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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Micheline LABELLE, “Les minorités et le pays du Québec: une citoyenneté à construire.” In ouvrage sous la direction de Michel Sarra-Bournet, assisté de Pierre Gendron, Le pays de tous les Québécois. Diversité culturelle et souveraineté, pp. 191-206. 3e partie: “Citoyenneté.” Montréal: VLB Éditeur, 1998, 254 pp. Collection “Partis pris actuels”. [Michel Sarra-Bournet nous a accordé, le 20 janvier 2016, l’autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[191]

Le pays de tous les Québécois.
Diversité culturelle et souveraineté
.
Troisième partie :
CITOYENNETÉ

Les minorités
et le pays du Québec :
une citoyenneté à construire
.”

Micheline LABELLE

Au cours des trois dernières décennies, les villes d'Amérique du Nord ont connu un changement majeur sur le plan démographique, résultat de l'afflux continuel d'immigrants en provenance des pays du tiers-monde. Ce phénomène a donné lieu à un nouveau discours sur l'intégration et le multiculturalisme au sens large du terme. Il a fait naître de nouvelles dynamiques entre majorités et minorités, mais aussi entre anciennes et nouvelles minorités. Il a contribué à redessiner ou à remodeler l'environnement urbain déjà stratifié, sinon ségrégué, sur les plans ethnique, social et politique.

En ce qui concerne les relations sociales et les relations civiques, le Québec doit faire face à l'accès inégal à l'emploi et aux services, à une représentation inéquitable dans le champ politique, à une reconnaissance inadéquate des cultures et des religions auxquelles certains groupes ethnoculturels continuent à se référer et au racisme. L'intégration des jeunes issus de l'immigration de la seconde moitié des années soixante, nés au Québec, donc des jeunes de la deuxième et de la troisième génération, et des jeunes des minorités visibles de vieille souche, historiquement désavantagées, est un défi pour l'avenir.

[192]

Arrêtons-nous plus particulièrement à certains enjeux, cruciaux sur le plan politique et identitaire, qui sont apparus dans le contexte de l’après-référendum d'octobre 1995. Quels sont les obstacles à la participation et à la représentation des Québécois de diverses origines dans l’espace public québécois ? En quoi ces obstacles entravent-ils non seulement la justice sociale et la reconnaissance des identités plurielles, mais également la délibération démocratique dans les affaires de la communauté politique ? Quelle fragmentation menace la citoyenneté québécoise dans le pays du Québec, cette dernière étant entendu au sens large du terme, soit en référence à l’exercice égalitaire de devoirs et de droits civils et politiques et aux sentiments d'allégeance et d'appartenance à une société globale qui a ses propres institutions et son propre État ?

La conjoncture référendaire

Évoquons d'abord les manques, les omissions et les bavures, qui ont été flagrants pendant la campagne référendaire, comme indices de transition. Comme l'écrivait Guy Laforest dans Le Devoir du 2 novembre 1995, le camp du « Oui » a manqué plus d'une occasion de miser sur la diversité ethnique et culturelle de la population québécoise pendant cette campagne, « de montrer tous les accents et toutes les couleurs de la société québécoise ». Il donnait l'exemple du grand rassemblement de Verdun où il aurait souhaité entendre et voir plus de diversité, et l'exemple du discours de M. Jacques Parizeau. Pensons à un autre incident : la mention du taux de fécondité des « races blanches », incident autour duquel on a mobilisé Mme Françoise David, présidente de la Fédération des femmes du Québec, pour venir à la défense de M. Lucien Bouchard, tandis qu'on ignorait l'utilisation publique de la notion de race et qu'on manquait l'occasion de dénoncer son caractère archaïque.

[193]

Pendant ce temps, les adversaires de la souveraineté tant Québécois que Canadiens jetaient en pâture au ROC (rest of Canada) les pires calomnies sur le caractère borné et non démocratique du projet souverainiste québécois, du nationalisme qui le fonde et de ses élites politiques, entreprise qui n'a pas cessé depuis.

Pensons également aux manœuvres d'intimidation et de patronage concret et symbolique dirigées vers les personnes des minorités culturelles qui auraient pu être tentées par la souveraineté. Certaines de ces manœuvres étaient le fait de leaders communautaires qui évoquaient la loyauté envers le Canada (terre d'accueil et d'immigration qui a leur donné le passeport) ou prophétisaient qu'en cas d'indépendance, le Québec serait « un pays de Blancs dans lequel les Noirs n'auront pas leur place », ou qu'on « déportera les Haïtiens », ou encore qu'« on ne donnera plus de visas aux Haïtiens pour aller aux États-Unis », discours dont on a retrouvé les échos jusque dans la diaspora haïtienne de Boston, de New York et de Miami. D'autres manœuvres émanaient d'employeurs, comme ces lettres circulaires aux travailleurs immigrés des manufactures les avertissant qu'en cas de victoire du « Oui » au référendum, il y aurait des fermetures subséquentes d'usines. Cela sans parler des stratégies de promotion de l'unité canadienne, comme ces subites ouvertures de dossiers, dans les cas de parrainage, rappelant fort à propos que seul le gouvernement fédéral peut accorder le parrainage, ou encore l'accélération à l'accès à la citoyenneté grâce à la présence accrue de commissaires à l'assermentation venant de l'extérieur du Québec et qui ont exercé de fortes pressions sur les nouveaux citoyens pour diriger leur vote, etc. Ces tactiques ont été insuffisamment analysées et dénoncées par la suite.

Pendant ce temps, et surtout pendant les mois qui ont précédé le référendum, les militants du mouvement souverainiste luttaient pour imposer dans leurs rangs une [194] représentation et une visibilité des membres des minorités visibles, entre autres. Manque de sensibilisation, manque de formation, manque de volonté politique ? Quoi qu'il en soit, c'est pour toutes ces raisons que la déclaration de M. Parizeau, au soir du référendum, a germé dans un terreau propice : le manque d'offensive dans le champ de la diversité culturelle et du pluralisme a laissé ouvert un créneau favorable à la récupération contre le camp souverainiste.

Mais tout cela n'est qu'un « révélateur ». En effet, les obstacles à la construction de la citoyenneté québécoise sont historiques, structurels et idéologiques, et ils sont de taille. Les analyses qui tentent d'expliquer le vote massif pour le non des groupes ethnoculturels dans certaines circonscriptions ne peuvent le faire seulement par référence à un manque d'intégration à la société québécoise ou à un sentiment d'exclusion, mais par intérêt, comme le rappelait M. Ciaccia à l'émission d'affaires publiques Droit de parole, La preuve en est que certains groupes ethnoculturels d'implantation plus ancienne ont pu se mobiliser en majorité contre la souveraineté du Québec, alors que des groupes plus récents comptent un nombre assez important de souverainistes.

Les difficultés de promouvoir et d'édifier la citoyenneté québécoise, de même que celles d'instaurer une politique québécoise d'intégration des immigrants et des nouveaux citoyens, sont de deux ordres : externe et interne. Dans le premier cas, elles tiennent au statut politique du Québec et à ses structures sociales et politiques dans l'ensemble canadien ; dans le second, elles résultent des politiques québécoises elles-mêmes et des blocages quant à la construction sociale et politique de la nation qui influent sur plusieurs segments (majoritaires et minoritaires) de la population. Examinons certains de ces facteurs [1].

[195]

Les ambiguïtés de l’identité
nationale québécoise


Plusieurs facteurs ont joué historiquement en faveur de la construction d'une identité provinciale, puis nationale, québécoise : 1) la Révolution tranquille des années soixante et soixante-dix qui a contribué à la modernisation économique, sociale et politique du Québec ; 2) l'adoption de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne ; 3) la francisation de l'espace public avec la Charte de la langue française (loi 101) qui détache la langue de son ancrage ethnique, devenue langue de l'État et langue commune des citoyens ; 4) le caractère civique, démocratique et progressiste du nationalisme et du mouvement souverainiste québécois, etc.

Cependant, d'autres facteurs continuent à exercer une influence négative sur la constitution d'une identité nationale québécoise : 1) le statut symbolique de peuple conquis en 1760 et les difficultés liées à la reconnaissance du caractère distinct, sinon national, du Québec dans l'ensemble canadien depuis la Confédération de 1867 ; 2) le fait qu'il incombe à l'État fédéral d'admettre un immigrant ou un réfugié ou de l'exclure, et de lui accorder ou de lui refuser la citoyenneté ; 3) le système scolaire confessionnel québécois et le ressentiment à l'égard du système catholique français jugé moins habile dans l'intégration des immigrants et moins pluraliste dans sa philosophie que le système protestant ; 4) le peu d'attraction exercé par la langue française parlée au Québec et pouvoir d'attraction de l'anglais, langue du commerce international. Les préjugés contre toutes sortes de traits culturels ou d'attitudes attribués aux Québécois francophones ont aussi leur poids dérivé [2].

Cette situation de fait explique les ambiguïtés liées à l'identité nationale québécoise. Que signifie, en effet, être québécois ?

[196]

Cette question ne se pose pas qu'au Québec. S'interrogeant au sujet de l'identité nationale canadienne, Kymlicka se demande si les Canadiens sont unis par une « communauté d'identité et d'aspirations », l’« une des fonctions primordiales de la citoyenneté [3] » ? L'ingrédient manquant au Canada, conclut-il, est l'idée d'une identité commune, ce qui joue en faveur de la reconnaissance d'une citoyenneté différenciée (d'autres diraient segmentée ou fragmentée). Les sondages sur la dualité de l'identité des Québécois en témoignent. Une enquête réalisée en juillet 1992 montrait qu'un peu plus de la moitié des Québécois se considéraient comme des citoyens québécois, un peu moins de 30% comme des citoyens canadiens, et 20% se disaient citoyens du Canada et du Québec [4].

Selon Kymlicka, ces réponses reflètent les contradictions entre le sentiment de double appartenance et l'unité nationale :

La notion d'une citoyenneté distinctement québécoise a connu une progression spectaculaire. En l'espace d'une vie, l'identification dominante des Québécois s'est profondément transformée. De Canadiens, ils sont devenus des Canadiens français, puis des Franco-québécois et finalement des Québécois [...]. Ces transformations ne peuvent s'interpréter comme la simple évolution d'une sorte de sentiment d'appartenance à la tribu. Elles représentent plutôt une progression continue de l'identité québécoise, dont le fondement est passé de la non-citoyenneté à la citoyenneté [5].

Pour l'auteur, « le glissement d'une identité ethnique ou religieuse vers une plus grande conscience civique, fondée sur la citoyenneté, a entraîné à son tour une conception davantage pluraliste de l'identité québécoise, qui fait une plus grande place aux immigrants, et qui attache moins [197] d'importance aux origines, même si cette évolution est incomplète [6].

Pourtant, dans le cadre de ses travaux, la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec, aussi appelée la commission Bélanger-Campeau, a constaté que si le visage du Québec actuel est de plus en plus pluriethnique, le « pourcentage d'anglophones et d'allophones se disant » Québécois « stagnait à un niveau très bas : 9% dans le premier cas et 5% dans le second ; près de 60% des membres des deux groupes se sentaient surtout "Canadiens" [7] ».

D'autres données signalent les ambiguïtés des frontières identitaires québécoises. Se basant sur un sondage Angus Reid réalisé en 1991 à Toronto, Montréal et Vancouver, Kalin [8] constate qu'au Québec 1'« affiliation première » est provinciale (il ne dira pas nationale) et que l'identité canadienne et l'attachement au Canada sont moins forts au Québec que dans le reste du Canada. En outre, ce modèle ne s'applique pas seulement aux personnes d'origine française, mais également aux personnes d'origine britannique ou autre, résidant au Québec. L'auteur en conclut que le nationalisme québécois, de ce fait, est plus civique qu'ethnique. Webber [9] soutient, quant à lui, l'idée d'une loyauté envers le Canada et la province (ou d'une citoyenneté asymétrique), phénomène plus prononcé au Québec que dans les autres provinces.

Les contradictions
entre les politiques publiques
fédérale et québécoise
en matière d'intégration et de langue


Les politiques publiques fédérale et québécoise, du fait de leurs orientations différentes, contribuent à rendre la situation ambiguë pour les immigrants et les citoyens du Québec. Le gouvernement fédéral a adopté en 1971 une [198] politique fondée sur les notions de multiculturalisme et de bilinguisme. Le gouvernement du Québec, lui, s'est doté d'une politique d'intégration des immigrants à une société francophone définie comme société distincte ou comme nation et protégée par une législation linguistique promouvant le français comme seule langue officielle et langue publique commune.

Les politiques québécoises sont le plus souvent rejetées, ignorées ou considérées comme suspectes. Ainsi, l'intégration à une culture publique commune (comme l'établit l'Énoncé de politique en matière d'immigration et d'intégration de 1990 [10]) est interprétée dans certains milieux comme l'un des stades d'une politique d'assimilation déguisée, le premier jalon ayant été posé avec la Charte de la langue française et le dernier culminant avec l'idée de citoyenneté, telle qu'elle apparaît dans le projet indépendantiste ou dans l'orientation gouvernementale actuelle et que plusieurs considèrent comme une tentative pour éroder la diversité culturelle du peuple québécois.

Au contraire, le multiculturalisme est associé à la tolérance, au pluralisme et au respect des droits de la personne. Une dirigeante d'association communautaire interviewée dans le cadre d'une étude des attitudes des municipalités face à la diversité culturelle déclarait :

Au Canada, c'est le multiculturalisme. C'est beaucoup plus clair qu'au Québec. Le discours dit que l'on peut être canadien mais appartenir, en même temps, à une communauté. Tandis que le gouvernement du Québec ne parle plus des immigrants mais des Québécois de nouvelles souches. On utilise des concepts qui ne sont pas neutres [...]. Le gouvernement du Québec a aussi coupé les subventions aux associations qui desservaient uniquement leur propre communauté. C'est dans ce sens que j'entends l'assimilation (femme, Montréal).

[199]

Dans ce domaine, le fédéral possède le véritable pouvoir et la véritable influence : par les subventions qu'il octroie aux associations ou aux institutions, par les alliances politiques conclues avec des groupes de pression à caractère ethnique militant en faveur du maintien du fédéralisme, par le vocabulaire qu'il utilise ici et à l'étranger, par les campagnes de publicité dans les deux langues qu'il impose sur la citoyenneté et l'unité nationale, enfin par la citoyenneté qu'il accorde.

La catégorisation étatique des citoyens

Le gouvernement du Québec a aussi joué un rôle dans l'instauration publique de la catégorisation que supposent les termes de Québécois et de « communautés culturelles » (notion institutionnalisée dans l'appellation même de l'ancien ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles, ou dans celle du ministère des Affaires internationales, de l'Immigration et des Communautés culturelles). Cette terminologie pervertit l'espace public et privé et contribue à l'exclusion symbolique de certaines collectivités. (Qui est québécois ? Quand le devient-on ?) Les traces de cette catégorisation se décèlent dans la recherche universitaire, dans la vie communautaire, dans les relations interpersonnelles, dans la vie publique.

Même si des facteurs historiques peuvent rendre compte de cette situation très particulière (facteurs qui ont à voir avec la manière dont la majorité s'est désignée au cours de la Révolution tranquille pour se distinguer et s'affirmer dans l'espace politique canadien), cette catégorisation est désuète. [11]

Chez beaucoup de jeunes citoyens québécois de naissance, l'identité se définit primordialement par l'ethnicité (Italiens, Grecs, et ainsi de suite, membres d'une ethnie ou d'une communauté culturelle) ou encore par le statut [200] d'immigrant (comme en fait foi l'appellation d'associations universitaires d'étudiants « immigrants » incluant des étudiants nés au Québec). Le terme de Québécois demeure réservé aux personnes d'origine canadienne-française (même si les jeunes n'emploient plus ce vocable).

Cette catégorisation conduit à la segmentation de l'espace public et à l'éclatement des représentations de la communauté politique.

La sous-représentation des citoyens
issus des minorités dans la sphère publique


On a beaucoup parlé et on parle encore beaucoup d'adaptation des institutions et d'accommodements raisonnables.

L'adaptation des institutions, une démarche que décrit l’Énoncé de politique en matière d'immigration et d'intégration de 1990 qui avait déjà été formalisée par le premier énoncé du gouvernement du Québec en 1981, vise surtout la composition ethnoculturelle de son personnel (notamment par le biais des programmes d'accès à l'égalité en emploi), l'harmonisation des services aux besoins de la clientèle issue des groupes ethnoculturels, l'accommodement quant aux demandes en matière religieuse de la clientèle des services publics, la formation interculturelle des intervenants et, finalement, le développement du partenariat avec les organismes communautaires et la représentation des Québécois des groupes ethnoculturels dans les instances décisionnaires et consultatives. L'adaptation des institutions québécoises est présentée comme « un facteur essentiel de la participation des Québécois de toutes origines à la vie collective [12] ».

Or on sait le relatif échec de ce discours. Malgré les programmes d'accès à l'égalité en emploi et la décision de principe visant à réserver 12% de l'embauche dans la fonction [201] publique provinciale aux membres des minorités ethno-culturelles en vue d'atteindre 9% des effectifs, la proportion des personnes appartenant à des minorités n'est encore que de 2% à 4%. Dans l'administration de Montréal, la proportion est de 8% dans l'administration de la ville de Montréal (objectif de 25%), de 8% à la Communauté urbaine de Montréal et de 6% de la police de la CUM [13].

L'adaptation des institutions ne vaut pas que pour la fonction publique et parapublique. L'adaptation dont il est ici question est aussi nécessaire en ce qui concerne les symboles et les partis politiques (le Parti Québécois donne malheureusement l'exemple du manque de visibilité des militants issus des minorités et de leur relative absence des lieux de décision).

La mise à l’écart des minorités
sur la scène politique


La mise à l'écart des minorités ethnoculturelles se manifeste sur le plan politique relativement à la « question nationale ». L'alignement très majoritaire des leaders des groupes ethnoculturels et de leurs membres sur des positions fédéralistes, même s'il est démocratique et légitime, indique une certaine forme de confinement politique qui mène à cette exclusion de l'espace public québécois.

Le rejet du projet indépendantiste chez les groupes ethnoculturels est lié à plusieurs éléments : intérêts économiques à préserver ou crainte des répercussions économiques, crainte d'un accroissement de la discrimination, attachement à la citoyenneté canadienne, crainte de l'État du Québec imaginé comme tentaculaire, importun et coercitif (loi 101, etc.), ambiguïtés et contradictions du projet indépendantiste, etc. La façon de percevoir la nation et le nationalisme en témoigne. Si certaines orientations idéologiques [202] sont favorables au nationalisme, par analogie avec les luttes de libération nationale ayant eu cours dans les pays d'origine de certains immigrants, par ailleurs célébrées dans la mémoire collective, d'autres, suivant une perspective essentialiste, associent le nationalisme au fanatisme. Selon cette perspective, tous les courants nationalistes sont confondus [14]. On entend également un discours selon lequel les velléités indépendantistes des Québécois ne sont pas fondées, compte tenu de la faiblesse ou de l'absence de l'oppression nationale, au regard de ce qui se passe ou de ce qui s'est passé dans d'autres pays dont certains immigrants sont originaires.

Le champ de la politique nationale constitue un autre lieu de mise à l'écart relative de certains groupes ethnoculturels. Les dirigeants d'associations ethniques interrogés en 1994 et en 1995 dans huit municipalités de la région métropolitaine de Montréal font état de la hiérarchisation des associations et des minorités dans le domaine de la politique municipale. Les groupes mobilisés et qui participent davantage sont d'implantation plus ancienne ou encore disposent de plus de ressources financières et techniques ou d'habiletés politiques. Des rapports de pouvoir s'établissent entre groupes minoritaires. Ainsi en témoignent des dirigeants :

On a un maire ethnique. C'est un Italien... On a des conseillers ethniques. On a un député fédéral ethnique, c'est un Italien. Dans le sud de Saint-Léonard, c'est encore un député ethnique. Mais que font-ils pour la communauté noire ? (femme, Saint-Léonard). [...] Il n'y a aucune représentativité au sein du conseil. Il y a des Italiens, mais ça fait partie du problème. S'il y avait d'autres groupes ethniques qui faisaient partie de l'opposition, il y aurait des interventions, et nous pourrions commencer certains dossiers (homme, Montréal-Nord [15]).

[203]

Ce pouvoir différent des groupes se reflète évidemment dans la composition des conseils municipaux ; mais aussi dans le fait que les autorités locales opèrent des choix parmi les organismes communautaires et les leaders, et que la consultation des groupes ethnoculturels est inégale et toute relative.

La construction de la citoyenneté québécoise s'inscrit dans un contexte social particulier où les représentations de la communauté et de la nation font problème, et où les alignements politiques et idéologiques s'articulent autour de forces sociales hégémoniques défendant le maintien du fédéralisme ou tout au plus son renouvellement.

Le sentiment d'être un citoyen ou une citoyenne à part entière, peu importe son origine, n'est pas dominant chez les membres des minorités ethnoculturelles, dans la situation actuelle. Le sera-t-il une fois que le Québec aura accédé à la souveraineté ? Tout dépendra de la façon dont on déterminera l'accès à la citoyenneté dans ce pays et dont on assurera la représentation des minorités dans les diverses instances qui contribueront à édifier l'État-nation.

La réévaluation des politiques liées à la question de la diversité culturelle pourra, dès à présent, aider à abolir les frontières symboliques qui continuent de définir des catégories aujourd'hui obsolètes. En ce sens, la reconnaissance de la diversité du peuple québécois, du mélange des horizons culturels, doit accompagner l'élaboration d'un projet de société, axé sur les relations entre citoyens et le rapprochement. Cette tendance marque l'évolution actuelle de la politique québécoise.

Le pays de tous les Québécois reste à construire, quel que soit son statut, et il sera le résultat de nouveaux rapports structurels et de nouvelles interactions entre la majorité et les minorités, et entre les minorités. Les avantages d'une meilleure représentation politique des citoyens issus des groupes minoritaires désavantagés dans les organismes publics et parapublics et les institutions [204] politiques francophones pourraient aider à reconfigurer l’espace public commun. Améliorer la communication, donc redéfinir les contours de la discussion publique et en faire reculer les frontières, constitue l’un de ces avantages. Intégrer les citoyens issus de minorités dans des réseaux structurels ou secondaires et dans des réseaux informels importants pour les trajectoires d'emploi et de militantisme des individus en est un autre. La création de mode-les de rôles identitaires pour les jeunes générations, l’élimination des stéréotypes raciaux et la mise en place de modèles liés à la diversité à l'intention de tous les citoyens en sont d'autres. Enfin, une meilleure représentation de certains groupes désavantagés est susceptible d'élargir les « espaces publics de discussion et de délibération » où les citoyens de diverses origines apprennent à discuter ensemble de valeurs, de projets sociaux, etc.

Les notes en fin de texte ont toutes été converties en notes de bas de page dans cette édition numérique afin d’en faciliter la lecture. JMT.

[205]

[206]



[1] Le reste de cet article reprend largement le contenu d'une communication que j'ai présentée en novembre 1996 à l'occasion du colloque « Y a-t-il vraiment dans notre société place à l'implication politique des Québécois de toutes origines ? » Ce colloque était organisé collectivement par Québec Multi-Plus et la Chaire UQAM/Concordia en études ethniques (sous presse).

[2] Voir Micheline Labelle et Joseph J. Lévy, Ethnicité et enjeux sociaux. Le Québec vu par les leaders de groupes ethnoculturels, Montréal, Liber, 1995.

[3] Will Kymlicka, Théories récentes sur la citoyenneté, rapport présenté pour Politiques ministérielles et recherche, Ottawa, Multiculturalisme et Citoyenneté Canada, 1992, p. 40.

[4] Ibid., p. 46.

[5] Ibid., p. 45.

[6] Ibid.

[7] Rapport de la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel, L'Avenir politique et constitutionnel du Québec, Québec, 1990, p. 9.

[8] Rudolph Kalin, « Ethnicity and Citizenship Attitudes in Canada : Analyses of a 1991 national survey », dans J. Laponce et W. Safran, Ethnicity and Citizenship, The Canadian Case, London, Frank Cass, 1996, p. 26-44.

[9] Jeremy Webber, Reimagining Canada. Language, Culture, Community and the Canadian Constitution, Montréal, McGill-Queen's University Press, 1994.

[10] Gouvernement du Québec, Au Québec pour bâtir ensemble. Énoncé de politique en matière d'immigration et d'intégration, Québec, ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles du Québec, 1990.

[11] Azzedoine Marhraoui, Micheline Labelle et Ginette Legault, Stratégies et discours sur les relations ethniques, le racisme et la gestion de la diversité au sein des municipalités de la région métropolitaine de Montréal. Les perceptions des dirigeants d'associations à identité ethnique ou racisé, Université du Québec à Montréal, département de sociologie, Centre de recherche sur les relations interethniques et le racisme, n° 24.

[12] Gouvernement du Québec, ouvr. cité, p. 70.

[13] François Berger, « Les minorités perdent du terrain », La Presse, 18 mars 1995, p. A1 ; François Berger, « Les minorités invisibles dans les milieux de travail », La Presse, 1er octobre 1995, p. B1.

[14] Voir Micheline Labelle et Joseph J. Lévy, ouvr. cité.

[15] Azzedoine Marhraoui, Micheline Labelle et Ginette Legault, ouvr. cité, p. 221.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 6 juillet 2017 9:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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