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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Nathan Keyfitz, “Développements démographiques au Québec”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 227-252. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un chapitre extrait des Essais sur le Québec contemporain (Jean-Charles Falardeau, éditeur, Les Presses Universitaires Laval, 1953), pp. 67-95.]
Nathan KEYFITZ
“Développements démographiques au Québec”.
Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 227-252. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un chapitre extrait des Essais sur le Québec contemporain(Jean-Charles Falardeau, éditeur, Les Presses Universitaires Laval, 1953), pp. 67-95.]
Tableau 1. Population totale et française, Province de Québec, par comtés et zones, 1871 et 1951
Tableau 2. Proportion des Français dans la population totale, zones du Québec, 1871 à 1951
Tableau 3. Hommes exerçant un travail rémunéré, âgés de 10 ans Il et plus, province de Québec - 1891 à 1951
Tableau 4. Estimations de l'émigration nette hors de l'agriculture au Québec
Tableau 5. Nombre de fermes et d'émigrants dans 13 comtés du Québec, 1871 à 1951
Tableau 6. Distribution des émigrants agricoles selon l'âge, 13 comtés du Québec, 1871-1951
Tableau 7. Émigrants mâles en fonction du nombre d'hommes qui atteignent 15 à 24 ans - 13 comtés de l'estimation no 1
Tableau 8. Main-d'oeuvre, totale et française, certaines professions, Canada, 1931 et 1941
Tableau 9. Proportion de la main-d'oeuvre masculine employée dans l'agriculture, Canada et Provinces, 1941 et 1951
Tableau 10. Taux de natalité selon certains groupes d'origine ethnique, Canada, 1931 à 1951
Tableau 11. Manipulations - 1,056 familles tirées du recensement de 1941 - Nombre moyen d'enfants par cellule et nombre de familles d'après lequel on a calculé cette moyenne
Ce chapitre traite de quatre aspects de l'évolution démographique au Québec. En premier lieu on décrira les variations de la population des diverses régions de la province. À mesure que les paroisses rurales deviennent surpeuplées, une partie de leur population en abandonne le territoire, soit pour coloniser de nouvelles terres, soit pour émigrer vers les villes ; les neuf recensements du Canada montrent bien le rythme et l'ampleur de ces variations de la population, par paroisse et par comté.
On se demandera ensuite dans quelle mesure ces changements sont fonction de mouvements migratoires, outre la natalité et la mortalité. Les recensements dénotent la croissance rapide des agglomérations urbaines tandis que la population rurale demeure presque constante. On essaiera d'évaluer les flux migratoires à partir des chiffres des populations rurales et urbaines, en posant quelques hypothèses sur les taux de mortalité et d'autres facteurs.
En troisième lieu, on étudiera les changements survenus dans la division du travail, changements qui sont à la fois cause et effet de l'exode rural. En ce qui concerne le Québec il est difficile d'aborder cette question sans considérer la division du travail entre francophones et anglophones.
Le recensement de 1951 met en évidence quelques implications de l'énorme croissance des villes pendant les années '40. Dans la quatrième et dernière partie, on essaiera de circonscrire un aspect du mouvement des idées, du changement social que détermine l'exode rural : on sait les changements de perspective qui accompagnent la migration vers la ville ; on connaît moins bien la réciproque : qu'arrive-t-il à ceux qui restent dans l'agriculture ?
La comparaison de la population des comtés du Québec en 1871 et en 1951 fait ressortir les grandes lignes de l'évolution démographique de la province. Le tableau 1 répartit les comtés en groupes d'affinité économique ou géographique ; ce sont les zones déterminées récemment par la Division des Recherches Économiques du Ministère de l'Industrie et du Commerce. Ces quinze zones donnent une image plus accessible que l'ensemble des 74 comtés qui forment la base des tables du recensement.
Dans la région métropolitaine de Montréal, (comprenant Montréal, l'Île Jésus et le comté de Chambly) la population totale s'est multipliée par neuf en 80 ans, tandis que dans le reste de la province la population est seulement deux et demie fois plus élevée en 1951 qu'en 1871.
Les comtés de la plaine de Montréal sont répartis en deux groupes, industriel et agricole. La population des comtés industriels a plus que doublé tandis que celle des comtés agricoles n'a enregistré qu'une augmentation de dix Pour cent. On remarque le même contraste dans la zone des Cantons de l'Est où l'accroissement de la population dans les comtés agricoles est de 50 pour cent, tandis que les comtés industriels ont triplé le chiffre de leur population. On trouve dans ces deux sous-zones des comtés typiques qui illustrent ce contraste d'une façon remarquable ; Bagot, comté agricole, a vu sa population décroître de 19,491 h. en 1871 à 19,224 h. en 1951, tandis que Drummond, classé industriel, a connu une augmentation de sa population de 10,975 à 53,426 h.
On retrouve le même contraste ailleurs dans la province. L'industrialisation de la vallée du Saint-Maurice a fait croître la population de cette région de 41,362 en 1871 à 179,600 en 1951 ; entre-temps, la population des régions au nord de la ville de Québec (Laurentides) ou au sud de cette capitale (la rive sud) n'a pas tout à fait doublé. Le Saguenay est passé de 17,000 habitants à 198,000 ; l'accroissement, comme celui de Saint-Maurice, y est intimement lié au développement du potentiel hydro-électrique.
Une étude au niveau des paroisses plutôt qu'à celui des comtés et zones révélerait sans doute quelques traits importants des relations entre la croissance de la population et celle de l'industrie ; les chiffres bruts par zone montrent déjà suffisamment que la population des régions industrialisées monte en flèche tandis que celle des régions agricoles ne croît que lentement ou pas du tout.
Avant de déterminer l'importance de l'exode rural au Québec, il sera utile de noter les changements survenus dans le pourcentage de citoyens d'origine française dans les différentes régions de la province.
La proportion de la population d'origine française (c'est-à-dire de citoyens dont les ancêtres étaient Français, dont le nombre équivaut à peu près à la population de langue française) est passée de 78% à 82% dans la province de Québec entre 1871 et 1951.
Cette augmentation reflète les taux relatifs d'accroissement naturel des Français et des non-Français, à deux restrictions près dont les effets sont contradictoires : d'abord une plus grande proportion de non-Français a quitté la province d'une année à l'autre, pour aller s'installer dans d'autres provinces du Canada ; d'autre part il y eut très peu de Français parmi les immigrants étrangers qui se sont établis au Québec. Cette dernière restriction n'a pas à être établie ; elle découle de l'expérience courante. La première est fondée sur les statistiques concernant l'origine ethnique des personnes venant du Québec et habitant les autres provinces canadiennes.
En effet, si francophones et anglophones émigraient du Québec régulièrement dans les mêmes proportions, on pourrait présumer que le rapport entre francophones et population totale devrait être le même pour les Québécois de naissance qui vivent dans les autres provinces et pour ceux qui sont restés dans la province. Mais il n'en est pas ainsi. En prenant l'Ontario comme exemple, on remarque qu'en 1941, des 104,251 Québécois de naissance vivant dans cette province, 58,563 étaient d'origine française. [1] Bien que ce chiffre représente plus de la moitié du total (né au Québec), il représente une proportion beaucoup moindre que celle des Français vivant au Québec à la même époque par rapport à la population totale de cette province. On retrouve à peu près le même phénomène dans les provinces à l'ouest de l'Ontario.
Cependant, ce sont les variations, d'une région à l'autre, du pourcentage de Français dans la population totale qui importent ici. Les zones dont on a parlé plus haut serviront encore de référence. L'accroissement du pourcentage de Français dans la population de la Plaine qui s'étend au sud de Montréal a été légèrement moindre que pour l'ensemble de la province ; cette constatation s'applique aux sous-zones industrielle et agricole séparément. On ne constate pas plus de déviation par rapport à la tendance provinciale dans la zone Montréal-Laurentides. Dans les Cantons de l'Est, cependant, la déviation est énorme : le pourcentage de Français est passé de 50 à 86.4% dans la sous-zone industrielle, et de 79.6 à 92.2% dans la sous-zone agricole.
La vallée du Saint-Maurice, originairement presque entièrement française, a connu une légère baisse du pourcentage de Français ; cependant dans la zone Québec-Laurentides, ce pourcentage a augmenté et est passé de 93.8 à 97.7%.
Dans la zone métropolitaine de Québec, le pourcentage de Français est monté de 75.2 pour cent à 94.3%, cependant qu'il a peu varié à Montréal où il est passé de 64.6 à 65.1%. Ce même pourcentage a peu varié non plus dans le Saguenay et le Bas Saint-Laurent ; dans la région gaspésienne il est passé de 64.9% à 82.7%, variation analogue à celle qu'a connue le comté de Saguenay sur l'autre rive du fleuve.
Il est particulièrement intéressant d'observer l'augmentation du pourcentage de Français dans les comtés de Québec près d'Ottawa : de 45.8% en 1871 à 77.3%. On constate un changement du même ordre dans le comté de Russel en Ontario durant la même période.
Le tableau 2 montre pour chaque zone de la province, le pourcentage de la population française par rapport à la population totale pour chaque recensement de 1871 à 1951.
On remarque une uniformité frappante dans les changements survenus durant cette période de 80 ans. Par exemple la région industrielle des Cantons de l'Est présente le plus fort accroissement et le pourcentage de Français, à chaque décennie sans exception, marque des gains de 2.5 à 7 points. Il n'y a d'oscillations dans le tableau que là où le changement net a été infime. Dans les comtés industriels de la plaine de Montréal le pourcentage de Français est passé de 92.1 à 94.3 pour cent en 80 ans, incluant 4 décennies d'accroissement et 4 décennies de décroissement.
Proportion des Français dans la population totale,
zones du Québec, 1871 à 1951
1871
1881
1891
1901
1911
1921
1931
1941
1951
5
%
%
%
%
%
%
%
%
Total
78.0
79.0
79.7
80.2
80.1
80.0
79.0
80.9
82.0
Montréal métropolitain
64.6
65.5
63.5
65.5
63.7
61.5
60.8
63.2
65.1
Plaine de Montréal :
industriel
92.1
93.0
94.6
93.9
93.4
94.9
92.4
94.6
94.3
agricole
80.8
81.5
82.1
81.7
82.9
83.2
83.6
84.6
83.7
Laurentides
87.9
88.5
89.8
90.5
91.1
91.6
91.8
91.7
91.6
Cantons de l'Est :
industriel
50.0
55.3
62.1
66.2
71.6
77.3
79.8
82.8
86.4
agricole
79.6
79.3
82.8
84.3
86.9
88.8
89.9
91.0
92.2
Vallée du Saint-Maurice
96.3
95.9
96.8
97.0
93.4
95.0
95.0
95.1
95.7
Québec métropolitain
75.2
80.0
85.2
86.0
88.8
91.4
92.6
93.1
94.3
Québec Laurentides
93.8
94.8
96.4
96.5
97.2
97.3
97.0
97.8
97.7
Rive sud
93.0
94.7
96.3
96.0
97.7
98.1
98.4
98.7
98.6
Saguenay
95.1
97.9
99.2
98.4
99.1
98.1
95.6
96.3
95.9
Bas Saint-Laurent
96.7
96.6
98.5
97.0
97.9
98.6
98.1
98.0
98.7
Gaspésie
64.9
68.1
68.5
72.2
74.7
75.4
77.7
81.0
82.7
Golfe
64.1
70.9
76.1
69.6
78.5
71.6
71.4
74.2
77.4
Outaouais-Gatineau
45.8
50.1
56.3
60.3
65.5
69.6
72.0
75.3
77.3
Abitibi
53.1
45.3
65.6
85.3
81.1
83.6
86.2
Des tendances aussi uniformes devraient permettre des prédictions plus sûres que celles qui se dégagent de la plupart des données démographiques. Il semble clair que si l'industrialisation se poursuit à un rythme élevé, le nombre de Français dans les régions urbaines augmentera par suite des migrations. Que le rythme actuel de croissance industrielle se maintienne ou non, le taux différentiel de natalité démontré par d'autres observateurs [2] aura pour effet d'accroître la proportion de Français à la fois dans les régions industrielles et dans les régions agricoles de la province.
Des sociologues ont considéré la distribution spatiale de groupes tels les Français et Anglais comme la conséquence aléatoire de mouvements individuels dans lesquels chacun s'établit à l'endroit qui lui convient le mieux.
Il en est résulté un processus écologique connu sous le nom de succession, au fur et à mesure que les familles françaises Plus nombreuses ont acheté les fermes appartenant à des familles anglaises moins nombreuses ; par exemple, dans les Cantons de l'Est [3]. Selon l'un des correspondants de Horace Miner le quart environ des agriculteurs de Saint-Denis placent sur d'autres fermes deux fils par génération. [4]
Pour effectuer une étude du phénomène de la succession dans les régions agricoles, il faudrait posséder des données sur chaque ferme dans chaque localité : il faudrait savoir si ces fermes sont exploitées par des francophones ou des anglophones, l'importance des familles, le nombre des employés et plus spécialement, le nombre des membres de chaque famille qui ont laissé : la ferme. À défaut de ces renseignements, on se fondera sur les changements, de résidence de l'ensemble de la population pour estimer les mouvements réels de population. Il faudra d'autres études pour pouvoir décomposer ces mouvements entre Français et Anglais.
ESTIMATION DU MOUVEMENT MIGRATOIRE
DE L'AGRICULTURE VERS L'INDUSTRIE
On peut donner à l'ampleur de la famille canadienne-française diverses significations : espérance pour l'avenir, signe d'une vie nationale solide et vigoureuse, résultante de principes moraux ou assurance de la survivance de la nation canadienne-française. Nous ne voulons pas insister sur ces idées dans un exposé démographique qui en somme ne doit s'intéresser qu'à l'aspect numérique de la question. Beaucoup d'auteurs ont fait ressortir qu'il ne convient pas de partager les exploitations agricoles et qu'en conséquence, la ferme familiale ne devait revenir qu'à un seul héritier par génération. Les autres héritiers peuvent soit demeurer sur la ferme comme employés ou dépendants, soit s'installer sur une autre ferme, soit poursuivre des activités non-agricoles. Au Québec, s'ils laissent la ferme familiale et fondent une nouvelle exploitation, ils devront soit acheter une terre - généralement des Anglais - soit coloniser de nouveaux territoires. S'ils abandonnent l'agriculture ils deviendront prêtres ou commerçants ou bien ils iront travailler en ville dans les manufactures. Le diagramme 1 illustre la logique de ces différentes options.
Le schéma est bien connu ; ce ne sont pas seulement les érudits mais chaque personne et chaque famille qui doivent résoudre plus ou moins consciemment ce paradoxe arithmétique qui surgit quand la famille est nombreuse et que la terre est laissée en héritage à un seul des enfants. Naturellement ces circonstances qui affectent si directement chaque famille ne peuvent que soulever la conscience populaire et devenir un sujet favori de discussion et de littérature. À cet égard, la migration hors de la terre familiale est tout à fait l'opposé du différentiel observé dans la grandeur de la famille (discuté dans la quatrième partie de cette étude) ce dernier étant considéré seulement comme une différence statistique entre groupes dont les dimensions de la famille ne semblent pas visiblement différentes.
Bien que le phénomène de l'exode rural soit bien connu, il n'a cependant pas été mesuré. On ne peut trouver ni rapport de recensement ni annuaire statistique qui indique le nombre de jeunes Canadiens français des deux sexes qui ont abandonné leurs fermes familiales. Il serait utile de posséder ces données pour se faire une idée objective car le mouvement réel peut avoir des proportions plus grandes ou moindres que celles que leur donnent les conjectures populaires ou universitaires. Pour prévoir le rythme d'industrialisation nécessaire pour continuer à absorber l'exode rural, il faut savoir quel a été dans le passé l'ordre de grandeur de ce mouvement par rapport aux taux de natalité.
Malheureusement l'importance de ces données n'en détermine pas nécessairement la disponibilité. Il n'existe peut-être pas de statistiques suffisamment précises pour l'étude de la période en question - il est possible que toute trace du phénomène soit définitivement perdue ; ce n'est heureusement pas tout à fait le cas. L'exode rural et le développement de l'économie industrielle sous-tendent l'évolution démographique des différentes régions de la province, telle qu'esquissée dans la première partie de cette étude ; l'utilisation de ces données et d'autres renseignements permettent de mesurer l'importance des mouvements migratoires. Il sera nécessaire de poser quelques hypothèses en cours de route ; on espère avoir pris toutes les précautions utiles.
Peut-être vaudrait-il mieux exposer la méthodologie avant d'entrer dans les détails des chiffres. L'essentiel de la stratégie se résume dans l'emploi de deux méthodes plus ou moins indépendantes. Toute méthode fait intervenir des hypothèses arbitraires ; on en emploiera deux en considérant que la différence d'estimation constituera un premier pas dans la mesure de leurs marges d'erreur respectives.
La première méthode se limite à 13 comtés de la province. Dans chacun de ceux-ci, la majeure partie de la population vit de l'agriculture. Ces comtés constituent l'origine principale des migrations vers les villes et, ce qui est essentiel pour nos calculs, ou bien leurs limites n'ont pas changé durant la période de 1871 à 1951, ou bien leur population peut être ajustée à l'équivalent de limites fixes. La méthode est fondée sur la population des différents groupes d'âge, recensement après recensement, et sur certaines hypothèses quant aux taux de mortalité : si la population du groupe d'âge de 15 à 59 ans était de 64,000 en 1901 et de 68,000 en 1911, et qu'entre-temps, le nombre de personnes atteignant ces âges (celles qui avaient de 5 à 14 ans en 1901), moins les morts, a été de 18,000, alors 64,000 + 18,000 - 68,000 = 14,000 personnes ont dû quitter la région. L'émigration nette est ainsi considérée comme un résidu dans l'ajustement des recensements successifs. Ce calcul, amplifié dans le rapport du nombre total de fermes dans la province au nombre de fermes dans les 13 comtés constitue une première estimation de l'exode rural au Québec.
La deuxième méthode se base sur le nombre de personnes travaillant dans les industries agricoles et non agricoles. Le fait que le personnel des industries non agricoles se soit accru de 748,000 personnes pendant que l'agriculture en perdait 17,000 entre 1891 et 1951, devrait fournir un indice du mouvement migratoire.
L'évolution globale sur l'ensemble de la période masque un mouvement particulier remarquable après 1940. Pendant et après la dernière guerre, la population agricole de la province est tombée de 252,000 à 188,000, soit un déclin de 64,000. Ce déclin a plus que compensé l'augmentation régulière enregistrée depuis 1901 ; on a ainsi la surprise de constater que si la population du Québec a triplé entre 1901 et 1951, le nombre d'agriculteurs y a diminué. On constate une augmentation dans chacun des 13 principaux groupes professionnels des industries non agricoles excepté dans la pêche et la trappe, en déclin comme l'agriculture. L'accroissement de l'emploi dans l'industrie manufacturière, de 79,000 à 237,000, est particulièrement frappant (tableau 3).
Hommes exerçant un travail rémunéré, âgés de 10 ans (a) et plus,
province de Québec - 1891 à 1951
Groupe professionnel
1891
1901
1911
1921
1931
1941
1951
Toutes professions
399,039
435,034
552,140
646,440
823,287
928,464
1,130,194
Agriculture
204,552 b
194,381
201,599
217,416
225,914
251,539
187,846
Pêche et trappe
4,265 c
4,317 d
4,431
4,005 e
6,418
8,081
5,538
Forestage
4,206
3,551
11,278 f
10,838
15,557
30,457
35,935
Mines et carrières
2,119
1,338
5,560 g
4,118
6,128
9,977
12,246
Manufacture
52,058
101,884
79,288
87,793
111,352
173,288
237,189
Construction
24,183
35,085
44,887
62,831
69,961
98,510
Transport et communication
15,533
45,171
34,952
41,263
66,018
79,317
121,643
Commerce et finance
23,788
51,131
63,175
78,388
81,684
106,274
Services
23,918
27,513
33,729
46,116
73,714
89,967
134,070
Professionnels
9,332
14,165
20,388
29,466
36,280
51,500
Personnels
9,307
13,202
15,806
16,753
35,021
41,534
56,410
Employés de bureau
5,998 h
15,396 h
17,219
33,086 i
43,258
49,404
69,207
Manoeuvres j
36,865
41,241
77,868
91,368
133,368
81,038
100,242
Non déclaré
1,554
242
2,375
341
3,751
21,494
a 14 ans et plus en 1941 et 1951
c non compris les Indiens nomades
e ne comprend pas les Indiens dans les réserves
b y compris les enfants de cultivateurs, rémunérés ou non
d ne comprend pas les Indiens
f comprend les employés des moulins à papier
g comprend presque tous les employés des mines et des fonderies, sauf les employés de bureau
h les employés de bureau au service des gouvernements ont été classés dans les Services
i comprend les correcteurs d'épreuves, expéditeurs, chargeurs et postiers ; l'addition de ces gens aurait augmenté de 18% l'effectif de ce groupe en 1931
j non compris les ouvriers de l'agriculture, des pêches, du forestage et des mines
Note : Dans la mesure du possible, on a regroupé les professions d'après la classification de 1931 ; celle-ci a cependant dû être ajustée dans certains cas.
Après avoir estimé l'accroissement naturel et la migration nette pour l'ensemble de la province, on calculera la proportion agricole de cet accroissement naturel. La seconde estimation de l'exode rural sera alors la différence entre l'accroissement naturel agricole et le nombre observé de travailleurs dans l'agriculture.
Si les deux méthodes donnent des résultats identiques, ce sera une preuve de leur réalisme. Il est inutile d'alourdir cet exposé avec de longs calculs ; on se contentera de présenter le tableau 4 qui indique les résultats des deux méthodes. [5]
Estimations de l'émigration nette hors de l'agriculture au Québec
Méthode 1
Méthode 2
(milliers)
1871-1881
34
12
1881-1891
55
55
1891-1901
57
70
1901-1911
43
48
1911-1921
54
40
1921-1931
61
57
1931-1941
33
34
1941-1951
57
114
394
430
Pour le total et pour cinq des huit décennies, ces résultats sont étonnamment rapprochés. Les plus gros écarts concernent la décennie 1871-81 et les décennies comprenant la première et la seconde guerres mondiales.
Jusqu'à quel point le degré de conformité entre les deux méthodes peut-il être entre elles un moyen de contrôle ? La conformité ne démontre pas le réalisme des taux de mortalité retenus, les mêmes taux ayant été employés dans les deux calculs.
Leur validité peut cependant être jugée en ce qu'ils impliquent pour l'ensemble des groupes d'âge une mortalité inférieure à celle officiellement enregistrée pour l'ensemble de la province. Les différentiels entre taux de survivance de jeunes et de vieux, d'urbains et de ruraux pourraient être tels que le taux de survivance retenu ne soit pas trop élevé pour le groupe concerné de ruraux en âge de travailler.
L'emploi éventuel de taux de mortalité trop bas entraîne une surestimation de l'exode rural. Les erreurs concernant la mortalité, cependant, même si elles sont substantielles ne peuvent avoir qu'un faible effet sur la marge d'erreur de l'estimation du nombre de migrants dans les groupes d'âges concernés ici ; pour les groupes d'âges de 15 à 59 ans, une erreur de 20% sur les taux entraîne une erreur de 5 à 10% sur le nombre net des migrants.
Pour le reste, les deux méthodes sont indépendantes ; ainsi l'hypothèse de l'égalité des taux de participation masculine dans les régions agricoles et non agricoles ne conditionne que la seconde ; de même, l'hypothèse que les 13 comtés agricoles retenus contiennent un échantillon aléatoire de la population agricole totale de la province ne conditionne que la première.
L'émigration nette pendant chaque décennie peut être exprimée de deux façons : en nombre de migrants par ferme par décennie, si l'on s'intéresse à l'impact de l'exode sur l'exploitation agricole moyenne ; et en pourcentage de migrants dans le nombre total de personnes atteignant 15 à 24 ans.
La façon la plus simple, dans le premier cas, consiste à faire le rapport entre le nombre moyen de migrants des 13 comtés de la première estimation, et le nombre d'exploitations agricoles dans ces comtés (tableau 5, colonne 3). L'inverse de ce rapport exprime l'intervalle moyen de temps entre départs successifs (colonne 4).
Nombre de fermes et d'émigrants dans 13 comtés du Québec,
1871 à 1951
Fermes
Émigrants de 15 à 59 ans
Nombre moyen d'émigrants par ferme par année
Nombre moyen d'années entre deux émigrations successives hors d'une ferme
(1)
(2)
(3) = [(2) / (1) =] / 10
(4) = 1 / (3)
1871
28,629
-12,149
.042
24
1881
33,032
-17,135
.052
19
1891
39,554
-17,944
.045
22
1901
31,661
-14,241
.045
22
1911
38,913
-18,406
.047
21
1921
33,839
-19,875
.059
17
1931
33,154
-10,827
.033
30
1941
35,419
-19,390
.055
18
1951
30,972
On n'a pas effectué les calculs à partir du nombre de fermes au milieu plutôt qu'à la fin de la période intercensale : les modifications dans les nombres des fermes seraient peu importantes comparées aux difficultés de calcul qu'impliquerait : ce raffinement.
La seconde façon d'aborder la question entraîne l'étude de la distribution des migrants par groupes d'âge ; cette distribution est un sous-produit des calculs précédents.
Le tableau 6 concerne les 13 comtés arbitrairement choisis et pour lesquels les chiffres absolus n'ont pas de signification. Entre 1871 et 1951, 47 pour cent des émigrants ruraux étaient âgés de 20 à 29 ans, et 78 pour cent de 15 à 34 ans. Au-dessus de soixante ans on enregistre un faible mouvement de retour, mouvement qui n'est pas incorporé dans le tableau 6.
Distribution des émigrants agricoles selon l'âge,
13 comtés du Québec, 1871-1951
Groupes d'âge
Pourcentage d'émigrants 10-59
10-14 ans
7.9
15-19 ans
14.9
20-24 ans
22.6
25-29 ans
24.9
30-34 ans
15.7
35-39 ans
6.0
40-44 ans
3.4
45-49 ans
2.5
50-54 ans
1.1
55-59 ans
1.0
Total
100.0
La première colonne du tableau 7 indique le nombre d'hommes de 15 à 19 ans successivement recensés dans ces 13 comtés. Le cinquième de ce nombre représente le nombre d'hommes qui atteignent 15 à 24 ans par année, et fournit ainsi une estimation de la population de la cohorte à laquelle appartient le migrant.
Il n'y a pas un âge particulier pour abandonner la ferme ; mais étant donné que la majorité des migrants, selon le tableau 6, ont de 15 à 34 ans, le tableau 7 néglige les groupes plus âgés.
Émigrants mâles en fonction du nombre d'hommes
qui atteignent 15 à 24 ans - 13 comtés de l'estimation no 1
Population de 15 à 19 ans au début de la décennie
Hommes
Émigrants de 15 à 24 ans pendant la décennie
Hommes
Émigrants en % du nombre d'hommes atteignant 15 à 24 ans par année
(1)
(2)
(3)
1871-1881
12,658
9,998
39.5
1881-1891
13,141
14,349
54.6
1891-1901
13,447
15,115
56.2
1901-1911
13,179
12,490
47.4
1911-1921
13,830
15,310
55.4
1921-1931
15,088
16,251
53.9
1931-1941
15,583
10,004
32.1
1941-1951
17,126
16,678
48.7
Total 1871-1951
114,052
110,195
48.3
Le nombre des migrants par décennie est dix fois la moyenne annuelle et la fraction qui émigre chaque année peut alors être obtenue en divisant le dixième du nombre des migrants par le cinquième du nombre d'hommes ayant 15 à 19 ans au commencement de la décennie. Étant donné que les migrants atteignent les âges spécifiés au cours de la décennie plutôt qu'au commencement, il y a une correspondance brute entre les intervalles de temps auxquels se rapportent le numérateur et le dénominateur. Les quotients qui en résultent sont exprimés en pourcentages dans la colonne 3 du tableau 7.
Les rapports exprimés dans cette colonne ont une moyenne d'environ 48 pour cent. En d'autres termes, un garçon de ferme sur deux émigre de son comté entre 15 et 34 ans. Le pourcentage est moindre pour la première décennie (1871-81) ; ceci peut refléter soit l'achèvement, pendant cette période, de la colonisation des comtés, soit une erreur, la seconde estimation indiquant un chiffre plus élevé pour cette période. De 1881 à1931, le pourcentage de migrants reste stable autour de 50%. Durant la décennie commençant en 1931, l'absence d'emplois industriels a fortement ralenti l'exode rural.
La description de Miner du cycle familial est classique. On la citera une nouvelle fois pour l'interprétation de l'exode :
« Après huit ans de mariage, le jeune couple a déjà eu cinq enfants, dont l'un est mort. Le plus vieux a sept ans, le plus jeune est encore dans les langes. Le cycle familial est si régulier que les remarques populaires du type « Il est encore jeune, il n'a que quatre ou cinq enfants » en sont l'expression courante. ...Huit ans après, le père a 42 ans et le couple a eu dix enfants, dont trois sont morts. Les plus vieux aident aux champs et il n'y a pas de problème de main-d'oeuvre. Le père a déjà commencé à faire des plans d'avenir pour ses fils ; c'est sa responsabilité. Il lui faudra organiser l'avenir de six enfants. Le septième, évidemment, reprendra la ferme. ...Quand le jeune homme héritera, le cycle recommencera. » [6]
Miner résume les perspectives d'avenir des dix enfants :
« Quatre meurent avant d'atteindre 25 ans ; l'un hérite de la ferme familiale ; l'une épouse un cultivateur ; un autre, si c'est un garçon, devient prêtre ou exerce un métier, ou, si c'est une fille, entre au couvent, devient institutrice ou épouse un professionnel. Restent les trois autres enfants. Le père, tout en abandonnant progressivement ses responsabilités d'exploitant à son successeur, essaie d'acheter une autre ferme ou d'économiser pour permettre à un autre fils de se lancer dans l'agriculture quelque part. Un correspondant local estime qu'environ le quart des pères donne quelque formation professionnelle au garçon ou l'envoie trouver du travail dans un centre industriel ou en ville. » [7]
C'est parmi ces trois derniers enfants que doivent se recruter les migrants. Miner Parle plus loin de la population célibataire de la paroisse : les hommes non mariés peuvent devenir des salariés agricoles dans cette partie du cycle où les enfants de l'exploitant ne sont pas assez vieux pour participer aux travaux de la ferme.
Ces exposé semble d'une façon générale compatible avec nos calculs qui prévoient 50% de jeunes émigrants et un émigrant par ferme par période de vingt ans. Ces chiffres, cependant, ne sont pas typiques mais représentent une moyenne arithmétique ; ils comprennent toutes les fermes, y compris celles où il n'y a pas d'enfants. En outre, ils ne sont pas décomposés entre Anglais et Français ; cette décomposition, et d'autres opérations restent à faire.
Cette troisième partie est consacrée aux ruraux qui ont abandonné leurs fermes vers les manufactures ou d'autres activités urbaines.
Beaucoup d'études ont été entreprises sur ce sujet, y compris des interprétations très utiles des statistiques disponibles. L'encouragement et l'exemple du professeur Everett C. Hughes ont soutenu ces études, telles celles de Roy et de Jamieson ; les étudiants de la faculté des Sciences Sociales de l'Université Laval ont également conduit des recherches sur certaines industries.
Le professeur Hughes lui-même a traité en profondeur le problème de la division du travail entre Français et Anglais. Pour lui, la manufacture n'est pas seulement le site d'un processus de production ; elle constitue en soi un système social. La notion de « qualification » pour l'emploi doit alors s'étendre jusqu'à inclure d'autres facteurs que la seule compétence technique. Si par « qualification » on n'entendait que « compétence technique », si les directeurs d'une entreprise n'étaient que des machines à maximiser les profits, alors serait toujours choisi pour un travail donné le candidat dont la compétence technique est la plus grande, parmi ceux qui accepteraient le salaire fixé.
Cette façon de concevoir le recrutement est elle-même le produit d'une culture ; quelle que soit la vigueur avec laquelle nous acceptons tous cette culture, la sociologie doit décrire le processus de recrutement d'une façon plus objective et déterminer les éléments de choix qui ne sont pas objectifs dans le sens de la maximisation des profits.
La qualification a naturellement pour origine les connaissances techniques acquises à l'école ; y concourent en outre l'expérience acquise au travail ainsi que des qualités comme l'initiative et la régularité. Elle englobe enfin ce que réclame la nécessité de trouver sa place dans une organisation sociale. Pour certaines fonctions, comme le montre le professeur Hughes, les critères de sélection peuvent spécifier entre autres que le candidat choisi ait une formation telle qu'il puisse sans inconvénient et avec aisance prendre part à un dîner ; pour d'autres fonctions, de telles qualités sociales ne sont pas indispensables. Quand la confiance de la direction est essentielle au travail, on a tendance à choisir un candidat qui ressemble ethnologiquement à la direction ; quand c'est la confiance du personnel qui est primordiale, le candidat choisi ressemble au personnel.
Ainsi, l'aptitude d'un candidat n'est pas établie une fois pour toutes, mais à la suite d'une série d'étapes et de gestes séparés, comme par exemple des promotions qui selon les termes de Hughes constituent chacune un « vote de confiance ». Tels sont les facteurs en jeu dans notre situation industrielle biculturelle.
Les études actuellement disponibles décrivent les structures de l'emploi résultant de ces processus, au recensement de 1931, pour l'ensemble du Québec ou pour Montréal. [8] Ce sont des structures où « les Canadiens français sont, comme aurait dit un géographe français, l'élément passif dans la géographie humaine de cette région. Les Anglais représentent l'élément actif, épisodique, catastrophique... » [9] À ce stade de l'étude, on s'intéressera à la division du travail entre Français et Anglais pour l'ensemble du Canada ; la comparaison des structures de l'emploi en 1931 et en 1941 permettra de déterminer les changements survenus.
Ces changements peuvent être étudiés dans le détail de 400 groupes professionnels ; le tableau 8 ne garde que les points saillants. Dans les transports, la situation dans le trafic ferroviaire, par exemple, où les Français ne sont pas bien représentés, n'a pas beaucoup changé entre 1931 et 1941. D'autre part, la proportion de Français chez les chauffeurs et conducteurs de taxi est passée de 42 à 44% ; la même proportion est passée de 24 à 30% chez les chauffeurs de camion, de 24 à 38% chez les messagers.
Dans les services commerciaux, la proportion de Français a peu varié chez les commerçants détaillants ; elle a augmenté chez les vendeurs et diminué chez les commis voyageurs.
En ce qui concerne les services professionnels la proportion de Français a peu varié chez les chimistes et les ingénieurs ; dans les branches traditionnelles (médecins, avocats, notaires et prêtres), cette proportion a augmenté dans la même mesure que pour l'ensemble de la main-d'oeuvre. Si la proportion de Français n'a pas augmenté chez les ingénieurs, chez les dessinateurs elle s'est élevée de 11 à 15%. Dans les métiers moins traditionnels, la proportion de francophones a sensiblement augmenté chez les agents de police, les détectives et les chefs des postes ; de même dans certains services comme chez les concierges, les garçons de table et les cuisiniers.
Chez les employés de bureau, la proportion de francophones s'est accrue légèrement moins que pour l'ensemble de la main-d'oeuvre. Elle est passée de 15 à 20% chez les commis d'expédition, de 20 à 25% chez les comptables, teneurs de livres et caissiers ; malheureusement ce dernier groupe réunit des personnes de revenus et de prestige très différents ; comme la répartition entre Français et Anglais a pu varier différemment entre les 3 sous-groupes, il est difficile de tirer des conclusions précises.
Affirmer que « les Canadiens français tirent de l'arrière dans les affaires et l'industrie » est peut-être ambigu ; il semble cependant que c'était aussi vrai en 1941 qu'en 1931. Cependant, on doit considérer que les années '30 ont été une période de régression, à l'inverse des années '40.
Le tableau 9 indique le déclin relatif et absolu de l'agriculture dans toutes les provinces après 1941. Au Québec, la main-d'oeuvre agricole est tombée de 27 à 17% de la main-d'oeuvre totale. Cette chute révèle un changement extraordinaire dans la marche des choses, un changement sans précédent en une seule décennie. Aussi attend-on avec un intérêt spécial les statistiques du recensement de 1951 sur les professions par origine ethnique.
L'INFLUENCE DES VILLES SUR
LA TAILLE DE LA FAMILLE AGRICOLE
Il n'est pas facile de mesurer l'influence que la ville exerce sur la campagne environnante ; il semble toutefois utile à ce stade d'essayer d'en définir quelques paramètres. L'analyse des recensements a déjà permis de définir dans quelle mesure les villes du Québec recrutent à la campagne leur population croissante. Il reste à examiner si le recensement peut révéler l'effet que l'industrialisation et l'urbanisation peuvent produire sur ceux qui sont restés à la campagne. Il n'existe aucun doute que la ville exerce un effet sur l'esprit et le comportement de ceux qui s'y sont fixés ; on cherchera ici à déceler l'effet qu'elle produit sur ceux qui sont restés à la ferme.
Il y a plusieurs façons d'attaquer le problème. L'anthropologie par exemple examinera les changements survenus avec le temps dans l'architecture, la façon de s'habiller, le genre de divertissements. On se limitera ici aux statistiques du recensement de 1941 relatives à la natalité. On essaiera de déterminer si les familles vivant près des villes sont moins nombreuses que celles qui en sont éloignées. Si, à revenus, instruction, etc. égaux, la dimension de la famille croît proportionnellement à son éloignement des villes, on aura établi dans quelle mesure l'influence des villes se fait sentir dans les campagnes environnantes. On a employé diverses méthodes plus ou moins indépendantes pour mesurer ce phénomène ; l'accord de leurs résultats suffit à fonder une conclusion raisonnablement ferme.
Il semble utile ici d'examiner une question connexe à savoir dans quelle mesure le Canadien d'origine française est influencé par ses voisins anglophones. On pourrait penser que les Français qui vivent dans le voisinage des Anglais ont probablement plus de contacts avec eux que ceux qui en sont éloignés ; de même, s'il existe des différences de comportement entre Français « voisins » des Anglais et Français « éloignés », ces différences seront fonction de l'importance des contacts entre les deux groupes. Ici encore, on ne pourra tirer de conclusion que si les groupes de Français « voisins » et les groupes de Français « éloignés » ne diffèrent que par leur distance des Anglais ; on essaiera de s'en assurer dans la mesure du possible.
Dans le même ordre d'idées les personnes qui demeurent près des villes doivent être relativement exposées aux influences psychologiques sociales de la vie urbaine ; un cultivateur qui demeure à proximité d'une ville y va plus souvent, y a plus d'amis et de parents, en reçoit plus de visiteurs, entre plus souvent en relations commerciales avec les habitants de la ville que celui qui en est éloigné. Si ce fait ne peut être prouvé pour chaque cas séparément, il est certainement vrai en général si l'on considère la moyenne des cas.
L'exemple le plus remarquable de diffusion dans l'histoire est l'expansion contemporaine d'idées dites « modernes » qui accompagnent la révolution industrielle dans les régions du monde où les idées traditionnelles ont dominé. Un aspect de cette diffusion complexe a été considérablement fouillé ; c'est celui des changements dans la dimension de la famille. La plupart de ceux qui étudient les taux différentiels de fertilité, que ce soit sous l'angle de la sociologie ou sous celui de la biologie, reconnaissent le lien entre leur sujet et la révolution industrielle.
Dans tous les pays occidentaux les plus fortunés, les citadins, les intellectuels, ont été les premiers à adopter le plus complètement le modèle de la petite famille ; ce type de diffusion rappelle celui de la mode, dont Sapir a noté le cheminement le long de l'échelle décroissante du prestige. [10]
Les familles canadiennes-françaises ont toujours été nombreuses et elles le sont encore. Il y avait 63 naissances par millier d'habitants en 1660 et ce taux n'a pas beaucoup diminué avant le milieu du 19ième siècle [11] ; il a atteint son point le plus bas, 25 pour mille, durant les années 1930 et s'est fixé autour de 30 depuis la guerre. La tendance des naissances est difficile à déterminer en raison de l'extraordinaire récession des années '30 et de la reprise des années '40.
Le tableau 10 montre cependant que le taux de natalité des Canadiens français et celui des Canadiens d'autres origines ont varié dans le même sens au cours des 20 dernières années.
Taux de natalité selon certains groupes d'origine ethnique,
Canada, 1931 à 1951
Total
Français
Autres
1931
Population féminine de 15 à 44 ans
2,306,528
651,188
1,655,340
Naissances
240,473
92,332
148,141
Taux pour 1000
104
142
89
1941
Population féminine de 15 à 44 ans
2,651,228
822,691
1,828,537
Naissances
255,317
101,915
153,402
Taux pour 1000
96
124
84
1951
Population féminine de 15 à 44 ans
3,103,807
981,761
2,122,046
Naissances
357,907
135,501
222,406
Taux pour 1000
115
138
105
Le déclin de la natalité depuis l'époque des pionniers a indubitablement été fonction de l'urbanisation et du fait que le rôle de la cellule familiale dans l'exercice des professions urbaines est différent de celui qu'elle joue dans l'agriculture traditionnelle. Plusieurs auteurs, tant Anglais que Français, ont traité de cette opposition ville-campagne ; on analysera plutôt ici les différences au sein de la population agricole elle-même.
Il semble peu risqué de supposer qu'un nouveau type de comportement se diffuse selon une courbe déterminée dans la société. Il apparaît chez les habitants qui par leur situation forment la « couche sensible » de la société, c'est-à-dire ces personnes qui psychologiquement sont les plus réceptives, puis se diffuse dans l'arrière-pays. L'hypothèse qu'on veut vérifier est que pour des familles de même type professionnel, cette « couche sensible » a une dimension géographique.
On a d'abord calculé un certain nombre de corrélations entre moyennes par comté à partir des tables de recensement publiées. On a utilisé trois types de moyennes en ce qui concerne la dimension de la famille et deux mesures pour les distances. Dans certains cas on a calculé les corrélations à la fois à partir des données brutes et à partir de la transformation de celles-ci en séries hiérarchiques. Ces calculs ont donné pour résultat général une corrélation partielle d'environ 0.5 ; autrement dit quelque 0.25 de la variance de la taille de la famille par comté est fonction de l'éloignement de la ville, les facteurs revenus, éducation et âge matrimonial étant maintenus constants.
Cependant, la recherche a requis un meilleur contrôle des variables exogènes que ne le permet le recensement, et ce, dans la mesure du possible, au niveau des familles individuelles plutôt qu'à celui des comtés. Pour y arriver, on a choisi au hasard un petit échantillon de 1,056 familles ; le caractère aléatoire de la sélection permet de tirer des conclusions avec des probabilités connues d'erreur. On a défini la fécondité comme le nombre total d'enfants qu'ont eus les mères de famille âgées de 45 à 74 ans (c'est-à-dire les mères dont la famille a déjà approximativement atteint sa taille maximum) ; l'échantillon était composé en partie de familles vivant près des villes et en partie de familles éloignées de celles-ci.
L'échantillon constitue un groupe homogène de familles complètes dans lesquelles mari et femme étaient Français, catholiques, nés et vivant sur une ferme et le mari, exploitant agricole. Dans ce groupe on a établi des classes selon l'âge de la femme (45-54 et 55-74), l'âge matrimonial (moins de 20 et 20-24) et l'âge scolaire (moins de 7 et 7 ou plus) ; les différences à l'intérieur de ces classes peuvent être partagées entre les familles vivant près des villes et celles qui en sont éloignées sans restreindre le champ de la recherche. Comme les revenus n'étaient pas portés sur le même tableau, on n'a pu en tenir compte au niveau individuel mais seulement par comté. Deux degrés d'associations avec les Anglais ont été retenus en divisant les familles françaises entre celles qui vivaient dans une aire de dénombrement contenant au moins cinq familles anglophones et celles vivant dans une aire contenant moins de cinq familles anglaises. [12]
Avant d'analyser les 1,056 cas de l'échantillon, on peut noter que les mères demeurant loin des villes ont eu 10.7 enfants en moyenne, cependant que les mères habitant près des villes en ont eu 9.1 en moyenne, une différence de 1.6 enfants (voir tableau 11). Cette différence n'est toutefois pas indépendante des âges matrimoniaux, etc., étant donné l'inégalité des populations des classes.
Arithmétiquement il serait assez difficile d'estimer séparément le nombre moyen d'enfants dans les familles vivant les unes rapprochées les autres éloignées des centres urbains ; mais on peut évaluer la différence entre les deux groupes à 1.28 enfants avec un écart-type de 0.27.
Il est impossible d'établir avec certitude que la distance est la cause de cette différence, comme on pourrait le faire dans une expérience où l'éloignement des familles des centres urbains serait aléatoire. Il est toutefois très probable que la différence relevée dans l'échantillon est du même sens que celle qu'on aurait établie par l'examen de toutes les familles des deux groupes de comtés. En d'autres termes la force ou la faiblesse de la conclusion ne réside pas dans la dimension de l'échantillon mais dans la perfection avec laquelle les variables qui peuvent être confondues avec la distance ont été éliminées.
Les résultats sont significatifs non seulement pour la distance mais pour trois des cinq autres variables : âge matrimonial, revenu et âge scolaire ; le voisinage d'anglophones d'autre part semble ne pas avoir de rapport avec la dimension de la famille. De toute évidence les échanges entre Anglais et Français ne portent pas sur le nombre d'enfants.
Il est nécessaire de considérer ces résultats statistiques en des termes plus larges en commençant par la notion du « cheminement » des traits culturels nouveaux dans la société. On sait qu'en général le mouvement est dirigé du riche vers le pauvre, de la ville à la campagne, etc. L'évolution de la dimension de la famille, parallèle à la diffusion de la révolution industrielle, permet de tracer ce cheminement ; c'est en effet l'un des rares traits culturels dont le mouvement parmi les différents secteurs de la population soit statistiquement bien documenté.
On s'est demandé ici si la diffusion des idées nouvelles a une dimension spatiale. On peut difficilement espérer détecter un différentiel spatial dans une société mobile. Dans une société plus stable, et plus particulièrement là où une agriculture plus ou moins indépendante des marchés amortit l'impact des idées neuves, il est probable à priori que les traits culturels nouveaux se propagent de proche en proche à partir des villes. Quand l'analyse statistique révèle indubitablement une différence dans la taille de la famille, on peut affirmer l'existence du mouvement. Cependant ce mouvement émanant des villes ne se propage pas d'anglophone à francophone.
On peut affirmer qu'il y a de véritables contacts entre Français et Anglais dans les affaires et dans la vie sociale ; le comportement de l'agriculteur canadien-français, en un aspect fondamental au moins, n'est cependant pas déterminé par ces contacts. L'influence qu'exerce sur lui le monde anglophone lui arrive par l'intermédiaire des villes canadiennes-françaises.
Tableau 11
Manipulations - 1,056 familles tirées du recensement de 1941
- Nombre moyen d'enfants par cellule et nombre de familles
d'après lequel on a calculé cette moyenne
[2] C.f. Enid Charles, « The changing size of the Canadian family », 1941, Monographie du recensement, B.F.S., Ottawa.
[3] C.f. Aileen D. Ross, « Ethnic relations and social structures : A study of the Invasion of French-speaking Canadians into an English-Canadian district », thèse de doctorat non publiée, soumise an Département de Sociologie, Université de Chicago, 1951.
[4] Horace R. Miner, « St. Denis, a French Canadian parish », Chicago, The University of Chicago Press, 1939.
[5] L'ensemble des calculs fait l'objet d'un autre article de l'auteur.
[8] S.M. Jamieson, « French and English in the institutional structure of Montreal, A study of the social and economic division of labour », thèse de maîtrise-es-arts, Université McGill, 1938.
[9] Everett C. Hughes, « The problem of planning in Quebec », in Housing and Community Planning, McGill, 1947, p. 159.
[10] Edward Sapir, « Art Fashion », Encyclopedia of the Social Sciences. 10. Annuaire statistique de la province de Québec, 1913.
[11] Pour plus de détails sur la méthodologie, voir : Nathan Keyfitz, « A factorial arrangement of comparisons of family size », American Journal of Sociology, Vol. LVIII, No 5, March 1952, pp. 470-480.
[12] Pour plus de détails sur la méthodologie, voir : Nathan Keyfitz, « A factorial arrangement of comparisons of family size », American Journal of Sociology, Vol. LVIII, No 5, March 1952, pp. 470-480.
Dernière mise à jour de cette page le samedi 9 juin 200718:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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