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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Danielle Juteau, L’ethnicité et ses frontières. (2015)
Introduction à la nouvelle édition


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Danielle Juteau, L’ethnicité et ses frontières. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 2015, 2e édition revue et mise à jour, 306 pp. Collection “PUM”. [L’auteure nous a accordé, le 27 août 2019, conjointement avec la direction des Presses de l'Université de Montréal, l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[9]

Introduction à la nouvelle édition

Bien des choses ont changé depuis la publication de L’ethnicité et ses frontières en 1999. Le marxisme n’a plus la cote, ou si peu, le tournant constructiviste s’est imposé, les recherches et revues scientifiques se sont multipliées. Mais il y a aussi des constantes, dont le malaise que provoque souvent l’ethnicité, sur le plan concret et sur le plan discursif. En France, où le champ a du mal à s’imposer, on le récuse pour des raisons politiques et idéologiques. Alors que Schnapper le rejette en vertu de l’idéal républicain[1], Bourdieu et Wacquant (1998) y voient un instrument de l’impérialisme culturel américain qui impose à l’échelle internationale ses propres objets et cadres d’analyse. Pour d’autres encore, toute référence à l’ethnicité renverrait à une analyse fallacieuse qui remplace le social par du non-social. Comme si l’appréhension des rapports ethniques en écartait les dimensions économiques, politiques, culturelles et idéologiques.

Plus près de nous, il y a ceux qui préfèrent enclaver l’ethnicité dans un concept plus large, tel celui de la diversité. Dans les débats autour du port du voile ayant cours depuis plus de vingt ans, au Québec et en France notamment, on oppose souvent le pluralisme religieux à l’égalité des sexes, faisant rarement appel à la sociologie des frontières ethniques. Mais ce qui étonne davantage — les réticences dans l’univers francophone n’étant pas [10] récentes[2] — ce sont les offensives en provenance des États-Unis, berceau de cette sociologie. Au-delà des critiques plus anciennes d’Omi et Winant (1986) qui voyaient dans le paradigme de l’ethnicité une analyse édulcorée des relations raciales, Brubaker (2002) s’en prend aux théories contemporaines de l’ethnicité qui, malgré leur profession de foi constructiviste, sombreraient dans le substantialisme. Non seulement remet-il en question la notion de groupe ethnique, il en vient à s’interroger sur la pertinence du champ.

La volonté d’appréhender et de définir un objet aussi fuyant que l’ethnicité semble relever du défi, voire de la provocation. Pourtant…

De la décolonisation aux luttes pour l’indépendance, du combat en faveur des droits civiques aux États-Unis à Mai 68 en France, d’une configuration hiérarchisée des groupes ethniques au Canada (Porter, 1965) à l’affirmation d’une société multiethnique égalitaire, les minoritaires revendiquent l’abolition de la domination économique, politique et culturelle. Un peu partout, l’assimilationnisme[3] apparaît comme une idéologie imposée par les dominants au nom de l’universalisme ou du républicanisme, une idéologie qui promeut en fait davantage l’inégalité que l’égalité[4]. À cette première condition structurelle, propice à une réflexion sur les relations ethniques s’en ajoute une deuxième, plus subjective. Évoluer dans un environnement où le « Nous les Canadiens français » se muait en « Nous les Québécois », où on laissait tomber avec fracas un marqueur, la religion catholique, qui en fut longtemps le noyau, et où les Canadiens français se scindaient en collectivités distinctes, tout cela ne pouvait qu’orienter vers ce champ[5] l’étudiante en sociologie que j’étais.

[11]

Deux premiers constats se dégagent : c’est au sein d’une relation à l’autre que l’ethnicité émerge, d’où l’importance d’une perspective relationnelle. Ensuite, les frontières ethniques ne sont pas fixes, elles fluctuent, se transforment, s’élargissent et se rétrécissent, aussi faut-il rejeter toute orientation fixiste et adopter une perspective constructiviste, apte à en cerner le mouvement et la fluidité. D’autres indices apparaîtront au fur et à mesure des recherches, dont une sur les francophones de Toronto. Éparpillés aux quatre coins de la métropole (Maxwell, 1977), provenant d’origines géographiques et culturelles diverses, appartenant à des classes sociales distinctes, ces francophones ne forment pas une collectivité ethni­que homogène, qui existe en soi.

Toute démarche scientifique s’enracine dans l’interaction entre l’observation des faits, les interrogations qui en résultent et les outils conceptuels et théoriques à sa disposition. Au Canada, la sociologie américaine des relations ethniques fut capitale, grâce notamment à l’influence d’Everett C. Hughes, spécialiste des relations ethniques à l’Université de Chicago. Sa recherche à la fin des années 1930 sur les relations entre Canadiens français et Canadiens anglais dans une petite ville industrielle des Cantons de l’Est[6], assurera le démarrage de ce domaine aux universités Laval et McGill notamment. De nombreuses études sur la division ethnique du travail seront effectuées et plusieurs chercheurs canadiens seront formés dans ce champ au sein d’universités américaines, dont l’Université de Chicago[7]. Grâce à eux, l’on a pu découvrir les travaux sur le cycle des relations raciales et ethniques et l’aspect transformationnel des frontières (Park, 1950 [1939]) ; la dimension subjective de l’ethnicité dont l’identification par soi-même et par les autres (Hughes, 1984 [1971]) ; l’importance d’inclure le point de départ des immigrants au même titre que leur point de chute (Thomas et Znaniecki, 1918), les dynamiques internes et externes du ghetto (Wirth, 1928) ; les liens entre colonialisme et racisme (Cox, 1948) ; la présence d’une [12] double-conscience (Du Bois, 1903), la domination inhérente à tout système de relations sociales (Frazier, 1962).

À partir des années 1970[8], le champ des relations ethniques connut un essor considérable au Canada, à l’exception du Québec, où les chercheurs se préoccupèrent davantage de la question nationale et des théories marxistes. Mais qu’il s’agisse des relations entre les peuples colonisateurs ou des immigrants, tout semble se passer sur un terrain vierge, inhabité avant leur arrivée. Les Autochtones sont en effet les grands absents de la sociologie des relations ethniques de l’époque, et même encore de nos jours[9], en vertu d’un découpage initial de l’objet entre sociologues et anthropologues, chacun mettant l’accent sur des groupes déjà là au détriment de leurs relations constitutives. C’est pour cette raison, entre autres, que la sociologie des relations ethniques au Canada a fait peu de cas de l’impérialisme et des relations raciales, qu’on considérait naïvement propres à la dynamique états-unienne marquée par l’esclavagisme et l’économie des plantations[10]. Cet aveuglement face aux rapports coloniaux à l’origine du Canada explique en partie l’occultation du racisme et l’absence d’une perspective critique.

Appréhender la transformation de la nation canadienne-française en nation québécoise nécessitait l’élargissement du coffre à outils. Aussi fallait-il se tourner vers d’autres auteurs, des Américains notamment, qui relient nationalisme et modernisation (Deutsch, 1966 ; Geertz, 1963 ; Smelser, 1968), auxquels s’ajouteront, entre autres, Smith (1971), Rex (1970) et Wallerstein (1974), puis des travaux marxistes dont l’influence grandissait au Québec.

En fait, l’analyse marxiste de la question nationale ne m’a jamais emballée. Son réductionnisme l’amenait à établir une équation entre l’infrastructure, le matériel et l’économique, puis à reléguer les nations et les groupes ethniques à une forme idéologique déterminée en dernière instance par l’économique. L’ethnicité correspondrait à une fausse conscience, ou à une pseudo-identité communautaire (Bernier et Elbaz, 1978) qu’il faudrait, dans le meilleur des cas, mettre à la disposition des luttes ouvrières[11]. Ainsi [13] disparaissaient les fondements matériels propres aux autres formes de collectivités. Un raisonnement semblable caractérise le débat entre féministes marxistes et féministes matérialistes, qu’on examinera dans la section sur l’articulation des rapports sociaux. Alors que les premières rattachent l’oppression des femmes à leur place spécifique dans les rapports de production capitalistes, les deuxièmes théorisent le rapport spécifique constitutif des classes de sexe.

La théorie des systèmes, plus spécifiquement la distinction établie entre le maintien des frontières du système (boundary-maintenance) et le maintien des configurations culturelles (cultural maintenance) éclaire certains mécanismes à l’œuvre au Canada français. Au moment même où l’éradication des anciens modèles culturels rendait caduque une conception figée des frontières ethniques, le maintien des frontières se détachait du maintien des configurations culturelles pour être remplacé par la volonté de contrôler l’orientation de la collectivité et de son destin. De toute évidence, il fallait abandonner toute conception fixiste et rigide de la collectivité ethnique ou nationale : la perte de certains traits autrefois distinctifs n’équivaut pas à la disparition du Nous. Les frontières ethniques se transforment tout en se maintenant, elles se maintiennent tout en changeant de contenu et d’amplitude. Ainsi, la persistance des unités ethniques renvoie au maintien des frontières et non pas au maintien des traits culturels.

Mon cheminement théorique a surtout été marqué par Weber, dont les écrits sur la communalisation ethnique constituent la première approche constructiviste dans le champ. Le déplacement du contenu vers la frontière opéré par Barth, par exemple, dont les travaux demeurent fondateurs d’un nouveau constructivisme, abandonnait trop facilement le «  cultural stuff  »[12]. Plus encore, Barth laisse dans l’ombre les processus plus vastes qui sous-tendent les changements de frontières, s’intéressant surtout aux choix effectués [14] par les individus qui construisent les frontières ethniques sur le plan microsocial et qui choisissent, ou non, de les traverser[13]. Ses analyses portent de surcroît sur des sociétés sans État, alors qu’au Québec la redéfinition des frontières provenait en grande partie d’un gouvernement provincial en voie de modernisation. Une perspective relationnelle et constructiviste doit être matérialiste, en d’autres mots, elle doit tenir compte des rapports sociaux en amont des frontières.

Une perspective constructiviste

Le caractère fluide et mobile des frontières ethnico-nationales au Canada et leur profonde transformation après la Seconde Guerre mondiale ont suscité de nombreuses interrogations, dont celle, cruciale, de leur fluctuation. Comment appréhender les processus situés en amont des frontières ? Sur quoi reposent ces dernières, pourquoi et comment se construisent-elles ? Sans faire table rase de la sociologie américaine des relations ethniques, il m’apparaissait important de surmonter son empirisme et son substantialisme. Le groupe ethnique restait peu théorisé, son existence semblant aller de soi, tandis que l’appartenance ethnique était principalement un explanans et non un explanandum, pour reprendre l’expression de Wimmer (2009, p. 244), à savoir un facteur qui en explique d’autres, comme le revenu, le niveau d’éducation, l’emploi, les valeurs et les croyances, mais qui ne requiert quant à lui aucune explication.

Pour discerner ce qui se dissimulait derrière les formes visibles observées, il fallait envisager l’ethnicité comme un produit à figures variables, délaisser l’analyse descriptive des groupes ethniques pour en examiner la formation, approfondir ses dimensions objectives et subjectives et distinguer sa spécificité par rapport aux classes sociales et aux catégories de sexe-genre. Ne restait qu’à échafauder systématiquement une approche relationnelle, constructiviste, matérialiste et transversale de l’ethnicité et de ses frontières.

[15]

Enfin, l’analyse d’un objet se déplaçant dans le temps m’a amenée à privilégier une analyse diachronique. Cette dernière capte ce qui se cache derrière les formes visibles, élucide leur transformation, analyse la trajectoire des frontières et en explicite les attributs. Tout au long de ma démarche, je me suis attardée à la construction historique d’un phénomène social et sur son ancrage local et me suis éloignée d’une approche chronologique fondationnaliste (Jacobs, 2012). On me fera probablement remarquer que la théorisation d’un phénomène social doit dépasser le cadre spécifique de sa construction historique et inclure une approche comparative apte à cerner les facteurs responsables des différences observées et à en mesurer l’impact. Ce à quoi je rétorquerai que l’analyse diachronique saisit elle aussi la variabilité des formes sociales, elle retrace leur cheminement à travers le temps et en identifie les facteurs-clés. Dans un mouvement constant entre l’objet d’étude — la transformation des frontières ethniques — et sa théorisation, j’ai pu identifier les caractéristiques multiples, de fixes à mouvantes, des frontières au Canada français, appréhender les facteurs qui opèrent simultanément à l’échelle du système-monde et à l’intérieur des frontières. D’autant plus qu’avec la situation canadienne comme toile de fond, l’analyse inclut en filigrane l’impact différentiel de rapports sociaux ethniques distincts — issus de la colonisation et de l’immigration notamment —, sur la perméabilité des frontières, les enjeux matériels et idéels, les perspectives de vie des agents et leurs revendications.

Un processus de communalisation

Dans la première section du livre, je présente ma théorisation de l’ethnicité et des frontières ethniques, dont les travaux de Weber et de Bauer constituent la pierre angulaire.

La conceptualisation wébérienne des groupes ethniques se démarque de celles qui ont pignon sur rue dans les années 1970[14], traçant une voie pour théoriser les frontières ethniques et l’ethnicité de manière relationnelle et [16] constructiviste[15]. Tout tient, ou presque, dans sa distinction entre communauté (Gemeinschaft) et communalisation (Vergemeinschaftung). Le regard se déplace alors de la chose vers les processus qui en sont constitutifs, d’où une perspective constructiviste.

Chez Weber, le partage de qualités et de situations communes ne suffit pas à créer un groupe ethnique. Son émergence passe obligatoirement par des acteurs qui orientent mutuellement leurs comportements et se mobilisent à l’intérieur de relations sociales. Son examen des relations sociales ouvertes et fermées, qui opèrent par le truchement de la fermeture monopolistique, rend compte de l’établissement des frontières. Les marqueurs sont choisis dans le cadre de la relation et varient dans le temps et dans l’espace. Finie la recherche d’un groupe ethnique qui inclut tous ceux qui s’en réclament, balayée du revers de la main l’idée d’un groupe sui generis que le partage de qualités communes suffirait à constituer. En distinguant les groupes de statut des classes sociales, il s’éloigne d’une analyse réductionniste et différencie les groupes économiques d’autres groupes dont la dynamique n’en demeure pas moins économiquement informée.

Rappelons que Weber n’a jamais utilisé le concept d’ethnicité, inexistant à l’époque, pas plus que celui d’ethnie, s’intéressant avant tout à l’attribut ethnique (Winter, 2004, p. 72, note 19). Il offre une définition spécifique du groupe ethnique qui le distingue d’autres catégories, en ce que celui-ci nourrit une croyance en une communauté d’origine, cette croyance étant à son tour le fruit de la vie en commun et de l’interaction sociale. J’ai adopté cette définition, qui inclut l’idée d’un construit dont il faut élucider les dynamiques sous-jacentes, ce qui revient à dire que le groupe ethnique ne représente pas une entité fixe et bien délimitée, attendant d’être découverte par les chercheurs. Dès le début, j’ai tenu à intégrer l’idéel et le matériel, le subjectif et l’objectif, l’agent et le système, qui se conjuguent dans un mouvement de communalisation spécifique producteur d’ethnicité. Le temps a confirmé la pertinence de cette filiation et aujourd’hui la sociologie des relations ethniques ne saurait en faire l’économie (Jenkins, 1997 ; McAll, 1990 ; Wimmer, 2013  ; Winter, 2004).

[17]

La séparation entre les Canadiens français du Québec et les Canadiens français des autres provinces canadiennes et la redéfinition des frontières et des identités qui s’ensuivit correspondent à un processus de scission (differentiation)-division. Horowitz (1975) distingue deux processus, dont le premier, la fusion, prend la forme soit de l’amalgamation, quand le groupe perd son identité, ou de l’incorporation, quand il la conserve. Le second processus, qui en est un de division, comporte lui aussi deux modalités : dans le cas de la prolifération, un nouveau groupe se constitue sans que le groupe parent perde son identité, tandis que pour le cas de la scission-division, le groupe original se scinde en parties constituantes possédant chacune son identité. Quand une collectivité ethnique ou nationale se scinde-t-elle ? Dans quelles conditions ? Comment et à partir de quoi se redéfinit la partie qui en a été écartée ? Sur quoi reposent ces changements identitaires et à partir de quoi se définissent les identités émergentes ?

Si la perspective wébérienne esquissée au premier chapitre conserve toute sa pertinence, l’émergence d’une collectivité franco-ontarienne suscite de nouvelles interrogations sur la théorisation de la communauté nationale, le lien entre les formes diverses des communautés de la tradition culturelle, la distinction entre relations sociales et rapports sociaux, la centralité des rapports sociaux inégaux dans la formation des frontières ethnico-nationales. Trois auteurs joueront un rôle décisif : Bauer, contemporain de Simmel, Tönnies et Weber ; plus près de nous, Guillaumin, sur les rapports sociaux constitutifs des majoritaires et des minoritaires, et Simon, sur les diverses formes de communautés d’histoire et de culture et sur une sociologie transversale des relations ethniques[16].

L’Histoire au fondement des collectivités

Commençons par Otto Bauer, dont la contribution à ma perspective constructiviste et antiréductionniste est restée implicite dans la première [18] édition. Je vais m’attarder à certains éléments-clés de sa théorie critique du psychologisme, de l’idéalisme et du substantialisme qui ont par la suite plombé l’étude des relations ethniques et nationales. Tout en se distinguant de Weber, son approche constructiviste n’en est pas pour autant dissociée. Rattaché à l’école austro-marxiste[17], ce théoricien et intellectuel engagé s’intéresse avant tout à la question des nationalités et publie à 25 ans un livre remarquable sur la nation, un objet qu’il désigne également comme une communauté de la tradition culturelle.

En vertu de sa conception matérialiste de l’Histoire, il définit la nation non comme une chose rigide mais comme un processus du devenir, déterminé par les conditions dans lesquelles les hommes luttent pour leur subsistance et la conservation de l’espèce (Bauer, 1987 [1907], pp. 147-151). Elle ne représente pas pour lui « un certain nombre d’individus liés entre eux d’une manière extrinsèque quelconque : mais elle existe plutôt dans chaque individu en tant qu’élément de son individualité propre, en tant que sa nationalité » ; «  la nation est ce qu’il y a d’historique en nous  ». Ainsi, il récuse trois types d’explications : les théories métaphysiques[18], les théories psychologiques, « qui tentent de trouver le fondement de la nation dans la conscience ou la volonté d’appartenance commune » et, enfin, les théories empiristes qui dressent « une liste d’éléments, censés par leur coïncidence constituer la nation ». Aussi rejette-t-il toute approche descriptive de la nation qui se contente d’énumérer les traits d’une entité fixe et parfaitement délimitée. Tout en reconnaissant la présence d’éléments spécifiques aux communautés de la tradition culturelle, il envisage cette dernière comme un système de parties interdépendantes forgé par une histoire commune qui constitue la force agissante.

[19]

Enfin, par sa distinction entre la communauté de destin et la communauté de caractère, Bauer appréhende la spécificité de la nation par rapport à d’autres collectivités. À l’instar de Weber, il se situe en amont de la communauté pour mieux en appréhender la formation. Comme lui également, il distingue la similitude du sort de l’orientation mutuelle des comportements et de l’interaction réciproque, profonde et constante entre compatriotes[19]. Dans cette conception dialectique où l’Histoire comme force agissante produit la nation et où la nation est ce qu’il y a d’historique en nous, Bauer omet toutefois la relation aux autres. En effet, il s’intéresse davantage à la dynamique interne du groupe, alors que Weber rappelle, à juste titre, que le sentiment commun d’appartenance, ce catalyseur essentiel entre la situation, les qualités communes et la communauté, émerge avec l’apparition d’oppositions conscientes à des tiers.

En combinant les apports de ces deux auteurs qui constituent la pierre angulaire de mon édifice théorique, j’ai pu théoriser les frontières ethniques en fonction de leurs deux faces, l’une externe et renvoyant au rapport aux Autres (Weber), l’autre interne et renvoyant au rapport à l’Histoire (Bauer).

J’étais dès lors en mesure de proposer une analyse complexe de l’ethnicité et des frontières ethniques, qui transcende les théories empiristes de l’époque et contre le réductionnisme. Mais quelques touches restaient à apporter pour consolider ce cadre.

La transformation des frontières nationales et des collectivités passent certes par des individus, mais elles les dépassent largement. Comment capter de manière plus globale ces changements, dont l’examen du Québec fait découvrir leurs liens avec les colonialismes français et britannique, l’expansion du capitalisme anglo-américain, l’industrialisation et l’urbanisation de la province, qui provoquèrent à leur tour le renforcement de l’État provincial et sa redéfinition des frontières collectives ?

[20]

Une approche plus large, ancrée dans les rapports sociaux[20], me semblait désormais plus pertinente que celle se limitant aux relations interethniques. Car les positions relatives des groupes en présence, sur les plans économique, social et institutionnel, relèvent de la structure globale et s’arriment historiquement à la division sociale et internationale du travail. Leur compréhension déborde largement l’espace des relations sociales interethniques, qui supposent le contact et «  s’inscrivent au sein de ces rapports, qu’elles formalisent et réalisent concrètement  » (De Rudder, 1990, p. 6). Comme ces dernières ne peuvent pas vraiment modifier l’ordre international, elles ne permettent guère d’en subvertir la structure, du moins à court terme. Aussi est-il essentiel d’enraciner l’approche constructiviste dans les rapports sociaux, sans toutefois envisager les relations ethniques comme déterminées mécaniquement par les rapports de production capitalistes et l’identité ethnique comme une fausse conscience. Essentiel également de conceptualiser la diversité des rapports sociaux, chacun d’entre eux produisant des catégories sociales spécifiques, analytiquement distinctes.

Cette voie exige de dépasser Weber qui, tout en rattachant les relations sociales à des processus plus globaux liés au souvenir de la migration, de la colonisation et de l’annexion, théorise peu ces rapports. Quant à Bauer, sa définition de la nation « comme un produit jamais achevé d’un processus constamment en cours » (ibid., p. 149) réduit la formation de cette dernière aux rapports sociaux de production.

C’est ici qu’interviennent les travaux de Guillaumin (1972) sur l’idéologie raciste et le rapport constitutif des majoritaires et des minoritaires[21]. S’inspirant d’une tradition sociologique moins positiviste qu’en Amérique du Nord, cette auteure parle de statut minoritaire et non de groupe minoritaire. [21] Les spécificités concrètes des groupes racisés l’intéressent moins que les caractères communs à la minorité (ibid., p. 86). Ce que les minoritaires ont en commun, écrit-elle, c’est la forme de leur rapport avec la majorité : « Ils sont, au sens propre du terme, en état de minorité. Minorité : être moins. » Ce rapport qui unit à l’intérieur du même univers symbolique minoritaires et majoritaires, a deux faces, l’une concrète, qui peut inclure l’appropriation, l’exploitation et l’oppression, l’autre, idéologico-discursive, en l’occurrence l’idéologie raciste.

On ne peut à aucun moment affirmer qu’il existe des groupes ou des systèmes hétérogènes, mais bien un système de référence par rapport auquel les groupes réels — tant minoritaires que majoritaires — se définissent différemment (ibid., p. 90). Si Guillaumin écrit que les groupes sont réels, c’est pour souligner qu’en deçà de l’idéologie qui impute à tort une causalité à la différence biologique, il existe bel et bien des catégories concrètes, des esclaves, par exemple, qui sont appropriés et des propriétaires d’esclaves qui en tirent des bénéfices. En d’autres mots, récuser l’existence de catégories biologiquement différenciées ne revient pas à rejeter l’existence de catégories sociales issues d’un rapport de domination à l’intérieur duquel sont choisies les marques qui les délimitent.

Cette approche constructiviste ne réduit pas les classes à l’économique ni les groupes ethniques ou nationaux à la culture. Une évidence s’impose désormais, ce ne sont pas des groupes qui entrent en relation, ces derniers étant constitués par la relation.

Rejetant une approche empiriste qui se contente de proposer un continuum allant du groupe ethnique au groupe nationalitaire et à la nation à partir d’une énumération de traits, je distingue les collectivités à partir de leurs projets politiques spécifiques (Simon, 1999). Cette dimension historico-­politique n’est d’ailleurs pas sans lien avec la forme initiale de leur rapport constitutif : migration volontaire ou involontaire, esclavage, colonisation. Selon que leurs membres visent à se doter de leur propre État (nation), ou à acquérir une plus grande autonomie à l’intérieur des frontières établies (groupe nationalitaire), ou qu’ils ne se situent pas d’emblée sur le plan politique[22], les communautés d’histoire et de [22] culture[23] épouseront des formes distinctes. Enfin, je traite la race[24] comme un sous-type du groupe ethnique. Ce qui distingue le groupe racial du groupe ethnique — qui sont tous deux des constructions sociales —, c’est que la race[25] implique l’idée d’une nature indélébile, un comportement endo-déterminé, une permanence, des frontières supposément infranchissables. La présence de phénotypes m’apparaît secondaire, car le racisme peut en fabriquer, comme dans le cas des Juifs.

Bref, au-delà de la diversité des formes, ces collectivités partagent un même fond incluant l’idée d’ancêtres communs, d’une histoire commune, de qualités objectives communes, un sentiment subjectif d’appartenance. Ainsi ai-je pu transposer l’analyse de Bauer à l’ethnicité, le groupe ethnique constituant une communauté de la tradition culturelle, le substrat pour ainsi dire à partir duquel se forge la nation. Dans cette perspective, j’envisage le groupe ethnique comme le produit jamais achevé d’un processus toujours en cours, comme un phénomène social, et l’ethnicité, comme ce qu’il y a d’historique en nous.

Mais comment l’Histoire s’inscrit-elle en nous et quand cette historicité se mobilise-t-elle ? C’est la question posée au chapitre 3. À l’instar de Bauer, qui délaisse la piste de l’héritage naturel pour privilégier l’héritage culturel, j’examine de plus près le processus de transmission culturelle, qui laisse entrevoir la part réelle de l’idéel. Car la socialisation s’avère être plus qu’un processus de transmission culturelle ; c’est par un procès de travail effectué principalement par les femmes que l’Histoire accomplit sa détermination. En effet, l’« enculturation », la transmission de la culture matérielle et non matérielle, est indissociable d’une relation d’entretien matériel, corporel, intellectuel, affectif et psychique des êtres humains. Ce travail, gratuit et [23] invisible, humanise les nouveau-nés et en fait des êtres humains qui sont culturellement spécifiques, ce qui m’a amenée à écrire que leur humanisation correspond aussi à leur ethnicisation. Or si tous les êtres humains possèdent une spécificité historico-culturelle, elle s’appelle habituellement humanité chez les majoritaires et ethnicité chez les minoritaires, d’où ma phrase «  l’ethnicité, c’est l’humanité des Autres ».

Je reviens sur cette phrase pour approfondir le lien complexe entre l’humanité des uns et l’ethnicité des autres, entre une ethnicité pour ainsi dire « latente » et l’ethnicité qui se mobilise à l’intérieur des relations sociales. Car c’est dans le contexte d’un rapport social inégal que l’humanité des minoritaires devient ethnicité, pendant que les majoritaires se définissent comme incarnant l’universel. Ainsi, l’ethnicité peut être appréhendée comme un produit forgé par le destin historique des générations précédentes, mais aussi par le travail accompli en grande partie par les femmes dont dont la tâche est de socialiser les nouveau-nés.

En rendant visible la contribution des femmes à la production de l’ethnicité, j’ai pu réfuter les arguments de type sociobiologique que défendait alors van den Berghe (1981) et expliquer pourquoi l’ethnicité paraît omniprésente et demeure si facile à mobiliser. Si on a l’impression, comme le soutient Geertz (1963), que ces liens sont primordiaux et proviennent plus d’une affinité naturelle ou spirituelle que de relations sociales, c’est qu’on a occulté depuis toujours dans l’étude de l’ethnicité le procès de travail que constitue la socialisation responsable de la production de l’ethnicité-humanité.

Les frontières ethniques : un cadre d’analyse

Penchons-nous maintenant sur la construction des frontières[26] ethniques, pour en expliciter la dynamique. Cette dernière est envisagée comme résultant de rapports inégalitaires opérant dans le système-monde et qui agissent sur les interactions individuelles, souvent à l’insu des acteurs dont l’agentivité reste cependant primordiale.

[24]

Le cadre d’analyse proposé dans la deuxième partie du livre rejoint sur plusieurs points le paradigme de la construction des frontières (boundary making paradigm), qui a pris son envol depuis quelques années (Alba, 2005 ; Lamont et Bail, 2005 ; Nagel, 2003 ; Zolberg et Woon, 1999) pour être plus récemment réarticulé par Wimmer (2008a, 2008b, 2009, 2013). Rappelant que les recherches portent désormais sur la formation et la transformation des frontières, Wimmer (2008b) propose une typologie de cinq stratégies visant à transformer les frontières ethniques, dont l’expansion, la contraction, la remise en question de la hiérarchie ethnique (normative inversion), le changement de positionnement (crossing) et l’atténuation de l’ethnicité au profit d’autres divisions (blurring).

Macrosociologique, mon analyse est davantage axée sur les rapports sociaux et la transformation des frontières collectives que sur les stratégies d’adaptation des acteurs. Elle examine l’effritement de la collectivité canadienne-française en collectivités distinctes comme un processus de scission-division, une instance de la contraction des frontières qui constitue un changement topographique. Elle se rapproche du paradigme du boundary making sur un deuxième point, à savoir le rejet de l’ontologie herdérienne, qui envisage un monde composé de peuples possédant une culture unique, dont les membres partagent une identité commune et sont liés par une solidarité communautarisée (Wimmer, 2009). En revanche, je suis en désaccord avec sa critique du multiculturalisme car il néglige les travaux d’orientation sociologique[27] qui en proposent une perspective critique (Fortier 2008) et l’appréhendent en fonction de projets et de revendications visant à contrer les inégalités sociales (Gilroy, 2004 ; Martiniello, 2011).

Le cadre explicité dans ce livre coïncide avec un troisième aspect du paradigme du boundary making, à savoir qu’il problématise la distinction, autrefois acceptée comme allant de soi, entre minorités immigrantes et majorité nationale[28]. Plutôt que d’envisager les groupes ethniques comme des entités indépendantes les unes des autres, je considère que majoritaires [25] et minoritaires construisent simultanément des frontières qui sont variables, comme le sont les formes d’incorporation.

Enfin, à l’instar des tenants du paradigme de la construction des frontières du boundary making, j’insiste sur le caractère politique de la construction des frontières, laquelle se rattache aux rapports de pouvoir se déployant dans le système-monde. Mais au-delà de ses correspondances avec le nouveau paradigme du boundary making, le cadre d’analyse que j’élabore depuis plus de trois décennies possède ses spécificités sur lesquelles je vais maintenant me pencher.

Comme on le verra principalement aux chapitres 4 et 6, les frontières ethniques ne correspondent pas à une ligne qui se trace automatiquement sur le pourtour d’un groupe. Elles se construisent à l’intérieur d’un double rapport, que les acteurs entretiennent avec les autres et avec leur Histoire. Alors que le premier rapport, indissociable du colonialisme et de la migration, est constitutif de la frontière externe (Nous et Eux), le second, qui met en jeu la relation du groupe à son histoire, construit sa face interne. Ainsi, chaque groupe nouvellement constitué possède une frontière composée d’une face interne et d’une face externe. Ma théorisation diffère de ce fait de celles, plus sommaires, qui établissent une équation entre la face externe de la frontière et le Eux d’une part et, d’autre part, entre la face interne et le Nous.

Le rapport entre les faces externe et interne de la frontière apparaît d’autant plus complexe que les minoritaires nomment eux aussi l’Autre, mais surtout parce que les majoritaires redéfinissent l’Autre, abolissant souvent son historicité[29]. La reconnaissance des deux faces de la frontière de chaque groupe éclaire également le rapport entre catégorisation et identification ethniques. Plutôt que d’envisager une dichotomie entre Nous et Eux, j’entrevois l’imbrication de diverses composantes dont la catégorisation des minoritaires par les majoritaires et inversement.

Je place les rapports de domination au centre de la dynamique entre catégorisation et auto-identification, entre la capacité du majoritaire à [26] imposer ses catégories et l’usage qu’en font à leur tour les minoritaires[30]. J’approfondis un autre aspect de la relation entre les faces externe et interne des frontières, à savoir leur poids respectif. L’identité, individuelle ou collective, peut se rattacher davantage à l’une ou à l’autre, à l’intérieur d’une collectivité souvent fractionnée en segments multiples et différenciés.

Enfin, dans le cas de l’ethnicité, et c’est ici qu’intervient le rapport à l’Histoire, le choix des marques n’est pas aléatoire. Par l’introduction de la frontière interne, j’écarte les approches qui semblent réduire la construction d’un groupe ethnique à la domination et à l’Autre, comme le fait Sartre dans Réflexions sur la question juive (1946)[31]. Je refuse de reprendre à mon compte l’explication des dominants qui effacent l’historicité des «  ethniques  », provoquant l’essentialisation, biologique ou culturelle, des minoritaires et l’occultation du lien entre histoire, culture, origine et ascendance commune.

La théorisation des frontières ethniques n’est pas sans lien avec le pluralisme, qu’on doit envisager plus largement que le multiculturalisme, qui n’en représente qu’une expression. J’en expose les dimensions philosophiques et sociologiques au chapitre 7, pour me pencher ensuite sur la fluctuation des frontières de la «  nation  » québécoise. Au-delà du mouvement d’expansion et de contraction des frontières du Nous québécois, je m’interroge sur les conditions nécessaires à l’institutionnalisation de l’égalité entre tous les Québécois. Le pluralisme comme idéologie se distingue de l’assimilationnisme en ce que la diversité est perçue comme désirable, voire encouragée. Pour certains, il s’agit de louer les mérites de la « différence », sa richesse pour ainsi dire. Pour d’autres, il s’agit d’un droit profond à la reconnaissance identitaire (Taylor, 1992). Pour d’autres encore, et j’en suis, cette réflexion touche principalement à la redistribution des ressources et ne peut faire l’économie des rapports inégalitaires.

[27]

L’assimilationnisme ne peut être détaché de la domination exercée par ses défenseurs, comme son rejet est indissociable de la décolonisation et de la contestation des minorités. De même, le multiculturalisme et l’interculturalisme ne sauraient être appréhendés en dehors des rapports inégaux au sein desquels ils se constituent. Tout comme Sayad (1999, p. 9), je pense qu’il ne faut pas traiter les immigrants comme des invités et «  que cette insistance sur la politesse obligée des invités sert à faire oublier et à évacuer le politique, à savoir les rapports inégaux constitutifs des nationaux et des non-nationaux  ».

Le dernier chapitre de cette partie théorise l’ethnicité comme double rapport opérant sur les plans macro et microsocial. En reprenant à un niveau d’abstraction plus élevé les analyses sociohistoriques présentées antérieurement, on voit comment cette théorisation de l’ethnicité éclaire d’autres situations empiriques. Relié à la division internationale du travail, le premier rapport de domination trace une frontière entre Nous et Eux, constituant des groupes distincts composés de membres qui ont le sentiment de partager une origine commune, une histoire commune, des traits communs. L’occultation de ce rapport, ignoré à la fois par les marxistes qui n’avaient d’yeux que pour les classes sociales, et par les non-marxistes peu enclins à la théorisation des rapports sociaux, explique pourquoi les attributs des groupes sont rattachés à la nature ou la culture.

Quand le double rapport au fondement de la communalisation ethnique demeure invisible, on pense que l’ethnicité se construit par la seule action des minoritaires englués dans la prémodernité. Ainsi conclut-on qu’il faut à tout prix l’extirper du champ politique et scientifique. Or, ce qu’il y a de pervers dans cette manœuvre, c’est qu’on impute aux minoritaires des actes comme l’ethnocide, qui s’enracinent au contraire dans la domination.

Ayant appréhendé l’ethnicité comme rapport social spécifique, je me penche dans la troisième partie du livre sur son articulation avec d’autres rapports. J’ai conservé l’ancien chapitre sur l’articulation des rapports sociaux, auquel viennent s’ajouter des chapitres rédigés plus récemment sur les frontières du « Nous les femmes » et celles du « Nous les Québécois », ainsi qu’un inédit sur le paradigme intersectionnel et la contribution spécifique qu’apporte une perspective féministe matérialiste.

[28]

À la lumière des réflexions de Hall sur l’articulation des instances (1986), j’élabore au chapitre 9 une perspective matérialiste, critique du réductionnisme horizontal et vertical et ne limitant pas l’édifice social à un seul rapport. J’ai approfondi, dans cette nouvelle édition, la pensée de Hall sur l’hétérogénéité du sujet. Je propose de ne pas envisager les catégories comme déjà là, mais en fonction de rapports spécifiques s’articulant les uns aux autres. Ainsi mon analyse dépasse-t-elle la simple addition de diverses oppressions pour examiner le fondement des catégories sociales à imbriquer. Chaque rapport de différenciation et de hiérarchisation est envisagé comme traversant la société dans son ensemble, il exhibe plusieurs dimensions et ne peut être réduit au seul rapport capital-travail.

Dans l’examen des débats ayant cours au Canada, aux États-Unis et en Grande-Bretagne notamment, je me penche sur deux polémiques qui se sont déroulées parallèlement et relativement isolées l’une de l’autre. Un point intéressant ressort de cette comparaison entre le modèle libéral et le modèle radical des catégories sociales (Miles, 1984). Dans le modèle libéral, les catégories raciales et sexuelles sont considérées comme somatiquement ou biologiquement différenciées. Ce qui ne revient pas à dire que le biologique détermine le social, mais qu’on travaille sur les relations entre des catégories qui seraient déjà là sans s’interroger sur leur formation. En revanche, dans le modèle radical, on cherche ce qui fonde cette différenciation raciale ou sexuelle. S’apparentant au modèle radical, les travaux de Guillaumin et de Miles sur l’idéologie raciste ont dévoilé les rapports d’appropriation constitutifs de catégories sociales qui sont par la suite naturalisées. On reconnaît que ces dernières se construisent à l’intérieur des rapports de domination. Or l’analyse féministe se limite souvent à la construction culturelle de la catégorie «  femmes  » — le genre — sans examiner de façon critique la différenciation sexuelle, à savoir la construction du sexe social. Ainsi, les féministes radicales, marxistes et postcoloniales se rapprochent du modèle libéral, alors que les féministes matérialistes, qui théorisent les rapports de domination constitutifs du sexe social, se rapprochent du modèle radical.

Si l’on s’entend maintenant pour dépasser l’examen des catégories sociales et en identifier les fondements, les voies empruntées restent multiples, comme on le voit au chapitre 10 au sujet de la définition du [29] « Nous les femmes ». Affirmer que les femmes constituent une catégorie, un groupe ou une classe ne revient pas à postuler leur homogénéité. Car, et voilà où réside la source du problème, il faut distinguer les niveaux d’abstraction et d’analyse. Affirmer que les êtres humains construits comme femelles et femmes se distinguent de ceux qui sont construits comme mâles et hommes, en vertu de leurs places respectives dans un rapport de domination spécifique, ne revient pas à nier que ces mêmes êtres humains possèdent d’autres attributs produits par d’autres rapports sociaux.

Il est par ailleurs instructif que les critiques concernant une homogénéisation réductrice de la catégorie «  femmes  » prolifèrent alors qu’on ne rencontre pas de semblables inquiétudes pour les classes ou les groupes racisés. En effet, leurs divisions internes n’empêchent pas de reconnaître leurs intérêts communs, ainsi qu’une certaine unité groupale dans la lutte antiraciste ou anticapitaliste. Je suggère que cette différence renvoie à la sous-théorisation de la catégorie « femmes » — pour ne pas dire à sa mauvaise théorisation.

Avançant que l’analyse intersectionnelle ne peut faire l’économie des rapports sociaux constitutifs des sexes, je propose au chapitre 11 un paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalité. Si l’on a compris que les classes sont plus que des groupes appréhendés en fonction d’attributs empiriques, ou que les groupes racisés ne renvoient pas à la couleur de la peau, on continue à penser que les femmes partagent une différence biologique qui au pire détermine leur comportement et, au mieux, constitue le socle sur lequel se construit le genre. Ainsi, on se contente, dans le cas des femmes, d’une approche empiriste ou encore d’un constructivisme culturel. Or, c’est en théorisant le rapport constitutif des classes de sexe que le féminisme matérialiste accomplit un véritable travail d’articulation.

Ce qui traverse également cette troisième partie, ce sont les enjeux liés à l’élargissement et au rétrécissement des frontières d’une collectivité, à leur transformation et à leur renouvellement. J’examine au chapitre 12 la redéfinition de la collectivité québécoise, qualifiée tour à tour d’ethnique, de civique, d’interculturelle, de linguistique et, plus récemment, de laïque, dans un mouvement où l’option pluraliste semble quitter l’horizon politique.

Enfin, en conclusion, je présente la contribution spécifique de mon cadre d’analyse à la compréhension des dynamiques sociales contemporaines.

[30]



[1] . Comme le souligne malicieusement Bastenier (2004), en France l’idée d’intégration républicaine ou d’universalisme a intellectuellement joué dans la sociologie française un rôle dogmatique comparable à celui qu’avait joué l’idée de dictature du prolétariat dans la sociologie marxiste orthodoxe.

[2] . Comme le rappelle Martiniello (1995), la sociologie belge de langue française n’échappe pas à ces critiques.

[3] . S’interrogeant sur « The failure of the Negro intellectual » (1962, p. 26-36), Frazier critique l’adhésion des intellectuels noirs à une idéologie qui n’a pas tenu ses promesses égalitaristes et qui, ajoutant l’opprobre à l’injure, a exigé le sacrifice de sa propre identité.

[4] . L’idée d’un lien entre assimilation et égalité s’est d’ailleurs infiltrée au cœur même de la sociologie d’où elle n’a pas tout à fait disparu.

[5] . D’autant plus qu’à mon inscription à la maîtrise au Département de sociologie de l’Université de Toronto, le directeur des études supérieures me catégorise d’emblée : «  Oh ! you’re a French Canadian, you’re an ethnic, you must be interested in Ethnic Relations, I’ll register you in that course  ».

[6] . French Canada in Transition, effectuée en étroite collaboration avec Helen McGill Hughes, son épouse d’origine canadienne, détentrice d’un doctorat en sociologie. [La version française, traduite par Jean-Charles Falardeau est accessible dans Les Classiques des sciences sociales sous le titre : Rencontre de deux mondes. La crise d’industrialisation du Canada français.]

[7] . Dont Jacques Brazeau, Raymond Breton, Jean Burnet, Hubert Guindon, Guy Le Cavalier et Oswald Hall.

[8] . Grâce au programme de recherche sur les études ethniques inauguré par le Secrétariat d’État du gouvernement canadien dans le cadre de sa politique du multiculturalisme.

[9] . À l’exception de certains travaux, dont ceux de Delage (2000).

[10] . Trudel, Deux siècles d’esclavage au Québec (2004).

[11] . J’ai mentionné ailleurs comment des collègues étudiants marxistes réduisaient à l’époque le nationalisme québécois à une idéologie construite de toutes pièces par la bourgeoisie canadienne-anglaise pour maintenir les Canadiens français dans un état de subordination. Un raisonnement qui occulte la domination ethnique demeure par trop simplificateur.

[12] . Jenkins (2007[1997]) rappelle que si les traits culturels ne fondent pas les différences ethniques, ils ne sont pas dénués de pertinence. Pour une autre critique de la théorie de Barth, qui négligerait le conflit et les rapports de domination et ne peut être transposée sur le plan macrosocial, voir Rex, 1986. Enfin, pour des analyses plus récentes, consulter Bastenier (2004) et Wimmer (2009).

[13] . Les personnes dans mon entourage qui utilisaient Barth étaient majoritairement des chercheurs s’intéressant aux dimensions microsociales de l’analyse, cherchant à comprendre pourquoi l’acteur A s’identifiait tantôt comme x et tantôt comme y. Or il faut, pour reprendre l’expression de Verdery, situer le situationnisme.

[14] . Je souligne ici les contributions pionnières de Neuwirth (1969) et de Rex (1970) à l’analyse wébérienne des relations ethniques et raciales.

[15] . Une approche qui n’est d’ailleurs pas absente de la théorie du cycle des relations raciales chez Park, qui avait étudié auprès de Simmel.

[16] . D’autant plus qu’à l’hiver 1979, j’ai eu l’occasion de travailler avec le collectif de la revue Pluriel-Débat (dont Sophie Body-Gendrot, Denys Cuche, Brigitte Fichet, René Gallissot, Colette Guillaumin, Pierre-Jean Simon, Ida Simon-Barouh, Véronique de Rudder et Claudie Weill).

[17] . L’école austro-marxiste comprend des marxistes sociaux-démocrates autrichiens, Bauer, Adler et Renner notamment, qui s’intéressent à la question nationale et formulent une conception critique de l’orthodoxie marxiste classique. Récusant a priori tout positionnement privilégié des facteurs explicatifs, Bauer reconnaît la nature plurielle de la causalité (Nimni, 1994 [1991], p. 140).

[18] . Que ce soit le matérialisme national, pour qui «  la nation est une partie d’une substance matérielle spéciale, douée du pouvoir mystérieux de trouver en elle de quoi produire la communauté nationale de caractère  » (ibid., p. 147) ; ou encore, le spiritualisme national, « qui fait de la nation un mystérieux “génie du peuple”, de l’histoire nationale une évolution autonome de ce génie du peuple » (ibid., p. 148).

[19] . Alors que la communauté de caractère, la classe par exemple, repose sur la similitude du destin, la nation représente une communauté de caractère fondée sur une communauté de destin, ce qui « ne signifie pas soumission à un même sort, mais expérience commune du même sort dans un échange constant et une interaction continuelle » (ibid., p. 140).

[20] . Le concept de rapport social désigne un principe de division d’une formation sociale, « un ensemble de processus qui tendent à séparer la totalité des membres d’une formation sociale en deux ou plusieurs groupements, non seulement différenciés par les attributs sociaux […], mais encore hiérarchisés entre eux […] et, de ce fait, engagés dans une lutte perpétuelle, le plus souvent sourde et latente, mais pouvant devenir manifeste et ouverte » (Bihr, 2012).

[21] . Entendus ici dans le sens de dominants et de dominés, produits de rapports de pouvoir, et non dans le sens du nombre. Dans le champ des relations interethniques, le concept de minorité renvoie à une minorité sociologique et non à une minorité numérique, deux ordres qui peuvent coïncider ou diverger (Simon, 1995 ; Juteau 1994).

[22] . Dans le sens où le projet politique n’est pas nécessaire à son existence et qu’il renferme d’autre éléments (Simon, 1999).

[23] . Lesquelles correspondent grosso modo à ce que Rex (1986, p. 10) désigne comme « a collectivity amid a network of social relations of a communal kind, which is not of itself a group but which could give rise to group formation » et à ce que Brubaker appelle une famille intégrée de formes de compréhension culturelle, d’organisation sociale et de contestation politique (2009).

[24] . Sur cette question, voir Brubaker, 2009 ; Jenkins, 1997 ; Nagel 2003 ; Simon, 1999 ; Wimmer 2008a.

[25] . Si la race est un construit idéologique, les groupes appelés race sont aussi des groupes sociaux produits dans des rapports de domination. Aussi n’utiliserai-je pas des guillemets autour du mot race, pour en rappeler la dimension matérielle. Ethnicity matters.

[26] . Les frontières représentent des lignes de démarcation qui impliquent un certain cloisonnement social, des systèmes distincts de relations sociales et des mécanismes destinés à les maintenir.

[27] . Pour une critique des relents de substantialisme chez Kymlicka et Taylor, voir Benhabib (2002).

[28] . À noter que ma problématique inclut également les rapports entre diverses communautés nationales, Autochtones et peuples colonisateurs.

[29] . Au lieu de reconnaitre la diversité institutionnelle et culturelle des diverses nations amérindiennes, nos livres d’histoire distinguaient les bons « Indiens », ceux qui se rangeaient du côté des Français d’Amérique, des « méchants Indiens », qui se rangeaient du côté des non moins « méchants » Anglais.

[30] . Wimmer (2008a, p. 980) remplace la dichotomie entre la catégorisation imposée de l’extérieur, qui serait plus discriminatoire, et l’auto-identification des agents proposée par Jenkins (1997) par l’idée d’un continuum, d’une variable continue, ce qui rendrait compte entre autres de l’identification des minoritaires à une catégorie imposée par les majoritaires.

[31] . La production de l’ethnicité passe aussi par la création d’associations, la production culturelle, l’établissement de réseaux économiques, la définition de projets collectifs et, dans son tissu quotidien, par la répétition de gestes qui humanisent et ethnicisent l’enfant (Simon-Barouh, 2009 ; Bruneaud, 2005).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 6 octobre 2019 19:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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