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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Pierre-André JULIEN, “L’économie et l’indépendance: le recours aux nouvelles théories.” In ouvrage sous la direction de Michel Sarra-Bournet, assisté de Pierre Gendron, Manifeste des intellectuels pour la souveraineté suivi de Douze essais sur l’avenir du Québec, pp. 159-176. Préface de Guy Rocher. Montréal: Les Éditions Fides, 1995, 286 pp. [M. Sarra-Bournet nous a accordé, le 20 janvier 2016, l’autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[159]

Manifeste des intellectuels pour la souveraineté
suivi de Douze essais sur l’avenir du Québec.

Deuxième partie :
Douze essais sur l’avenir du Québec

L’économie et l’indépendance :
le recours aux théories nouvelles
.”

Par Pierre-André JULIEN *

Dans leur approche du problème de l'indépendance du Québec, les économistes fédéralistes ont tendance à recourir ou à s'en tenir à divers éléments tirés de la théorie néoclassique tant macro que microéconomique, alors que ceux qui sont indépendantistes utilisent plus fréquemment les nouveaux concepts ou théories plus complexes, notamment tirées de la nouvelle économie industrielle et du développement régional, et impliquant entre autres divers éléments sociologiques et anthropologiques. Cela explique qu'il y ait souvent un dialogue de sourds entre les deux points de vue, puisque les théories s'opposent ou partent de prémisses fort différentes.

[160]

Les théories néoclassiques

Par exemple, pour les aspects macroéconomiques, les économistes néoclassiques se réfèrent encore à la théorie des avantages comparatifs pour dire qu'il est toujours préférable de ne pas ériger de nouvelles barrières quelles qu'elles soient. Ils partent implicitement du théorème de Heckscher-Ohlin pour expliquer, par exemple, les revenus inférieurs des Québécois par rapport aux Ontariens à cause, en particulier, de leur plus faible mobilité. Ils croient, en outre, que l'indépendance va accentuer ces comportements nuisibles. De plus, ils considèrent que les grands ensembles économiques sont toujours supérieurs aux plus petits. Ils complètent d'ailleurs cette analyse par une croyance presque mythique à la théorie des économies d'échelle (de même que celles touchant les économies de champs et de variété) qui ne peuvent que favoriser les très grandes entreprises et par conséquent les grands gouvernements.

Pourtant la théorie des avantages comparatifs est une théorie éminemment statique. Elle doit donc être nuancée, par exemple, à la lumière des changements technologiques très rapides que l'on connaît et qui affectent tous les paramètres. Ou, en d'autres termes, si cette théorie était toujours valable, l'activité économique du Portugal, l'exemple classique des manuels d'économie, serait à peu près toujours limitée à produire du vin, laissant à l'Angleterre le soin de lui vendre tous les produits industriels dont elle a besoin. On sait que le Portugal a pu évoluer, alors que l'économie britannique a pris de plus en plus de retard vis-à-vis de ses grands concurrents de la CEE. L'expérience du Japon, dont la richesse est assise depuis fort longtemps sur le protectionnisme, ou les multiples barrières indirectes que les pays continuent d'élever, devraient aussi faire réfléchir. [161] Le libre-échange ne vaut que si les parties ont un système économique suffisamment fort pour pouvoir en changer les termes lorsque l'équilibre se transforme par de nouvelles découvertes. Dans ce cas, l'intervention d'un nouvel État au service de son économie peut être nécessaire pour accélérer ce changement. Comme le disait Maurice Allais [1], prix Nobel d'économie de 1988, une libéralisation des échanges sans aucune protection politico-économique provient d'une « idéologie simplificatrice et destructrice... sinon une gigantesque mystification ».

Il en est de même pour la théorie des économies d'échelle. Les économies de la grande taille, qu'elles proviennent d'un pouvoir d'achat supérieur, d'une meilleure utilisation des facteurs de production ou d'un report des dépenses vers les paradis fiscaux dans le cas des multinationales, sont le plus souvent compensées par la croissance parallèle des « déséconomies » d'échelle ; celles-ci sont suscitées notamment par la bureaucratisation qui limite la flexibilité nécessaire face aux changements [2]. Plusieurs études ont montré que les économies d'échelle valaient peu en période de changement rapide [3]. La grande taille entraîne divers coûts d'ajustements, de transformations ou encore de [162] réorientations, bref différents coûts d'inertie qui annulent les économies d'échelle [4]. Déjà en 1939, Stigler avait noté que les PME compensaient les désavantages de la petite taille et donc de l'absence d'économies d'échelles par une flexibilité particulière [5]. Des travaux empiriques ont prouvé ce marchandage entre économies d'échelle et flexibilité expliquant la performance particulière des PME dans les dernières décennies [6]. Mais la lecture de la richesse comparative des économies nationales montre déjà que la petite taille, comme dans le cas de la Suède ou du Danemark, n'est pas synonyme de pauvreté.

Pourtant, les théories traditionnelles ont été fortement critiquées par divers économistes bien connus [7]. De plus, ces théories tiennent peu compte des nouveaux concepts mésoéconomiques qui amènent à reposer le problème de l'indépendance du Québec sur de nouvelles perspectives et à voir ainsi les défis de la croissance d'une petite économie d'un nouvel œil.

[163]

Les nouvelles théories économiques

Parmi les nouveaux concepts, on a par exemple la théorie élargie des « coûts de transactions » que le grand Alfred Marshall lui-même avait envisagée au début du siècle, mais qui avait été oubliée ; la théorie des « milieux innovateurs » étudiée par les économistes de la nouvelle économie régionale ; et enfin l'importance du temps et donc de « l'apprentissage » considéré déjà par G.L.S. Shackle dans les années 1950.

La théorie des coûts de transaction

Dans le cas de la théorie des coûts de transactions, si les économistes orthodoxes ont bien décrit les coûts, par exemple, de recherche d'information sur le marché pour savoir s'il est préférable de faire ou de faire faire [8], ils n'ont pas tenu compte des coûts, et surtout des bénéfices, des transactions « hors marché ». Or, une bonne partie des échanges non systématiques entre les entreprises s'expliquent par des habitudes ou par des liens anciens (par ex. avec des collègues d'université, des parents, des amis) ou par des contacts répétés (par ex. à l'intérieur d'une même association professionnelle). Cette nouvelle façon de voir éclaire plusieurs caractéristiques de la recherche de l'information pour soutenir les nouveaux investissements et ainsi stimuler l'économie.

Ainsi, l'information suppose du temps et des coûts, mais surtout une culture partagée pour minimiser les « bruits » qui « cachent » l'information économique. Cette [164] façon de voir amène à dépasser les simples calculs d'efficacité à la Williamson pour se placer plutôt dans une optique d'efficience à long terme ; elle suppose donc un langage relativement commun et une culture partagée, à la base des relations personnalisées et de la confiance et surtout la formation de réseaux et de milieux entreprenariaux en bonne partie à la base du développement économique des dernières décennies.

La dynamique des milieux entreprenariaux

On sait que la multiplication des entreprises et la croissance d'un grand nombre d'entre elles dans une économie est fonction de la complémentarité d'autres entreprises avec qui elles travaillent, soit en aval (par exemple, les équipementiers, les banques), soit en amont (les transporteurs, les distributeurs). Une entreprise a beau produire un bien demandé à bon prix et de bonne qualité, si le camionneur ne livre pas à temps ou si les commerçants ne font aucun effort pour présenter ce bien, les ventes peuvent être faibles. L'économie doit donc comprendre tout un ensemble d'entreprises dynamiques qui s'épaulent mutuellement, à l'intérieur de ce qu'on appelle les milieux entreprenariaux ayant pour effet le développement de chacun et, par ricochet, de toute l'économie.

Les milieux entreprenariaux, ce sont des groupes d'acteurs économiques et d'entreprises présentant un ensemble d'interdépendances fonctionnelles fondées sur leur appartenance à un même territoire économique à base d'information structurante. Ces interdépendances favorisent un processus d'apprentissage collectif par l'échange d'information, la réduction de l'incertitude du fait de cet échange et l'innovation systématique partagée. Pour que les [165] milieux et ainsi l'économie entière deviennent particulièrement innovants, il faut qu'il existe dans l'économie :

1) Un échange d'informations structurées le plus souvent en réseaux plus ou moins formels pour répondre aux multiples besoins de développement des entreprises. L'information échangée peut être d'affaire, financière, commerciale, technologique... Les réseaux permettent le développement de normes plus ou moins tacites ou de règles de toutes sortes, des conventions, pour maintenir la stabilité dynamique du système.

Cette cohérence encourage ainsi le développement d'une certaine identité collective économique par divers rapprochements et ententes entre les entreprises du territoire économique pour mieux conquérir des marchés extérieurs. Cette cohérence s'appuie sur ce qu'on a appelé un système de coopération-concurrence à base de concertation mais aussi d'encouragement au développement, tout en mettant de côté les entreprises inefficaces [9].

2) Une concertation relativement systématique, formelle ou informelle, entre différentes firmes aux expertises diverses (production, conseil, distribution, équipement) de façon à échanger de l'information complexe technologique, commerciale et concurrentielle afin de réduire cette incertitude ou de mieux la contrôler.

3) Le développement d'une culture technique multipliant les acteurs orientés vers l'innovation et la technologie. Les milieux entreprenariaux facilitent systématiquement le partage du savoir et du savoir-faire. Par la confiance qui se développe entre les acteurs, ces échanges encouragent la complémentarité du savoir et ainsi l'innovation diffuse entre les entreprises.

[166]

Cette approche de milieux entreprenariaux et de réseaux est la seule pouvant permettre de comprendre la formation des districts industriels qui expliquent la dynamique de la « troisième Italie » (entre Florence, Bologne et Venise) ou de zones en très forte croissance comme la région de Baden-Wüttenberg en Allemagne ou la Silicon Valley aux États-Unis [10]. Cette approche peut expliquer aussi les phénomènes plus proches de la Beauce ou de la région des Bois-Francs-Drummondville au Québec, avec leur système de normes implicites gérant beaucoup de relations entre les firmes et favorisant la mise en commun de plusieurs ressources [11].

4) La multiplication d'idées économiques nouvelles nécessaires pour se distinguer sur les marchés économiques. En effet, on sait qu'à peu près tout le temps l'innovation est un phénomène éminemment collectif, alors que l'on croyait que la recherche pouvait surgir spontanément ou de façon isolée en vase clos [12]. Alfred Marshall, en 1919, avait déjà anticipé [167] cette façon de voir les choses en disant que « les idées devaient être dans l'air », pour être saisies par les entrepreneurs en alerte, que ces idées provenaient d'une foule de petites informations qui en se recoupant donnaient un signal d'innovation potentielle. C'est pourquoi il expliquait que la dynamique économique ne pouvait que s'expliquer par ce qu'il appelait une « atmosphère industrielle » stimulante [13]. C'est le contact régulier des industriels, si possible avec des chercheurs, des consultants, des équipementiers dynamiques, des clients insatisfaits, etc. qui fait que les opportunités se développent et se concrétisent par la suite dans les investissements.

Un fonctionnement collectif et « stimulateur » de l'information permettra de diminuer les échecs et de favoriser les réussites, et conséquemment de multiplier les firmes innovantes, les plus susceptibles de créer des emplois et de stimuler l'économie [14]. Bref, les milieux entreprenariaux créent un processus d'apprentissage et d'innovation collective favorisant le changement interne et externe dans les entreprises et dans l'économie.

[168]

Temps, apprentissage et cohérence socio-économique

Évidemment, la dynamique des milieux dépend de la variété et de la qualité des ressources de celui-ci (présence de firmes fortement innovatrices et de centres de recherche dynamiques et à l'avant-garde) et de sa densité (c'est-à-dire de la facilité et de l'intensité des contacts entre les membres du milieu), mais aussi du temps. En effet, l'innovation a besoin de temps pour développer des métiers et des coopérations stimulatrices, soit pour soutenir systématiquement l'apprentissage économique collectif. Le temps est nécessaire pour créer des habitudes de travailler ensemble tout en conservant le poids de la concurrence.

Cela s'explique parce que les comportements économiques « socialisés » dans les réseaux et les milieux entreprenariaux ne peuvent bien fonctionner que s'ils apprennent un langage commun à base d'une culture commune conduisant à différentes formes de solidarité pour soutenir les processus d'apprentissage ; ces processus d'apprentissage, normalement « en double boucle » [15] utilisent de l'information partagée et créent en retour une nouvelle information génératrice de changement. L'apprentissage soutient l'échange d'information systématique et y ajoute des processus de transformation du savoir vers le savoir-faire ou le métier en transformation régulière. Cette façon de voir s'oppose à la théorie utilitariste des économistes traditionnels qui affirment que tout est « rationnel » et que l'action découle nécessairement de l'intérêt personnel. Cet apprentissage collectif par l'intercommunication demande [169] des institutions de formation, de veille et de transfert d'information au service de l'économie nationale :

1) La formation est un préalable nécessaire pour pouvoir utiliser l'information ou développer l'apprentissage.

2) La formation doit toutefois être poursuivie et nourrie, notamment la formation de la direction des entreprises, par l'information fournie par des antennes de veille (universités, centres de recherche).

3) Mais l'information obtenue ou développée dans ces antennes pourrait être maintenue en vase clos si elle n'était pas systématiquement fournie aux firmes. Une bonne façon de faciliter le partage de l'information est de multiplier les intermédiaires, des courtiers en information, capables de bien comprendre autant les créateurs que les demandeurs d'information, de traduire les offres et les demandes des uns et des autres et graduellement de les habituer à travailler ensemble. Encore ici, tout cela suppose le développement de langages communs, d'une culture socio-économique partagée, d'une cohérence socio-économique dynamique.

L'exemple d'économies particulièrement efficaces comme celles de l'Allemagne, du Japon ou d'un plus petit pays comme la Suède peut nous aider à comprendre l'importance de cette cohérence socio-économique. En effet, l'Allemagne et le Japon n'ont pas de grandes ressources naturelles importantes qui pourraient peut-être expliquer leur richesse ; et l'économie de la Suède, pas plus performante que celle du Canada, est de moins en moins reliée à ces ressources. De plus, les technologies de ces trois pays ne sont pas très supérieures à celles des États-Unis par exemple. On a même montré que le nombre de robots ou de machines-outils à contrôle numérique n'est relativement pas supérieur à la France ou aux États-Unis [16].  [170]Aussi, la supériorité de ces pays ne peut s'expliquer que par la forme d'organisation économique et par les comportements socio-culturels qui se sont formés graduellement et qui continuent à évoluer, ce que Simon appelle « l'organisation des marchés [17]», avec l'aide « d'institutions » nationales, comme le dit North [18].

La théorie économique et la prise en main
de l’économie par les Québécois


Cette nouvelle approche permet de comprendre ce qui s'est passé depuis vingt ans au Québec avec ce qu'on a appelé le « Maître chez nous » ou l'affirmation nationale et qui annonce déjà ce qui pourrait se passer avec l'indépendance si celle-ci augmente la cohérence socio-économique par une information et une intercommunication adaptées à la culture d'ici et aux besoins des entreprises et autres institutions économiques québécoises.

[171]

Déjà, cette affirmation s'est concrétisée par un contrôle accru de l'économie dans les dernières décennies, comme l'a montré François Vaillancourt de l'Université de Montréal [19]. Il observe que ce mouvement de « québécisation » de l'économie semble s'accélérer, alors que le contrôle francophone est passé d'environ 40% au début des années 1960 à un peu moins que 65% maintenant. Cette croissance du contrôle francophone a été particulièrement important dans les forêts, la construction, les mines et les industries manufacturières. Les études de Vaillancourt montrent aussi que c'est la création de nouvelles entreprises et la croissance des petites entreprises (moins de 50 employés, selon ses distinctions) qui explique le mieux cette tendance.

La dynamique des PME au Québec

On sait maintenant qu'une bonne partie de la croissance des emplois et de la restructuration de l'économie québécoise et de certaines régions (comme la Beauce ou les Bois-Francs) provient des PME. Par exemple, alors que les petites entreprises se multipliaient entre 1986 et 1992, les grandes et les moyennes entreprises, souvent d'origine étrangère, diminuaient. On peut voir l'effet de cette transformation structurelle au plan de l'emploi, alors que les firmes de moins de 200 employés ont augmenté leur poids dans l'emploi de 1983 à 1993, sauf durant la longue récession de 1991-1993.

Ajoutons cependant que ce dynamisme des PME au Québec depuis vingt ans se retrouve à peu près dans tous [172] les pays industrialisés. Toutefois, il a été plus fort au Québec que dans les autres provinces [20]. Il faut dire aussi que ce renversement de la tendance à la concentration des entreprises qu'on connaissait presque depuis la révolution industrielle n'a pas entraîné une diminution de la compétitivité des entreprises, comme on aurait pu le penser.

Au contraire, ce sont les petites entreprises (moins de 20 employés) qui ont vu leur productivité augmenter le plus rapidement entre 1978 et 1990, suivies des firmes de plus de 500 employés et plus. Mais cette croissance de la productivité fut deux fois plus rapide qu'en Ontario, et 55% plus élevée que la moyenne canadienne. Comme les salaires au Québec n'ont pas augmenté au même rythme, la compétitivité des entreprises québécoises a maintenant dépassé celle des autres provinces dans beaucoup d'industries [21].

D'autres études que nous avons réalisées montrent aussi que les PME se modernisent plus rapidement que l'on pensait et plus vite que dans le reste du Canada. Par exemple, le nombre de PME manufacturières recourant à trois technologies informatisées de production et est passée de moins de 6% en 1989 à près de 16% en 1992 et à 49,8% en 1994  [22].

[173]

On peut aussi vérifier ce dynamisme des entreprises québécoises, notamment des PME, du côté de l'ouverture internationale. Ainsi, si le nombre de PME manufacturières exportatrices n'a pas beaucoup augmenté dans les dernières années (le pourcentage se tenant autour de 14%), celles qui le font ont fortement accéléré leurs échanges extérieurs en particulier dans les secteurs modernes des produits de transports, d'équipement et de plastique. Nos données montrent que le marché canadien est de moins en moins intéressant et que l'ALÉ (Accord de libre-échange Canada-États-Unis et la dévaluation du dollar canadien ont donné un coup de fouet aux tendances traditionnelles nord-sud de l'économie québécoise que les barrières douanières canadiennes avaient plus ou moins bloquées [23].

L'indépendance
et la croissance économique du Québec


À partir des théories discutées plus haut, on peut penser que ce dynamisme relativement nouveau des entreprises québécoises s'explique par la formation de réseaux économiques « québécois » et par le développement de milieux entreprenariaux un peu partout au Québec. Ces réseaux, ce sont une certaine symbiose entre le Mouvement Desjardins ou la Banque Nationale, les grandes firmes de conseil en ingénierie ou en comptabilité, les sociétés étatiques comme la SDI ou le CRIQ, les centres de recherche ou de valorisation comme les Centres spécialisés des cégeps, et les entreprises québécoises. C'est aussi la « québécisation » de certaines associations patronales, comme l'AMQ, ou le [174] développement d'associations typiques comme le Groupement québécois des entreprises regroupant les PME parmi les plus dynamiques. C'est une certaine entente entre les syndicats et les patrons pour certains objectifs, allant jusqu'à des interventions directes dans l'économie avec le Fonds de Solidarité. Bref, c'est le développement de ce qu'on a appelé plus haut la cohérence socio-économique.

Cette cohérence a donné lieu à ce qu'on a appelé le « Québec Inc. ». Mais ce système est encore réservé aux grandes entreprises et aux grandes institutions. La cohérence dont nous parlons, qui appartient surtout aux petites entreprises et aux institutions territoriales (en région) est beaucoup plus que cela et doit mener au développement d'un « modèle » de l'économie québécoise basé justement sur des milieux entreprenariaux de plus en plus nombreux, comme en Beauce ou dans la région de Drummondville-Victoriaville, en prenant en compte toutes les énergies et la culture propre d'ici, aidé de l'apport, évidemment, des Néo-Québécois s'intégrant à cette dynamique.

Au contraire, le maintien d'un gouvernement fédéral puissant aux objectifs orientés par les intérêts de la majorité économique canadienne ne peut que nuire au développement de réseaux et ainsi de milieux typiquement québécois. On le voit par exemple par la création du réseau canadien « CanMot » qui n'envoie ses messages électroniques qu'en anglais et dont le contenu ne tient compte que très marginalement des intérêts du Québec ; et cette tendance aux réseaux pan-canadiens (et donc le plus souvent « anglophone ») se répandra de plus en plus avec l'autoroute électronique contrôlée constitutionnellement par Ottawa. On le voit aussi dans le cas de la formation et du développement de la main-d'œuvre au Québec : alors que tous les intervenants socio-économiques, y compris le Conseil du patronat, [175] réclament le contrôle au Québec, le gouvernement fédéral refuse et refusera probablement toujours un tel transfert. Cela peut s'expliquer par des considérations politiques, mais aussi par l'impossibilité des dirigeants fédéraux à prendre en compte la différence québécoise à cause de la fragilité même du Canada. De plus, le double palier gouvernemental complique sérieusement la vie des PME et multiplie les tracasseries administratives et la recherche d'information nécessaire à la formation de réseaux adaptés aux besoins des PME québécoises.

Conclusion

La clef du développement de l'économie québécoise est le contrôle de l'information et des processus d'apprentissage dans des institutions permettant le développement de milieux entreprenariaux. La formation de ces milieux n'est possible que s'ils s'organisent autour, stimulent et profitent de la culture particulière des entreprises d'ici. Or cela devrait être grandement facilité par l'indépendance du Québec ou du moins par une décentralisation que le Canada semble incapable de faire, comme l'ont prouvé les dernières tractations du lac Meech ou de Charlottetown.

Le contrôle de l'information est à la base des économies les plus dynamiques, comme on l'a vu pour les cas de l'Allemagne, le Japon ou la Suède. On peut aussi penser à la troisième Italie qui s'est développée à cause de sa cohésion sociale en l'absence du plan Marshall réservé au nord. Encore une fois, ces modèles ne peuvent être expliqué à partir des théories économiques traditionnelles. Ils doivent prendre en compte la cohérence sociale fondée sur le dynamisme de chaque entreprise dans un ensemble de dynamismes articulés les uns sur les autres.

[176]

L'approche traditionnelle qu'utilisent trop souvent les économistes fédéralistes est incapable de comprendre cela car elle ne tient pas compte des aspects socio-économiques à base de la cohérence économique [24]. Ce qui fait que dans cette question de l'indépendance du Québec, il est très difficile sinon impossible de réconcilier les deux points de vue : ou bien on s'en tient aux théories traditionnelles et on peut justifier les avantages du fédéralisme (et pourquoi pas de la disparition du Canada dans un grand tout nord-américain ?), ou bien on s'appuie sur les nouvelles théories et on peut mieux comprendre les avantages de créer par l'indépendance une cohérence socio-économique capable de multiplier le dynamisme économique des régions et du Québec entier.



* Centre de recherche en économie et gestion des PME, Université du Québec à Trois-Rivières.

[1] M. Allais, « Le libre-échange, réalités et mythologies », Le Figaro, 5 mars 1993.

[2] B. Gold, « Changing perspectives on size, scale and return : an interprétative study », Journal of Economic Literature, mars 1981, p. 87-89.

[3] Y compris les économies d'échelle techniques, liées à la « loi des deux tiers » (les coûts n'augmentent que de deux tiers par rapport à la croissance de la production) dans les productions à biens relativement homogènes (comme, par exemple, dans les cimenteries ou les aciéries) qui ne fonctionnent plus lorsque la technologie évolue, comme l'ont démontré les petites aciéries italiennes dans la région de Brescia ou celles américaines autour de Pittsburgh qui ont supplanté les grandes aciéries un peu partout.

[4] M. Marchesnay, Analyse dynamique et théorie de la finance, Thèse d'État, Paris, 1969 ; J.R Gould., « Ajustment costs in the theory of investment of the firm », Review of Economic Studies, 1969, n° 36, p. 138-151 ; P.A. Julien et C. Lafrance, « Toward the formalisation of " Small is Beautiful ". Societal effectiveness versus economic effîciency », Futures, juin 1983, p. 211-221.

[5] Y. Ijiri et H. Simon, Skew Distributions and the Sizes of Business Firms, Amsterdam, North Holland, 1977.

[6] D. E. Mills et L. Schumann, « Industry structure with fluctuating demand », American Economice Review, vol. 75, n° 4 (1985) p. 758-767 ; B. Carlsonn, « The evolution of manufacturing technology and its impact on industrial structure : an international study », Small Business Economics, vol. 1, n° 1 (1989) p. 21-37.

[7] T. Balough, The Irrelevance of Conventional Economics, New York, Liveright/Norton, 1982 ; A. Eichner, « Can économics become a science ? », Challenge, vol. 29, n° 5 (1986) p. 4-12 ; N. Kaldor, « What is wrong with economic theory », The Quarterly Journal of Economics, vol. 89, n° 3 (1975), p. 347-358.

[8] R.H. Coase, « The Nature of the Firm », Economica, novembre 1937 ; A. Williamson, « The Modem Corporation : Origins, Evolution, Attribute », Journal of Economic Literature, vol. XIX, 1981.

[9] P.-A. Julien, « L'entreprise partagée : contraintes et opportunités », Gestion, vol. 19, n° 4 (1994), p. 48-58.

[10] A. Bagnasco, A. et C.-F. Sabel (éd.), PME et développement économique en Europe, Paris, La Découverte (1994) ; S. Conti et P.-A. Julien (dir.), Miti e realtà del modello italiano. Letture sull’economia periferica, Bologne, Patron Editore, 1991 ; F. Pyke et W. Sengenberger (dir.), Industrials Districts and Local Economic Regeneration, Genève, Institut International d'Études, 1992.

[11] Par exemple, M. Carrier (1992) a montré qu'en Beauce il existait une entente tacite entre les firmes pour que chacune d'entre elles ne puisse débaucher de bons employés dans les autres firmes en leur offrant un meilleur salaire. C'est ce qui a permis à la région d'avoir de meilleurs prix sur les marchés extérieurs à la région et ainsi de maintenir les emplois. Mais cette norme a aussi un autre avantage pour les travailleurs, puisqu'elle suppose en retour que les entreprises s'entendent pour réengager le mieux possible les travailleurs licenciés d'une entreprise en difficultés, leur assurant ainsi une meilleure sécurité d'emploi.

[12] L'innovation spontanée ou le fonctionnement de la sérendipité est rare. Cela ne veut pas dire toutefois que l'analyse de l'information précédent l'innovation ne peut pas se faire dans des laboratoires privés, mais que l'origine de l'innovation est à peu près toujours collective. (Voir M. Amendola et J. L. Gaffard, « Markets and organizations as coherent Systems of innovation », Research Policy, no 3 (1994), p. 627-635.)

[13] A. Marshall, Industry and Trade, Londres, MacMillan, 1919, cité par D. Foray, « The secrets of industry are in the air », communication au colloque international des HEC-Montréal sur les « Réseaux innovateurs », 1-3 mai 1990.

[14] P.-A. Julien, « Appropriation de l'information, intercommunication et développement régional », communication au colloque de l'Association canadienne des sciences régionales, UQAM, 3-5 juin 1995.

[15] R. Jacob et J. Ducharme, Changement technologique et gestion des ressources humaines, Boucherville, Gaétan Morin, 1995.

[16] R.E. Cole, « Economy and culture : the case of U.S.-Japan économic relations, dans K. Hasyashi (dir.), The US-Japanese Economic Relationship Can it Be Improved, NewYork, New York University Press, 1989 ; M. Reed et M. Hughes (dir.), Rethinking Organization, New Direction in Organization Theory Analysis, Newbury Park, Sage, 1992.

[17] Ainsi, H.A. Simon (dans « Organizations and markets », Journal of Economic Perspectives, vol. 5, n° 2, [1991], p. 38) ne peut expliquer autrement que par l'organisation culturelle différente le cas d'une usine anciennement de General Motors équipées déjà d'équipements de pointe qui, une fois prise en charge par Toyota, s'est mise à produire le même nombre d'automobiles avec 45% moins d'heures/employés, en conservant le même syndicat. Comparé aux autres usines les plus modernes et les plus nouvelles de General Motors, le gain était de 30% et, par rapport aux usines de Toyota au Japon, le coût était de 15% seulement de plus.

[18] D.C. North, « Institutions », Journal of Economic Perspectives, vol. 5, n° 1, 1991, p. 97-112.

[19] F. Vaillancourt et M. Leblanc, La propriété de l'économie du Québec en 1991 selon le groupe d'appartenance linguistique, Office de la langue française, coll. Langues et Société, 1983.

[20] GREPME, Les PME. Bilan et perspectives, Paris, Economica, Québec, Les Presses interuniversitaires, 1994.

[21] P.-A. Julien et M. Morin, Mondialisation et PME québécoises, Québec, Les Presses de l'Université du Québec, 1995 (à paraître).

[22] P.-A. Julien et J.-B. Carrière, « L'efficacité des PME et les nouvelles technologies », Revue d'Économie Industrielle, n° 67, 1994, p. 120-135 ; J.-B. Carrière, « Profil technologique de la PME manufacturière québécoise, 1995 », Centre francophone pour l'informatisation des organisations, Québec, mars 1995.

[23] P.-A. Julien, A. Joyal et L. Deshaies, « SMEs and international competition : Free trade agreement or globalization ? », Journal of Small Business Management, vol. 32, n° 3, 1994, p. 52-65.

[24] Gary Becker, entre autres, a bien essayé de tenir compte d'éléments psychologiques et sociologiques dans l'approche néoclassique, mais il l'a fait, d'une part, en refusant de critiquer les prémisses de la théorie économique traditionnelle, telles que celles de la maximisation des préférences ou de la rationalité des consommateurs, et d'autre part, en simplifiant à l'extrême les concepts sociologiques ou psychologiques. C'est pourquoi des sociologues comme Pierre Bourdieu (« Réponse aux économistes », Économie et sociétés, vol. XVIII (1984) p. 23-32) le taxent « d'inconscience sinon d'une belle inculture » ne comprenant rien à la réalité des rapports sociaux. (Voir aussi P. Dumouchel et J.-P. Dupuy, L'enfer des choses. René Girard et la logique économique, Paris, Seuil, 1979.)



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 16 octobre 2017 15:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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