociaux. Cela implique que l'on renonce à jeter un regard culturaliste sur les minorités, c’est-à-dire en clair qu'on cesse de les considérer uniquement comme des « communautés culturelles », et que [327] quelle que soit leur origine toutes et tous en arrivent à se considérer et à être considérés d'abord comme des citoyennes et des citoyens du Québec. Une autre condition réside dans la solidarité internationale, soit avec les réfugiés, soit avec les luttes menées par certains peuples du Tiers-Monde et leurs diasporas au nom de la démocratie et de la justice sociale. I !appui donné par les Québécois au peuple chilien en 1973, ou au peuple haïtien en 1991 dans sa lutte pour le retour du président Aristide et de la démocratie en Haïti, illustre bien notre propos.

[327-328] [Les notes en fin de chapitre ont été converties en notes de bas de page. JMT.]



[1] Voir Robin Philpot, Oka : Dernier alibi du Canada anglais, Montréal, VLB éditeur, 1991.

[2] Gouvernement du Québec, Au Québec pour bâtir ensemble. Énoncé de politique en matière d'immigration et d'intégration, ministère de Communautés culturelles et de l'Immigration du Québec, 1990.

[3] Gouvernement du Québec, Autant de façons d'être Québécois, ministère des Communauté culturelles et de l'Immigration, 1981.

[4] A. Dubuc, « La violence anglo-canadienne », La Presse, 7 décembre 1991.

[5] A. B. Anderson et J. Frideres, Ethnicity in Canada. Theoretical Perspectives, Toronto, Butterworths, 1981.

[6] Voir M. Cordon, Assimilation in American Life, New York, Oxford University Press, 1964. Voir également A. Schlesinger, « The Cult of Ethnicity, Good and Bad », Time, 8 juillet 1991.

[7] Voir, entre autres, D. Stasiulis, « Symbolic Representation and the Numbers of Game Theory : Tory Policies on « Race » and Visible Minorities », dans F. Abele, The Politics of Fragmentation : How Ottawa Spends 1991-1992, Ottawa, Carleton University Press, 1991.

[8] C. Noiriel, Le creuset français : histoire de l'immigration : XIX-XXe siècles, Paris, Seuil, 1988.

[9] M. Wieviorka, L'espace du racisme, Paris, Seuil, 1991.

[10] M. Labelle, « La gestion fédérale de l'immigration internationale au Canada : 1963-1984 », dans D. Brunelle et Y. Bélanger (dir.), L’ère des libéraux. Le pouvoir fédéral de 1963 à 1984, Sillery, Presses de l'Université du Québec, 1988, p. 313-342.

[11] Parti québécois, Programme du Parti québécois, 1990, p. 84.

[12] L'Accord du lac Meech prévoyait inclure l'Entente Couture-Cullen dans la Constitution et permettre au Québec d'accueillir un pourcentage d'immigrants égal à son poids démographique dans l'ensemble canadien, plus un nombre équivalent à 5% des nouveaux arrivants, ainsi que le transfert avec compensation financière de tous les pouvoirs de francisation et d'intégration. Par contre, l'Accord du lac Meech reconnaissait la suprématie du gouvernement fédéral dans ce domaine, lui conservant la responsabilité d'établir les objectifs des politiques d'immigration selon l'intérêt « national » et le pouvoir de modifier toute politique d'immigration.

[13] Voir D. Bonin, « L'immigration au Québec en 1990 : à l'heure des choix », dans R. L. Watts et D. M. Brown, Canada : the State of the Federation. 1990, Kingston, Institute of Intergovernmental Relations, 1990.

[14] Selon un sondage Sorecom-Édimédia-CKAC effectué en avril 1989, 5% des allophones s'identifiaient d'abord comme Québécois, contre 60% comme Canadiens, dans Bonin, op. cit., p. 174.

[15] Voir M. Labelle, « Immigration, culture et question nationale », Cahiers de recherche sociologique, n° 14, printemps 1990, p. 143-151.

[16] Voir G. Godin, Notes pour l'allocution de monsieur Gérald Godin, ministre des Communautés culturelles et de l’Immigration, Conférence fédérale-provinciale sur le multiculturalisme, Winnipeg, 1985.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 23 octobre 2014 15:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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