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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Richard Jones, “L'Action catholique, 1920-1921.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU CANADA FRANÇAIS, 1900-1929, pp. 313-344. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1974, 377 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 5. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[313]

IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS,
1900-1929.

L'Action catholique, 1920-1921.”

par Richard Jones

[pp. 313-344.]



Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU CANADA FRANÇAIS, 1900-1929, pp. 313-344. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1974, 377 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 5. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [
Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

I.  Le journal : sa facture et son orientation idéologique générale
II. Les thèmes politiques
1. Politique internationale
2. Politique nationale
3. Philosophie politique
III. Économie et travail
1. Inflation
2. Chômage
3. Syndicalisme
IV. Éducation et bien-être
1. Éducation
2. Bien-être
V. Religion, morale, famille
1. Religion
2. Préoccupations morales
3. Famille
VI. Trois mythes
1. La franc-maçonnerie
2. Les Juifs
3. Le bolchevisme
VII.   Journaux amis et journaux ennemis


La période que nous devons étudier ne s'étend que sur deux ans, mais ce ne sont pas deux années « comme les autres ». Même si la Grande Guerre était terminée depuis quelques mois, la paix n'était pas encore rétablie. C'était cette vie paisible que les Américains recherchaient en novembre 1920, en élisant le sénateur Warren G. Harding à la présidence de leur pays. Dans sa campagne, Harding avait promis la restauration de l'état normal (qu'il appelait, par mégarde, normalcy, enrichissant ainsi la langue anglaise) ; dans le fond, son message incarnait autant les désirs des Canadiens et, plus spécifiquement, des Québécois. Le monde avait été bouleversé sur tous les plans et le pays du Québec, bien que loin des tranchées de la France et de l'Allemagne, n'en était pas moins touché. Dans plusieurs pays d'Europe, le statu quo politique menaçait de s'écrouler devant la vague révolutionnaire qui s'était déchaînée dès 1917. Trône et Autel risquaient d'être enterrés dans les débris des sociétés traditionnelles. La guerre finie, la trêve entre les ouvriers et le patronat se terminait et, en Amérique du Nord comme en Europe, de graves crises industrielles éclataient. Dans le domaine économique, l'inflation des prix semait l'insécurité dans la population, au Québec comme ailleurs, et la courte dépression de 1921 ne faisait qu'aggraver les difficultés. L'immigration vers le Canada, recommencée dès la fin des hostilités, suscitait un vif mécontentement dans les milieux populaires. Au Québec, aussi, un nombre croissant de cultivateurs abandonnaient leurs terres familiales et gagnaient Montréal et d'autres villes du Québec et de la Nouvelle-Angleterre. L'accélération étourdissante de l'histoire troublait tous ceux qui regrettaient, nostalgiquement, le « bon vieux [314] temps » de l'avant-guerre. C'est dans ce climat de frustration, de désordre, voire de révolution, que les rédacteurs du journal l'Action catholique commencèrent à définir leur pensée.


I. - Le journal : sa facture
et son orientation idéologique générale


L'Action catholique a été fondée en décembre 1907 pour être l'organe de l'Action sociale catholique et aussi, plus ou moins officiellement, celui de l'archevêché de Québec. Chaque année, d'ailleurs, à l'occasion du Jour de l'An, le cardinal Bégin lui accordait sa bénédiction dans une lettre que le journal publiait avec une grande joie.

L'équipe de rédaction de l'époque comprenait, entre autres, le docteur Jules Dorion, directeur ; l'abbé Jean-Thomas Nadeau ; l'abbé Édouard-Valmore Lavergne, un orateur et écrivain aussi fougueux que son cousin, Armand ; M. J.-Albert Foisy, anciennement du Droit ; et un cinquième qui écrivait sous le nom de plume de Paul-Henri. De plus, Mgr Louis-Adolphe Paquet, doyen de la faculté de Théologie de l'université Laval et homme fort influent dans les milieux intellectuels catholiques, signait parfois des éditoriaux.

Le nombre d'abonnés se chiffrait aux environs de 20 150 en mars 1920. Au cours des mois suivants, le tirage monta régulièrement pour atteindre 22700 en octobre. L'accroissement de l'année 1921 fut beaucoup plus lent et, en septembre 1921, le journal ne tirait qu'à 22 900 exemplaires. Parmi les lecteurs se trouvait une partie importante de l'élite de la région de Québec [1] ; pour cette raison, on ne saurait sous-estimer l'influence du journal.

Le nom du journal révélait son orientation. « Il faut une presse qui soit catholique, écrivait Paul-Henri. Il faut une presse toute dévouée à la vérité sans attache de parti, toujours prête à proclamer les enseignements du Souverain Pontife, à combattre et à endiguer [315] les flots d'erreur et d'immoralité... [2] » Pour sa part, l'abbé Lavergne, futur curé de Notre-Dame-de-Grâce de Québec, énonçait ainsi sa propre doctrine d'infaillibilité journalistique : le journal catholique disait sans faute la vérité parce qu'il la possédait [3] ! Dans un autre éditorial, Albert Foisy s'employait à signaler les différents genres de journaux : on trouvait les journaux politiques, au service d'un parti ; les journaux d'affaires, soucieux de gains financiers ; et, finalement, tout récemment, les journaux catholiques, comme l'Action catholique, « fondés pour défendre les bons principes, renseigner le public sans parti pris, guider les intelligences sans corrompre les cœurs [4] ». Qui oserait contester un but si noble ! Voyons maintenant jusqu'à quel point cet idéal se réalisa.


II. - Les thèmes politiques

1. Politique internationale

En 1920-1921, les éditorialistes de l'Action catholique étaient relativement peu préoccupés de problèmes de politique internationale, sauf pour les cas spéciaux susceptibles de toucher le Canada français et catholique. À propos de la question irlandaise qu'on traitait habituellement à la première page, Foisy fit remarquer qu'elle dominait « toutes les autres [5] » et il ne manqua pas de souligner l'injustice de l'attitude anglaise envers ce pays « martyr depuis sept siècles à cause de sa foi [6] ». Malgré pareille affirmation, la guerre civile n'a fait l'objet que de quatre éditoriaux en deux ans ; ce traitement ne peut guère être qualifié d'exagéré !

D'une façon générale, le journal approuvait la France avec vigueur. Bien sûr, la révolution de 1789 l'avait fait dévier de son noble chemin, surtout en matière de religion, mais ces fautes pourraient se corriger éventuellement. « Dans le feu de la guerre, instruite par les événements, méditait Mgr Paquet, ne finira-t-elle pas par se rendre compte des erreurs passées, se rapprocher de [316] l'Église [7], et mettre fin à l'athéisme officiel [8] ? » Du moins, on devrait l'espérer. Après tout, la France était, au dire de Mgr le doyen, « l'une des nations les plus dévouées, les plus désintéressées, les plus chevaleresques », et elle saurait sûrement « faire prévaloir sur les visées et les intérêts du matérialisme grossier et de l'égoïsme orgueilleux et profiteur, sa haute pensée civilisatrice [9] ».

D'autre part, les nations anglophones et protestantes étaient moins bien considérées. L'Angleterre, semblait-il, manifestait un excès de cupidité et un trop grand orgueil national. Les Américains, de leur côté, cherchaient uniquement à faire de l'argent. Et l'Allemagne protestante ne nous voulait que du mal.

Les mêmes critères de jugement s'appliquaient au domaine des relations internationales. L'Action catholique n'était jamais optimiste devant les chances de succès de la Paix de Versailles et de la Société des Nations. Ses raisons n'étaient pas celles qu'offraient habituellement les sceptiques. Non, la paix ne pourrait durer parce que le Pape, victime de la haine anticatholique, avait été évincé du Congrès de Versailles [10]. La paix ne pourrait durer non plus parce que le président Wilson avait voulu remplacer le Pape comme arbitre des destinées morales du monde [11]. Enfin, la paix ne pourrait durer parce que les nations refusaient de reconnaître cette grande force supérieure à tout : le catholicisme.

2. Politique nationale

Le journal n'évoquait des sentiments de nationalisme politique dans ses discussions qu'à propos de rapports entre deux entités et deux seulement : le Canada et la Grande-Bretagne. L'impérialisme britannique était, pour Dorion, une question de « primordiale importance », et sa propre attitude ne laissait planer aucune équivoque : « Nous sommes les adversaires décidés de cette doctrine politique qu'on a dénommée impérialisme [12] », disait-il. Pendant la campagne électorale fédérale de l'automne 1921, l'Action demandait [317] que les chefs politiques prissent position là-dessus. Le Canada serait-il le « simple écho de Downing Street » ? Les dominions accepteraient-ils enfin de songer à eux tout d'abord comme c'était leur droit et même leur devoir ? Nos hommes d'État cesseraient-ils de faire de la politique anglaise avant de faire de la politique canadienne [13] ? Meighen, évidemment, incarnait cette politique impérialiste rejetée par les Québécois : c'est ainsi, du moins, que Dorion expliquait le balayage libéral (65 comtés sur 65) de la province aux élections de 1921 [14].

Du strict point de vue politique, le mot « Nation » revêtait un sens tout à fait pancanadien. Dans ce Canada-Uni, quelle place serait réservée au Canada français ? Dans ses moments d'optimisme, l'Action rêvait certainement d'une Confédération bilingue et biculturelle ; plus souvent, cependant, elle semblait désespérer. « Ce serait beau si un plus grand nombre d'Anglais apprenaient le français... », écrivait Foisy. « Mais à quoi sert de dire tout cela ? Parviendra-t-on jamais à crever l'outre gonflée d'orgueil et de vanité de la surhumanité anglo-saxonne au Canada [15] ? » O tempora ! O mores !

Au niveau de la mentalité et de la culture, la thèse des deux nations faisait déjà son chemin dans les pages éditoriales. « Rien n'est commun à ces deux peuples (les Anglais et les Français) si ce n'est le pays », prétendait Foisy. Et encore ! « Les Canadiens français ne veulent d'autre pays que le Canada, alors que les Anglais voient leur home de l'autre côté des mers [16]. » Le curé Lavergne ne ménageait pas son éloquence pour apporter sa contribution à la discussion. Les Anglais se considèrent de race supérieure, déclarait-il. Et qu'est-ce donc qu'une race supérieure ? C'est la « marque de commerce d'un pompon très en honneur et très porte chez nos bons amis de Toronto [sic !!!] qui croient l'avoir inventé et prétendent avoir seuls le droit de s'en orner ; ils le hissent en un geste d'arrogant défi en voyage, chez eux, au repos, au travail, dans le Parlement, dans la finance... » Par contre, les Canadiens français ne sont pas de ce genre-là, tant s'en faut ! [318] « Modestes et contents de leur supériorité morale, fiers de leurs nombreuses familles, généreux jusqu'à la prodigalité, nobles et enthousiastes... jusqu'à l'emballement, ceux-ci ne se préoccupent guère de porter des pompons et d'inventer de prétentieuses marques de commerce [17]. » Amen !

Pour les journalistes de l'Action, le célèbre axiome « la langue, gardienne de la foi » contenait une large part de vérité. Dans une série de huit éditoriaux sur la langue maternelle, Foisy déclarait que « la langue maternelle est une sauvegarde quasi essentielle à la conservation de la foi... L'abandon de la langue maternelle place les minorités dans un contact si intime, si fréquent et si dangereux avec la majorité protestante, que la conservation de la foi catholique devient impossible, à moins d'un miracle [18] ». Tout de même la langue française était plus que la sauvegarde de la religion catholique : parce qu'elle avait « le plus contribué au triomphe de la vérité et de la beauté sous toutes leurs formes [19] », elle constituait l'âme même de la nation canadienne-française.

3. Philosophie politique

L'Action exprimait des craintes et des réserves sérieuses à l'égard de la démocratie. La « foule » (qu'on appelait aussi « le troupeau » ou « la masse ») est incapable de gouverner, car elle méprise les valeurs morales et intellectuelles [20]. De plus, elle est « impressionnable, composée d'une majorité d'ignorants, proies faciles des agitateurs, des sophistes et des excitateurs de préjugés [21] ». La possibilité qu'elle prenne le pouvoir constitue « la menace la plus terrible qui puisse jamais être faite à une époque [22] ». En preuve, regardons la misère apportée à la Russie par le triomphe absolu de la démocratie !

Les politiciens ne sont guère plus dignes que les masses qu'ils représentent. Ils flattent les passions du peuple pour se faire élire, contant des mensonges et faisant des « appels aux préjugés et aux [319] appétits les plus vils [23] ». Ils sont des « agents de dissolution et de ruine nationales [24] ». L'attitude du journal à l'endroit des gouvernants - surtout du « genre américain » - reflétait donc beaucoup de méfiance, voire d'hostilité.


III. - Économie et travail

1. Inflation

Sur le plan économique, 1920 et 1921 ne furent pas des années « normales ». En 1920, le Québec était aux prises avec des pressions inflationnistes très sérieuses. La montée des prix s'accentua durant la guerre et continua durant l'année 1920. C'est seulement en septembre de cette année-là qu'on commença enfin à constater une baisse. Au mois de mai, la nourriture pour une famille de cinq personnes, pour une semaine, coûtait $16,65. La même nourriture aurait coûté seulement $4,78 en mai 1914 [25]. En 1920, le beurre coûtait 60 cents la livre, une douzaine d'œufs 65 cents, une livre de sucre, jusqu'à 30 cents. Les loyers et les vêtements subissaient aussi des augmentations considérables. Les salaires avaient-ils monté d'autant ? Citant en preuve les « dernières statistiques », le journal déclarait, en juin 1920, que les prix étaient montés de 114 à 300 pour cent depuis 1914 alors que les salaires ne s'étaient accrus que de 40 à 59 pour cent, et cela pour les ouvriers syndiqués [26].

L'explication que donnait l'Action catholique de la montée des prix nous en dit long sur l'idéologie du journal. Les causes classiques - l'instabilité des conditions économiques, le déclin du commerce, les ravages de la guerre et les revendications ouvrières exagérées (des syndicats internationaux, non des unions catholiques) - étaient au moins mentionnées, mais elles n'étaient pas les causes « préférées » du journal. Par contre, la spéculation en était certainement une, surtout dans le cas du sucre. Il fallait dénoncer « ces messieurs qui accaparaient, entreposaient, et empochaient [320] la Clef [27] ». L'avarice était aussi un thème favori. Àce sujet, l'auteur de la rubrique « Chez les ouvriers » critiquait vivement ceux qui rejetaient sur le dos des ouvriers la responsabilité de la montée des prix. « C'est faux ! s'exclamait-il. Mettons un frein à la rapacité des profiteurs et on aura remédié au mal [28]. » Dans la même rubrique, discutant de l'augmentation des loyers, l'auteur avertissait ses lecteurs contre « le propriétaire qui veut devenir un petit kaiser et se constituer en agent bolchéviste [29] » !

Somme toute, les causes les plus importantes de l'accroissement du coût de la vie, à en juger par le grand nombre de références dans le journal, découlaient de la soif du plaisir et de l'égoïsme de l'homme. C'était la mauvaise conduite morale des citoyens qui amenait l'inflation. C'était leur goût de l'inutile, de l'extravagant et du luxueux, selon Foisy. C'était, dans une certaine mesure, la faute des ouvriers qui ne cessaient « de vouloir égaler en splendeur, en apparence et en loisirs, les plus favoris de la fortune [30] ». L'abbé Lavergne prétendait constater un lien très proche entre, d'une part, la hausse du coût de la vie et, d'autre part, l'urbanisation et l'installation d'une multiplicité d'amusements publics. « On emploie aux industries du plaisir, des masses d'hommes enlevés aux féconds labeurs des champs, disait-il en se lamentant. Leurs forces s'épuisent à des travaux inutiles et dangereux, tandis qu'il en manque pour la production des choses essentielles à la vie. » Quel était le résultat ? « Plus le prix du plaisir est devenu bon marché, plus le prix de la vie a monté. » Sa conclusion était à prévoir : les ouvriers, « dont la vie s'épuise à faire du cinéma et de l'alcool », devraient plutôt s'employer à des travaux utiles. Il faudrait aussi qu'on évite tout le tam-tam qui attire les jeunes gens en ville [31]. L'analyse de Paul-Henri était semblable. Lui aussi dénonçait la fuite vers les villes. « Là, prétendait-il, est le secret de la constante augmentation du prix de la vie... Chaque homme qui laisse la campagne est un producteur de moins, un consommateur de plus [32]. »

[321]

Pourquoi les gens émigraient-ils à la ville ? Était-ce à cause du surpeuplement des campagnes ou de la difficulté d'y trouver du travail ? Pas du tout ! Au contraire, la main-d'oeuvre faisait défaut (selon l'Action) et l'exode de la population rurale menaçait de transformer des terres fertiles en désert. Les jeunes gens quittaient la campagne pour les centres urbains parce qu'un « vent de plaisir et de jouissance leur brûle le cerveau, les affole, les rend incapables de raisonner et de voir [33] ». Quoi qu'il en soit de ses causes, l'inflation, en plus d'être désagréable, comportait une menace très sérieuse car des désordres sociaux pourraient très bien en être la conséquence.

2. Chômage

Dès l'automne 1920, le Québec fut atteint d'une légère dépression économique. Les prix baissaient enfin, mais les salaires diminuaient aussi. Bon nombre de fabriques fermaient leurs portes ou réduisaient leur personnel. Pendant tout ce temps, l'Action ne consacrait que très peu d'attention au problème. En mars 1921 on avouait que les perspectives pour l'été n'étaient pas brillantes. En juillet, Jules Dorion déclarait que la situation était très sombre, et le mois suivant un article soutenait : une « effroyable crise de chômage nous menace [34] ». En septembre on parlait de « 25 000 chômeurs à Montréal maintenant et 40 000 sans travail l'hiver prochain [35] ». À la fin de l'année, Dorion signalait qu'au moins mille pères de famille chômaient à Québec [36].

L'Action ne tentait pas d'analyser les causes du chômage. Son intérêt se portait plutôt vers les remèdes, dont le célèbre projet de loi sur l'Assistance publique. Plus tard, nous aurons l'occasion d'étudier la pensée de Dorion lors du débat sur ce projet de loi.

3. Syndicalisme

La question ouvrière était d'une brûlante actualité en 1920-1921. L'instabilité des conditions de vie ne faisait que stimuler [322] les revendications des travailleurs. Les syndicats connaissaient une croissance très rapide et les patrons ne pouvaient plus les ignorer. Au Québec, les unions américaines s'occupaient déjà d'un grand nombre d'ouvriers, mais beaucoup d'autres - environ 35 000 en 1920 [37] - s'étaient groupés dans des syndicats confessionnels et nationaux. En septembre 1921, quatre-vingt-huit syndicats catholiques participèrent à la fondation de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada à Hull. Le Congrès des métiers et du travail du Canada, réunissant plusieurs des syndicats internationaux, avait un effectif deux ou trois fois plus grand que la CTCC. Comme nous le verrons, l'Action catholique éprouvait une très vive sympathie envers les syndicats catholiques et une très vive animosité envers les Internationaux.

Les quelques éditorialistes de l'Action qui s'intéressaient aux problèmes ouvriers (notamment l'abbé Maxime Fortin) cherchaient à appliquer les principes de Rerum Novarum au contexte québécois. Les ouvriers et les employeurs devraient tous être animés par la foi chrétienne, par un esprit de charité et de justice. Le capitaliste, pour sa part, aurait à apprendre à ne plus considérer son employé comme un esclave. À son tour, l'ouvrier ne devrait pas voir en son patron un oppresseur. De temps à autre, l'Action critiquait les deux côtes. Elle reprochait aux employeurs « une certaine mentalité anti-syndicale malheureusement trop répandue [38] ». Elle réprouvait aussi leur trop grand goût du luxe et des jouissances matérielles, goût qui « ferait grandir dans l'âme populaire les germes de la haine qui percent au grand jour dans le désordre des révolutions [39] ». Par contre, les ouvriers se voyaient trop souvent comme « les ennemis irréductibles du capital et du patronat [40] ». De plus, ils oubliaient parfois que c'était leur devoir d'assurer leur salut éternel « en respectant la justice dans la sphère sociale où Dieu les a placés [41] ». En somme, pour l'Action, la question sociale n'était pas principalement une question d'ordre économique ; c'était d'abord et avant tout une question morale et religieuse.

[323]

À la lumière de ces remarques générales du journal, ni leurs nombreuses mises en garde aux ouvriers catholiques, ni leur réaction hostile aux syndicats internationaux ne doivent nous surprendre. Ces derniers développaient chez leurs adeptes « un esprit détestable » et servaient de véhicules pour « le communisme imbécile et sanguinaire [42] ». Ils « prêchent la lutte des classes, la séparation de la vie économique de la vie rurale, et donnent à toutes voiles dans le socialisme [43] ». Ils sont prêts à déclencher des grèves à tout bout de champ. En effet, d'après (Foisy), « ce sont les grèves, les troubles, les querelles, les désordres, les haines, les misères et les souffrances qui sont les manifestations de la vie des Syndicats internationaux [44] ». Pourquoi donc de bons Canadiens français adhéraient-ils à ces organismes étrangers par la langue, par la religion, par la mentalité, par les moeurs ? Personne n'essayait de trouver une réponse. On se limitait à exprimer l'espoir que « le jour viendra bientôt où les ouvriers canadiens comprendront l'ignominie de se faire conduire par le bout du nez, par des étrangers [45] ».

La croissance des syndicats catholiques et nationaux était chaleureusement saluée dans les pages de l'Action catholique. Ceux-ci, par leur « apaisante influence », permettaient « la prospérité industrielle dont nous jouissons [46] ». Ils « opèrent une saine influence là où ils existent, grâce à leur bonne volonté et à l'esprit de justice qui les guide [47] ». Ils constituent une sauvegarde de l'ordre et de la propriété, une « digue contre les vagues mugissantes du socialisme accapareur et de l'anarchie niveleuse [48] ».

En parlant du syndicalisme, on ne peut éviter la question des grèves. L'attitude de l'Action paraît un peu équivoque. Foisy admettait dans un éditorial qu'il était « incontestable que les ouvriers ont le droit de faire la grève quand il n'y a pas d'autre moyen d'obtenir la justice [49] », mais il ne manquait pas de souligner [324] l'horreur que beaucoup d'ouvriers éprouvaient devant le spectre d'une grève.


IV. - Éducation et bien-être

1. Éducation

Dans ses éditoriaux sur l'éducation, l'Action jouait une partie défensive. Les critiques commençaient à suggérer l'idée d'un rôle accru de l'État dans le domaine de l'éducation. Plusieurs demandaient l'instruction obligatoire et gratuite et certains allaient même jusqu'à réclamer un réseau d'écoles neutres et laïques.

Un système d'instruction sans base religieuse était impensable. Seule une formation chrétienne pourrait combattre le matérialisme américain et « redresser les peuples contre les idées affreusement radicales qui courent aujourd'hui le monde » ; seules des écoles confessionnelles pourraient « servir aux esprits l'antidote voulu contre le socialisme et la révolution [50] ». Si le Québec vivait dans l'ordre et la paix, si « notre province [était] un îlot de justice et de tranquillité au milieu de la mer agitée des revendications plus ou moins violentes des classes laborieuses des autres provinces [51] », si le peuple québécois était reconnu pour sa sagesse et sa pondération, c'était grâce à l'enseignement religieux.

Parmi toutes les provinces, le Québec se classait en première place en matière d'éducation, aux dires du secrétaire provincial, Athanase David. Sa déclaration rencontrait immédiatement l'approbation de Jules Dorion qui saluait ces paroles comme « sages [52] ». Foisy affirmait dans un éditorial (le premier d'une série de six intitulée « Supériorité intellectuelle » ) que la culture reçue dans les collèges classiques avait « élevé le niveau intellectuel de notre peuple bien au-dessus de celui de nos compatriotes d'origine et de croyances différentes [53] ». Plus tard, probablement en réponse à d'autres critiques, Foisy assurait ses lecteurs que « nous ne [325] ferons pas à nos collèges classiques l'injure de comparer leur programme à celui des high schools canadiens-anglais. Par 1'importance des matières, par la profondeur de l'enseignement, par l'étendue de la formation, nos collèges sont tellement supérieurs, que la comparaison n'est pas possible [54] ». Ainsi tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais des signes avant-coureurs d'une tempête se manifestaient déjà.

« Le serpent de l'instruction obligatoire a fini par rentrer sa tête dans le palais de nos lois scolaires... Et maintenant, il essayera de s'étirer assez pour introduire tout son corps et verser tout son venin. » C'est ainsi que Paul-Henri commentait une nouvelle loi visant à empêcher les enfants de quitter l'école avant l'âge de seize ans à moins de savoir lire, écrire et compter. « Bien adroit et bien avisé celui qui saura l'étrangler à temps [55] », concluait l'auteur. Mais l'instruction obligatoire n'était-elle pas nécessaire ? Nullement, semblait-il, car 96 pour cent de la population de Montréal savait lire et écrire, « pas mal pour un peuple que [au dire des Anglais] les prêtres maintiennent sous le joug et dans l'ignorance la plus abjecte [56] ». Comme s'il n'en était pas tout à fait convaincu lui-même, Paul-Henri affirmait que « lire, écrire et compter ne constitue pas la source de la vraie grandeur, du vrai bonheur », que cela peut « mettre sur un front le tricorne du savant, mais plus facilement encore, il peut y laisser descendre le capuchon du gibier de potence [57] ». Ceux qui savaient lire couraient toujours le risque de se faire empoisonner par une littérature « déprimante, corruptrice, qui sème à pleine page les germes de la dépravation et du crime [58] ».

L'école obligatoire, gratuite, laïque - voilà autant de « fumisteries qui cachent dans la pompe de leurs adjectifs : « l'école sans Dieu » [59] ». Voilà une des principales causes du mouvement anarchique et du bolchevisme. Voilà une preuve de plus de l'activité fébrile de la maçonnerie. Et que faire pour contrecarrer cette menace ? « Nous dénoncerons l'école obligatoire. Nous refuserons [326] de mettre aux mains des 6,636 francs-maçons de la Province de Québec, le moyen de déchristianiser notre peuple [60]. »

En somme, l'Action, tout en entretenant certaines inquiétudes, croyait que la situation était sous contrôle. Les gouvernants défendaient les droits des autorités religieuses dans l'éducation, ce qui leur valait les félicitations du journal. Le mal, infiltré dans toutes les couches des sociétés environnantes, n'avait pas encore vraiment pénétré les frontières du Québec.

2. Bien-être

En 1921 le gouvernement Taschereau présenta en Chambre un projet de loi visant à accorder de l'aide aux nécessiteux de la province. Parmi ses dispositions, le bill prévoyait des octrois à certaines institutions catholiques et établissait un régime de contrôle sur l'emploi de l'argent. L'attitude de Dorion, précisée dans ses quatre éditoriaux sur le sujet, illustrait bien les craintes des autorités religieuses devant toute ingérence de l'État dans leurs affaires.

Dorion mettait d'abord en valeur l'importance de la loi et félicitait les législateurs du « sentiment généreux [61] » auquel ils obéissaient. Un des objectifs de la loi, selon Dorion, était de « faire contribuer aux besoins des pauvres, les indifférents, les dénaturés, et les oublieux - malgré eux [62] ». Deux inconvénients se présentaient tout de suite : en premier lieu, ces indifférents seraient excusés de leurs devoirs de charité ; probablement le nombre de sans-coeur augmenterait aussi. Deuxièmement, dans un régime sous la tutelle de l'État, une partie des fonds recueillis serait dépensée inutilement pour les frais d'administration.

Plus tard Dorion indiquait un troisième obstacle. Il s'agissait cette fois de l'intrusion gouvernementale dans les affaires des communautés religieuses. Pendant trois cents ans, les institutions de charité avaient (disait-il) bien fonctionné, même sans aucune assistance gouvernementale. L'État promettait de l'aide maintenant, mais proposait effrontément un régime de surveillance [327] Le gouvernement, concluait Dorion, a « le droit, même le devoir, de faire quelque chose pour soulager la misère, mais ne doit pas compromettre l'existence des établissements actuels, ou en faire de simples rouages de son administration [63] ».


V.- Religion, morale, famille

1. Religion

En tant que journal catholique, l'Action se faisait le porte-parole d'un catholicisme intégral. Son travail était hautement apprécié par l'épiscopat. Au début de 1920, le cardinal Bégin écrit au directeur Jules Dorion pour lui assurer chaleureusement que, « de toutes les moissons qui consolent et remplissent d'espérance le soir de [sa] vie, il n'en est guère qui [lui] soient plus chères que la moisson, déjà splendide, [qu'il a] le bonheur de voir pousser dans le champ fertile de l'Action Sociale Catholique et de son organe, l'Action catholique [64] ».

L'oecuménisme n'avait pas encore vu le jour. Le protestantisme était jugé sévèrement ; de même, on le sait, beaucoup de protestants à l'époque ne ménageaient pas leurs critiques à l'endroit des catholiques. Parfois les journalistes tentaient d'expliquer quelques-uns des grands principes de la doctrine protestante. « Pour être catholique, il faut croire aux vérités révélées, affirmait Foisy. Mais pour être protestant, il suffit de ne pas croire à l'une ou à l'autre des vérités. » Le protestantisme est alors une « religion de la négation [65] ». Selon Dorion, « c'est l'anarchie dans la croyance [66] ».

Un des effets néfastes du principe protestant du libre examen était, au dire de Foisy, d'enlever toute autorité aux pasteurs. Sur des questions morales, ceux-ci n'oseraient pas s'exprimer, craignant de contredire les passions et les préjugés de leurs ouailles, de vider leurs temples et de perdre leur position [67]. Il en résultait que les sectes protestantes, face aux vagues du socialisme révolutionnaire, [328] se contentaient de fermer les yeux en raison de leur impuissance. Pis encore, le protestantisme amenait une « décadence réelle de l'esprit de foi », un climat général de tiédeur, d'indifférence et de stagnation [68].

Dans des moments plus charitables (fort rares), le journal invitait les fidèles à prier pour le retour de nos « frères égarés »au giron de l'Église catholique, au bercail de Pierre [69] ».

Beaucoup plus que les protestants, les juifs étaient constamment fustigés par le journal. Le juif, cependant, n'était pas attaqué uniquement à cause de sa religion. L'anti-protestantisme de l'Action ne peut être considéré au même niveau que son antisémitisme. Le sens de cette affirmation deviendra compréhensible plus loin dans notre exposé.

2. Préoccupations morales

Les sujets qui inspiraient le plus grand nombre d'éditoriaux étaient ceux qui traitaient de la morale ; des diverses questions soulevées, la lutte contre l'alcool était de beaucoup la plus importante. L'Action catholique se mettait vigoureusement au service de la tempérance et favorisait, à cette époque, un régime de prohibition totale. Un très grand nombre de reportages du journal concernaient le progrès de la tempérance en dehors du Québec, des saisies de boisson, l'alcoolisme et les « épiciers fraudeurs ».

Dans les éditoriaux, les journalistes brossaient des tableaux très sombres des effets de l'alcool. Valmore Lavergne, après un voyage en train de Lévis à Rivière-du-Loup, écrivait : « On pouvait trouver dans chacun des chars [sic] quelques êtres à face humaine que l'alcool avait ravalés aux apparences de la brute... Quelques-uns dormaient renfrognés sur les banquettes, d'autres... vociféraient, crachant leurs obscénités et leur haleine empestée à la face des femmes apeurées et de tout le monde [70]. » Mais l'Action ne se contentait pas de simples descriptions. Elle exigeait des condamnations plus fréquentes et des punitions plus sévères pour ceux qui contrevenaient aux lois de l'alcool. Elle s'insurgeait aussi contre [329] bon nombre d'épiciers qu'elle traitait « d'empoisonneurs publics [71] » à cause de leurs ventes d'alcool. Comble d'hypocrisie, selon le journal, ces « fraudeurs », responsables de tant de misères et. de malheurs, « se rendaient probablement à la messe, tranquillement, parmi les citoyens estimés et estimables [72] ».

Le cinéma subissait des attaques aussi vitrioliques, quoique moins fréquentes. Par la voie du cinéma, « nous nous enfonçons dans la pourriture et la barbarie », déclarait le curé Lavergne. « Quand notre peuple sera-t-il suffisamment écoeuré de tous ces manques de goût, de bon sens et de morale [73] ? »Tenant le même langage plus tard, il dénonçait le cinéma qui « contribue à déformer les intelligences, à dépraver les coeurs, à pousser dans les voies de la luxure les âmes qu'il finira par damner [74] » ; en outre, il laissait entrevoir un proche rapport entre le cinéma et la montée du crime et de la prostitution. Aucune amélioration ne semble avoir été apportée à la qualité du cinéma durant notre période, car à la fin de 1921 l'abbé Lavergne pouvait toujours écrire : « Nous assistons à la démoralisation, à l'empoisonnement, à la dépravation des générations nouvelles [75]. » Les parents - en nombre incalculable - qui dormaient pieusement dans leurs lits pendant que leurs enfants assistaient à ces « avant-scènes du crime et de la débauche », n'échapperaient pas impunément aux foudres divines. « Dormez, chers parents, les avertissait-on, vous vous réveillerez sans doute au jugement quand il faudra rendre compte à Dieu âme pour âme [76]. »

Les danses - surtout les danses immorales [sic] comme le foxtrot et le tango - constituaient un autre méfait du matérialisme américain, une véritable « honte de la civilisation [77] ». Des bons Québécois, épris de cette nouvelle « mode », s'en allaient dans les salles de danse (qualifiées par le curé Lavergne de « vestibules du libertinage et d'écoles de débauche [78] » ) et là « ils dansent, trottent [330] et se balancent en des costumes bas par le haut et haut par le bas, spectacle de chair nue comme à l'étal du boucher [79] ».

L'Action s'attaquait aussi au travail dominical, aux « profanateurs du dimanche » qui ouvraient leurs théâtres et leurs tavernes même le Jour du Seigneur, au gaspillage (« issu du matérialisme brutal d'une civilisation areligieuse entretenu par une incommensurable vanité [80] »), et au plaisir en général. Pour les journalistes, il ne faisait aucun doute : la société était atteinte d'une maladie extrêmement grave. « Tout cet extérieur de plaisir et de somptuosité, déplorait E.-V. Lavergne, nous fait penser à la parole justement célèbre... « Après moi, le déluge » [81] ».

Une des causes de cette « crise des moeurs » était l'exode de la population des campagnes vers les villes. Le programme de colonisation du gouvernement, appuyé avec enthousiasme par l'Action, visait certainement à retenir les Canadiens français au Québec et au Canada pour des raisons patriotiques : un prêtre-colonisateur, J.-B.-L. Bourassa, signait plusieurs articles dans ce sens. Mais en même temps, on cherchait à conserver le mode de vie agricole ; il fallait donc arrêter les départs vers les centres urbains. « La vie en [sic] campagne est plus saine », soutenait D. Belzile à la Page agricole de l'Action. « En ville les dangers de perversion sont multiples. Pour des jeunes gens inexpérimentés, la ville est très souvent funeste au point de vue moral [82]. »

Un des éditorialistes brossait un tableau de la vie désagréable et démoralisatrice des villes. Une jeune fille, partie travailler à Québec, revint à la campagne après six mois pour une visite chez elle. Selon la description, elle arriva « bracelets brillant sur des bras presque nus, une bague à chacun de ses doigts, de fines chaussures à tiges très hautes, une jupe trop courte et ridiculement étroite, l’oeil provocateur, les gestes presque garçonniers, fumeuse de cigarettes [83] », etc. C'était là une preuve de plus de la difficulté de vivre en bon catholique en ville.

[331]

3. Famille

On ne trouve que peu de références à la vie familiale, mais on peut supposer que l'Action acceptait pleinement l'enseignement de l'Église à ce sujet. On voyait le divorce comme « une plaie [84] » et une « manifestation du retour des peuples au paganisme [85] ». Il est « lié à des manifestations de dégénérescence, particulièrement au suicide et à la folie [86] ». À ce moment, un bill visant à mettre sur pied des cours de divorce dans les provinces anglaises avait été présenté à Ottawa. L'attitude de l'Action ne péchait guère par ambiguïté : « Nos députés, soutenait Paul-Henri, ... ont le devoir, comme catholiques et comme législateurs éclairés, de lui tordre le cou sans cérémonie [87]. »

La conduite des femmes aussi suscitait quelques inquiétudes chez les éditorialistes. Leurs moeurs et leurs vêtements scandaleux poussaient Lavergne à les juger plutôt durement. « Il n'y a pas plus de bon sens dans leurs têtes, disait-il, que de vêtements sur leurs épaules [88]. » On voulait naturellement le maintien de la femme comme « reine du foyer domestique et éducatrice des générations qui poussent [89] ». Ceux qui cherchaient à « révolutionner » son rôle lui rendaient mauvais service. Un des journalistes citait en évidence des statistiques anglaises pour montrer que les cas de folie parmi les femmes de la classe intellectuelle et celles qui aspiraient à, monter dans les professions libérales étaient en nette progression, tandis qu'on trouvait rarement dans les asiles des femmes des classes ouvrière et agricole [90].

Après les remarques précédentes, il est assez évident que, dans tout le domaine de la religion et de la morale, l'Action se faisait l'avocat de prises de position traditionnelles.

[332]


VI. - Trois mythes

Nous avons déjà souligné l'instabilité aiguë qui caractérisait le début des années 1920. Depuis 1900 environ, les forces du changement dans le monde occidental, incarnées dans les divers mouvements syndicalistes, réformistes et révolutionnaires, assiégeaient les bastions des forces de l'ordre. Refusant le régime économique et politique en vigueur, les partisans de ces mouvements entendaient recourir aux pressions nécessaires - dont les grèves et les révolutions - soit pour humaniser ce système, soit pour le renverser. Ennemis jurés du militarisme et du chauvinisme, ils se faisaient les avocats du pacifisme et de l'internationalisme. L'Église, à cause de sa position historique, de ses sympathies traditionnelles et de ses craintes à l'endroit des forces du changement, se rangeait presque toujours du côté du statu quo ou, au moins, cherchait à apaiser les appétits des révolutionnaires assoiffés.

La Grande Guerre renforça les positions de l'establishment, même si ce n'était que temporairement. L'ennemi national mis en vedette, la guerre sociale marcha au ralenti. Cette trêve fut de courte durée et, même avant la fin des hostilités, les luttes civiles reprirent de plus belle. Pour les défenseurs de l'ordre, ces menaces étaient d'autant plus insupportables qu'ils escomptaient un retour à la vie normale et tranquille d'antan. Et ils n'entendaient pas non plus se laisser vaincre facilement. Ils fustigeaient leurs adversaires et les discréditaient, souvent en leur collant des étiquettes impopulaires. Les juifs et les francs-maçons, jamais bien aimés, réunissaient, croyait-on, les forces néfastes qui œuvraient pour saboter l'ordre établi. La Révolution d'octobre en Russie dévoila l'identité du troisième membre de l'infâme trinité : le bolcheviste. Dépeint habituellement sous les couleurs les plus sombres, une image effroyable fut vite créée à son égard. La simple mention du nom suffisait à évoquer toute l'image... et aussi à démolir les réputations de ceux à qui l'étiquette de « bolcheviste » était attachée. Sans aller jusqu'à ériger une règle générale, nous oserions dire que les partisans de l'ordre ne se souciaient pas toujours de distinguer entre flambant rouge et rose pâle dans le spectre idéologique.

[333]

Le franc-maçon, le Juif et le bolcheviste étaient tous au centre de mythes. D'après ces mythes, les trois groupes - souvent travaillant ensemble parce que très étroitement liés - passaient leur temps à tramer des complots contre l'ordre naturel, contre la société chrétienne et contre l'humanité en général. Souvent on ne les voyait pas au travail, mais on ne manquerait pas de constater bientôt les fruits de leurs activités diaboliques.

Toutes les circonstances favorisaient la propagation efficace de tels mythes, même au Québec. D'abord, la population en général éprouvait une intense anxiété en cette époque de changements rapides. Ensuite, le monde des années 1920 était un monde crédule qui, devant son incapacité à découvrir les vraies sources du mal, était prêt à croire en la présence de conspirations sataniques. Examinons-les, telles que l'Action les a présentées.

1. La franc-maçonnerie

Dès 1738, le Saint-Siège avait condamné la franc-maçonnerie. Dans sa bulle, Clément VII précisait que sa décision avait été motivée par le « Secret » maçonnique et par d'autres raisons qui « nous sont connues ». Aux yeux de tout bon catholique, la franc-maçonnerie était dès maintenant une hérésie qui conspirait la ruine de l'Église. De là, il était relativement facile de déduire que les maçons dirigeaient les divers mouvements anticléricaux souhaitant la réduction de l'influence temporelle de l'Église. Devant les pressions favorisant une étatisation graduelle de l'éducation au Québec, par exemple, l'auteur de la rubrique « En passant , affirmait : « La maçonnerie veut l'instruction obligatoire, gratuite, laïque [91]. »

Au dix-neuvième siècle, on « découvrit » d'autres activités des maçons. Un prêtre jésuite, l'abbé Barruel, trouva la « cause » de la Révolution française : la franc-maçonnerie, bien entendu. N'était-ce pas là une preuve sûre de l'immixtion des maçons dans toutes les révolutions ? D'autres montraient que Satan lui-même oeuvrait diaboliquement par l'entremise des maçons. Finalement, vers la fin du dix-neuvième siècle, on prétendait que la franc-maçonnerie n'était qu'un instrument entre les mains des Juifs – accusation [334] qui ne tenait guère compte de certains faits historiques, comme la difficulté qu'éprouvaient les juifs, auparavant, à s'affilier aux loges.

L'Action acceptait telles quelles ces « découvertes » et les convictions qui en découlaient. « La franc-maçonnerie peut considérer la révolution comme son  œuvre [92] », expliquait Paul-Henri. Albert Foisy soutenait le même point de vue en affirmant plus tard que les maçons avaient machiné les révolutions mexicaines (« afin d'écraser l'Église catholique [93] ») et qu'ils voulaient déclencher une révolution en Espagne. Il allait de soi que les bolchevistes aussi subissaient des influences maçonniques : l'Action déclarait en avoir les preuves [94] et faisait de Lénine et de Trotzky des vedettes de la franc-maçonnerie russe.

L'inspiration infernale de la franc-maçonnerie était un thème fréquent. « C'est l'Église de Satan, organisée par Lucifer, pour recevoir l'hommage suprême [95] », affirmait l'abbé Georges Dugas dans un article repris par l'Action. Les francs-maçons sont « les fils de Satan, menteurs comme lui, à son image et à sa ressemblance assassins, pères de la révolution en France, du bolchevisme dans le monde entier, tous les deux dirigés contre le Christ et contre son Église [96] », apprenait Paul-Henri aux lecteurs du journal. Bien entendu, l'activité des maçons « chez nous » ne faisait que corroborer ces accusations, du moins aux yeux des journalistes de l'Action. On savait, par exemple, qu'ils cherchaient à « corrompre la femme en vue de déchristianiser et de corrompre la Société [97] ».

On ne manquait pas non plus de souligner les prétendus rapports entre les maçons et les Juifs. En Hongrie, c'était les « judéo-maçons [98] » qui complotaient les « nouvelles atrocités de demain ». L'expression « judéo-maçonnerie » devint monnaie courante. Nous donnerons d'autres références à ce sujet au chapitre suivant.

[335]

Si, après toutes ces explications, le lecteur demeurait sceptique, un dernier avertissement était lancé pour le réveiller. « La franc-maçonnerie a vendu la France [aux Allemands pendant la guerre] », écrivait l'auteur d'« En passant ». « Prenons garde, ses manoeuvres sont toujours les mêmes [99] ». Des preuves plus spécifiques étaient-elles vraiment nécessaires dans le climat de l'époque ?

2. Les Juifs

Les journalistes de l'Action n'étaient pas très tendres à l'endroit des juifs. Dans cette courte période de deux ans, nous avons compté vingt-sept éditoriaux complètement ou partiellement consacrés à la propagande antisémitique. En plus de cela, des articles spéciaux ont été rédigés ou tirés d'autres journaux. Il nous incombe de décrire et d'expliquer cet antisémitisme.

À travers les siècles, les antisémites ont reproché aux Juifs une trop grande puissance économique dans les milieux où ils vivaient. Mais l'absence ou quasi-absence de Juifs ne signifiait pas nécessairement l'absence de l'antisémitisme. En effet, il n'était pas très difficile de montrer la main invisible du Juif à l'oeuvre, responsable des misères locales. Ce thème était toutefois d'une moindre importance dans les pages de l'Action à l'époque. Le journal déclarait, une fois, qu'on serait « étonné de connaître la quantité de propriétés » possédées à Ottawa par les Juifs qui, tout en étant moins nombreux que les Canadiens français, étaient probablement plus riches [100]. Un autre article, tiré de la Libre Parole de Paris, condamnait « l'action dissolvante des usuriers, maquignons ou accapareurs juifs dans les campagnes et les petites villes [101] ». Foisy s'exprimait de la même façon lorsqu'il prétendait qu'il n'y avait « pas de race qui sache s'immiscer avec plus d'habileté dans la vie économique d'un peuple et y accaparer une partie considérable de sa vitalité et de sa richesse [102] ». C'est lui aussi qui soulignait, à maintes reprises, la domination économique des Juifs en Angleterre, à New York et ailleurs.

[336]

Cet antisémitisme découlait encore moins de simples désaccords religieux. Oui, les Juifs s'étaient unis contre Jésus et il fallait prier pour leur conversion ; de plus, leur retour en Palestine était inquiétant pour les catholiques du monde. Mais cela ne susciterait sûrement pas un antisémitisme aussi intense que celui qui se propageait à l'époque. Non, la base de l'antisémitisme était à la fois beaucoup plus large et beaucoup plus vague. Ce que les Juifs cherchaient en réalité, croyait-on, c'était la domination du monde et, au préalable, il leur fallait détruire la société chrétienne.

Mais laissons la parole à des journalistes plus éloquents que nous. « Ce que nous reprochons aux Juifs n'est pas le sang qui coule dans leurs veines, ni la courbe de leur nez », assurait l'abbé Lavergne. C'est plutôt « la haine violente qui, en général, les anime, le mépris profond qu'ils professent contre tout ce qui est chrétien... Les Juifs... comme race, sont nos ennemis-nés. Leur but est l'effacement du nom chrétien, fallût-il pour y atteindre verser des flots de sang [103] ». Foisy abondait dans le même sens que son collègue. Les Juifs, malgré les diverses étiquettes qu'ils portaient - conservateurs, socialistes, pro-Allemands, etc., - « sont d'abord Juifs et... ils trouvent toujours moyen de tendre vers le même but, qui est l'infiltration juive dans la direction des gouvernements, des chancelleries, des journaux, et des banques internationales [104] ».

Si les Juifs souhaitaient si ardemment la destruction de la civilisation chrétienne, il semblait logique de les voir en arrière de toutes les révolutions et de tous les désordres sociaux qui ébranlaient les autorités établies, temporelles et spirituelles. L'élément juif « constitue un ferment révolutionnaire terrible », déclarait Foisy. « Les journaux juifs le disent et s'en glorifient !... Il faut l'écraser avant qu'il n'ait produit ses fruits de mort et de carnage [105]. » Dans un autre article, le chanoine David Gosselin démontrait que le « rôle permanent de conspirateur »est tout naturel pour le Juif. « C'est pourquoi on trouve des Juifs, des menées juives, de l'esprit juif à l'origine de la plupart des grands mouvements révolutionnaires de l'époque moderne [106]. » Dans ces activités, les Juifs [337] collaboraient étroitement avec les francs-maçons, de sorte qu'on pouvait conclure que « la juiverie et la franc-maçonnerie marchent la main dans la main et [qu'] il est tout probable que celle-ci est au service de celle-là [107] ». On trouve quelques références aussi à la « conspiration judéo-maçonnique pour s'emparer du monde [108] ».

La plus récente accusation portée contre les Juifs était de loin la plus amère : les Juifs avaient été responsables de la Révolution bolcheviste en Russie ; c'est au moyen de cette révolution que la juiverie était arrivée au pouvoir dans ce malheureux pays et y avait établi son système infernal.

« La Révolution bolchéviste est l'oeuvre des Juifs [109]. » Cette affirmation venant de la plume de Foisy n'était-elle pas suffisamment catégorique ? Et dans la rubrique « En passant », un des journalistes écrivait : « Il est un fait indéniable, c'est que les Juifs dirigent le bolchévisme. Ils sont donc à la tête du mouvement révolutionnaire qui rêve de détruire l'Église et la société [110]. » Plus tard, dans la même rubrique, nous lisons qu'entre le bolchevisme et la juiverie, « il y a une proche parenté, de frère à sœur [111] ». On nous donne aussi des statistiques pour montrer que les grands noms de la Révolution d'octobre étaient presque tous des Juifs [112], sans mentionner que ceux-ci ne se considéraient plus comme tels, ni que la plupart des Juifs s'opposaient au bolchevisme, sans mentionner non plus que de nombreux pogroms - violents soulèvements populaires anti-juifs - avaient fait des milliers de victimes sous le régime tsariste.

C'est à cette époque que les célèbres Protocoles des sages de Sion firent leur apparition. Ces Protocoles contenaient le prétendu plan de domination universelle que les Juifs cherchaient à réaliser. Ils furent rapidement reconnus comme une fraude perpétrée par la police secrète tsariste, mais à l'époque on s'interrogeait sérieusement sur leur authenticité. Foisy constatait à ce sujet que « les événements qui se produisent sont l'accomplissement exact du programme [338] tracé dans les documents [113] ». Plus tard, après avoir reçu le texte des Protocoles, il affirmait : « Si ce n'est pas l'exposé d'un plan ourdi d'avance, c'est une prophétie remarquable [114]. » Le curé Lavergne exprimait son assentiment et montrait « comment la juiverie s'efforce de discréditer le document révélant les secrètes machinations des « Sages de Sion » contre le monde [115] ».

Il ne reste qu'une chose. Le péril juif était réel ; les Juifs nous envahissaient. Très bien ! Mais comment pouvait-on contrecarrer cette menace au Canada ? L'unité des Canadiens français était une condition sine qua non, insistait l'abbé Lavergne, « si nous ne voulons pas qu'un jour quelque Juif, récemment débarqué de Cracovie, sorti des steppes de la Russie, ou vomi par les quais de Liverpool, écrive : « Nous régnons sur les Canadiens français ; vaincus, ces indigènes s'inclinent devant l'évidence de notre supériorité. » [116] » Unissons-nous donc pour stopper l'immigration juive au Canada, afin que le pays ne devienne pas rapidement « le dépotoir et le refuge de la juiverie continentale européenne [117] ». L'abbé Antonio Huot, dans une série d'articles publiés en éditorial et intitulée  « Pour s'orienter dans la question juive », conseillait d'autres façons d'agir pour conserver les positions acquises : « Veillons au choix des députés ; surveillons les Juifs bolchévistes qui aiment à se glisser dans les assemblées ouvrières ; accoutumons-nous à économiser l'argent ; appuyons les mouvements sérieux antijuifs et antimaçonniques [118]. »

L'utilisation de la violence contre les Juifs n'était cependant pas admise. « Nous ne disons pas « Haïssez le Juif. Pourchassez-le ! » Le coeur d'un catholique ne s'ouvre qu'à la haine du mal [119] », avouait l'abbé Lavergne. « Nous voulons que les Juifs convertis atteignent au ciel ; nous ne pouvons souffrir qu'ils précipitent les nôtres en enfer [120] », ajoutait-il.

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3. Le bolchevisme

La controverse autour du socialisme n'était pas de date récente, mais la Révolution bolcheviste en Russie lui donna une nouvelle importance et la rendit moins académique. Peu à peu, les lignes de bataille se précisèrent et on en vint à voir l'Église catholique comme l'adversaire le plus constant du bolchevisme et du socialisme en général. Alors que l'Église défendait la civilisation, les socialistes voulaient instaurer un régime basé sur la barbarie.

Dans une longue série d'articles, tous publiés en éditorial par l'Action catholique, Mgr L.-A. Paquet examinait tous les aspects du problème bolcheviste. Le sens du bolchevisme semblait s'expliquer adéquatement par « un formidable synonyme que nous avions déjà : l'anarchie [121] ». Plus précisément, selon lui, « l'idée bolchéviste peut se définir comme le renversement de l'ordre social et de toutes les institutions par tous les moyens, sans excepter la violence [122] ». Tel qu'il a été mis en pratique en Russie, c'était un système basé sur « l'assassinat, le terrorisme, le vol et le pillage [123] », un « système de démolition qui... vise l'univers entier [124] ».

Regardant les causes immédiates, Mgr Paquet passait rapidement en revue (il était seul à le faire, d'ailleurs) le problème agraire et les bouleversements provoqués par la guerre en Russie ; il concluait : « La semence bolchéviste tombait sur une terre singulièrement préparée [125]. » Les « causes profondes » retenaient plus longuement son attention. Comparant la Révolution bolcheviste à la Réforme protestante, Mgr Paquet expliquait que, dans les deux cas, on tentait de « substituer l'homme à Dieu, les enseignements de l'homme aux enseignements de Dieu, la loi de l'homme à la loi de Dieu [126] ». En d'autres termes, le bolchevisme lève la tête quand l'État oublie Dieu.

Ensuite le théologien examinait le rapport entre le socialisme et le bolchevisme. Tous les socialistes réclament la suppression du patronat, disait-il. Mais - et c'est là la clé, évidemment - « toutes [340] les autorités légitimes sont solidaires. L'on ne saurait attenter aux droits du patronat sans ébranler ceux de tous les pouvoirs constitués, des pères de famille, des chefs de l'Église, des gouvernements civils ou des commandants militaires... Les socialistes... visent toutes les forces, toutes les institutions et toutes les organisations qui participent en quelque manière de la souveraineté politique ou religieuse [127] ». Nous parvenons donc au bolchevisme. Et justement, ajoutait Mgr Paquet, « réprouver le bolchevisme et professer le socialisme, nous paraît une contradiction malfaisante [128] ».

La conclusion de Mgr Paquet nous semble significative. D'après lui, « l'unique moyen d'entraver le mouvement d'anarchie est de restaurer la société d'après les principes chrétiens [129] ». L'union de l'État et de l'Église constitue la base de cette restauration. Après pareille affirmation, il serait facile pour certains esprits zélés (et peu portés à nuancer) de voir les bolchevistes à l'oeuvre au Québec partout où l'on s'attaquait à la position de l'Église dans la société canadienne-française.

Le bolchevisme n'apportait rien de bon. C'est bien l'impression qu'on conserve en lisant les descriptions que l'Action donne de cet « enfer » instauré en Russie. Trente millions de morts, des massacres de populations paisibles, la disparition de l'ordre et de la discipline, le détraquement général des habitants, le choléra, les croisades des ventres creux, le remplacement de la liberté, de l'égalité et de la fraternité par l'esclavage, l'écrasement et la haine - oui, c'était certainement un enfer et les bolchevistes en étaient certainement responsables.

On peut légitimement se demander comment le bolchevisme a pu survivre à cet état de choses. Évidemment, les journalistes de l'Action ne croyaient pas que ce régime pourrait durer, peut-être parce qu'ils ne voulaient pas le croire. Les nouvelles suivantes (ainsi que la prépondérance même de nouvelles de ce genre en 1920) pourraient être la conséquence de ce wishful thinking des journalistes. Le 2 janvier 1920, on déclarait que Trotzky avait été pendu. Le 27 janvier on annonçait « une révolte des Rouges à Moscou » et on affirmait que « le gouvernement soviétique [avait] évacué [341] Moscou en raison d'une rébellion ». Le 31 juillet, on prétendait que les officiers bolchevistes étaient sur le point de se révolter contre le régime soviet de Moscou. Le 27 août, à la une, on faisait part de rumeurs voulant que la révolution avait éclaté à Moscou et que Lénine et Trotzky avaient été massacrés. Ensuite, le 9 octobre, une révolte générale à Moscou était annoncée. Le 19 janvier 1921, on affirmait, à la une, que Lénine, épuisé par le surménage, était devenu fou. Prolonger la liste des nouvelles de ce genre serait fastidieux.

Si les journalistes entendaient, par leur choix de nouvelles, donner l'impression que le régime bolcheviste était voué à une disparition plus ou moins rapide, ils ont réussi, en même temps, à susciter une peur intense en brossant un tableau de l'activité bolcheviste en dehors de la Russie. À plusieurs reprises, ils signalent que les bolchevistes « seraient sur le point » de déclencher une offensive dans les Indes ou en Perse, ou « préparaient » l'invasion du Japon ou de la Roumanie. Le 16 février 1920, par exemple, on nous dit que » les Soviets menacent la Pologne » et, quelques jours plus tard, que l'on craint « une invasion prochaine de la Pologne par les bolchévistes [130] ». Mais, comme on le sait, ce furent les Polonais qui envahirent la Russie au début de mai 1920. L'Action soulignait les succès polonais et, plus tard, Jules Dorion justifiait l'offensive du maréchal Pilsoudski en disant, que les Polonais ne faisaient que « tendre la main aux multiples provinces russes qui tentaient d'échapper à l'étreinte bolchévique en se constituant en états autonomes [131] ». En repoussant les Polonais, on ne s'imaginait pas que les Russes cherchaient à se défendre. Selon l'Action, ils préparaient plutôt la bolchevisation de l'Europe ; et la Pologne, petite nation catholique qui s'est « souvent battue uniquement pour l'honneur [132] », n'en serait qu'un tremplin. L'intervention des Français en faveur de la Pologne, vigoureusement approuvée par l'Action, a donc sauvé toute l'Europe.

En plus d'agiter constamment l'épouvantail d'invasions bolchevistes, les journalistes laissaient croire que des révolutions bolchevistes étaient sur le point d'éclater partout. Ce danger existait [342] certes, mais il se peut bien que les journaux occidentaux de l'époque, l'Action y comprise, l'aient exagéré. Le 5 mars 1920, par exemple, on confirmait « plus ou moins » l'établissement d'une république soviétique au Portugal. Le 19 mars, en première page, on trouvait la nouvelle que « la population de l'Alaska veut se séparer des États-Unis et organiser un gouvernement soviet » !

Les bolchevistes semblaient actifs même au Canada. Un conférencier prétendait à Toronto qu'il existait au pays 65 sociétés bolchévistes [133]. On disait aussi que les Soviets voulaient faire du Canada le centre de leur activité en Amérique [134]. Plus tard, on annonçait la découverte d'un « complot bolchéviste [135] ». En septembre, Foisy suggérait que « le bolchévisme a des amis au Canada » et que « les idées bolchévistes font des pas dans le Congrès des Métiers et du Travail [136] ». Après une explosion de dynamite dans une maison à Montréal, on titrait un article, paru à la une : « Est-ce un attentat bolchéviste ? (137) »

Le lecteur de l'Action pouvait difficilement comprendre le bolchevisme en termes rationnels. Les avertissements presque quotidiens d'une menace bolcheviste ne pouvaient que finir par affecter ses émotions. Même le langage habituellement utilisé dans les discussions journalistiques - c'était toujours le « fléau bolcheviste », le « torrent bolcheviste », la « vague bolcheviste », la « marée bolcheviste » ou la « contagion bolcheviste » - contribuait énormément à engendrer une psychose de peur qui, en rendant impossible toute discussion objective sur le sujet, fournissait une arme extrêmement précieuse aux défenseurs du statu quo.


VII. - Journaux amis
et journaux ennemis


À cette époque l'Action s'entendait bien avec le Devoir et publiait de temps à autre des extraits de ce journal à la page éditoriale. [343] Une déclaration de Bourassa, à Chicoutimi, voulant que l'entente entre les deux journaux catholiques, malgré quelques divergences, semblât parfaite sur tous les points essentiels, a été chaleureusement accueillie par l'Action. Un des éditorialistes, dans son commentaire, a dit qu'elle « réjouira tous les sincères amis de la presse catholique [137] ».

Par contre, l'Action engageait souvent d'amères polémiques avec le Soleil et l'Événement. Ce dernier, par exemple, ne disait « rien sur les marchands d'alcool, les montreurs de pellicules et les exploiteurs du vice [138] ». Quand il s'attaqua à la Ligue anti-alcoolique et à l'Action catholique sur la question de la tempérance, on lui répondit : « L'article perfide et venimeux qu'il nous décoche est un des meilleurs exemples de sa façon de frapper traîtreusement, par derrière, les défenseurs de toutes les nobles causes [139]. » Le Soleil, à son tour, se voyait accuser d'une « descente du ridicule à l'infamie » à la suite de son affirmation que le programme des ouvriers catholiques et celui de Lénine se rapprochaient singulièrement. Dans le débat sur la question de l'assistance publique, l'Action croyait bon de critiquer le Soleil pour avoir « fait fausse route en entreprenant de prouver qu'il n'y a rien à reprendre dans la loi [140] ».

*

La période 1920-1921, comprenant les bouleversements que l'on connaît, constitue un moment très intéressant dans la vie de l'Action catholique. Les opinions du journal, les espoirs et les craintes qu'il exprimait, montrent son souci de conserver le statu quo, de résister aux changements qu'il juge néfastes. Parfois, l'Action donne l'impression d'être relativement satisfaite. L'état de l'éducation au Québec lui plaît, de même que la tranquillité de la société québécoise en général. Cependant, elle était profondément inquiète devant l'évolution du monde telle qu'elle la voyait. Ces inquiétudes seront, [344] dans une large mesure, apaisées, du moins temporairement. Dès la fin de 1920, les choses semblent reprendre peu à peu leur plae habituelle et l'on jouira de la paix et de la prospérité - jusqu'à la fin de la décennie.

Richard A. JONES.



[1] Le Courrier des paroisses, paraissant presque quotidiennement, donne de précieuses indications sur le rayonnement du journal : Québec, Beauce, Cantons de l'Est, Côte-Sud de Sorel à Gaspé, Côte-Nord et Saguenay-Lac-Saint-Jean.

[2] « Silence coupable », éditorial, 30 juin 1920.

[3] « En avant », éditorial, 12 février 1920.

[4] « Cherchons la vérité », éditorial, 9 juillet 1920.

[5] « La question irlandaise », éditorial, 29 juillet 1920.

[6] « Le mensonge organisé », éditorial, 12 juin 1920.

[7] En reprenant ses relations diplomatiques avec le Vatican.

[8] « L'impérialisme et la question sociale », IV, éditorial, 16 avril 1921.

[9] Ibid.

[10] « En passant », 9 janvier 1920.

[11] J.-Albert Foisy, « Harding est élu », éditorial, 3 novembre 1920.

[12] « Pas déloyaux », éditorial, 18 janvier 1921.

[13] Jules DORION, « Où en sont les choses ? », éditorial, 29 octobre 1921.

[14] « L'élection d'hier », éditorial, 7 décembre 1921.

[15] « Deux témoignages », éditorial, 17 février 1921.

[16] « Humbles et délicate », éditorial, 8 mars 1921.

[17] « Race supérieure », éditorial, 7 avril 1920.

[18] « La langue maternelle », II, éditorial, 26 octobre 1921.

[19] « La langue maternelle », VIII, éditorial, 14 novembre 1921.

[20] J~A. Foisy, « Nous voulons Barabbas », éditorial, 23 mars 1921.

[21] J~A. Foisy, « Et les masses gouvernent », éditorial, 23 novembre 1921.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] « En passant », 10 mars 1920.

[25] 16 juin 1920.

[26] « Chez les ouvriers », 18 juin 1920.

[27] « Maintenant, C'est tant », éditorial, 27 mai 1920.

[28] 18 juin 1920.

[29] 19 janvier 1920.

[30] « Quelques chiffres », éditorial, 26 juin 1920.

[31] « À rebours », éditorial, 19 janvier 1920.

[32] « Ça ne peut pas durer », éditorial, 20 mai 1920.

[33] Ibid.

[34] 3 août 1921.

[35] 12 septembre 1921.

[36] « Le chômage », éditorial, 19 décembre 1921.

[37] 5 février 1920.

[38] 27 mars 1920.

[39] « Le premier mai », III, éditorial, 8 mai 1920.

[40] Ibid.

[41] « Le premier mai », II, éditorial, 5 mai 1920.

[42] « Des internationaux fâchés », éditorial, 10 janvier 1920.

[43] Lettre de l'abbé Maxime Fortin, 19 janvier 1920.

[44] « Déclaration de guerre », éditorial, 9 mai 1921.

[45] « En passant », 1er septembre 1921.

[46] « De l'entente », éditorial, 6 février 1920.

[47] « Saine influence », éditorial, 5 mars 1920.

[48] « Le droit à l'association », éditorial, 3 juin 1920.

[49] « La guerre des classes », éditorial, 22 juin 1920.

[50] Mgr Louis-Adolphe PAQUET, « Le bolchévisme : rempart nécessaire », VI, éditorial, 7 février 1920.

[51] J.-A. Foisy, « Supériorité intellectuelle », II, éditorial, 13 août 1920.

[52] « Sages paroles », éditorial, 21 août 1920.

[53] « Supériorité intellectuelle », I, éditorial, 12 août 1920.

[54] « Quelques chiffres », éditorial, 23 février 1921.

[55] « Lire, écrire, compter », éditorial, 5 avril 1920.

[56] Ibid.

[57] Ibid., II, 6 avril 1920.

[58] PAUL-HENRI, « Sans-Dieu », éditorial, 27 avril 1920.

[59] Ibid.

[60] « En passant », 19 janvier 1920.

[61] « L'assistance publique », éditorial, 18 mars 1921.

[62] Ibid.

[63] « Les sociologues catholiques », éditorial, 21 avril 1921.

[64] 2 janvier 1920.

[65] « Erreur à bêtise », éditorial, 6 juillet 1920.

[66] « La marée protestante », éditorial, 25 août 1920.

[67] « Vers le paganisme », éditorial, 9 juin 1920.

[68] J.-A. Foisy, « L'effet et la cause », éditorial, 16 septembre 1921.

[69] 12 janvier 1920.

[70] « Ensuite on jugera », éditorial, 5 janvier 1920.

[71] Jules DORION, « Contre l'alcoolisme », éditorial, 16 septembre 1920.

[72] « Épiciers fraudeurs », éditorial, 10 janvier 1920.

[73] « En passant », 12 janvier 1920.

[74] « Profiteurs », éditorial, 2 février 1920.

[75] « Au plus pressé ?... », éditorial, 8 novembre 1921.

[76] « En passant », 18 février 1920.

[77] « En passant », 5 février 1920.

[78] « Salles de danse », éditorial, 27 avril 1921.

[79] « En passant », 26 janvier 1920.

[80] 10 août 1920.

[81] « À rebours », éditorial, 19 janvier 1920.

[82] « Effets nuisibles de l'exode rural », article, 9 avril 1921.

[83] « Sources empoisonnées », éditorial, 19 mars 1920.

[84] 12 février 1920.

[85] J.-A. Foisy, « Vers le paganisme », éditorial, 9 juin 1920.

[86] PAUL-HENRI, « Vos largesses, gardez-les », éditorial, 17 avril 1920.

[87] « Un abominable forfait », éditorial, 1er mai 1920.

[88] « Sur leurs épaules », éditorial, 6 juillet 1921.

[89] 31 janvier 1920.

[90] « En passant », 3 avril 1920.

[91] 19 janvier 1920.

[92] « L'esprit révolutionnaire », éditorial, 11 juin 1920.

[93] « Toujours pareil », éditorial, 18 mai 1921.

[94] 4 novembre 1920.

[95] 21 février 1920.

[96] « Pétris du même levain », éditorial, 15 novembre 1920.

[97] « En passant », 12 août 1920.

[98] « Alibi maçonnique », article, 28 mai 1920.

[99] 9 janvier 1920.

[100] 10 février 1920.

[101] « Les Juifs et la presse en Allemagne », 21 février 1920.

[102] « La juiverie errante », éditorial, 17 novembre 1920.

[103] « Haine aux Juifs », éditorial, 21 septembre 1921.

[104] « Juiverie triomphante », éditorial, 2 septembre 1920.

[105] « La poussée juive », éditorial, 16 novembre 1920.

[106] « La race juive », 13 septembre 1921.

[107] J~A. FOISY, « Juiverie triomphante », éditorial, 2 septembre 1920.

[108] IDEM, « Autour du monde », éditorial, 4 février 1921.

[109] « La poussée juive », éditorial, 6 novembre 1920.

[110] 27 janvier 1921.

[111] 30 novembre 1921.

[112] 21 décembre 1920 ; 2 février, 23 avril, 15 octobre, 30 novembre 1921.

[113] « L'invasion juive », éditorial, 15 décembre 1920.

[114] « Plan infernal ou prophétie ? », éditorial, 28 février 1921.

[115] « C'est un faux ! », éditorial, 16 novembre 1921.

[116] « Race supérieure », éditorial, 7 avril 1920.

[117] J.-A. Foisy, « La poussée juive au Canada », éditorial. 18 novembre 1920.

[118] 20 mai 1921.

[119] « Race supérieure », éditorial, 7 avril 1920.

[120] « Haine aux Juifs ! », éditorial, 21 septembre 1921.

[121] « Le bolchévisme », éditorial, 21 janvier 1920.

[122] Ibid.

[123] Ibid.

[124] Ibid.

[125] « Le bolchévisme », éditorial, 24 janvier 1920.

[126] « Le bolchévisme », éditorial, 29 janvier 1920.

[127] « Le bolchévisme », éditorial, 31 janvier 1920.

[128] Ibid.

[129] « Le bolchévisme », éditorial, 7 février 1920.

[130] 6 mars 1920.

[131] « Quelques précisions », éditorial, 18 août 1920.

[132] Jules DORION, « La crise polonaise », éditorial, 15 juillet 1920.

[133] 5 janvier 1920.

[134] 8 janvier 1920.

[135] 12 mars 1920.

[136] « La propagande rouge », éditorial, 17 septembre 1920. 137 24 septembre 1920.

[137] « En passant », 28 mai 1920.

[138] 19 janvier 1920.

[139] « Les embusqués », éditorial, 30 mars 1920.

[140] Jules DORION, « Les sociologues catholiques », éditorial, 21 avril 1921.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 26 février 2011 16:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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