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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La citoyenneté en question: l’État canadien
face à l’immigration et à la diversité nationale et culturelle
.” (1999)
La citoyenneté en question


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Micheline Labelle et Daniel Salée, “La citoyenneté en question: l’État canadien face à l’immigration et à la diversité nationale et culturelle.” Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 31, no 2, automne 1999, pp. 125-144. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal. [Autorisation accordée par l'auteure le 21 mai 2006 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

LA CITOYENNETÉ EN QUESTION  

Entrevue d'abord, comme c'est souvent le cas, par la lunette légaliste, l'idée de citoyenneté couvre un registre conceptuel assez large qui englobe une panoplie de droits civiques, politiques, sociaux, économiques et culturels. La plupart des sociétés occidentales sont présentement le théâtre de luttes sociales pour l'élargissement de ces droits comme condition fondamentale à la redéfinition de la citoyenneté. Mais, par-delà les discussions autour des droits et des obligations de la citoyenneté, celle-ci renvoie au sentiment d'appartenance que ressentent les individus à l'égard de la communauté politique à l'intérieur de laquelle ils évoluent. La citoyenneté s'articule généralement à une identité nationale particulière et à un substrat territorial historique qui spécifient les paramètres d'appartenance des individus. Elle renvoie à une culture nationale, elle-même alimentée par la mémoire qu'ont de l'expérience socio-politique passée les membres de la communauté politique (Turner, 1997). Bref, la notion de citoyenneté connote généralement une certaine idée du vivre ensemble. 

Dans le modèle libéral classique, l'appartenance politique et sociale à l'État-nation doit être égalitaire (personne ne devrait être un citoyen de seconde classe), sacrée (les citoyens doivent être prêts à poser des gestes suprêmes pour l'État), nationale (ancrée dans une communauté), démocratique (la participation doit être ouverte et liée à la résidence), unique (chaque personne doit appartenir à un seul État) et socialement conséquente (avoir des privilèges et des obligations). Dans ce modèle, la double ou multiple citoyenneté est hautement indésirable (Brubaker, 1989, p. 6). 

Cette conception classique de la citoyenneté a été fortement ébranlée au cours des deux dernières décennies. Interpellés par le découplage croissant de leurs frontières culturelles et de leurs frontières politiques, la presque totalité des pays occidentaux ont commencé à se demander si leur souveraineté nationale n'était pas en train de se dévaluer. Analystes et théoriciens ont invoqué diverses raisons pour expliquer la fragmentation politique appréhendée. Le nouvel ordre international issu du réaménagement géopolitique ayant suivi la chute des régimes communistes et l'importance croissante de blocs d'échanges régionaux (I'Alena et la Communauté européenne économique par exemple) ont suscité une grande inquiétude quant à la capacité de régulation économique et politique des États souverains (Simmons, 1996). Certains mettent l'accent sur les changements apportés par la mondialisation des échanges marchands et les réactions contradictoires qu'elle a entraînés au plan culturel (Robertson, 1992), d'autres insistent sur l'attraction des discours postcoloniaux (Bhabha, 1994), d'autres encore parlent d'effets d'entraînement des flux migratoires sur la configuration socioculturelle de sociétés jadis perçues comme homogènes (Brubaker, 1992), d'autres enfin voient dans la fragmentation politique une conséquence naturelle de l'élargissement de la sphère démocratique qu'ont connu nos sociétés au cours du XXe siècle (Lipovetsky, 1983 ; Mouffe, 1994). A cet égard, le discours des droits humains, encouragé par les organisations internationales, a influencé la mobilisation politique transnationale de catégories de population vulnérables (travailleurs immigrés, étrangers, réfugiés, minorités nationales) (Soysal, 1994), alors que la promotion de la diversité et du multiculturalisme va de pair avec l'émergence de débats autour des droits culturels (Martiniello, 1997). Comme l'écrit Balibar, l'internationalisation propre aux deux dernières décennies s'est accompagnée d'une multiplication des sujets politiques (Balibar, 1992). 

Sans entrer ici dans une discussion du mérite explicatif de tous ces facteurs, on peut sans doute penser que le procès de restructuration qui semble présentement en cours dans les sociétés occidentales participe d'une combinaison de toutes ces raisons et varie selon les contextes. Par ailleurs, un certain « déterminisme technologique » de la pensée a fait croire que, devant la fluidité et l'hybridité des réseaux de communication, la citoyenneté, définie en rapport à une nation ou un peuple vivant sur un territoire déterminé, apparaissait étriquée et dépassée : une citoyenneté universelle ou transnationale serait mieux indiquée. 

Les sociétés occidentales cherchent donc des avenues institutionnelles et des modalités politiques destinées à revaloriser leur citoyenneté (Pickus, 1997 ; Schuck, 1996 ; Weil, 1997 ; SOPEMI, 1995). Cette revalorisation est de plus en plus instrumentalisée, entre autres, à travers des politiques qui octroient une place prépondérante aux mécanismes de gestion et de contrôle de l'immigration régulière et irrégulière, des permis de travail temporaire, des demandeurs d'asile et des réfugiés (Freeman, 1994 ; Hollifield, 1997 ; Simmons, 1997 ; Weil, 1998) de même qu'à travers des politiques d'intégration qui tendent à s'articuler à un nouveau discours sur la citoyenneté. Elles s'inscrivent dans un contexte sociopolitique caractérisé par l'extension d'« un discours moralisateur. articulé sur l'idée d'anomie, de perte des valeurs » (Bigot, 1998, p. 13) ou encore d'une « volonté d'une cohésion sociale articulée autour de valeurs fondamentales » occupant le débat public (Costa-Lascoux, 1995). 

C'est ainsi que les pays industrialisés faisant partie de l'OCDE se sont engagés dans un processus complexe portant, d'une part, sur l'implantation de mécanismes de concertation visant l'harmonisation des lois sur l'immigration et, d'autre part, de façon concomitante, sur les modalités d'accès à la citoyenneté. Par conséquent, il apparaît de plus en plus clair que les lois et les politiques structurant l'immigration internationale et l'accès à la citoyenneté sont repensées dans une perspective de complémentarité politique et normative. 

Le débat académique lui-même rend compte de ces mutations. Au début des années 1980, de nouvelles perspectives théoriques émergent et postulent le caractère désirable de la pluriculturalité. Les thèses qui se développent dès lors autour et à propos du multiculturalisme, des mouvements sociaux, de la citoyenneté renvoient à la crise du politique et au sentiment d'appartenance à l'État-nation et insistent sur la participation, les droits, l'« empowerment » des immigrants et des minorités (Schmitter-Heisler, 1992, p. 633). Les études sur le transnationalisme et le post-colonialisme ont subverti le discours de l'appartenance et des identités, offrant aux exclus de l'occidentalocentrisme de nouveaux lieux de parole. En contre-partie on observe un retour des thèses néo-fonctionnalistes et social-conformistes pendant qu'une pléthore d'experts et d'agents discursifs examinent parallèlement les aspects philosophiques, moraux et légaux de la citoyenneté et de l'appartenance et dictent de nouvelles modalités du savoir-être et du vivre ensemble. 

Le Canada n'échappe pas à cette conjoncture de questionnement, aux prises qu'il est avec la nécessité de s'ajuster aux exigences de l'intégration économique dans les Amériques et de jouer son rôle de partenaire et de niche player dans l'économie globale. Mais le Canada est également traversé par des tensions internes qui lui sont propres. [1] Depuis l'échec de l'Accord du Lac Meech jusqu'aux débats actuels sur l'entente de Calgary, en passant par le dernier référendum québécois sur la souveraineté et l'Accord constitutionnel raté de Charlottetown, il est clair que l'État canadien cherche à définir un modus vivendi qui permettrait de redessiner en quelque sorte les contours de l'espace public global à l'intérieur duquel les membres de la communauté politique canadienne doivent évoluer. Sous cette quête qui emprunte souvent la voie juridique, se profile un malaise infiniment plus profond : le Canada ferait face, selon les termes utilisés dans les officines gouvernementales, à un affaiblissement de la cohésion sociale. Aussi, en dépit des déclarations triomphalistes des politiciens et des experts qui les soutiennent selon lesquelles le Canada est « le meilleur pays du monde », l'État s'affaire à trouver les moyens d'endiguer une situation potentielle de crise ou de fracture que personne n'ose plus nier. Dans un document de recherche stratégique récent émanant du Bureau du Conseil privé [2], on admet : 

Les valeurs et la culture sont au cœur de l'identité de la nation. Sans ce « ciment », un pays perd de sa cohésion et il peut être alors plus difficile d'atteindre les autres buts sociaux. Aujourd'hui, au moment où nous approchons du XXIe siècle, nos buts communs sont affaiblis par un certain nombre de tendances, dont certaines peuvent être contenues par le gouvernement fédéral tandis que d'autres échappent à sa compétence. Nos recherches montrent que ces tendances, si elles ne sont pas reconnues et jugulées au cours des prochaines années, pourraient fragmenter et polariser notre société, exercer des pressions sur les personnes et sur les collectivités, puis miner le consensus qui a fondé la cohésion sociale pendant la plus grande partie du siècle qui vient de s'écouler (Canada, 1996, p. 330). 

Bref, on se rend bien compte que le Canada n'est plus ce qu'il était ; que les présupposés sociétaux conventionnels n'ont plus les mêmes effets structurants ; que la segmentation économique et sociale pose de plus en plus problème et que les hiérarchies réelles et symboliques qui départagent les individus s'avèrent de moins en moins acceptables et surtout de moins en moins acceptées. Forts d'avancées notables dans la sphère démocratique - grâce à la constitutionnalisation de la Charte des droits et libertés notamment -, certains groupes minoritaires victimes de discrimination évaluent leur position relative sur l'échiquier du pouvoir social et réclament une meilleure prise en compte de leurs revendications propres. Ainsi, certains dénonceront l'égalitarisme formel du système politico-économique et la tendance à uniformiser le statut des individus, pratiques, affirment-ils, qui ne font que renforcer l'hégémonie sociale des groupes dominants sous des dehors prétendument universalistes ; d'autres clameront que la présentation du Canada comme une nation civique et unitaire équivaut à un déni du caractère multinational de la société canadienne ; d'autres encore exigeront un traitement spécial en compensation d'injustices passées et d'inégalités systémiques actuelles (Cairns, 1988, 1993). Ces positions sont au cœur des discours portés par le mouvement souverainiste québécois, le nationalisme autochtone, les organisations féministes et anti-racistes. Chacun à sa manière se réclame d'ancrages identitaires, politiques ou sociaux qui s'inscrivent en faux contre plusieurs aspects du corpus politique, légal et institutionnel défendu par l'État canadien. 

En revanche, certains se plaindront que l'État fait preuve de trop de laxisme à l'égard de ces revendications, que la diversité socio-démographique et le pluralisme idéologique nuisent à la stabilité et à l'unité du pays, ou que les valeurs fondamentales qui ont historiquement présidé à la formation du pays sont menacées et qu'il faut redresser le gouvernail (Francis, 1996 ; Gairdner, 1990 ; Gwyn, 1995). 

En fait, le Canada est au centre de controverses animées sur l'ordonnancement de l'espace public, sur la place que les diverses catégories d'individus et de groupes peuvent y prendre et sur le rôle qu'ils peuvent y jouer, ou encore sur l'identité et les valeurs qui devraient animer et unir la communauté politique. À travers ces controverses, ce sont les fondements mêmes de la citoyenneté qui sont en cause. Dans la mesure où les anciennes certitudes prêtent au doute, des interrogations que l'on croyait résolues depuis longtemps refont désormais surface dans le débat public : Qui peut se considérer d'emblée et à bon droit partie prenante de la Cité ? À quel traitement le citoyen peut-il raisonnablement s'attendre de la part de ceux et celles avec qui il partage l'espace public ? Quels droits la citoyenneté confère-t-elle et, à l'inverse, quelles obligations suppose-t-elle ? À qui doit-on réserver le « privilège » de la citoyenneté ? Comment vivre ensemble selon des paramètres communs, par-delà des différences qui opposent et divisent ? [3] Crise de la cohésion sociale, diront certains ; crise, aussi, de la citoyenneté. Les tentatives actuelles de rétablissement de la cohésion sociale au Canada participent en quelque sorte d'interrogations sur les paramètres fondamentaux de la citoyenneté. Les réflexions qui ont présentement cours touchent aux dimensions les plus diverses de la dynamique sociale : disparité croissante des revenus, pauvreté, coûts sociaux de l'État-providence, union sociale, citoyenneté participative, etc. Cependant, pour les fins du présent article, nous nous limitons à l'analyse d'une dimension qui a mobilisé une large part du discours public sur la question de la citoyenneté au Canada : l'immigration et la gestion de la diversité culturelle et nationale. En effet, si l'on reconnaît généralement que la diversité est un des traits positifs de la société canadienne, on réalise qu'elle n'est pas sans poser problème lorsqu'il s'agit de constituer une identité et un système de valeurs communs. Le document du Bureau du Conseil privé cité plus haut note, non sans inquiétude, l'absence ou la fragilité de symboles nationaux qui fassent consensus, de même que le nombre limité de points communs qui pourraient rallier tous les Canadiens. La multiplicité des référents identitaires des Canadiens représente de toute évidence un obstacle avec lequel il faut savoir composer. « La réussite du Canada au cours du prochain millénaire, concède-t-on, est dans une large mesure fonction de son aptitude à cultiver à long terme, un ensemble de valeurs et de symboles communs » (Canada, 1996, p. 331). 

Si tant est qu'il s'agisse là de la clé de la réussite, reste à savoir comment on entend s'y prendre. Depuis quelques années, le gouvernement canadien s'emploie à reconfigurer et à solidifier les fondements du sentiment d'appartenance à la communauté politique canadienne. Les initiatives liées à cette démarche proviennent le plus souvent de Patrimoine canadien et de Citoyenneté et Immigration Canada, deux ministères fédéraux qui ont pour missions générales et complémentaires d'encourager la production d'idéaux, de symboles et de buts communs et de favoriser l'intégration des immigrants au système de valeurs et de citoyenneté canadien. Leur démarche s'est appuyée sur l'utilisation abondante d'agents et de supports discursifs (colloques d'experts, consultations, rapports, etc.). Il est évident que depuis l'échec de l'Accord du Lac Meech et surtout, depuis le référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec, ces initiatives se veulent souvent une réponse à la menace bien réelle que présente le mouvement souverainiste québécois à l'intégrité de la société et de l'État canadiens, mais elles amènent du même coup le gouvernement canadien a préciser ses positions quant aux paramètres et normes de vie collective qu'il entend privilégier, voire imposer, et donc, quant aux modalités de gestion de la diversité constitutive de la société canadienne. 

Ce texte s'attache à mettre en perspective les tentatives de redéfinition de la citoyenneté qui émaillent depuis quelque temps le discours et les pratiques de l'État canadien. L'exercice a pour but principal de faire la lumière sur certains des enjeux actuels de la citoyenneté au Canada. Notre démarche repose sur un examen de trois thèmes qui semblent ressortir de la rhétorique et des pratiques élaborées par l'État canadien, au cours des années 1990 : 1. l'interface multiculturalisme/ citoyenneté ; 2. le contrôle accru et concerté en matière d'immigration et d'accueil des réfugiés ; 3. la citoyenneté responsable et la responsabilité individuelle.


[1]     Selon la Fondation canadienne pour les Amériques, le Canada est dans une position de vulnérabilité, à la fin des années 1980, compte-tenu des facteurs suivants : dépendance du commerce et de la technologie dans des domaines-clés, pressions internes à la décentralisation, confrontations liées aux trois cultures nationales fondatrices, endettement, restructuration causée par l'internationalisation de la production et le libre-échange bilatéral, etc. Des dossiers tels que l'immigration, l'investissement étranger, le libre-échange, les conflits régionaux ont suscité des tensions internes (Focal, 1994, p. 6).

[2]     Le Bureau du Conseil privé, principale agence centrale de l'État canadien, a mis sur pied en juillet 1996 un comité de recherche stratégique dans le cadre du projet Canada 2005. Le comité a pour « but d'étudier le contexte dans lequel devront, dans une perspective à moyen terme, être définies les politiques et [d']entamer le processus de planification de la prochaine décennie » (Canada, 1996, p. 2).

[3]     Au Canada, certains estiment que la question du Québec a initialement déclenché ces interrogations, mais il est clair aujourd'hui que la menace actuelle d'affaiblissement de l'unité nationale ne participe pas seulement de celle-ci. Les problèmes d'unité qui se sont faits jour à travers les multiples réflexions et consultations publiques qui, depuis Meech, ont porté sur le sens et le contenu à donner à la communauté politique canadienne, débordent largement la seule question du Québec. Voir Rocher et Salée, 1993.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 7 février 2007 19:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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