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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Micheline Labelle, “À propos de la reconnaissance de la diversité dans l'espace national québécois. Exclusion ou incorporation segmentée ?Montréal : UQÀM, Centre de recherche sur l’immigration, l’ethnicité et la citoyenneté, mars 2003, 28 pp. [Autorisation de l'auteure accordée le 13 novembre 2015 de diffuser le texte de cet article en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Micheline Labelle

sociologue, professeure, Département de sociologie
Centre de recherche sur l'immigration, l'ethnicité et la citoyenneté, UQAM

À propos de la reconnaissance de la diversité
dans l'espace national québécois.
Exclusion ou incorporation segmentée ?

Montréal : UQÀM, Centre de recherche sur l’immigration, l’ethnicité et la citoyenneté, mars 2003, 28 pp.

Introduction

1. Un contexte international marqué par les idéologies du néo-modernisme et de la sécurité

Changement de paradigme et globalisation néolibérale
Les effets de la globalisation néolibérale
Le régime des droits de l'homme et la logique du tout sécuritaire

2. Faut-il penser exclusion ou incorporation segmentée de la diversité ?

L'espace économique, social et politique minoritaire
L'espace minoritaire comme site-spectacle
L'espace minoritaire comme site contre-idéologique

3. La difficile prise en compte de la diversité dans les visions de la nation québécoise

Réarticuler le rapport justice sociale et diversité ou reconnaissance identitaire
Débusquer et démystifier un culturalisme réducteur
La reconnaissance politique et symbolique de la diversité dans la sphère publique
Une politique de la mémoire

Références bibliographiques

Ce texte s'inspire d'une conférence prononcée dans le cadre d'une table ronde sur « L'inachèvement de la justice », organisée par la Chaire UNESCO des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, UQAM, 28 novembre 2002. Le texte sera publié dans un ouvrage collectif : Petites sociétés et minorités nationales : enjeux politiques et perspectives comparées, Ottawa, Centre de recherche sur la citoyenneté et les minorités, 2003, sous presse.


INTRODUCTION

Un constat s'impose. Dissociée de la question sociale, l'analyse de la reconnaissance identitaire ou de la prise en compte de la diversité (sexuelle, nationale, ethnoculturelle) subit de plus en plus l'emprise d'un certain déterminisme culturel. On observe, depuis une décennie en particulier, l'hégémonie d'un certain discours sur la primauté des valeurs et la réhabilitation du normatif dans l'ordre de l'analyse et de l'explication des faits sociaux relevant du caractère pluriel des sociétés occidentales.

Les enjeux analytiques et politiques d'un tel dérapage sont considérables pour les nations dominantes (la France, les États-Unis, etc.) ou les petites nations. Considéré à partir de son appartenance à la fédération canadienne, le Québec (le peuple québécois) aspire à la justice sociale et à la reconnaissance. À titre de société globale et de communauté politique, le Québec est amené à son tour à composer avec les contradictions induites par diverses expériences historiques et diverses mémoires sur son territoire. La quête de reconnaissance n'est pas le seul fait des Québécois d'origine canadienne française. Dès lors, l'enjeu est d'interpréter, en termes autres que strictement culturels, les contradictions politiques et idéologiques qui traversent, et la majorité, et les [2] groupes considérés comme minoritaires (ce terme évoquant plus d'une ambiguïté), quant à un projet de fondation politique.

Cet article propose une réflexion générale sur le thème de la reconnaissance identitaire, sur les pièges et les enjeux que contient ce thème, et s'attarde à l'expérience de certains groupes « minorités » ou à la production des différences.

Louis Worth définissait la minorité comme un groupe de gens, qui, à cause de leurs caractères physiques ou culturels, sont séparés des autres dans la société dans laquelle ils vivent par un traitement différent et inégal, et qui, en conséquence, se considèrent eux-mêmes comme objet de discrimination collective, le statut de minorité faisant obstacle à la participation collective.

Le concept est donc sociologique et politique. Une majorité démographique peut être une minorité sociologique (les Canadiens français au Québec, avant les années 1960, les Afro-Américains dans le Sud des États-Unis, les Bantous subissant l'apartheid sud-africain. Les minorités sociologiques peuvent être définies à partir de critères objectifs (langue, religion, culture, phénotype, citoyenneté, etc.) et subjectifs (sentiment d'appartenance, identité, histoire, mémoire, idéologie du retour, etc.). Et surtout, elles ont fait l'expérience historique de l'oppression ou de la discrimination au sein d'États et de sociétés, et en subissent les contrecoups systémiques (les minorités historiques -les Acadiens, les Cajuns, les Juifs, etc.), ou en font l'expérience contemporaine (minorités nouvellement constituées -la diaspora kurde, musulmane). [1]

Deux conditions sont susceptibles d'enclencher un processus d'affirmation collective. Une situation  de domination, de discrimination, de stigmatisation sociale et/ou [3] juridique dans une société donnée ne suffit pas. Il faut qu'il y ait de plus un principe positif à partir duquel l'acteur s'affirme, se représente comme un être capable d'apporter quelque chose de constructif, de culturellement valable. L'identité est alors une ressource, non un stigmate (Wieviorka, 2000, p. 123). Le sentiment d'une discrimination absolue et relative (à l'instar des critères définissant la privation ou la pauvreté absolue et relative) est donc fondamental dans le processus de construction minoritaire. D'où, certains auteurs incluent les femmes comme minorité sociologique (Lajoie, 2002). On notera qu'une minorité peut changer de position, cesser d'être minorité, en terme de rapports sociaux, et dominer à rebours.

Dans un premier temps, je situerai la problématique et la conjoncture dans lesquelles se pose la question de l'analyse de la reconnaissance. Une deuxième partie propose une réflexion sur l'incorporation segmentée des minorités (par opposition à la rhétorique pléthorique de l'exclusion) dans divers sites ou espaces sociaux. Et je relierai, dans une dernière section, les axes et les enjeux analytiques et politiques du traitement de la justice sociale et des revendications identitaires, en insistant sur le projet politico-identitaire québécois [2].

1. Un contexte international marqué
par les idéologies du néomodernisme
et de la sécurité


Changement de paradigme
et globalisation néolibérale


La théorie sociale a toujours vécu les tensions que suscite l'interprétation de la différence ou de la diversité. Il fut un temps où, sous l'influence de la théorie sociale [4] radicale (néomarxiste, historico-structuraliste, etc.) associée à la pensée de gauche, penser la diversité se faisait en relation avec l'histoire et les modes différenciés d'incorporation dans les structures économiques des sociétés capitalistes. Ceci supposait des débats difficiles sur l'analyse de ces structures d'une part, et sur la définition, l'articulation et l'autonomie des catégories de classe, de sexe, d'appartenance et d'identité (nationale, ethnoculturelle, religieuse, racisée, etc.).

Les théories sociologiques de la citoyenneté, des mouvements sociaux et du « postmodernisme », qui ont émergé à la fin des années 1970 et au cours des années 1980, se sont déplacées vers le champ politique. Elles reposaient sur un modèle implicite de reconnaissance de la diversité, mais elles partageaient un point en commun : les minorités sociologiques devaient agir dans le champ politique, afin de sortir de leur position dans des espaces économiques et sociaux subalternes. On approchait la diversité en mettant l'accent sur l'accès aux droits, l'exercice des droits, l’empowerment (Schmitter Heisler, 1992), ou encore on produisait de nouveaux modèles alternatifs de la culture (Alexander, 1995, p.23). Dans cette optique, les tenants des idéologies postmodernes et des cultural studies ont constitué les héritiers, bien que déçus, de la théorie sociale radicale (idem, p.24).

Mais advint, parallèlement, le triomphe d'une « droite mondiale revitalisée » (Wallerstein, 1999), une logique de gestion de l'insécurité, et le retour de thèmes oubliés. Selon Alexander : « The left lost, the right won and won big. By 1980, it had become triumphant and began to initiate far-reaching changes in Western societies » (p.30) : défaite du communisme, expansion militaire américaine, nouvelle vigueur du marché capitaliste et de la démocratie formelle, privatisations et politiques de droite, remontée du conservatisme social.

[5]

Les effets de la globalisation néolibérale

Certains proposent une vision optimiste de la mondialisation/globalisation, lorsqu'ils célèbrent un projet cosmopolite, un accroissement des interactions culturelles, un partage des problèmes de la planète, une interdépendance propre à la société des réseaux, une réflexivité multiculturelle, un élargissement identitaire, etc. (Cohen et Kennedy, 2000).

D'autres voient dans la globalisation un projet néolibéral, fondé sur un régime institutionnalisé et dominant de commercialisation globalisée ou de libéralisation des marchés (Boyer, 2000 ; Lamarche, 2002), qui a entraîné des conséquences néfastes pour les pays du Sud et pour les catégories sociales les plus vulnérables dans les sociétés occidentales (Castles et Davidson, 2000). L'accroissement des inégalités, les écarts socioéconomiques entre les pays et au sein des pays, les discriminations systémiques, la violation des droits sociaux ont accompagné cette dernière séquence.

Ces changements sociaux et idéologiques ont créé les conditions pour que soit dévalué le narratif postmoderniste au cours de la dernière décennie, narratif qui insistait sur le caractère romantique de la différence et de la diversité et correspondait à l'air du temps, et pour que le thème de la cohésion sociale et du vivre ensemble reprennent de la saillance et de la légitimité.

Selon Jeffrey Alexander, l'idée d'universalisme (cet innommé) [3] est redevenue la source de la théorie sociale. Les notions de bien commun, de convergence, de [6] commonality, de société civile ont refait surface : « Contemporary societies either possess, or must aspire to, not only an économie market but a distinctive political zone, an institutional field of universal if contested domain. It provides a common empirical point of référence, which implies a familiar coding of citizen and enemy, and allows history to be narrated, once again, in a teleological manner that gives the drama of democracy full force » (Alexander, 1995, p.35).

Ce nouveau codage du citoyen et de l'ennemi s'appuie sur un mode binaire de catégorisation des groupes sociaux en lutte et de leurs objectifs : axe du bien/axe du mal, moderne/tribal, universaliste/particulariste, etc. Ces dichotomies et d'autres (comme le retour des thèmes de la civilisation et du féodalisme) ont essaimé dans le monde universitaire pour appréhender l'Après 11 septembre 2001.

Quoiqu'en dise Gilles Lipovetsky sur la pluralité de morales et la démultiplication des systèmes de valeurs qui auraient cours dans nos sociétés, la « réhabilitation du référentiel éthique dans nos sociétés » (Lipovetsky, 2002, p.42 et 47) confond de plus en plus ceux qui menacent ou portent atteinte à l'ordre et à la cohésion sociale établis. D'où l'envahissement de la notion de cohésion sociale qu'on « revampe » dans les ministères et les universités, alors qu'elle avait disparu à l'ère de la théorie sociale radicale.

Avec ce bagage, la tentation de la linéarité et les dangers de l'amnésie théorique sont forts (Alexander, 1995, p.42). En effet, on sent l'influence d'un schéma néo-évolutionniste de la compatibilité culturelle sous-jacent à maints discours sur les sociétés et les groupes sociaux. Les valeurs sont multiples (le relativisme culturel) certes, mais sont-elles compatibles, surtout quand elles proviennent de sociétés catégorisées comme pré-modernes ou foncièrement communautaires ? Longtemps demeurées dans l'ombre, objet de [7] mobilisation face à l'État, les demandes d'accommodement raisonnable touchant les minorités religieuses, les demandes de présence dans les institutions publiques, les revendications des peuples aborigènes, les demandes de réparation envers diverses minorités sociologiques, ont été tranquillement appropriées par les réseaux dominants de la pensée académique dans le champ des sciences humaines, interrogées et scrutées, pour finalement être rappelées à l'ordre, sous le couvert du bien commun ou du « vivre ensemble ».

En témoignent les questionnements embarrassés de l'œuvre récente de Dominique Schnapper qui, sous prétexte d'intérêt commun, dénonce les pièges de la démocratie providentielle et les excès de la demande sociale (Schnapper, 2002).

On ne s'étonnera pas, en effet, que face à la multiplication des mouvements sociaux (ou des « ayants droit »), souvent isolés, étanches et hiérarchisés, on se soit inquiété. Par contre, on devra interroger le rôle et le succès de certains philosophes qui, au cours de cette décennie, ont exercé un véritable leadership au sein de la classe intellectuelle et politique (en matière de multiculturalisme, de nationalisme, d'égalité, d'identité, de droits, etc.), pendant que sociologues et politologues, autrefois plus audacieux, se tenaient cois, du moins sur la scène universitaire et publique québécoise.

Le régime des droits de l'homme
et la logique du tout sécuritaire


Autre élément de contexte dont il faut tenir compte : l'institutionnalisation du régime des droits de l'homme. Instauré après 1945, suite aux atrocités de la Seconde guerre mondiale, il a servi à fonder de nombreuses revendications qui visaient l'égalité, la dignité de l'expérience humaine, la justice sociale et la reconnaissance identitaire.

Des thèses différentes s'affrontent ici, comme dans le cas des effets de la mondialisation. Pour certains, la logique des droits de l'homme a contribué à élargir les [8] conceptions de la citoyenneté et de la démocratie. D'autres sont plus critiques. Dans La démocratie inachevée, Marcel Gauchet soutient que les droits de l'homme sont devenus « la norme organisatrice de la conscience collective et l'étalon de l'action politique », de même qu'ils servent de « substituts du discours politique disqualifié » (Gauchet, 2002, p. 330).

En effet, des aspects contradictoires caractérisent le régime des droits de l'homme (désignés droits de la personne, dans le contexte canadien). D'une part, cette idéologie fonde les revendications légitimes de nouveaux mouvements sociaux, a contribué à la mondialisation du droit et du pluralisme juridique, suscite des coalitions élargies. D'autre part, elle s'accompagne des phénomènes suivants : tendance à appréhender les groupes de manière essentialiste, prolifération parallèle (sinon contradictoire) des demandes sociales, nouveaux rapports de force autour d'intérêts divergents, hiérarchisation des ONG et groupes militants, impact limité des textes normatifs internationaux, effritement du politique (Lochak, 2000), « saisissante désintellectualisation du fonctionnement social » (Gauchet, op. cit, p. 368).

La nouvelle critique sociale est ponctuelle, décentralisée, méfiante à l'égard de toute globalisation des luttes, elles est associative dans ses modes d'organisation plutôt que « partidaire » [4]. En revanche, elle ne saurait être trop radicale, soutient Gauchet, et ne donne pas de quoi penser un authentique gouvernement de la collectivité par elle-même.

Il existe également des contradictions entre la marge de manœuvre réduite de l'État Providence qui subit les pressions de l'idéologie néolibérale ambiante et les revendications enrichies par la mobilisation transnationale.

[9]

Enfin, de nouveaux défis provoquent la remise en question du rôle de la gouvernance : un « climat national sur la sécurité en perpétuel changement » (prolifération d'armes biologiques, espionnage économique, terrorisme), « nouvelles menaces à la sécurité de la population » (immigration hors contrôle, dégradation de l'environnement, etc.), nécessité d'un « nouveau paradigme horizontal et coopératif » (entre secteurs privé et public, entre provinces, entre États et ONG, entre États, etc.) (Canada, 1999).

Le contexte international, répercuté au niveau canadien, entraîne un renforcement de la « frontière », comme lieu symbolique de démarcation entre Soi et l'Autre, dans une dynamique générale de sécurisation de l'espace public. Cette logique sécuritaire, à l'œuvre au cours de la dernière décennie, a été renforcée, suite aux événements du 11 septembre 2001. Des minorités sont ciblées dans la perspective du racial profiling. Ou encore, des conflits sociaux internationaux ou locaux sont réduits à leur dimension culturelle. Comme l'a démontré Gérard Noiriel, à chaque période de grande crise dans l'histoire du I9eme et du 20eme siècles, le racisme lève la tête : nouvelles manifestations, nouvelles articulations des logiques du racisme, parallèlement à la montée des droites et à la radicalisation des mouvements conservateurs, intégristes, xénophobes et néofascistes. Le racisme institutionnel associe législations d'exception et diffusion d'idéologies discriminatoires (Balibar, 1998). Le discours néoraciste fait ressurgir les thèmes clés du parasitisme et de l'incompatibilité civique, morale et culturelle des peuples.

C'est dans ce contexte international, à grands traits brossés, que se pose la question des minorités sociologiques, de leur posture, de leurs revendications et des enjeux de la reconnaissance.

[10]

2. Faut-il penser exclusion
ou incorporation segmentée de la diversité ?


Peut-on vraiment parler d'exclusion des groupes historiquement vulnérables, des peuples autochtones, des minorités nationales, des minorités religieuses ou racisées ? Ce concept satisfait-il ? Le Québec est-il exclu dans l'espace national canadien ? Les peuples autochtones sont-ils exclus dans l'espace canadien et québécois ? Les minorités victimes du racisme sont-elles exclues dans l'espace québécois ? Exclusion par rapport à quoi et à qui ?

Pour ma part, je propose l'idée d'incorporation différentielle et inégalitaire dans des espaces sociaux segmentés des « centres ». L'idée n'est pas neuve. Présente chez les théoriciens marxistes du colonialisme interne (Stokely Carmichael), elle est reprise par les théoriciens des post colonial studies dont l'objet porte sur les minorités et les espaces qu'ils qualifient de « subalternes » (Laguerre, 1999), désignation qui ne fait pas l'unanimité dans les milieux académiques.

Dans l'espace international, national ou local, les peuples, les groupes « minorisés » et ciblés occupent des places particulières, ce que le sociologue Michel Laguerre a désigné comme « l'espace du minoritaire ». Même les « sans papiers » et les immigrés sont incorporés d'une certaine manière, une fois les frontières traversées. L'histoire, les politiques publiques, la division capitaliste du travail, le racisme, le sexisme, l'intersectorialité des discriminations [5] ont joué un rôle structurel dans cette distribution des places. La globalisation est en train de dissoudre et de démultiplier la [11] polarité centre et périphérie qui a structuré pendant quatre siècles l'espace mondial. Des phénomènes jadis observés dans la périphérie se manifestent dans le centre même : chômage de masse, précarité de l'emploi, force armée dans l'espace civil (Balibar, 1998, p. 32).

L'espace économique, social et politique minoritaire

Pensons à l'espace social et politique des réserves et des petites communautés autochtones dispersées du Canada et du Québec. Autrefois essentielles à l'économie de traite, ces communautés connaissent aujourd'hui le développement inégal, une surreprésentation dans les taux de chômage endémique, de suicide et d'incarcération.

Le racisme sévit dès que se profile la perspective de changements structurels, comme en témoignent les réactions suscitées par l'Accord définitif Nisga'a en Colombie britannique ou le projet d'Entente entre le gouvernement du Québec et les Innus-Montagnais du Saguenay Lac St-Jean et de la Côte Nord. Ce dernier projet couvre l'ensemble des questions liées à la cohabitation des Innus et des Québécois sur les territoires touchés : droits ancestraux, territoire, autonomie gouvernementale, mesures de développement, règlement des différends.

Des comités et associations (dont une « Association de défense des droits des Blancs ») reprennent le discours raciologique et mettent en balance les droits de la « race blanche » et ceux de la « race rouge », au nom du principe d'égalité. Les médias diffusent et reproduisent sans vergogne le langage de la « race » (Poisson, 2002).

Pensons à l'espace urbain. Certains théorisent la ville comme un site privilégié de contacts où s'atténuent les frontières ; un site de mobilité où experts, entrepreneurs [12] immigrants, messagers de la mondialisation, importent de nouveaux styles de vie, contribuent à la fusion des horizons et des corps.

Mais la ville n'est pas pour tous cet espace idyllique de « créolité » à échange égal et de cosmopolitisme. Racisme et sexisme y perdurent, idéologies qui font partie de l'héritage et de la géoculture du système monde et se fondent sur un universalisme abstrait d'égalité qui en a camouflé l'occidentalisation forcée (Wallerstein, 1990 ; Balibar, 1997). Pour ne retenir que les manifestations du racisme :

a) Les préjugés, les épithètes blessent et fonctionnent à la généralisation, à l'essentialisation, à l'infériorisation. Certains se font encore traiter de « bougalou », de nigger, de « chocolat », d' « hostie de négresse », etc. (Labelle, Salée, Frenette, 2001 ; Labelle, 2001), de « jaune », de « sauvages » sous divers modes. Un nom arabe suffit à faire rejeter un curriculum vitae. L'étiquette de « races » et d' « ethnies » du langage populaire connote péjorativement.

b) La discrimination systémique impose à la minorité (racisée le plus souvent) un traitement différencié et une participation dans divers domaines de la vie sociale sur un mode qui l'infériorise et entrave la mobilité sociale. La discrimination suppose une incorporation/périphérisation ou un enfermement dans des créneaux économiques (niches du marché secondaire ou de l'économie informelle, légale ou clandestine, où se recrute la main d'œuvre précaire et à bon marché), phénomène du plafonnement dans d'autres segments plus favorisés du marché du travail. La discrimination systémique entraîne la même périphérisation dans les institutions publiques, les médias, le système politique. Ici, il n'y a pas exclusion, mais présence structurellement nécessaire, réservée, dans la hiérarchie des situations et des positions sociales, ou encore, soumise à la répression [13] (brutalité policière, contrôle abusif des étrangers, incarcération abusive, etc.). Par contre, il y a lieu de parler d'exclusion lorsqu'il s'agit de politiques d'immigration et de citoyenneté (la préférence nationale) associées à des mesures sécuritaires discriminatoires.

c) La ségrégation résidentielle
La concentration des lieux de travail, la discrimination dans le logement, les politiques étatiques (comme la ségrégation légale, la construction de foyers pour immigrés, la création de réserves) expliquent des espaces géographiques ségrégués : quartiers de couleur, quartiers arabes, zones autochtones, etc.

d) La violence
La violence sur les corps et les âmes est inhérente à la condition minoritaire : violence verbale, intimidations, harcèlement, viol, lynchages, croix de feu, ratonnades, tortures.



L'espace minoritaire comme site-spectacle

Paradoxalement, avec le temps, l'enclave, le ghetto, le quartier ethnique, la réserve deviennent une attraction pour touristes, un atout du multiculturalisme marchand ou du multiculturalisme soft (pêche, chasse, cuisine ethnique, musique du monde, métissage factice d'une nuit ou d'un jour).

Dans le site-spectacle du minoritaire, le corps est représenté et construit : celui de l'« Indien » dans la publicité de Lise Watier, celui de Oussama Ben Laden/Arabe sur son âne, celui de la publicité du film québécois Le Nèg. Comme en témoigna un jour Frantz Fanon, dans Peaux noires, masques blancs : « J'allais à l'autre...Mon corps me revenait étalé, disjoint, rétamé, tout endeuillé.... », sous le regard de l'autre.

[14]

Citons Roméo Diom Saganash, du Grand Conseil des Cris, qui écrit, lors d'un discours présentant la Paix des Braves, signée de nation à nation, en février 2002 :

In order to survive, we need the space to invent and reinvent ourselves. The image of aboriginal peoples as walking museum pieces has been a source of empowerment for us as millions Worldwide share this romantic view. However, to survive we need durable rights and the space to adapt to the changing world. We need to be proud of our new identities and to be recognized as decision makers.  As peoples we must stop mourning a past that is unrealistically represented in stereotypical images of man in tune with nature and with God. Whose image is this ? It is certainly created by someone who did not live the hundred mile hikes on snowshoes or face the difficulties of hunting in sub-zero weather. Nor is it the vision of someone who experienced the impotence of watching a baby die of illness or the tragedy of starvation. All of these are parts of our past and to some degree our present. We must never forget this, as we choose newpaths towards the future (Saganash, 2002, p. 13).



L'espace minoritaire comme site contre-idéologique

Définies, réduites dans l'amalgame (à titre de « races », « ethnies », « minorités visibles », « Indiens »), les groupes « minorisés » développent divers types de conscience, suite aux processus de catégorisation dont elles sont l'objet. Ce peut être :

  • une conscience raciste ou sexiste à rebours : celle du ressentiment qui inverse l'argumentaire du racisme et du sexisme et le retourne contre l'adversaire : le Blanc, l'Homme ;

  • une conscience nationalitaire : celle qui revendique le droit à l'autonomie gouvernementale ou à l'autodétermination des peuples ;

  • une conscience diasporique et/ou religieuse : nourrie par une idéologie du retour ; ou par le devoir de mémoire et de réparation en vertu de traumatismes historiques ;

  • une conscience civique et pluraliste, au sens profond du terme, où le minoritaire conteste sa place par la politique, la création. Cette posture est celle de la marge (et non de la [15] marginalisation ou de l'exclusion), le site préférentiel pour la production d'une culture de la dissidence et de visions alternatives. Un site de travail sur soi-même accompli par les intellectuels et les créateurs issus des minorités culturelles, racisées, sexuelles. C'est aussi le site des coalitions, où, comme l'exprime le sociologue Michel Laguerre, tous et toutes se regardent, minorités et majorités sociologiques : coalition pour un projet de société qui lierait justice sociale et revendications identitaires.

Ici, une identité de résistance se prolonge en identité projet (quand des acteurs, sur la base de matériaux culturels, construisent une nouvelle identité et redéfinissent leur position dans la société et ce faisant, contribuent à redéfinir l'ensemble de la structure sociale) (Castells, 1999).

Mais quelles seraient les conditions d'un tel projet ?

3. La difficile prise en compte de la diversité
dans les visions de la nation québécoise


Réarticuler le rapport justice sociale
et diversité ou reconnaissance identitaire


Selon Nancy Fraser, l'idée de justice sociale s'est exprimée selon deux voies distinctes : 1) la redistribution des biens et des ressources (la question sociale) ; 2) le respect de la différence ou la reconnaissance identitaire (question identitaire).

Cette dissociation analytique des revendications est improductive et trompeuse. L'injustice subie par certains groupes ou minorités concerne tout autant leur domination économique que leur domination culturelle. Ainsi, l'androcentrisme :

.... l'androcentrisme qui représente la principale forme d'injustice fondée sur l'appartenance de sexe, alimente un cadre normatif qui s'insinue dans l'ensemble du corps social pour glorifier tout ce qui participe du masculin et déprécier tout ce qui participe du féminin... .Institutionnalisé dans le droit, les politiques étatiques et les rapports sociaux, l'androcentrisme est coupable de toutes sortes d'outrages qui vont de la violence physique et sexuelle contre les femmes au déni de l'équité [16] et de droits égaux, en passant par l'avilissement du corps féminin dans l'imaginaire public et les trop nombreuses vexations qui sont le lot de la vie quotidienne… Reconfigurer ou améliorer les seuls mécanismes de redistribution ne saurait suffire à mettre un terme à ces pratiques ; la solution doit venir aussi du côté de la reconnaissance identitaire » (Fraser, 1998, p. 8).

Dissocier ces deux paradigmes est une erreur de perspective. Une injustice sociale porte atteinte à l'identité :

Quelle que soit son apparence objective, une injustice sociale constitue une atteinte aux droits fondamentaux de tout sujet, individuel ou collectif, de jouir d'une répartition équitable des ressources matérielles disponibles et d'être accepté et reconnu socialement dans toute sa singularité (idem, p.9).

Pour Fraser, redistribution et reconnaissance identitaire exigent tous deux une attention simultanée et des arrangements institutionnels conséquents, exigence qui s'est exprimée et s'exprime depuis plus d'une décennie dans de nombreuses revendications relatives à la gestion de la diversité dans la communauté politique québécoise, qu'elles émanent des groupes de femmes ou des minorités racisées, ou des peuples autochtones.

En clair, il s'agit ici de mode de gouvernance (mesures sociales, imputabilité dans la gestion de la diversité, parti pris en faveur de la non neutralité de l'État), mais aussi de remise en question en profondeur des structures économiques qu'induit la globalisation néolibérale, d'une reprise du débat sur les rapports entre la culture et la structure sociale.

Il est vrai, comme l'affirme Marcel Gauchet, que dans la conjoncture actuelle « la tradition est intenable, le progrès insaisissable, la révolution improbable », et que la justice sociale « perd son support opératoire, à défaut d'une claire identification des classes » (Gauchet, 2002, p.348). Il est vrai que la question de la redistribution exige davantage qu'« une juste balance entre groupes sociaux », ou qu'une « pragmatique réparation des injustices », d'où la difficulté, analytique et politique.

[17]

Pour ce faire, il faut adopter une certaine posture qui consiste à imaginer la condition minoritaire. En témoigne Castoriadis à propos de l'Autre qui est hors frontières : « Il existe certaines conditions qui permettent de comprendre une société étrangère, ce qui laisse supposer quelque universalité potentielle de tout ce qui est humain pour les humains. La racine de cette universalité n'est pas la rationalité mais l'imagination créatrice. Se mettre à la place d'autrui, comprendre par l'imagination ce que la raison n'admet pas de comprendre » (cité dans Mongin, 1995, p. 102).

Débusquer et démystifier un culturalisme réducteur

La culture est historiquement un apport de l'anthropologie culturelle, un terrain de lutte dans le champ scientifique contre la pensée social-darwiniste et assimilationniste qui a dominé les débuts de la sociologie en Amérique du Nord.

Or, depuis la fin de la guerre froide, le culturalisme est de retour. Ainsi, Samuel Huntington défend une thèse selon laquelle le monde entre dans une nouvelle phase : le déclin de l'État nation et le retour du globalisme et du tribalisme. Son hypothèse est que la première source de conflit dans le monde sera culturelle et que l'on assistera au choc des civilisations, occidentale, confucéenne et islamique, entre autres. Pourquoi ? Parce que les différences entre civilisations sont fondamentales (la religion devenant le facteur le plus important) et qu'elles sont, en conséquence, moins modifiables, moins résolubles. Une thèse selon laquelle, les civilisations sont « comme des compartiments étanches dont les adeptes ont au fond pour principale préoccupation de parer les coups des autres » (Saïd, 1997, p. 375).

[18]

Or, souligne Edward Saïd :

Les cultures et les civilisations sont si reliées entre elles et si interdépendantes qu'elles défient toute description unitaire ou simplement délimitée de leur individualité. Comment peut-on aujourd'hui parler de civilisation occidentale autrement que d'une vague fiction idéologique, attribuant une sorte de supériorité condescendante à une poignée de valeurs et d'idées, dont aucune n'a une grande signification en dehors de l'histoire des conquêtes, de l'immigration, des voyages et du brassage de population qui a donné aux nations occidentales leur identité disparate actuelle ? (idem).

Ce discours sur la dichotomie Orient/Occident révèle, à la racine, une relation de pouvoir et de domination, qu'il s'agisse de colonialisme direct, de commerce, de domination politique, d'asservissement des populations, de représentations littéraires, de discours d'experts sur le despotisme oriental, la cruauté orientale, la sensualité orientale, etc. (idem, p. 16), et, pourrait-on ajouter, le terrorisme islamique, palestinien, contemporain....

Ce primordialisme culturel se décèle également, dans les interprétations euphorisantes de Michel Maffesoli. L'auteur soutient que les grandes incantations démocratiques qui nous étaient familières se sont vidées de sens et que les thèmes de la liberté, de la citoyenneté, du contrat, de l'individu ne signifient plus rien. L'implosion du politique, causée par la logique de l'identitaire (Maffesoli, 2002, p, 131), a cédé la place au temps des rites et du matriarcat, soit à une logique alternative à la modernité.

La métaphore du matriarcat évoque les nouvelles vertus du pluralisme, du vitalisme baroque, de la proximité de la nature, de la culture du sentiment : « Le matriarcat, en tant qu'idéal type, nous permettrait ainsi de « cohérer » toutes les valeurs alternatives au schéma rationnel de la modernité (idem p. 132). Nous sommes bien près de l'approche fonctionnaliste classique qui opposait la rationalité (le rôle instrumental) des uns à l'expressivité (le rôle affectif) des autres.

[19]

Définir et analyser les problèmes en termes culturels et en usant de telles dichotomies simplistes comporte des risques : soit conforter la sédimentation de stéréotypes (l'identité féminine, l'identité noire), sous le prétexte de « travailler » avec des idéaux-types ; soit encourager une nouvelle politique de colonialisme ; soit encourager la   fermeture des frontières, soit provoquer une nouvelle hiérarchisation des cultures (individualistes/ communautaires) selon la logique différencialiste qui est le propre du néoracisme.

La reconnaissance politique et symbolique
de la diversité dans la sphère publique


Le Québec, société multinationale et plurielle, a su développer depuis la décennie 1980 des politiques publiques de « gestion de la diversité » remarquées à l'échelle internationale dans les domaines de la langue, de l'immigration, de l'équité en emploi, d'interculturalisme et de citoyenneté, de même que des rapports de nation à nation avec les autochtones etc. (Labelle et Rocher, 2003).

Dans le cadre d'un fédéralisme de plus en plus unitaire et agressif, l'État québécois vise à susciter un sentiment d'appartenance à une communauté politique territoriale, à promouvoir un cadre civique commun, et définit la citoyenneté québécoise comme : « un attribut commun à toutes les personnes résidant sur le territoire du Québec... Cette citoyenneté reconnaît les différences tout en se fondant sur l'adhésion aux valeurs communes » (Québec, 2000). Mais il y a loin de la coupe aux lèvres.

Or, s'il est vrai que le cœur de la citoyenneté dans une démocratie moderne réside dans la participation à la Constitution et à la régulation de la Cité (Picard, 2002), il existe un malaise et un déficit démocratique au Québec, pour les minorités, les peuples [20] autochtones et les femmes. Et de ce déficit dépend, entre autres, la résolution de la question nationale et la refondation d'un projet de société.

Tant qu'intellectuels et politiciens continueront à présenter la pluralité du peuple québécois comme un phénomène récent lié à une mondialisation tous azimuts et mal définie, on ne résoudra pas la question de l'adhésion à un projet de souveraineté. La pluralité de la composition du peuple québécois s'inscrit au contraire dans des processus d'assimilation de longue durée, qui datent en fait des temps coloniaux. La diversité est constitutive du peuple, elle n'est ni un apport, ni une contribution, ni un ajout. Il faut affirmer ce fait et le reconnaître dans une constitution ou une Loi fondamentale et tous les textes publics pertinents (Bloc québécois, 2001). Car : « Le monde est chez nous, en nous, avec nous. Plus possible de le mettre à distance exotique ou épisodique, de l'enfermer dans un rapport de sujétion et de domination. Il est là, tout et parties indissociables » (Plenel, 2002, p.25).

La périphérisation et la sous-représentation (et la sur-représentation) des minorités ethnoculturelles et racisées dans la fonction publique et le système politique (au niveau fédéral, provincial et municipal) relèvent de l'injustice sociale [6]. La pratique de sacrifier des députés kamikazes (souverainistes) dans des comtés perdants subsiste. Ceci explique en partie (ou sert d'alibi) les tensions relatives à la concurrence de plusieurs régimes de [21] citoyenneté (canadien, autochtone, québécois) et l'alignement très majoritaire des leaders et des groupes sur des partis politiques qui défendent les positions fédéralismes et le statu quo (Labelle et Lévy, 1995, p.340).

Dans la représentation démocratique, soutient Balibar, l'enjeu n'est pas d'arriver à un consensus, à de la cohésion sociale. Il ne s'agit pas de garantir le pluralisme des partis et des opinions, mais de : « représenter le conflit social, de le sortir du refoulement que lui imposent certains rapports de force et de le porter au jour, pour en permettre l'utilisation au service d'un bien commun ou d'une justice commune » (Balibar, 1998, p. 185). Pourquoi ? Parce que la communauté des citoyens doit être, contradictoirement, à la fois : « communauté des communautés, devant laquelle tout autre principe d'appartenance et d'allégeance est relativisé pour que des droits universels et des garanties effectivement impartiales soient mis en vigueur, et cependant une communauté sans communauté, ou si l'on veut sans substance identitaire propre (en particulier ethnique, culturelle, idéologique) si l'on ne veut pas qu'elle se substitue à ceux qui la forment une redoutable hypostase du collectif » (idem, p. 181). Les « cités-mondes » contemporaines sont constituées d'« êtres jetés ensemble » par l'histoire et ceci représente la condition de la plupart des « espaces publics » (idem, p. 187). Ainsi, il y a recréation permanente de la communauté des citoyens, à partir de ses différences et de ses conflits (idem). Et surgit l'aporie : « la communauté dans sa réalisation effective doit toujours encore rester multiplicité, ou redevenir multiplicité et se représenter comme telle, dans le moment où elle pose un « nous » autonome » (idem, p. 185).

Il semble donc urgent de prendre des mesures visant à favoriser la représentation de la diversité (voir les mesures discutées dans : Québec, Conseil des relations interculturelles, [22] 2002) qui transforment la culture politique québécoise, car on ne peut solliciter ou faire partager une adhésion à des citoyens dont on ignore ou marginalise la présence.

Une politique de la mémoire

Tzvetan Todorov soutient que la première forme de renoncement à l'autonomie consiste à se penser systématiquement comme non responsable de son destin, voire comme une victime. La deuxième forme est de se penser comme membre d'un groupe. Pour Todorov, il s'agit d'apartheid culturel (Todorov, 1995).

Bien au contraire, une prise en compte de la diversité profonde suppose que soit révélée la mémoire traumatique, afin de mieux comprendre le présent et préparer l'avenir. Bien sûr, il y a lieu de revaloriser la conscience historique de la majorité francophone (les Québécois d'origine canadienne française, plus précisément), soutient Jacques Beauchemin dans le débat qui a cours sur la refondation politique du Québec. Il y a lieu de revaloriser ce qui a été délesté, souvent de manière terroriste sur le plan symbolique. Pourtant, est-il juste de parler, dans ce cas, d'« accommodement de la majorité francophone » (Beauchemin, 2002) ? Dans l'acquis des politiques publiques québécoises et du droit, l'accommodement raisonnable est une mesure juridique d'exception rendue obligatoire lorsque des pratiques ou des règles de fonctionnement d'une organisation privée ou d'une institution publique ont des effets discriminatoires qui remettent en question les droits à l'égalité garantis par les chartes canadienne et québécoise. Il y a ici détournement de la notion, au profit de la métaphore. De plus, le projet de Jacques Beauchemin semble bien s'approcher d'une version modernisée de la politique de convergence culturelle de 1981 (les « branches » que constituaient les cultures minoritaires devaient converger vers le « tronc de l'arbre » représenté par la culture canadienne française).

[23]

Dans Un lieu de mémoire authentiquement québécois (Le Devoir, 2002), Gérard Bouchard exprime son appui à l'institutionnalisation récente d'une Journée nationale des Patriotes, à la mémoire de la nation québécoise initiative saluée du gouvernement du Québec. Bouchard soutient avoir montré que le récit de la nation ne peut être restreint au groupe majoritaire et que, pour ce faire, il faut faire ressortir ce qui dans le passé canadien français est universel : l'insérer dans des trames continentales et internationales : l'inscription dans l'histoire de la libération des peuples.

L'occasion était pourtant belle de rappeler que le mouvement des Patriotes était non seulement cosmopolite, mais pluriel dans sa composition même (les Patriotes n'étaient pas que des Canadiens français ; ils avaient des liens matrimoniaux mixtes ; ils avaient des liens avec les libéraux américains, les socialistes français et britanniques, etc.). En conséquence la Journée nationale des Patriotes doit célébrer non seulement l'internationalisme du mouvement des Patriotes, mais sa diversité interne et la diversité de ses horizons, de telle sorte que la Journée soit appropriée par les Québécois de toutes origines.

Aujourd'hui, les demandes de réparation sont exprimées par plusieurs groupes sur la scène internationale : les Algériens, les « Afro-descendants », les peuples aborigènes, les Acadiens, etc. Ces revendications répercutent les pressions des mouvements ou des réseaux transnationaux qui se sont exercées lors de la Conférence mondiale contre le racisme, la xénophobie et l'intolérance qui y est associée, tenue à Durban, en 2001. La première version du projet de Déclaration de Durban incitait la communauté internationale à considérer le devoir de vérité de chacun au sujet du racisme. Ainsi, elle en appelait à la [24] reconnaissance de l'esclavage contemporain comme crime contre l'humanité, au devoir de mémoire envers l'esclavage transatlantique, au droit des peuples à l'autodétermination.

Sur la scène québécoise, plusieurs ONG (la Ligue des droits et libertés, Alternatives, certaines ONG arabes, afro-canadiennes, etc.) appuient les demandes relatives à une politique de la mémoire s'inscrivent dans cette mouvance internationale. Les communautés noires qui forment le groupe le plus important dans la catégorie des dites « minorités visibles » (et les plus désavantagées sur le plan socioéconomique), ont demandé : 1) l'érection d'un monument à la mémoire de Marie Josèphe Angélique, esclave noire, torturée et exécutée sur la place publique à Montréal en 1724 ; 2) la reconnaissance du site officiel du Rocher Nigger, à titre historique du patrimoine commun québécois. Sur ce site, furent enterrés des esclaves entre 1794 et 1833. Le 24 février 2003, le ministre délégué aux Relations avec les citoyens et à l'Immigration du Québec dévoilait une plaque commémorative dans la municipalité de Saint-Armand, lors d'une cérémonie évocatoire du 170eme anniversaire de l'abolition de l'esclavage.

Au cours de la décennie 1980, un Redress Committee de la Chine se Canadian National Council (qui inclut le Service d'aide à la famille chinoise de Montréal) a exercé des pressions auprès du gouvernement fédéral pour obtenir réparation dans le dossier de la taxe discriminatoire qui affectait chaque immigrant en provenance de la Chine, à la fin du 19ieme siècle. L'entente amorcée avec le gouvernement Mulroney a été rompue à l'arrivée des libéraux au pouvoir en 1993. Le gouvernement de Paul Martin ne pouvait reconnaître une discrimination passée, alors qu'il s'apprêtait à imposer de nouvelles taxes aux nouveaux immigrants. Le CCNC a dirigé sa cause vers la Commission des droits de l'homme des Nations Unies. L'enjeu de réparation concerne également les provinces, 50% de la head tax [25] discriminatoire leur ayant été transféré dans le passé À ce jour, deux cas de réparation seulement ont été accordés par le gouvernement fédéral : envers les citoyens canadiens d'origine japonaise internés durant la seconde guerre mondiale à la mémoire desquels on a institué la Fondation canadienne des relations raciales, et les victimes autochtones d'abus dans les pensionnats.

La Paix des Braves conclue entre le gouvernement du Québec et le Grand Conseil des Cris a joué à cet égard un rôle symbolique profond : une reconnaissance de nation à nation. Le projet d'entente avec les Innus se situe dans ce prolongement à effets multiples : recomposer et subvertir l'imaginaire culturel, refonder le politique et l'éducation populaire, débusquer la discrimination systémique héritée du colonialisme et de son corollaire, le racisme, dans l'espace québécois.

Ces demandes générales exigent une politique globale de la mémoire, la levée des interdits, une créativité institutionnelle et « la mise à disposition de tous des savoirs élémentaires permettant à chacun de penser la pensée des autres (au lieu de l'ignorer et de la craindre) » (Balibar, 1998, p.203). Elles exigent que l'on assume les conséquences de l'injustice sociale qui se dévoilent, sous le couvert des revendications identitaires.

Toute société doit faire face à de nouveaux défis. Le Québec exige une reconnaissance internationale. Ses citoyens doivent imaginer, assumer, appliquer une politique de justice sociale, de reconnaissance et de mémoire ce qui concerne sa diversité profonde.

RÉFÉRENCES BILIOGRAPHIQUES

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[1] Faute d'espace, je ne peux insérer dans ce texte les discussions théoriques qui entourent le concept de diaspora et qui ont raffiné, ces dernières années, l'analyse des minorités.

[2] Cet article s'inspire largement d'une communication que j'ai présentée dans le cadre d'une table ronde sur « L'inachèvement de la justice », organisée par la Chaire UNESCO des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, UQAM, 28 novembre 2002.

[3] La notion d'universalisme « oblige à identifier, comme sujet du discours et de l'action éventuelle, un « nous » qui, dans son « être » même, se ferait le porteur de l'universalisme, ou assignerait la tâche de le devenir » (Balibar, 1997, p.65). L'universalisme se rattache donc à une identité collective qui elle, est hiérarchisante. L'identité collective renvoie au principe de majorité « l'idée que l'émancipation de toute tutelle coïncide pour les individus avec la formulation d'un langage, d'une norme de communication et de vie commune au plus grand nombre » (idem).

[4] Gauchet utilise le néologisme « partidaire ». On peut supposer qu'il renvoie à la logique des partis politiques.

[5] L'intersectorialité désigne l'enchevêtrement de déterminations sociales liées à la diversité : sexe/genre, présupposé de la race, origine nationale, religieuse ou ethnique, et classe sociale ; la notion de discrimination multiple présente des difficultés importantes sur le plan théorique. La Cour suprême du Canada n'utilise pas le terme « intersectorialité » mais elle reconnaît que les causes de la discrimination de l'exclusion et des atteintes à la dignité humaine sont multiples et dépendent de plusieurs facteurs de discrimination énumérés et non énumérés dans la Charte (Labelle et al, 2002).

[6] Au niveau fédéral, les élus issus des « minorités visibles » (1997), ne représentent que 6,3% des députés, alors que les membres des « minorités visibles » composent 11,2% de la population canadienne. Au Québec, les élus issus des divers groupes ethnoculturels dans 44 circonscriptions de la région métropolitaine de recensement de Montréal, on compte 13,6% de députés issus des minorités (dont un seul des « minorités visibles »), alors que les membres des minorités représentent 26% (chiffre conservateur) de la RMR de Montréal (Québec, Conseil des relations interculturelles, 2002, p.31).

En ce qui concerne les femmes, citons Samie Spencer : « Parmi 122 pays classés au monde, l'Afrique du sud se place en 10e position avec 29,8% de femmes législateures, alors que le Canada est en 33e position avec une présence féminine de 20,6%, les États Unis en 56e place avec 14% de femmes au Congrès et 13% au Sénat ?  .... Avec un pourcentage de 28% de femmes au Salon Bleu, si le Québec était une nation, il occuperait la 13e place au niveau mondial, entre l'Espagne qui le devance de peu (28,3%) et Cuba qui le suit de près (27,6%) » (Spencer, 2002, p. 3).




Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 7 octobre 2016 11:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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