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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Danielle Juteau et Nicole Laurin, “Les communautés religieuses de femmes au Québec. Une recherche en cours.” Un article publié dans la revue sous la direction de Fernand Dumont, Questions de culture, no 9: “Identités féminines: mémoire et création”, pp. 145-156. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1986, 199 pp.

[145]

Questions de culture, no 9
“Identités féminines : mémoire et création.”

LES COMMUNAUTÉS
RELIGIEUSES DE FEMMES
AU QUÉBEC

Une recherche en cours.”

par
Danielle JUTEAU et Nicole LAURIN

Présenter, par le biais de nos recherches, un aperçu de la présence des femmes dans la culture, s'interroger sur les lieux où se manifeste cette présence, voilà les objectifs proposés par la responsable de ce numéro dans l'ébauche de réflexion qu'elle nous a soumise en novembre 1984. S'agit-il, nous demande-t-elle, de lieux culturellement neutres, de contextes traditionnellement féminins, ou de cadres ayant peu à voir avec l'appartenance de sexe ? Question fondamentale dont nous tiendrons compte dans cet article, article où nous exposerons, dans ses grandes lignes, notre projet de recherche sur la place, les fonctions et l'évolution des communautés religieuses de femmes au Québec entre 1901 et 1971 [1], ces communautés étant abordées principalement en tant que cadre d'organisation du travail accompli par les religieuses. Puisqu'il s'agit d'une recherche en cours, recherche dirigée par Danielle Juteau et Nicole Laurin et à laquelle collaborent six assistantes, à savoir Danielle Couillard, Lorraine Duchesne, Marie-Paule Malouin, Carolle Roy, Myriam Spielvogel et Maria Vaccaro, précisons immédiatement que nous ne présenterons ici ni résultats, ni conclusions. Nous nous attarderons plutôt à en décrire les objectifs, le cadre théorique et méthodologique et les orientations principales. Nous espérons qu'il s'en dégagera certaines pistes de réflexion susceptibles d'éclairer les débats relatifs à la présence des femmes dans la culture.

[146]

Objectifs et définition de l'objet

Cette étude du travail fourni par les communautés religieuses de femmes, les religieuses étant considérées en tant qu'elles sont des femmes, des travailleuses et les gestionnaires d'un travail féminin collectif, vise : 1) à estimer la place occupée par les religieuses au Québec, en tant que main-d'œuvre féminine ainsi que l'évolution de cette main-d'oeuvre, de ses diverses caractéristiques, de sa rémunération et de sa contribution à l'activité économique et sociale ; 2) à étudier le travail fourni par les communautés religieuses de femmes et l'évolution de ce travail dans le secteur hospitalier ; 3) à analyser les communautés religieuses de femmes comme cadre institutionnel de recrutement, de formation et d'organisation de ce type de travail fourni par les communautés religieuses et de cette catégorie de travailleuses que représentent les religieuses.

À ces objectifs correspondent trois volets de la recherche qui permettent d'étudier le travail fourni par les communautés religieuses de femmes au Québec sous trois angles différents et complémentaires. D'abord ce travail est envisagé dans son ensemble, à partir du début du siècle ; on en dégage les principales caractéristiques du point de vue social et économique, en tenant compte de leur évolution. En second lieu, le travail des communautés religieuses de femmes dans le secteur hospitalier au Québec et les transformations que ce travail a subies, sont reconstituées pour la période de 1955 à 1975. Le secteur hospitalier est en effet considéré comme un cas type sur la base duquel les caractéristiques du travail des communautés religieuses de femmes et, en particulier, le mode d'organisation de ce travail et son inscription dans les institutions de la société québécoise (Église, État, etc.), peuvent être analysés sous leur aspect concret. En dernier lieu, c'est le cadre propre aux communautés religieuses de femmes qui est examiné, c'est-à-dire leur organisation interne et, en particulier, les motivations et les significations que les communautés confèrent à leur travail, lesquelles sont institutionnalisées, inculquées et véhiculées dans et par les pratiques de la vie communautaire.

Pourquoi avoir choisi comme objet d'étude le travail des communautés religieuses de femmes ? De façon globale, une meilleure compréhension de ce travail devrait fournir des éléments nécessaires à l'élaboration d'une théorie générale du travail féminin, en identifiant certains des processus socio-historiques spécifiques qui organisent les places et les fonctions dévolues aux agents féminins et qui assurent également l'affectation des agents féminins à ces places et la prise en charge par les agents de ces fonctions. De façon plus particulière, les religieuses constituent, en dépit de leur importance tant quantitative que qualitative et malgré l'ampleur du travail et de la contribution socio-économique qu'elles ont fournis, une catégorie négligée et mal comprise de femmes et de travailleuses. En effet, le nombre de communautés religieuses de femmes au Québec et le nombre de religieuses n'ont fait que croître depuis le XIXe siècle pour atteindre leur sommet en 1961 et 1965 respectivement.

[147]

En 1961, 128 communautés religieuses de femmes sont établies au Québec et elles regroupent un effectif total de 46 933 membres dont 35 073 travaillent dans la province même. À ces religieuses viennent s'ajouter celles qui œuvrent au Québec tout en dépendant administrativement d'un provincialat ou d'un généralat situé hors du Québec [2]. Les religieuses représentent, en 1961, 78,8% du nombre total de personnes (hommes et femmes) qui appartiennent aux 189 communautés religieuses du Québec. Elles œuvrent dans l'enseignement, primaire, secondaire et collégial, dans l'hospitalisation, l'assistance sociale (orphelinats, hospices), la protection (délinquantes), le service au clergé. Ce travail, elles l'effectuent aussi à l'étranger, à titre de missionnaires. Quant aux contemplatives, elles ne représentent qu'une faible proportion de l'ensemble.

Catégorie mal comprise de femmes mais aussi catégorie mystérieuse, paradoxale que ces vierges, mères, sœurs, épouses, soustraites au travail de la reproduction biologique et au travail domestique dans la famille, que ces travailleuses, productrices, bâtisseuses, intendantes, retirées du monde et consacrées aux valeurs spirituelles. Bien que le travail des religieuses ait été effectué souvent sous le mode de la gratuité, qu'il ait été étroitement soumis au contrôle de l'Église et orienté en fonction de ses intérêts, bien qu'il ait été commandé par le dévouement et l'abnégation tout comme celui des mères et épouses laïques, il n'en demeure pas moins que les religieuses ont souvent pu, dans leur champ propre d'activité, accomplir des tâches créatrices et exercer des fonctions de gestion et de direction inaccessibles aux femmes laïques (célibataires, mariées, veuves ou divorcées). Les religieuses ont aussi eu la possibilité d'occuper des lieux de pouvoir qui échappent désormais à l'ensemble des femmes. Outre l'estimation objective de l'activité propre aux communautés religieuses, l'étude du cadre organisationnel de cette activité et, en particulier, de ses motivations et de ses significations pour les femmes concernées, la recherche fournit donc également l'occasion d'explorer la question cruciale des correspondances et des contradictions entre la réalité du travail des femmes (leurs places, leurs fonctions, leurs tâches) et le sens qui est conféré socialement à ce travail.

Cadre d'analyse

Cette étude de la place, des fonctions et de l'évolution des communautés religieuses de femmes au Québec s'inscrit dans la perspective d'une sociologie politique féministe du travail, se situant ainsi à l'intersection de trois champs distincts de la sociologie.

Une sociologie du travail, car les religieuses sont, avant tout, des femmes qui travaillent. Soustraites au travail de la reproduction biologique, [148] les religieuses « peuvent » se consacrer entièrement à une multiplicité de tâches dans la sphère extra-domestique, du travail ménager dans les presbytères jusqu'à la gestion des hôpitaux et des maisons d'enseignement. Leur travail est gratuit : la personne qui l'effectue ne reçoit pas de salaire. Quand le travail est rémunéré, et il n'en fut pas toujours ainsi, le salaire touché est inférieur à celui qui est payé aux femmes laïques (qui elles, on le sait bien, reçoivent déjà un salaire inférieur à celui des hommes) et il est versé à la communauté. Ce travail des religieuses est un travail organisé et géré collectivement par des femmes. Le cadre qui organise ce travail, la congrégation ou communauté religieuse, organise également l'ensemble de la vie des religieuses ; c'est un cadre hiérarchique, une structure d'autorité très stricte (que l'on pense ici au vœu d'obéissance).

Une sociologie politique, car ces communautés s'inscrivent dans les réseaux politiques centrés par l'Église et par l'État, appareils distincts mais complémentaires du pouvoir patriarcal, appareils de contrôle et de régulation des procès sociaux et notamment des procès de travail, des procès de gestion et de reproduction de la main-d'oeuvre. Au Québec, cette imbrication des communautés religieuses de femmes dans les réseaux du pouvoir peut être analysée de façon privilégiée dans le contexte de la révolution tranquille, contexte marqué par le bouleversement des rapports entre l'Église et l'État, par les transformations internes qui ont modifié ces deux appareils et par des stratégies politiques complexes d'oppositions et d'alliances entre classes, groupes sociaux et fractions de classe.

Une sociologie politique féministe puisque, dans ce contexte, il s'agit de prendre en considération le double rapport politique qui met en présence l'Église et l'État en tant qu'appareils d'une part, les hommes et les femmes en tant que classes de sexe d'autre part, et de faire ressortir l'étroite interrelation de ces formes et niveaux de pouvoir dans une société en pleine transformation. Les rapports de pouvoir entre les sexes traversant la société dans son ensemble, et en particulier l'Église et l'État, il importe d'en montrer l'influence déterminante sur le travail des religieuses. Notre démarche s'inspire ici du travail théorique accompli par les féministes depuis plus d'une décennie ; ce travail fournit les outils conceptuels qui nous permettent d'échapper désormais à la sociologie conventionnelle, caractérisée jusqu'à très récemment par un biais androcentrique et limitée par les visions partielles et partiales qui en découlent.

À l'instar de Guillaumin [3], nous concevons en effet le rapport entre les hommes et les femmes comme un rapport généralisé entre des classes de sexe : rapport de sexage, caractérisé par l'appropriation de la classe des femmes par la classe des hommes. Dans ce rapport se sexage, c'est non seulement la force de travail qui est accaparée mais l'unité matérielle qui la produit, la machine-à-force-de-travail. L'appropriation des femmes revêt [149] concrètement plusieurs expressions, notamment l'appropriation du temps, l'obligation sexuelle, l'entretien matériel, corporel et affectif des membres invalides ou dépendants du groupe (bébés, orphelins, vieillards, malades, handicapés, etc.) ainsi que des hommes adultes (pères, époux, patrons, supérieurs, etc.). Le fait social de l'appropriation des femmes comporte à la fois une forme collective et une forme privée (mariage, couple), cette dernière n'étant qu'une expression restrictive de la première. Dans le cas qui nous intéresse, les religieuses tout en échappant à l'appropriation privée, constituent une part essentielle du système de sexage, sur la base de l'appropriation collective organisée selon diverses modalités par les institutions telles que l'Église, l'État, etc. De ce point de vue, le travail des religieuses est un cas unique. Une meilleure compréhension de leur place spécifique en tant que main-d'oeuvre extra-domestique rendra peut-être enfin possible cette analyse compréhensive de la manière dont s'articulent les diverses dimensions du travail des femmes, analyse dont la plupart des chercheuses dans ce domaine de la sociologie ressentent la nécessité.

En résumé, notre recherche vise donc à estimer le travail accompli par les femmes en tant que religieuses, à comprendre la communauté religieuse dans ses aspects structurels et symboliques, en tant que cadre d'organisation d'une main-d'oeuvre féminine, et à comprendre le fonctionnement des rapports du pouvoir dans lesquels la communauté et les religieuses sont imbriquées. Nous tentons également de cerner dans ce contexte les zones d'autonomie des femmes et leurs stratégies de résistance à la domination.

Démarche méthodologique

Nous présenterons, dans les pages qui suivent, et pour chacun des trois volets, un aperçu global des données cueillies ou à recueillir ainsi que la démarche méthodologique suivie pour le traitement et l'analyse.

Étude du travail fourni
par les communautés religieuses de femmes au Québec,
entre 1901 et 1971


Ce volet couvre les points suivants : a) la répartition des religieuses par secteur de travail, par occupation, par emploi et par niveau hiérarchique, à des intervalles de dix ans, au cours de la période considérée ; b) la rémunération des religieuses : type et échelle de rémunération (par exemple salaires, dons, ressources de la communauté, etc.) ; c) la formation scolaire et l'expérience professionnelle de l'effectif de ces communautés religieuses ; d) la contribution du travail des religieuses aux secteurs d'activité économique concernés : scolaire, hospitalier, assistance sociale, etc. ; e) sur les trois premiers points, comparaison des religieuses et de la main-d'oeuvre féminine laïque, à partir des statistiques disponibles sur cette main-d'oeuvre laïque ; f) sur les quatre premiers points, l'analyse vise également à montrer l'évolution des variables étudiées au cours de la période considérée.

[150]

La pré-recherche, effectuée à l'été 1983, avait fait ressortir le caractère partiel et hétérogène des sources de données disponibles, notamment les statistiques provenant des gouvernements et de l'Église. Une démarche systématique s'imposait : en effet, seule l'élaboration d'un échantillon probabiliste des communautés religieuses et des religieuses nous permettrait de recueillir les renseignements pertinents sur le travail accompli par ces communautés au Québec, en ce qui touche notamment la répartition de cette main-d'oeuvre par secteur de travail, par emploi, par niveau hiérarchique ainsi que sa qualification. Cet échantillon [4] fut préparé à partir du Canada ecclésiastique, document publié annuellement par la maison d'édition Beauchemin et qui contient des informations sur l'ensemble des communautés religieuses au Canada, ces informations portant entre autres sur l'effectif, les établissements, la date et le lieu des fondations, les sphères d'activité, etc. À partir de ces données, nous avons pu définir la population retenue, construire l'échantillon et le stratifier. La population visée par notre étude inclut les communautés religieuses de femmes fondées au Québec ainsi que celles fondées à l'extérieur du Québec mais ayant essaimé au Québec et/ou à partir du Québec ; de ces communautés, nous n'avons retenu en outre, aux fins de l'échantillonnage, que celles dont les archives administratives sont au Québec et dont l'effectif, en 1961, était supérieur à 49. Sur les 69 communautés répondant à ces critères, 25 communautés furent choisies, cet échantillon probabiliste étant stratifié selon la taille : très grande (2 000 membres et plus), grande (1 000 à 1 999), moyenne (500 à 999) et petite (50 à 499), et selon la sphère d'activité principale : enseignement, hôpitaux, service au clergé, protection, missions, contemplation ; les communautés dont 50% ou moins de l'effectif œuvrait dans une sphère d'activité principale furent considérées comme mixtes.

Quant au nombre de religieuses, la population retenue pour cette étude est de 45 059. Deux critères ont présidé à la distribution de l'échantillon des religieuses, à savoir la taille des communautés et la période. Ainsi, le nombre de religieuses échantillonnées est proportionnel au nombre total de l'effectif des communautés pour chacune des catégories de la strate « taille ». Par ailleurs, puisque l'étude porte sur le travail effectué par les religieuses depuis 1901, nous avons ajouté une deuxième stratification qui tient compte de 8 périodes de 10 ans : 1901, 1911, 1921, 1931, 1941, 1951, 1961 et 1971. Il s'agit d'un échantillon aléatoire systématique utilisant la technique des pelures d'oignon ; les religieuses retenues dans cet échantillon devaient être nées au Québec ou avoir travaillé au Québec. L'échantillon théorique comprend 3 509 religieuses [5] et se répartit ainsi :

[151]

TABLEAU 1

Distribution de l'effectif selon la taille des communautés et selon la période

Période

Taille

1901

1911

1921

1931

1941

1951

1961

1971

Total

Très grande

212

182

153

122

122

90

90

90

1 061

2 000 et +

30,2%

Grande

175

150

132

100

100

75

75

75

882

1 000-1 999

25,1%

Moyenne

186

162

132

114

114

78

78

78

942

500-999

26,9%

Petite

120

104

88

72

72

56

56

56

624

50-499

17,7%

Total

693

598

505

408

408

299

299

299

3 509

20%

17,1%

14,3%

11,4%

11,4%

8,5%

8,5%

8,5%

100%


En ce qui concerne ce premier volet, le travail de cueillette du matériel, effectué par l'ensemble de l'équipe de recherche, s'est déroulé principalement pendant l'été 1984 et fut complété à l'automne. Pour chaque communauté, l'échantillon de religieuses fut tiré à partir d'une liste exhaustive des religieuses ayant prononcé leurs vœux temporaires (moment où elles reçoivent leur première obédience, c'est-à-dire leur premier emploi), cette liste étant préparée à partir des registres de la communauté. Nous avons utilisé ensuite deux sources principales d'information, les dossiers cumulatifs et les notices biographiques. Les données recueillies, qui furent transposées sur un formulaire préparé à cet effet, contiennent les renseignements suivants pour chaque religieuse : date de naissance, lieu d'origine, date d'entrée en communauté, année des vœux temporaires et des vœux perpétuels, occupation du père, scolarité à l'entrée, études poursuivies après l'entrée et les obédiences de la religieuse à tous les dix ans (son emploi et la maison où elle est employée). Cette enquête comporte 130 variables qui ont été codées et informatisées, ce qui nous permettra de passer sous peu à l'analyse descriptive et comparative de ces données.

L'analyse du matériel recueilli dans ce volet de la recherche mettra en relief les diverses modalités de l'appropriation subie par les religieuses, d'abord ses conditions et ses conséquences tangibles sur l'activité professionnelle, au sens large, des religieuses et dans le déroulement de leur carrière, ensuite ses conditions et ses conséquences sur l'ensemble des tâches et des fonctions exercées par les communautés, prenant en considération l'évolution dans le temps. On pourra aussi montrer l'impact différentiel sur les diverses variables étudiées, des différentes formes (privées ou collectives) de l'appropriation des femmes, par le biais de la comparaison entre les religieuses et la main-d'oeuvre féminine laïque. À cet égard, on pourra estimer l'évolution dans le temps des modalités de l'appropriation et de ses conséquences et conditions différentielles pour divers types de [152] travailleuses, dans les secteurs domestique et extra-domestique. L'analyse, permettant d'évaluer la contribution fournie par le travail des communautés religieuses à différents secteurs de la société, fera ressortir le contraste entre la réalité économique et fonctionnelle de ce travail et sa gratuité, son invisibilité sociale, qui sont les conséquences idéologiques du système de sexage et des rapports de pouvoir dans lesquels il s'inscrit. En plus, l'analyse rendra tangibles non seulement la multiplicité des tâches et fonctions dont les communautés religieuses sont le cadre d'organisation, mais aussi leur mode d'interrelation et d'intégration dans ce cadre. À cet égard, les sphères d'autonomie et de créativité possibles à l'intérieur du cadre pourront être perçues, notamment dans la mesure où elles correspondent à des types de carrière professionnelle et/ou hiérarchique. Enfin, au niveau le plus général, la mise en relation des données sur les religieuses et sur la main-d'oeuvre laïque rendra possible une reconstitution de l'ensemble du système de sexage, tel qu'il se traduit dans la sphère du travail et de sa division sociale et technique entre les hommes et les femmes.

Étude du travail des religieuses
dans le secteur hospitalier au Québec


Cette étude se situe dans le contexte a) du changement juridique et politique entraîné par la prise en charge étatique des services sociaux et hospitaliers ; elle privilégie la reconstitution des principales étapes du passage à l'État de la propriété et de la gestion des hôpitaux, de la formation et de l'encadrement de la main-d'oeuvre dans ce secteur ; b) des transformations des conditions de travail dans le secteur hospitalier, transformations affectant aussi bien la définition des tâches que leur mode d'encadrement et de gestion, et qui sont provoquées par la professionnalisation et la syndicalisation de la main-d'oeuvre ainsi que par la bureaucratisation de l'appareil hospitalier ; c) des modifications de la place de l'Église et des communautés religieuses dans la société québécoise, en particulier la baisse du recrutement, la réorientation des communautés religieuses de femmes, la réaffectation et le recyclage de leur effectif dans de nouveaux services notamment ceux qui ne sont pas pris en charge par l'État.

Le choix du secteur hospitalier se justifie par le fait que peu de recherches se sont préoccupées de la place des communautés religieuses dans ce domaine d'activité et surtout de leur déplacement (si on compare ce domaine à celui de l'enseignement, par exemple). L'importance et l'ampleur du pouvoir exercé par les religieuses dans les hôpitaux, la valeur des biens immobiliers en leur possession et le caractère stratégique du point de vue politique, du contrôle financier et administratif des hôpitaux, (qui échappait à peu près complètement à l'État avant 1961 et, partiellement du moins, aux instances supérieures de l'Église, contrairement à l'éducation et aux services sociaux), nous incitent également à privilégier ce terrain de recherche. En outre, nous pensons pouvoir démontrer que les luttes pour le pouvoir, dans le contexte de la réorganisation du système hospitalier, ont été à la fois plus dures et moins visibles publiquement que dans d'autres domaines.

[153]

Ce volet de l'étude comporte deux démarches. D'abord, la reconstitution de la place occupée par les communautés religieuses de femmes dans le secteur hospitalier, à la fin des années cinquante (plus précisément entre 1955 et 1961, date de la mise en application de l'assurance-hospitalisation par le gouvernement du Québec). Cette reconstitution prend en considération les dimensions suivantes : a) propriété, administration et direction des hôpitaux ; b) mode d'organisation et de gestion des hôpitaux ; c) relations entre les religieuses et les autres catégories de personnel : administrateurs laïcs, médecins, autres employés ; d) relations entre l'institution hospitalière et les différents paliers de l'autorité civile ou religieuse, à l'intérieur de la communauté, du diocèse, de l'Église et de l'État ; e) relations entre les religieuses et les syndicats et associations d'employés ; relations avec les bénévoles et les dames patronnesses ; f) relations entre les hôpitaux catholiques, entre ceux-ci et les autres hôpitaux, par l'intermédiaire des associations d'hôpitaux et les associations d'administrateurs hospitaliers.

En second lieu, l'accent est placé sur la modification de la place occupée par les communautés religieuses de femmes dans le secteur hospitalier au Québec, entre 1961 et 1975. Il s'agit d'analyser l'impact sur le travail des communautés religieuses de femmes, des transformations qui affectent le système hospitalier au cours de cette période et dont les jalons principaux sont la mise en vigueur de l'assurance-hospitalisation (1961), la modification de la loi des hôpitaux (1962), le droit de grève accordé aux employés d'hôpitaux (1964), la négociation des conventions collectives à l'échelle provinciale, la mise en œuvre  de la réforme des services sociaux et de santé suivant l'adoption de la loi 65 (1971), l'utilisation d'un budget global pour les hôpitaux par le ministère, et les diverses étapes de la centralisation et de la régionalisation du système hospitalier, etc. Cette réorganisation mène d'abord à un partage de l'administration et de la direction hospitalières entre les communautés religieuses de femmes et les gestionnaires laïcs masculins. Elle se solde ensuite par la cession à l'État de la majorité des hôpitaux détenus par les communautés religieuses, le retrait de celles-ci du travail hospitalier, en particulier de la gestion hospitalière, et le remplacement des religieuses par des administrateurs laïcs masculins.

Les deux démarches que comporte le second volet de la recherche visent principalement à reconstituer une situation socio-historique, à partir de ses éléments et de ses composantes, et à reconstituer également, étape par étape, le processus qui transforme cette situation. L'ampleur et la diversité du matériel empirique à recueillir nous ont amenées à constituer plusieurs dossiers, chacun correspondant à une dimension de l'objet étudié. Il faut, en premier lieu, recueillir des statistiques et autres renseignements sur les hôpitaux généraux au Québec, à divers points de 1900 à 1981. En effet, afin d'évaluer la place occupée par les communautés religieuses de femmes dans le secteur hospitalier au Québec, les données suivantes sont nécessaires : le nombre d'hôpitaux publics généraux, le nombre d'hôpitaux appartenant aux communautés religieuses de femmes ou gérés par ces dernières, le nombre de lits, la date de fondation des hôpitaux par les [154] communautés religieuses de femmes ou la date de leur prise en charge par ces dernières, la composition du personnel (en particulier la proportion de religieuses et de laïcs), l'évolution de l'effectif global et de la place occupée par les religieuses dans chaque hôpital, par communauté et pour l'ensemble des communautés religieuses de femmes, à divers points entre 1900 et 1981, le coût de fonctionnement des hôpitaux. On examinera les lois, adoptées ou non, qui correspondent aux étapes du processus précité : la mise en vigueur de l'assurance-hospitalisation (1961), la modification de la loi des hôpitaux (1962), la loi 65 (1971). On retracera aussi les débats que ces lois ont suscités au parlement, notamment dans le contexte des commissions parlementaires. L'évolution des relations de travail dans le secteur hospitalier à partir des années quarante jusqu'à la négociation des conventions collectives à l'échelle provinciale en 1966, sera retracée. Il s'agira d'identifier aussi le rôle et les fonctions des communautés religieuses de femmes au sein des associations d'hôpitaux (Conférence des hôpitaux catholiques de Montréal, Conférence des hôpitaux catholiques de Québec, Association patronale des services hospitaliers, Comité des hôpitaux du Québec), de l'origine de ces associations jusqu'à leur fusion, en 1961, date de la fondation de l'Association des hôpitaux catholiques de la province de Québec (AHCQ). Nous nous pencherons tout particulièrement sur les modalités de cette fusion des associations en 1961, car elle met en lumière les rapports entre les diverses communautés religieuses de femmes de même que les rapports entre les femmes, dans ces communautés, et les hommes d'Église et d'État. Ajoutons que les transformations qui ont affecté le secteur hospitalier ont suscité de nombreux débats que nous retrouverons, en dépouillant journaux, éditoriaux, lettres des lecteurs, etc.

Afin de comprendre la manière dont les religieuses gèrent et organisent le travail hospitalier, établissent et financent les institutions hospitalières, nous allons étudier, de manière approfondie, deux hôpitaux-témoins, en utilisant leurs archives, en particulier les chroniques. Un de ces hôpitaux aura été la propriété d'une communauté religieuse de femmes qui aura administré et géré l'institution, l'autre aura été la propriété d'une corporation laïque tout en étant dirigé par une communauté religieuse de femmes. Nous pourrons ainsi décrire la place des religieuses dans l'hôpital et son évolution du point de vue de l'administration et de la division du travail, évaluer la contribution économique des communautés religieuses et le type de gestion financière qu'elles pratiquent, cerner de plus près le fonctionnement quotidien de l'hôpital, en ce qui a trait notamment aux rapports de pouvoir et de collaboration entre les religieuses d'une part, les médecins, les autorités ecclésiastiques, les employés, les dames patronnesses, les syndicats et l'État d'autre part. Nous pourrons également examiner les répercussions sur les hôpitaux des réformes et des législations gouvernementales. Enfin, nous étudierons le retrait des communautés religieuses de femmes du secteur hospitalier, c'est-à-dire les conditions et les conséquences dans le contexte de la lutte entre l'Église et l'État, du déplacement des femmes en tant que religieuses et de leur remplacement aux postes de contrôle par des hommes, fonctionnaires et administrateurs laïcs.

[155]

L'étude du système hospitalier permettra donc de déterminer la nature précise du rapport entre l'Église et l'État dans ce secteur et de décrire les modalités de l'appropriation du travail des religieuses par ces deux appareils. L'étude permettra d'identifier les lieux de pouvoir occupés par les religieuses dans ce secteur et d'analyser leurs stratégies d'autonomie et de résistance à l'appropriation. Nous pensons qu'il sera possible, sur la base des hôpitaux-témoins, de démontrer le fonctionnement exact d'un travail gratuit, de type non domestique, effectué dans le cadre de rapports de pouvoir généraux et sous le mode collectif de l'appropriation, ce qui n'a jamais été fait à notre connaissance. Il sera également possible, à partir des hôpitaux-témoins et des données d'ensemble sur le système, de dégager les traits propres aux communautés religieuses de femmes, en tant qu'appareils ou cadres de gestion et d'organisation du travail contrôlés par des femmes dirigeant leur propre travail et celui d'autres catégories de femmes et d'hommes, organisées ou non. Le transfert progressif du secteur hospitalier à l'État fera ressortir ce modèle de gestion et d'organisation propre aux religieuses, et permettra de le comparer au modèle masculin bureaucratique qui lui succède.

Ainsi, la reconstitution de la place occupée par les communautés religieuses de femmes, au sein du secteur hospitalier, et l'examen de la modification de cette place favoriseront l'élaboration d'une analyse dépassant l'étape du bilan global de la réorganisation hospitalière, déjà effectué par d'autres chercheurs. En effet, le recours aux sources archivistiques et documentaires, de même qu'aux entrevues, contribuera à expliquer l'ensemble des mécanismes et processus par lesquels s'est effectuée cette transformation, en plus d'en décrire les modalités. Enfin, l'analyse des relations entre les religieuses et les autorités civiles et religieuses, les médecins, les syndicats, les associations d'hôpitaux, etc., permettra par ailleurs d'établir dans quelle mesure et sous quelle forme une alliance se serait forgée entre les différentes fractions de la classe des hommes, et d'évaluer l'impact d'une telle alliance sur le remplacement des religieuses par des administrateurs laïcs masculins et ce, dans le contexte des rapports politiques entre les classes sociales et les fractions de classe impliquées dans la réorganisation du secteur hospitalier.

Étude des communautés religieuses de femmes comme cadre de recrutement et de formation d'une main-d'oeuvre féminine et comme cadre d'organisation du travail des femmes

Ce troisième volet de la recherche vise principalement à dégager les dimensions symboliques et signifiantes du travail des communautés religieuses de femmes, qui seules peuvent permettre de comprendre et d'interpréter de l'intérieur ses dimensions plus objectives, lesquelles font l'objet des deux premiers volets de la recherche et y sont analysées d'un point de vue plus extérieur aux sujets. À cette étape de la recherche, l'accent est mis sur la structure et le mode de fonctionnement internes des communautés. [156] Les diverses pratiques de la vie communautaire font l'objet d'une attention particulière, notamment celles qui ont trait au mode de recrutement et à la sélection des candidates à la vie religieuse ainsi qu'à leur formation. On y examine, de façon privilégiée, les motivations et les significations que les communautés religieuses donnent à leurs pratiques.

On considérera, en effet, que le travail fourni par les religieuses et l'organisation de ce travail prennent leur sens, pour les membres de ces communautés, dans une conception religieuse de la vie (tant personnelle que sociale), de la féminité et du rôle des femmes dans l'Église et dans la société. Les éléments-clés de cette conception se retrouvent dans les définitions qui sont données de la vocation religieuse personnelle et de la vocation propre de chaque communauté, c'est-à-dire les œuvres et les services auxquels elle se consacre.

On consultera, pour éclaircir ces divers points, les textes canoniques pertinents et les textes propres à certaines communautés, relativement à leur fondation, à leurs institutions et aux règles de leur vie communautaire, à la sélection et à la formation de leurs membres, à la direction matérielle et  spirituelle de la communauté et de ses membres : constitutions, catéchisme des vœux, coutumier, cérémonial, annales et chroniques, etc. Les textes qui correspondent à la période de transformation considérée dans l'étude des hôpitaux, recevront une attention particulière, notamment les réflexions inspirées par les décisions conciliaires (Vatican II), touchant l'organisation des communautés religieuses de femmes et leur travail.

Nous procéderons à un traitement qualitatif de ce matériel, le classant et le catégorisant en fonction des données recueillies dans les deux autres volets. L'examen des textes canoniques servira à évaluer l'influence qu'exercent différents types de droit (droit pontifical, droit diocésain) sur l'autonomie des communautés religieuses, notamment en ce qui a trait à leurs sphères de juridiction et à leur fonctionnement interne. L'étude des textes propres à la vie communautaire nous permettra de cerner les facteurs qui déterminent la vocation spécifique de chaque communauté et son mode d'organisation. À partir de ces textes, nous dégagerons les significations que les religieuses assignent à leurs pratiques et, par le biais de l'analyse interprétative, nous pourrons saisir les correspondances qui s'établissent entre ces pratiques, leur signification pour les religieuses et les significations sociales qui y sont rattachées.

La cueillette du matériel pour les deuxième et troisième volets de la recherche a démarré en mai 1985 et se poursuivra pendant la troisième année. Cette troisième année sera également consacrée à l'analyse du matériel recueilli, analyse qui mettra en lumière la spécificité du travail de ces femmes.



[1] Nous tenons à remercier les organismes qui ont subventionné cette recherche, à savoir le Comité d'attribution des fonds internes à la recherche (Université de Montréal), le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et le Fonds FCRC (Québec).

[2] Bernard Denault et Benoît Lévesque, Éléments pour une sociologie des communautés religieuses au Québec, Montréal/Sherbrooke, Les Presses de l'Université de Montréal et de l'Université de Sherbrooke, 1975, pp. 38-45.

[3] Colette Guillaumin, « Pratiques du pouvoir et idée de nature : 1- l'appropriation des femmes », Questions féministes, no 2, 1978.

[4] Les explications suivantes sont tirées du rapport d'échantillonnage préparé en février 1985 par Lorraine Duchesne et Maria Vaccaro, ces dernières étant également responsables de la conception de l'échantillon.

[5] Après la collecte des données, le nombre total de dossiers complétés s'élève à 3 694.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 12 mars 2018 19:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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