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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'une conférence de Danielle Juteau, “Les ambiguïtés de la citoyenneté au Québec”. (2000). Texte d'une conférence prononcée dans le cadre du Programme d'Études sur le Québec de l'Université McGill le 23 novembre 2000. Collection: Les grandes conférences Desjardins, n9 7, 24 pp. [Autorisation accordée par l'auteure le 15 mai 2007 de diffuser le texte de cette conférence dans Les Classiques des sciences sociales.]

Danielle Juteau

Professeure, Département de sociologie
Titulaire de la Chaire en relations ethniques, Université de Montréal

Ambiguïtés de la citoyenneté au Québec”.

Texte d’une conférence prononcée dans le cadre du Programme d’études sur le Québec de l’Université McGill, le 23 novembre 2000. Collection : Les grandes conférences Desjardins, no 7, 24 pp.

Introduction
Ambiguïté et sens flottant de l’égalité
Ambiguïté des frontières de la collectivité
L’extension interne
L’extension externe
Dualité des modèles et fluidité des appartenances
Ambiguïtés de la citoyenneté québécoise
Une citoyenneté à redéfinir
BIBLIOGRAPHIE


INTRODUCTION

Depuis vingt ans *, cela est bien connu, nous assistons, tant dans le champ scientifique que dans la sphère politique et l’espace civique, au retour du citoyen. Le Forum national sur la citoyenneté et l’intégration tenu récemment à Québec en témoigne éloquemment.

Un tel engouement est lié, certes, à une volonté de démocratisation. À la fois un statut et une pratique, la citoyenneté comporte des obligations et des droits visant à assurer l’égalité des membres d’une collectivité. Néanmoins, c’est l’idée que j’avance ce soir, cette popularité n’est pas étrangère à l’ambiguïté que recèle ce terme et que revêt ce projet. Pour en appréhender les multiples facettes, je me pencherai sur deux enjeux, étroitement liés à la définition marshallienne de la citoyenneté [1] et autour desquels se manifestent The politics of citizenship : l’actualisation de l’égalité et la définition des frontières de la collectivité.

Le premier enjeu renvoie à l’extension verticale des droits civiques, politiques, sociaux et culturels de la citoyenneté ainsi qu’aux liens entre égalité et différence; le second correspond aux processus d’inclusion, - et d’exclusion-, qui se déploient à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de la collectivité et interrogent leur définition.

Le contexte québécois offre l’occasion d’examiner cette dynamique de l’ambiguïté, au moment même où se déroule une opération vigoureuse et bien orchestrée de construction de la citoyenneté québécoise. Qu’il s’agisse de l’égalité ou de l’identité, que le glissement entre nationalité et citoyenneté vient exacerber, le projet n’est pas sans équivoque. De quelle citoyenneté s’agit-il ? Comment s’y traduisent l’égalité et l’appartenance et quels en sont les paramètres ? Ce projet s’inscrit-il, comme il le semblerait à première vue, à contre-courant de la tendance actuelle (Soysal, 1994:167), qui est celle de l’affaiblissement du modèle national de la citoyenneté [2] et de l’implantation d’un modèle postnational où s’épanouissent de multiples et fluides appartenances et s’estompent les frontières entre nationalité et citoyenneté ?

J’approfondirai ces questions à la lumière des débats sur la citoyenneté et à partir de textes et documents préparés entre autres à l’occasion de la création du ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration (MRCI), de la semaine québécoise de la citoyenneté et du Forum sur la citoyenneté québécoise [3].

Ambiguïté et sens flottant de l’égalité

Loin d’être fixes, les droits de la citoyenneté font l’objet de luttes visant à les défendre, à les étendre et à les réinterpréter (Lister,1997:35). Ce mouvement d’extension verticale inclut entre autres la liberté d’expression et le droit de vote, ainsi que les débats autour de l’égalité formelle et de l’égalité de fait, de l’égalité des chances et de l’égalité des résultats, l’obtention des droits sociaux devant assurer selon Marshall, la réduction des inégalités liées aux classes sociales. Les polémiques contemporaines portent surtout sur le droit à la différence et la reconnaissance de la diversité.

En théorie politique, les termes du débat furent souvent formulés en fonction de l’opposition entre égalité et différence. Or, comme le rappelle pertinemment Joan Scott (1988: pp.43-7), cette dichotomie structure un choix impossible: si on opte pour l’égalité, on doit accepter que la différence lui soit antithétique. Si on opte pour la différence, on admet que l’égalité est inatteignable. Une telle opposition occulte la prise en compte de la différence au sein de la notion politique d’égalité et laisse entendre que l’identité, sameness, représente le seul fondement de l’égalité. Dans ce mode de raisonnement, la différence se substitue à l’inégalité, sert à l’expliquer et à la légitimer. Or, il faudrait selon Pateman (1992: 27-8) transformer la relation entre égalité et différence, car l’enjeu central n’est pas la différence et son incorporation, mais la subordination. Si l’égalité peut inclure la différence, elle ne peut s’accommoder de la domination.

Ce débat, quand il porte sur les minorités ethniques ou nationales, est énoncé en termes de reconnaissance, “the politics of recognition” (Taylor,1994), cette dernière devenant une condition de l’égalité. Mais c’est surtout d’égalité culturelle dont il est ici question, une égalité qu’on sépare en quelque sorte de l’égalité sociale. Il y aurait des inégalités sociales reposant sur les classes et des inégalités culturelles fondées sur la non-reconnaissance de la différence; les premières provoquent des luttes sociales et les secondes, des luttes identitaires.

Cette séparation des sphères économique et culturelle n’est pas sans surprendre au moment où la sociologie, pour ne parler que de cette science sociale, appréhende la diversité des rapports sociaux et en théorise les multiples articulations (Hall, 1986). La différence nous rappelle-t-on est indissociable de la domination et de la hiérarchisation sociale (Guillaumin, 1992); elle se construit dans le rapport entre majoritaires et minoritaires et non à partir de traits, naturels ou culturels, communs. Les rapports sociaux sont multiples écrit Stuart Hall, qui critique le réductionnisme et l’économisme. On ne peut réduire l’économique aux classes ni les catégories ethniques et de sexe à leurs dimensions culturelles et identitaires. Les revendications des groupes minoritaires ne sont pas exclusivement culturelles. Dans tous ces cas, classes, sexes, “ races ” et groupes ethniques, il s’agit bien de rapports sociaux aux composantes économiques, politiques et culturelles, qui fondent des catégories, qui, sans être homogènes, possèdent néanmoins des intérêts distincts. Le chômage des immigrants par exemple, ne s’apparente pas entièrement à celui des non-immigrants, puisque d’autres mécanismes d’exclusion sont aussi présents.

Quand on dissocie les revendications culturelles des inégalités sociales et politiques, on risque de sombrer dans les discours essentialistes, comme celui des races, trop souvent présents. Et on risque aussi de tomber dans l’excès contraire, de refuser toute catégorisation, - et par conséquent d’ignorer les rapports sociaux qui la fondent -, la catégorisation étant perçue comme la cause de la discrimination et des inégalités et non l’inverse. On opte alors pour une analyse qui réduit les inégalités sociales aux classes, abandonnant pour ainsi dire les minoritaires à être inégaux au plan économique. Une telle approche justifie souvent le retour à une conception de la citoyenneté fondée sur le traitement identique de citoyens qui sont tous égaux. On peut alors louer la diversité et l’importance de l’égalité sans véritablement prendre en compte, ni matériellement ni idéellement, la spécificité des revendications égalitaristes des minoritaires.

Ambiguïté des frontières de la collectivité

Comme le souligne à juste titre Michèle Riot-Sarcey (1994: 43-4) on ne peut réduire la citoyenneté à une idée qui s’étend hors du jeu des tensions sociales et des rapports de pouvoir. En effet, l’image d’un citoyen toujours en formation et sans cesse redéfini par l’élargissement du suffrage dit universel fait le silence sur les luttes et les rapports de pouvoir qui engendrent les exclusions. Aussi une nouvelle conception de la citoyenneté s’est imposée, celle d’un mouvement discontinu d’inclusion et d’exclusion, une poussée, comme on dit en anglais Pushing the boundaries of citizenship, qui s’exerce tant de l’intérieur que de l’extérieur des frontières.

L’extension interne

Comme d’autres minoritaires, les femmes ne sont pas tout simplement des derniers venus à la citoyenneté ainsi que le supposent les modèles évolutionnistes. Leur exclusion serait indissociable de la constitution des hommes comme individus et comme représentants d’une famille (un groupe de non-citoyens). La séparation, toujours mouvante [4], du privé et du public sous-tendrait la construction genrée de la citoyenneté (Pateman, 1988). L’exclusion des femmes de la citoyenneté reposerait ainsi sur le fait qu’elles aient été reléguées à la sphère privée. La division entre public et privé, qui est l’expression de la division sexuée du travail entre la femme privée et l’homme public, représente donc le principal obstacle à une citoyenneté pleine et entière des femmes (1988) [5].

Cette analyse de l’impact de la séparation entre le privé et le public sur l’exclusion des femmes peut être mise à profit pour les groupes ethniques ou nationaux, ce que fait Suad Joseph (1997).

La configuration du public et du privé est assujettie au projet d’édification de l’État-nation, au jeu des institutions et autres forces qui sont en compétition. La constitution du sujet national par l’État est indissociable de l’établissement de frontières entre les sphères gouvernementale, non-gouvernementale et domestique (Joseph, 1997:85 et ss) [6]. Les luttes autour de ces frontières portent sur l’institutionnalisation d’identités universelles au détriment des identités spécifiques. Le succès de l’État dépendrait de sa capacité d’institutionnaliser une identité nationale et d’y subordonner les autres. Les États occidentaux ont construit cette identité nationale dans la sphère gouvernementale, les citoyens individuels devant se départir de leurs particularités pour être investis du statut de sujets nationaux. La sphère domestique est alors le lieu du spécifique et du subnational (ethnique, religieux), elle en devient même synonyme.

L’extension de la citoyenneté peut ainsi être envisagée selon deux conceptions fort différentes, l’une évolutionniste et l’autre, davantage dualiste. L’inclusion des uns qui transportent, sous couvert d’universalisme, leur spécificité dans la sphère publique, et l’exclusion des autres dont la spécificité est reléguée à la sphère privée, sont indissociables. L’exemple bien connu des Juifs de France à la Révolution en constitue un cas exemplaire: “ Il faut refuser tout aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus ”, proclamait le député Clermont Tonnerre aux États Généraux, institués en Assemblée Nationale Constituante, en 1789.

Cette frontière varie cependant d’un pays et d’une époque à l’autre en vertu de la définition des “ autres ” et des règles qui président à leur inclusion.

L’extension externe

Penchons-nous brièvement sur l’inclusion [7] des personnes qui sont à l’extérieur des frontières de la collectivité tels les immigrants et les demandeurs d’asile. Parmi les facteurs influant sur leur situation avant et après l’entrée, on trouve les conditions d’admission au pays, l’institutionnalisation des droits sociaux de la citoyenneté aux non-nationaux, l’accès à la naturalisation et au droit de vote, l’implantation de mesures anti-discriminatoires et la reconnaissance des droits culturels: bref tout ce qui touche à la spécificité de leurs intérêts matériels et idéels.

Les frontières de la collectivité nationale peuvent être plus ou moins élastiques, n’incluant dans certains cas que les “de souche” ou exigeant parfois l’acculturation complète des minorités ethniques ou nationales. L’orientation pluraliste s’oppose à de telles options et exerce une pression sur l’élargissement des frontières. Elle s’accompagne parfois de la critique d’une version libérale du multiculturalisme, qui loue la richesse de la diversité tout en la confinant à la sphère privée (Parekh, 1991) ; on y prône la présence de la diversité dans la sphère publique, dans les symboles de la nation ainsi qu’au niveau législatif et des pratiques de la société civile. À ce mouvement correspond un citoyen aux appartenances multiples et une citoyenneté multi-layered, active et participative et pourquoi pas participactive, qui s’exerce au sein de plusieurs collectivités (Weinstock, 1999:E4). La dichotomie entre citoyens et non-citoyens tend à s’estomper alors que les frontières entre citoyenneté et nationalité deviennent plus poreuses et ne se recoupent plus.

 On assisterait, ainsi que le postule Soysal (1994), à l’instauration d’un modèle postnational de la citoyenneté, qui diffère radicalement du modèle national. Se pose alors la définition des frontières et de l’appartenance à la collectivité nationale.

Dualité des modèles et fluidité des appartenances

C’est une transformation en profondeur de l’institution de la citoyenneté, de sa structure et de son sens, qui serait en train de s’opérer. Dans le modèle national, toute nation a le droit de posséder son État et seuls ceux qui appartiennent à la nation ont le droit de participer en tant que citoyens de l’État. L’appartenance et l’identité s’inscrivent dans un territoire et sont caractérisées par l’homogénéité. La citoyenneté est ancrée dans une notion territorialisée de l’appartenance culturelle; la citoyenneté nationale commande l’appartenance à la communauté politique (1994: 3) [8].

Dans le modèle postnational en émergence, les droits individuels, jadis définis par la nationalité seraient codifiés de manière plus universelle, en fonction des droits de la personne. L’individu transcende le citoyen, les droits de la personne, - souvent pris en charge par des organismes internationaux -, remplacent les droits individuels, les droits humains universels se substituent aux droits nationaux (Soysal, 1994: 136-42). Ce modèle plus universel de l’appartenance trouve sa légitimité dans la communauté transnationale. Le citoyen n’est plus un national, il possède de multiples appartenances et n’est pas obligatoirement attaché à la collectivité nationale. Si toutefois la correspondance entre l’appartenance et le territoire s’affaiblit, cela ne veut pas dire, nous rappelle-t-elle pertinemment, que les frontières de l’État-nation deviennent plus fluides (1994:141).

Alors que le droit aux droits s’universalise, l’identité demeure ancrée dans des caractéristiques spécifiques, nationales, ethniques, régionales, etc, d’où la disparité entre les deux principales composantes de la citoyenneté, les droits et l’identité. L’institutionnalisation de la dualité entre les deux principes du système “global” représente une autre ambiguïté, les processus qui favorisent l’émergence d’une citoyenneté postnationale servant en même temps à réifier l’État-nation et sa souveraineté :

The principle of human rights ascribes a universal status to individuals and their rights, undermining the boundaries of the nation-state. The principle of sovereignty, on the other hand, reinforces national boundaries and reinvents new ones. This paradox manifests itself as a deterritorialized expansion of rights despite the territorialized closure of polities (Soysal, 1994:157).

Face à cette disparité entre droits et identité, à la multiplication des appartenances et à leur fluidité accrue, à la perméabilité des frontières entre citoyens et non-citoyens et entre nationaux et non-nationaux, la citoyenneté, la nationalité et le territoire se détachent progressivement l’un de l’autre tandis que se multiplient les débats entourant la définition de la collectivité. Plusieurs réactions sont possibles, du renforcement d’une collectivité nationale homogène comprenant des personnes qui y sont fortement attachées et qui partagent les mêmes valeurs à la définition plus minimaliste d’une communauté politique dont les membres doivent respecter les lois. L’adhésion à une conception plus dispersée de la citoyenneté s’accompagne souvent de son contraire, l’édification par l’État d’une communauté morale forte [9] qui n’est pas sans ressembler à la conception de la communauté imaginée de Benedict Anderson (Yuval-Davis, 1997). Le processus de construction identitaire, doing identity, passe alors par la promotion, la réinvention et la réification par l’État de la nation et de la citoyenneté nationale.

C’est à la lumière de ces débats que j’examinerai maintenant le projet de citoyenneté québécoise tel qu’il se dessine depuis la création du MRCI et la semaine québécoise de la citoyenneté jusqu’au forum national sur la citoyenneté québécoise. Je me pencherai entre autres sur la conception de l’égalité dans son lien avec la différence, sur la vision, évolutionniste ou dualiste, de l’inclusion, sur la construction du citoyen national dans son rapport au pluralisme et aux lieux de son institutionnalisation, sur la définition de la collectivité nationale et la place faite aux appartenances multiples, sur le lien entre appartenance, nationalité et citoyenneté.

Ambiguïtés de la citoyenneté québécoise

C’est après la défaite du OUI au référendum de 1980 que s’est imposé au plan politique le besoin de reconnaître la diversité ethnique et culturelle du Québec et d’en tenir compte. Le Parti Québécois crée peu après le ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration. La loi constitutive de ce ministère stipule que le Québec doit prendre “des mesures des­tinées à respecter, et même, dans certains cas, à renforcer les droits et les moyens d'épanouissement des communautés culturelles non francophones”. Il fallait créer un rapprochement entre la majorité, les Québécois (il s’agit en fait des Canadiens français) et les autres résidants du Québec, qu’on appellera communautés culturelles.

Cette nouvelle définition de la société québécoise donne lieu à divers programmes, dont j’ai étudié l’évolution ailleurs [10]. Il faudra attendre l’Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration pour que soit abolie en 1990 l’opposition [11] entre Québécois et communautés culturelles. Les frontières de la collectivité nationale s’élargissent alors pour englober tous les résidants du Québec, y compris les immigrants que la société d’accueil convie à un contrat moral. On peut avancer qu’à cette époque le pluralisme s’impose dans l’idéologie, les politiques et les pratiques interculturelles, lesquelles se multiplient dans les écoles et les services sociaux et de santé.

Mais ce ministère fut éventuellement remplacé par celui des Affaires internationales, de l’Immigration et des Communautés culturelles (MAIICC), un nom qui semble bien exprimer un changement de cap, qui se confirmera en 1996 lors de la création du ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration (MRCI). Tel que l’expriment ces nouvelles désignations, on a d’abord déplacé les communautés culturelles vers la marge pour ensuite les faire disparaître. Ce virage sera bientôt consolidé.

Quand le Premier ministre Monsieur Lucien Bouchard annonce, dans son discours d’assermentation (prononcé le 29 janvier 1996) la création du MRCI, il réaffirme que le peuple québécois est composé de citoyens égaux, quelle que soit leur langue ou leur origine. Le Québec, ajoute-t-il, a la responsabilité d’assurer la protection des droits fondamentaux de tous et de nous rassembler au-delà de nos différences, de nos origines, de nos choix linguistiques et politiques (pp.6-7). Le ton est donné, se profile alors une conception de l’égalité qui requiert le traitement égal, donc semblable, de citoyens dont on reconnaît par ailleurs qu’ils sont diversement différenciés (âge, origine).

 Lors du dépôt du projet de loi no 18 à l’Assemblée nationale (le 14 mai 1996), le ministre délégué aux relations avec les citoyens, Monsieur André Boisclair, évoque un virage, et ce, vers un espace civique. Le Ministère est chargé d’une vaste mission qui porte sur la solidarité entre les générations, en tenant compte des besoins des familles, des jeunes et des aînés, et sur le rapprochement interculturel; l’immigration et l’intégration sont ainsi rattachées aux relations civiques et sociales. Il rappelle que la mission première du nouveau ministère est de renforcer le sentiment d’appartenance à la société québécoise (Communiqué de presse:1). Il faut  actualiser les principes constituant l’essence même du contrat qui unit toutes les personnes vivant au Québec” (p.1), dont la reconnaissance du caractère pluraliste, démocratique et français de la société québécoise. L’édification d’une société commune basée sur des liens civiques plus harmonieux (p.1) remplace la division entre communautés culturelles et société d’accueil. Ce tournant s’effectue sans occulter le pluralisme, qui est à pied d’égalité avec la démocratie. Il y a des droits et des principes d’une part et d’autre part, une identité qui se construira par le renforcement du sentiment d’appartenance à la société québécoise - et non à la nation ou au peuple -. Reste à voir comment s’articuleront par la suite espace civique et identité.

Quand ce ministre confirme le 8 mars 1996 les orientations des mandats confiés au Conseil des relations interculturelles (CRI) [12], (anciennement le Conseil des Communautés culturelles et de l’immigration) il fait état d’une tentative de redéfinir notre façon de gérer la diversité culturelle, de mieux concilier les valeurs de base qui servent de fondement à notre société et le droit des personnes au plein épanouissement et au libre enrichissement de leur patrimoine culturel (CRI 1997:7-8). La différence y est surtout posée en termes de valeurs, et on semble  déceler une inquiétude face au risque que poserait l’épanouissement de “leur” patrimoine culturel aux valeurs de base qui sous-tendent “notre” société. Le pluralisme commencerait-il à inquiéter ?

Comme l’indiquent le nom du Ministère (MRCI) et celui du Conseil (CRI), il s’agit désormais de citoyens et de relations interculturelles et non de communautés culturelles. Ce changement pourrait témoigner d’une nouvelle conceptualisation des rapports sociaux constitutifs des diverses catégories ethniques et nationales, mais une telle réflexion ne s’est pas développée. On ne trouve rien sur la constitution historique de ces catégories, et moins encore sur leur hiérarchisation. Si on tait l’appartenance aux communautés culturelles, ce serait peut-être pour favoriser l’appartenance au peuple québécois ? Un peuple de citoyens égaux et non de personnes aux appartenances différenciées.

Dans l’avis émis par le Conseil des relations interculturelles en 1997 au MRCI, on s’inquiète, poliment, du changement de cap, que traduit “[L]’insistance récente mise sur la citoyenneté et la mise en veilleuse du concept de communauté culturelle...”. (CRI:1997:15). Tout en reconnaissant l’intérêt de mieux affirmer l’égalité de tous les citoyens et d’exprimer plus clairement le refus d’un certain relativisme culturel, le Conseil se soucie de cette évolution et tient à rappeler les enjeux spécifiques à l’immigration et à la diversité ethnoculturelle (1997:16). On y fait explicitement mention des besoins particuliers des nouveaux arrivants et de certaines minorités ainsi que de la nécessité de prendre en compte les inégalités rattachées à l’origine ethnique ou “raciale”. Le CRI revient à une conception de la citoyenneté pluraliste qui définit les relations interculturelles sur le terrain des références civiques partagées par l’ensemble des citoyens (1997:16). Il souligne l’importance de reconnaître la multiplicité des appartenances et souhaite que disparaisse pleinement la connotation ethnocentrique du terme Québécois. Peut-on y percevoir le souhait de penser diversement la québecité ?

Notons enfin que le CRI recommande que la semaine interculturelle nationale devienne la Semaine de la citoyenneté et des relations interculturelles, “ son objectif étant de souligner les caractéristiques d’une citoyenneté pluraliste et de célébrer l’inclusion civique de la citoyenneté ” (1997:16). Il en sera tout autrement.

La semaine interculturelle nationale est devenue en 1997 celle de la citoyenneté et non des relations interculturelles, plus précisément “ la semaine québécoise de la citoyenneté ”. Dans une allocution prononcée lors de l’inauguration de cette semaine en 1998, le Premier ministre Monsieur Lucien Bouchard rappelle que le MRCI combat l’exclusion et promeut la diversité culturelle (1998:2). Le discours inclut des considérations sur les droits et sur l’identité. L’exclusion-zéro et la pleine participation y sont fondamentales, elles exigent l’intégration de la diversité dans nos institutions communes (1998: 5) qui passe principalement par une intégration à l’emploi adaptée à la réalité des nouveaux arrivants. La réalité spécifique des immigrants récents est reconnue. En ce qui a trait à l’appartenance, on retrouve des valeurs partagées, où se côtoient la joie de vivre et le pluralisme !  Mais ce qui nous réunit vraiment et nous différencie des autres, “c’est notre attachement au Québec” (1998:2). L’attachement au Québec constituerait-il une condition de la solidarité ?  Enfin, il annonce la tenue au printemps 1999 d’un forum national sur l’intégration et la citoyenneté “pour réfléchir à nos attentes réciproques et à la façon de les incarner dans un projet collectif rassembleur ” (1998:8). Il reste à voir de quel projet collectif il s’agit.

Ce qui se dégage, à la lecture de ces textes, c’est le besoin de créer l’attachement et de renforcer l’appartenance au Québec. C’est aussi me semble-t-il, la volonté d’institutionnaliser une identité nationale forte et d’y subordonner les autres, de favoriser une identité universelle plutôt que des identités spécifiques. La construction d’une identité collective au Québec s’inscrirait davantage dans une lutte contre l’exclusion que dans la reconnaissance et la conciliation de catégories et d’identités différenciées. La différence pour ainsi dire s’est déplacée sur le terrain de l’égalité sociale, tandis que l’identité se construirait par l’homogénéisation et la consolidation du sujet national. On reconnaît la stratégie observée par Suad Joseph dans son analyse des mécanismes constitutifs de l’État-nation (1997: 85 et ss.).

Le Forum national sur la citoyenneté et l’intégration s’est tenu à l’automne 2000. À la page précédant la table des matières, on peut lire “le forum sur la citoyenneté québécoise”. Le déplacement de l’adjectif “québécois”, on est passé de la semaine québécoise de la citoyenneté au forum national sur la citoyenneté québécoise, n’est pas anodin, on le verra. Le document comporte deux parties. Dans la première, “La citoyenneté québécoise et l’intégration: les défis, les enjeux et les principes” on présente le Québec en transformation (chapitre 1), on examine le conflit stipulé des modèles d’intégration canadien et québécois (chapitre 2) et on place au chapitre 3 le contrat civique au cœur de la citoyenneté québécoise. Les pistes d’action sont abordées dans la seconde partie. 

L’avant-propos rappelle que la citoyenneté renvoie au droit de vote ainsi qu’à ses conditions et moyens d’exercice; on nous exhorte à prendre la mesure de ce qui nous unit et à réaffirmer l’importance de ce qui doit être placé au cœur de notre “vouloir-vivre-ensemble” (p.6). Ce vouloir-vivre, qui revient souvent dans ces textes, n’est pas sans rappeler  un désir clairement exprimé de continuer la vie ensemble” que Renan identifie à la nation.

Au chapitre 1, on apprend que le peuple québécois et le seul État français d’Amérique du Nord sont unis (p.9), que les consensus sont nécessaires et qu’ils exigent une communauté de vue, que la citoyenneté (p.10) n’est pas une abstraction pure: “Elle s’inscrit dans un milieu, dans une histoire, dans une culture qui lui donnent son sens et ses impulsions premières” (p.10). On apprend également que la mondialisation et la mobilité des gens mettent à rude épreuve le sentiment d’appartenance à la communauté politique (p.11) et qu’un individualisme excessif (p.12) nuit à l’autonomie de la communauté politique. On observera que la citoyenneté s’inscrit dans un milieu, une histoire, une culture qui lui donnent son sens, ce qui n’est pas sans rappeler les signes distinctifs de la nation. Et n’oublions pas de subordonner l’individualisme, - et les individus ? -, à la communauté politique et à la communauté de vue.  Quant au sentiment d’appartenance, il est mis à rude épreuve quand on conçoit les attachements multiples en termes de rivalité.

Le document prend soin de distinguer de façon plutôt scolaire la citoyenneté de la nationalité. Le sens de la citoyenneté est variable et désigne en pratique l’ensemble des droits qui balisent la participation à l’espace public (p.13) ; on retrouve les droits, civils, politiques et sociaux énumérés par Marshall auxquels s’ajoutent, the politics of recognition oblige, les droits culturels. Les exemples fournis, protection du patrimoine et droits linguistiques, se rapportent davantage au groupe majoritaire. La nationalité, qui “relève d’abord du domaine international, ...consacre, à l’égard d’un tiers État, le lien entre une personne et un État qui lui assure la protection diplomatique” (pp.13-4). Enfin, on nous explique qu’en régime fédéral la citoyenneté ne coïncide pas entièrement avec la nationalité puisque plusieurs ordres de citoyenneté peuvent coexister, fédérale et cantonale comme en Suisse par exemple.

La distinction, prometteuse, entre citoyenneté et nationalité peut laisser croire que le projet de citoyenneté québécoise s’oriente dans le sens d’une dissociation entre le citoyen et le national. Mais c’est dans une autre direction qu’on nous oriente. La citoyenneté est ici un héritage et un patrimoine ; c’est un ensemble de droits politiques dont le droit à l’autodétermination constitue une expression fondamentale (p.15). Ainsi, il me parait important de souligner qu’au cœur même de la citoyenneté québécoise se loge le droit à l’autodétermination et, par conséquent, à la nationalité [13].

Continuons. Le chapitre 2 sur les modèles d’intégration, fait grand état de distorsions importantes, de conflits de légitimité, de concurrence des modèles, de la difficulté de se référer à des repères univoques, de la perturbation de la transmission du patrimoine civique par le dédoublement des cadres de légitimité, de conflits de loyauté, etc (p.19). On ne pourrait être plus éloigné des identités multiples et négociées, de l’hybridité et de la transculturalité, de la perméabilité des appartenances, soit des conceptions contemporaines de l’identité dans le contexte de la globalisation. D’ailleurs, ce texte précise :

C’est en relation avec l’Assemblée nationale comme lieu ultime d’expression et mandataire de la nation québécoise que se définit la citoyenneté québécoise (p.19).

Si au cœur de la citoyenneté québécoise se trouve le droit à l’autodétermination et, par conséquent, le droit à la nationalité, c’est bien en relation avec l’Assemblée nationale, qui est le mandataire de la nation, que se définit la citoyenneté québécoise (pp.18-19). Nationalité et citoyenneté sont ici doublement imbriquées et se dissolvent l’une dans l’autre. La citoyenneté québécoise, ajoute-t-on, est indissociable du peuple québécois.

La connaissance de la langue doit s’accompagner du partage des repères culturels essentiels, qui sont des références identitaires, et d’une participation aux institutions où ils se manifestent et s’incarnent. Dans cette citoyenneté derrière laquelle se dissimule la nation, on doit posséder une langue commune ainsi que des repères et des références identitaires claires s’exprimant dans les institutions de la majorité francophone.

Au chapitre trois, le contrat civique est placé au cœur de la citoyenneté, c’est un patrimoine transcendant les appartenances politiques, ethniques ou idéologiques. On y délaisse explicitement (p.21) la catégorisation des citoyens en fonction de leurs origines ethniques ou de leur parcours migratoire. Une personne issue de l’immigration sera désormais considérée en fonction de son statut de citoyen. Lors du Forum, plusieurs panélistes et intervenants ont appuyé cette orientation, qui remettrait les classes sociales sur le tapis en reléguant les différences à l’arrière-plan. Or, j’ai tenté de le montrer précédemment, la citoyenneté est indissociable des classes sociales, des catégories ethniques et de sexe. Ancré dans des appartenances sociologiques multiples et qui s’entrecroisent, le statut de citoyen n’est pas neutre.

Le contrat fixe les balises de la responsabilité citoyenne à laquelle souscrit toute personne s’identifiant à la communauté politique que forme le peuple québécois (p.22). Faudrait-il s’identifier au peuple québécois pour être des citoyens responsables ? Ici, l’appartenance et les droits ne font qu’un, contrairement à ce qui se passe dans le modèle postnational. En revanche, les balises proposées sont plutôt neutres et pourraient, à quelques exceptions près, se trouver dans n’importe quelle démocratie libérale: les valeurs et les principes de la démocratie; le respect des lois légitimement adoptées ; le français comme langue publique commune; la situation particulière de la communauté anglophone; la reconnaissance des nations autochtones; la participation à la vie politique puis la participation à la vie sociale et culturelle de la nation (p.24).

La section sur les pistes d’action, à laquelle je ne m’attarderai pas, fait état d’un héritage historique et du patrimoine à transmettre, de la promotion des symboles et des emblèmes du Québec, du développement du sentiment d’appartenance des nouveaux arrivants. Elle semble quelquefois en contradiction avec certains des principes énoncés dans la première, puisqu’il y est question de mesures à l’égard de catégories sociales distinctes qui font ici leur réapparition. On veut accroître dans la fonction publique et les organismes publics la proportion d’Autochtones, d’anglophones et des membres des communautés culturelles. On veut aussi étendre les programmes d’accès à l’égalité à diverses catégories sociales dont les minorités visibles et lutter contre la discrimination dont celle qui s’exerce envers les jeunes des minorités visibles.

Si à la fin du document, on reconnaît la présence de catégories sociologiquement différenciées, tout porte à croire néanmoins que la citoyenneté pluraliste envisagée par le CRI cède le pas devant un espace civique national où tous les citoyens québécois sont unis par un contrat social et des moyens symboliques visant à identifier, à signifier et rappeler périodiquement leur appartenance commune au Québec.

Une citoyenneté à redéfinir

Le document préparé à l’occasion du Forum accentue me semble-t-il le changement de cap. Les communautés culturelles ont disparu devant le citoyen, la citoyenneté est devenue héritage et patrimoine, les attachements multiples sont périlleux, les repères identitaires doivent être univoques et s’exprimer dans les institutions de la majorité francophone (et non dans nos institutions communes), le bon citoyen doit s’identifier à la communauté politique que forme le peuple québécois, la nationalité est imbriquée dans la citoyenneté, les symboles et emblèmes du Québec doivent être promus. Ce document je tiens toutefois à le rappeler, a fait l’objet de nombreuses critiques de la part des intervenants invités au forum et du CRI et le ministre a démissionné. Ce qui montre bien que la citoyenneté est une pratique, un processus où l’inclusion et l’exclusion sont indissociables. 

D’une manière plus générale, on a vu que dans le discours gouvernemental, on assiste à l’affaiblissement du pluralisme dans l’espace public, au moins dans sa composante culturelle et dans sa dimension normative. Le citoyen tend à remplacer les communautés culturelles et les inégalités renvoient à la classe sociale. Comme si on taisait l’appartenance aux communautés culturelles pour renforcer identification au peuple québécois.

Revenons aux interrogations de départ. À la question des modèles de citoyenneté, je répondrai d’abord que le Québec s’inscrit dans la tendance décrite par Soysal [14] et à contre-courant de celle-ci. À contre-courant, parce que Soysal observe l’émergence d’un modèle postnational où les liens entre territoire et appartenance s’affaiblissent et où les identités se multiplient, se départagent et se négocient. Mais la citoyenneté québécoise s’inscrit aussi parfaitement dans la tendance, laquelle inclut, on s’en souviendra, le renforcement des frontières nationales. On assiste à une vaste opération identitaire, à une tentative d’ancrer la citoyenneté dans une notion territorialisée de l’appartenance culturelle qui se construit en taisant le pluralisme de la société québécoise. La diversité des espaces civiques est envisagée comme conflictuelle tandis que la multiplicité des appartenances est passée sous silence, comme s’il s’agissait d’un danger. Il est à mon avis toujours imprudent de penser de la sorte parce qu’on occulte les rapports sociaux qui président à la dynamique d’une société et parce la différence qu’on enfouit a le don la mauvaise habitude de resurgir, et pas toujours avec bienveillance.

Mais revenons à notre réponse, qui s’avère plus complexe que prévu. Car cette tentative de construire un modèle national de la citoyenneté se fait à partir d’une situation qui n’est pas sans ressembler, partiellement du moins, au modèle postnational. Les droits de la citoyenneté sont accordés à des personnes qui n’appartiennent ni juridiquement ni symboliquement à la collectivité québécoise. La citoyen québécois est souvent un national canadien, quoiqu’il peut posséder d’autres passeports, français, britannique, etc. La citoyenneté s’exerce au sein de multiples collectivités allant de la locale à l’internationale. Il existe deux ordres de citoyenneté, la canadienne et la québécoise, qui se veulent nationales et ne sont pas parfaitement intégrés. Des résidants du Québec y sont fortement attachés, certains s’identifient au pôle canadien et d’autres encore s’identifient à plusieurs pôles ou à aucun.

Quant à dire si le projet de citoyenneté québécoise est ambigu, on peut répondre du même souffle par un oui et par un non. À première vue, il semble ambigu. Dans le discours de sens commun, citoyenneté et nationalité sont dans plusieurs pays employés comme synonymes et la nationalité fut longtemps un préalable à la citoyenneté. Il s’opère ainsi un glissement de sens si bien que parler de citoyenneté revient souvent à parler de nationalité. Quand on juxtapose les termes citoyenneté et québécois, le projet de citoyenneté québécoise pourrait évoquer celui de la nationalité québécoise. Comme l’écrivait Michel Venne c’est un projet de souveraineté qui nous est proposé sous couvert de citoyenneté [15]. Mais après l’analyse des documents, on se rend compte qu’il n’y a pas d’ambiguïté. La citoyenneté québécoise inclut le droit à l’auto-détermination et donc à la nationalité québécoise alors que la citoyenneté québécoise se définirait à l’Assemblée nationale qui est mandataire de la nation. Si l’État a construit pendant les années soixante la nation québécoise, au nom de laquelle fut ensuite revendiquée la souveraineté, on chercherait maintenant à consolider une collectivité aux frontières élargies, qui soutiendrait ce projet.

Enfin, l’ambiguïté subsiste quant au lien entre différence et égalité, puisqu’on a tendance à séparer l’identitaire des différences économiques plutôt que de les réunir dans un même rapport, qui trouve sa source dans les inégalités du système-monde et les mouvements de population qu’il engendre. 

Quelle que soit notre opinion sur le projet de citoyenneté-nationalité québécoise, on aurait intérêt à penser la citoyenneté [16], à la lumière des tendances qui se dégagent des travaux récents présentés en début de texte: dissociation entre citoyenneté et nationalité, multiplicité des appartenances, précarité des loyautés, perméabilité des frontières, dualité de l’inclusion et de l’exclusion, institutionalisation du sujet national et des identités spécifiques, etc.

J’opte pour ma part pour un projet d’une citoyenneté pluraliste et différenciée [17]. Dans cette citoyenneté, on admet la diversité des comportements et des valeurs, la pluralité des familles politiques et la présence de sous-groupes différenciés fondés sur des rapports sociaux distincts. On y reconnait la double exigence que comporte l’égalité : construire une citoyenneté non connotée par la différence et déconstruire les différences pour abolir les asymétries de pouvoir. On accepte la multiplicité des attachements et leur variabilité [18]. Enfin, dans cette citoyenneté qui est aussi tranversale [19], on cherche, de part et d’autre, à franchir les frontières, même celles qui sont  contestées.

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Weinstock, Daniel “ Une planète en mutation ”, Le Devoir, 7 novembre 1999: E4.

Documents gouvernementaux

Allocution du Ministre délégué aux Relations avec les citoyens, à Montréal, 2 avril, 1996.

Ministère des relations avec les citoyens et de l’immigration, Autant de façon d’être Québécois, Gouvernement du Québec, MRCI, 1981.

Conseil des relations interculturelles, “Un Québec pour tous ses citoyens : Les défis actuels d’une démocratie pluraliste”, Québec : Bibliothèque nationale du Québec, 1997.

Discours d’assermentation du Premier ministre, le 29 janvier 1996 Site Web du Premier ministre, http://www.premier.gouv.qc.ca/

Forum national sur la citoyenneté et l’intégration, Gouvernement du Québec, MRCI, septembre 2000

Notes pour une allocution du Premier ministre du Québec, Monsieur Lucien Bouchard, à l’inauguration de la semaine québécoise de la citoyenneté, 6 novembre, 1998, Place des Arts.

Assemblée nationale, Projet de loi No 18, Loi sur le ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration et modifiant d’autres dispositions législatives, Éditeur officiel du Québec, 1996.



* Je remercie Sébastien Arcand, étudiant au doctorat en sociologie à l’Université de Montréal, et Natasha Lee, étudiante au doctorat au département de Romance Languages and Literatures de l’Université Harvard, qui ont effectué la recherche pour cet article, qui ont fait une première lecture des documents et qui ont commenté ce texte dont j’assume, bien entendu, les limites.

[1] Citizenship is a status bestowed on those who are full members of the community. All those who possess the status are equal with respect to the rights and duties with which the status is endowed ” (1950: 28-9).

[2] Dans ce modèle, les droits de la citoyenneté sont conférés aux nationaux.

[3] On a consulté des discours prononcés par le Premier ministre du Québec, monsieur Lucien Bouchard et par M. André Boisclair alors qu’il était le ministre du MRCI, le projet de loi 18, le rapport du Comité des relations interculturelles (CRI) et le document préparé en vue du Forum national.

[4] Loin d’être statique et bien définie, une telle séparation correspond à une construction politique mouvante, sujette à de constantes renégociations et se déplaçant selon les pays, les cultures et le genre (Lister, 1997: 42). Le privé, nous rappelle Walby (1990), ne devrait pas être défini comme sphère autonome, puisque la famille n’est pas toujours à l’abri des interventions étatiques et que les femmes n’y jouissent pas d’une autonomie entière.

[5] Les lois contemporaines sur l’asile politique, qui tendent à ne pas reconnaître la persécution sexuelle, découlent de cette séparation À cet égard, le Canada fait figure de pionnier.

[6] Ce qui n’empêche pas l’intrusion de l’État à l’intérieur de ces frontières.

[7] Ce processus s’inscrit lui aussi dans des tensions plus ou moins fortes entre majoritaires et minoritaires et prend tout son sens dans le contexte plus vaste des rapports inégaux du système-monde.

[8] Ce mode d’articulation de la souveraineté nationale et territoriale fut longtemps considéré comme la condition politique « naturelle » de l’humanité (A. Giddens in Soysal, 1994:7).

[9] Il semblerait qu’au Canada, les deux processus vont de pair.

[10] Ce Ministère se voit chargé de la coordination et de l'implanta­tion du plan d'action du Gouvernement du Québec à l'intention des commu­nautés culturelles, lequel vise à maintenir et développer les communautés culturelles, à sensibiliser les Québécois francophones à la contribution des communautés culturelles et à favoriser l'intégration de ces dernières.

[11] L'expression “Québécois des communautés culturelles” établit formellement que Québécois et communautés culturelles ne renvoient plus à des catégories qui s’excluent mutuellement. Proposant l'établissement d'un contrat moral entre les immigrants et la société d'accueil, cet énoncé définit trois principes qui orientent l'ensemble de la politique d'intégration et les mesures qui en découlent : une société dont le français est la langue commune de la vie publique; une société démocratique où la participation et la contribution de tous sont attendues et favorisées ; une société pluraliste ouverte aux multiples ap­ports dans les limites qu'imposent le respect des valeurs démocratiques fondamentales et la nécessité de l'échange intercommunautaire.

[12] Le mandat initial confié en septembre 1995 à l’ancien Conseil des communautés culturelles et de l’immigration, veut établir les éléments de base de la citoyenneté québécoise (est-ce la première fois que l’expression apparaît ?) et proposer un mode d’aménagement de la diversité qui puisse assurer la pleine participation de tous les Québécois et Québécoises à la vie collective (CRI: 1997: 13).

[13] On inclut également la Charte qui est à l’origine de progrès sociaux dont les PAEE (p.17).

[14] Une double tendance caractérisée on l’a vu par l’émergence d’une citoyenneté postnationale et le renforcement de l’État-nation.

[15] Voir l’éditorial de Michel Venne, Le Devoir, 22 septembre 2000.

[16] La récente démission du ministre du MRCI pourrait laisser entendre que d’autres partagent mon avis.

[17] Tel que l’envisage Birte Siim (1997:46 et ss.), le projet pluraliste se fonde sur le républicanisme civique, qui privilégie selon elle l’arène publique, la démocratie participative, la place du travail et de la vie quotidienne et sur le postmodernisme qui valorise la diversité sociale, culturelle et politique.

[18] Peled (1992) suggère d’accepter que l’attachement à la communauté nationale diffère en vertu de l’appartenance ethnique, religieuse ou nationale. L’idée d’attachements à intensité différente est intéressante, mais on ne devrait pas fonder cette différence sur la nationalité. Elle peut varier au sein d’une même collectivité nationale ou religieuse.

[19] Voir les travaux de Nira Yuval-Davis.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 4 octobre 2009 15:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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