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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise JODELET, “Les représentations sociales dans le champ de la culture.” Communication présentée à la 5e Conférence internationale sur les représentations sociales, “Représentations sociales: constructions nouvelles” organisée par le CIRADE à l’UQÀM du 29 août au 2 septembre 2000. Le texte de cette conférence a été publié dans Information sur les Sciences Sociales, vol. 41, no 1, 2002, pp. 111-133. [L'auteure nous a accordé le 18 mai 2018 son autorisation de diffuser en libre accès à tous l’ensemble de ses travaux et publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[111]

Denise JODELET

Les représentations sociales
dans le champ de la culture
.” *

Communication présentée à la 5e Conférence internationale sur les représentations sociales, “Représentations sociales : constructions nouvelles” organisée par le CIRADE à l’UQÀM du 29 août au 2 septembre 2000. Le texte de cette conférence a été publié dans Information sur les Sciences Sociales, vol. 41, no 1, 2002, pp. 111-133.

Résumé [111]
Introduction [111]
Sur représentation sociale et culture [113]
Raison et cultures [114]
Représentations collectives et représentations sociales [118]
Sciences sociales, culture et représentation [120]
Ordre symbolique, représentations et culture [122]
Représentations sociales, histoire et culture [123]
Modèles culturels et anthropologie cognitive [126]
Pour aller plus loin [129]
Références [131]


Résumé

L'interrogation sur les articulations possibles entre les notions de représentation sociale et de culture constitue l'armature de cet article. Apres avoir considéré les raisons qui, dans l'évolution des disciplines psychologiques et anthropologiques, appellent une telle réflexion, il s'attache : d'une part à préciser comment, pour S. Moscovici, le recours à la notion de représentation sociale permet de surmonter les contradictions qui sont apparues dans le traitement de la notion de culture ; d'autre part à mettre en évidence les parentés et les apports mutuels qui existent entre les approches des représentations par les sciences sociales (anthropologie, sociologie) et par la psychologie sociale. Les premières viennent fonder la prise en compte de l'histoire, du symbolique et des rapports sociaux dans l'analyse des productions mentales sociales, la seconde permet de surmonter les apories de certaines versions trop individualistes et asociales des processus de pensée, en anthropologie.

Mots-clés. Anthropologie — Culture — Individus et groupes — Psychologie — Rapports sociaux — Représentations sociales



Introduction

Pour les psychosociologues qui s'attachent à l'étude des représentations sociales, une réflexion sur l'articulation entre leur domaine et le champ d'étude de la culture s'impose pour plusieurs raisons :

[112]

1. L'existence d'une relation, en quelque sorte, originaire entre représentation sociale ou collective et culture, puisque le premier penseur en sciences sociales à élaborer la notion de représentation collective ou sociale, Durkheim, s'est fondé, pour ce faire, sur des matériaux ethnologiques concernant des sociétés traditionnelles, posant, d'emblée, la question du rapport entre l'individuel et le collectif dans le fonctionnement de la pensée.

2. L'existence d'une tradition de recherche abordant l'étude des représentations sociales dans une perspective anthropologique, perspective largement revendiquée par Moscovici, nous le verrons plus loin.

3. Le développement d'un fort courant de pensée centré sur la "psychologie culturelle", soit comme étude des significations portées par l'action humaine dont l'intentionnalité est sous-tendue par les systèmes culturels d'interprétation (Bruner, 1991), soit comme étude des psychologies naïves propres à différents peuples se rapprochant en cela de l'étude des psychologies indigènes (Heelas et Lock, 1981 ; Kim et Berry, 1993), soit comme étude du marquage culturel des processus cognitifs, se rapprochant en cela de la psychologie interculturelle aussi bien que des travaux menés en "anthropologie cognitive".

4. L'interrogation actuelle (Jahoda, 1989) sur le fait de savoir si les individus reproduisent effectivement dans leur mode de pensée les représentations collectives, ou si ces modes de pensée s'étayent sur du culturel (comme ressource ou mise en forme), sans être pour autant déterminés par lui, ce qui pose en des termes nouveaux le rapport entre représentation et culture, pensée individuelle et pensée collective.

Cette réflexion sur représentations sociales et culture, comme objets de recherche, implique une réflexion sur les rapports entre disciplines. Et il n'est pas inutile de rappeler qu'aux yeux des psychologues (Jahoda, 1989 ; Camilleri et Vinsonneau, 1996) aussi bien que de certains des anthropologues (Bastide, 1965 ; Kluckhohn, 1965), les rapprochements entre psychologie et anthropologie, ont été, historiquement (particulièrement dans la première moitié du XXème siècle), plus fréquents et les affinités plus marquées que ceux existant entre anthropologie et sciences sociales. Depuis la seconde guerre mondiale et la fin de la période des colonisations, la rencontre entre psychologie et anthropologie est devenue de moins en moins évidente en raison de la diversification des courants de pensée [113] en anthropologie (Laplantine, 1987) et de la multiplication des spécialisations en psychologie.

Cependant, avec l'émergence de nouvelles sous-disciplines en anthropologie (ethnosciences, anthropologie médicale, cognitive, etc.), l'attention portée aux processus cognitifs, à un niveau individuel, et au rôle de la culture dans l'organisation de la connaissance (Holland et Quinn, 1987), on observe aujourd'hui un regain d'intérêt pour la relation entre psychologie et culture, notamment dans le domaine des études interculturelles et de l'étude comparative du développement et du fonctionnement cognitifs. Se développe alors ce que Shweder (1977) appelle une "anthropologie de la pensée", amenant à se poser des questions telles que "le développement est-il universel ?" (Bril et Lehalle, 1988) ou "est-ce que les membres de différentes cultures pensent différemment ?" (Cole et Scribner, 1974) ou encore "comment aborder les connaissances d'une autre culture quand elles nous semblent fausses ?" (Shweder, 1977). Dans ce rapprochement, la psychologie sociale en tant que telle n'a pas été directement concernée, hormis dans le courant d'étude des représentations sociales, initié en 1961 par Moscovici, et qui se consacre spécifiquement aux fondements, au fonctionnement et aux fonctions psychologiques et sociales de la pensée de sens commun.

Sur représentation sociale et culture

Or, il se trouve justement que dans un article critique qu'il publia en 1988, Jahoda reproche à Moscovici de n'avoir pas formulé d'assertions explicites sur les relations entre représentations sociales et culture. On peut, dit-il, faire des inférences à partir de ce qui est dit de la culture. Ainsi cette dernière apparaît comme un agent actif distinct des représentations sociales dans la mesure où Moscovici pose que la pensée est organisée à la fois par la culture et les représentations sociales, ou que "la culture nous incite" à penser, agir, etc. Cette distinction entre les deux entités que sont la culture et les représentations sociales devrait être explicitée en analysant la différence entre les deux concepts et leurs relations. Cependant, ajoute Jahoda, la question de leurs relations devrait être éliminée parce que ces deux entités se recouvrent de manière extensive, comme c'est d'ailleurs le cas avec les notions d'idéologie et de systèmes de croyance. Et de suggérer un rapprochement avec ce que l'on appelle aujourd'hui, [114] en anthropologie cognitive, les "modèles culturels" et les systèmes de croyance.

Mais cette idée de recouvrement extensif est une façon de fuir le problème. Comme il en va pour la notion d'idéologie, ainsi que je l'ai montré (Jodelet, 1991), encore faut-il que l'on définisse ce que l'on entend par culture qui détermine largement le statut et la place accordés aux représentations sociales, pour trancher le débat et tirer toutes les implications que suppose la différenciation ou l'indifférenciation entre les notions. D'où l'importance, pour nous, de considérer les relations entre culture et représentations sociales dans un cadre disciplinaire plutôt que de mettre en regard, in abstracto, ces deux objets de recherche. Il ne s'agit pas en effet de savoir à quelle acception de la notion de culture nous nous rallions, on sait que la notion est vague et ses définitions nombreuses (Kroeber [1948] en a dénombré plus de 150), et l'on peut en dire autant de la notion de représentation sociale. Il est plus instructif de comprendre comment la notion de culture travaille ou est travaillée dans les disciplines psychologiques et anthropologiques, quand elle est mise en relation avec celle de représentation. C'est ce que je tenterai de faire plus loin, non sans avoir auparavant rappelé le point de vue de Moscovici. En exergue à la position que ce dernier adopte face à la relation culture/représentations sociales, dans le contexte actuel de la réflexion sur les relations entre processus cognitifs et culture, on pourrait placer une citation de Durkheim et Fauconnet (1903 : 491). Se référant à la découverte, faite par l'anthropologie et l'ethnologie juridique, de l'existence de parallélismes dans la vie juridique de tous les peuples, ils reconnaissent : "Cette découverte confirme une des propositions les plus fondamentales de l'ethnologie moderne, à savoir que ce n'est pas nous qui pensons, mais que le monde pense en nous".

Raison et cultures

Dans la conférence qu'il prononça sur "Raison et cultures", lors de la réception du titre de Docteur Honoris Causa à Séville, Moscovici (1993) reprend certains problèmes de la cognition et de la culture, en rappelant qu'il osa, en les abordant il y a 30 ans, transgresser l'interdit qui pesait sur les psychologues de s'intéresser aux faits culturels, anticipant sur la préoccupation pour la culture que l'on enregistre désormais dans la psychologie contemporaine.

[115]

Il réaffirme, d'une part, que la psychologie sociale en tant qu'elle traite des représentations sociales et des communications est une anthropologie de notre culture, se rapprochant de l'un des courants actuels de l'anthropologie qui se consacre aux "mondes contemporains" (Auge, 1994). D'autre part, qu'elle a pour vocation de devenir une psychologie de la culture, dans la mesure où l'étude des représentations sociales porte sur le sens commun, les savoirs populaires, sur les langages et les croyances qui font vivre et agir ensemble les êtres humains.

Se penchant sur les raisons du retour sur la culture en psychologie, Moscovici souligne d'abord que, d'une manière générale, ce concept assume les fonctions qu'ont remplies par le passé les idées de "nature", d'"état" et de "société" qui ne jouent plus un rôle de valeur, de concept suprême. En outre, il rappelle que l'ascendant de la vision culturaliste trouve sa justification en psychologie dans l'échec qu'a connu la révolution cognitive. Mais dit-il, cet échec ne justifie pas pleinement que l'on se tourne vers la culture. Il existe des raisons intrinsèques à nos "propres marques intellectuelles" qui font que même si la révolution cognitive avait réussi, nous aurions dû considérer la pensée, la signification, les croyances comme œuvres de culture.

Le recours aux notions de représentation sociale ou représentation collective telles qu'elles ont été élaborées par Durkheim et Lévy-Bruhl permet de surmonter quelques-uns des paradoxes qui marquent aujourd'hui les débats sur le rapport entre cognition et culture. En examinant les contributions de ces auteurs, Moscovici opère une série de renversements qui fondent son approche comme dépassement des paradoxes qui grèvent la réflexion contemporaine.

Le premier paradoxe concerne l'opposition entre connaissance et croyance et l'opposition entre l'irrationalité supposée des cultures et la rationalité des individus. Le débat contemporain auquel se réfère ici Moscovici, concernant les "irrationalités collectives" (Drozda-Senkowska, 1995), prend acte du fait que les individus ne se comportent pas toujours comme des "savants naïfs" faisant, dans leurs jugements, un traitement rationnel et impartial de l'information, mais qu'ils sont sujets à des "biais" et "erreurs" résultant d'idées préconçues et servant à maintenir ou former leurs croyances. Les pré-construits culturels viendraient renforcer les dysfonctionnements de la cognition individuelle. Il faut également noter que ce débat a traversé les premiers courants de l'anthropologie, certains pionniers, comme Tylor et Frazer, ayant pu considérer les [116] croyances, magiques notamment, comme des erreurs intellectuelles dues à une mentalité dont le sous-développement correspondait à un stade culturel inférieur. Durkheim a surmonté le paradoxe de l'irrationalité de la culture comme siège d'illusions en montrant comment la culture à travers ses croyances et ses rites a une fonction de représentation du social. Oeuvre de la collectivité, la représentation permet par la contrainte qu'elle exerce sur les individus, le maintien et le respect d'un ordre social. La raison privée est impossible sans le langage et les rituels des représentations collectives. La culture munit les sociétés de représentations (de la causalité, du temps, etc.) qui permettent leur survie.

Le second paradoxe, dénommé par Moscovici celui de la similitude, met en regard des représentations collectives particulières aux cultures en fonction de leur situation et de leur histoire, et un critère de rationalité qui serait commun à ces représentations et donc indépendant d'elles. C'est l'hypothèse de "l'unité psychique de l'humanité" - tous les hommes disposent des mêmes aptitudes mentales pour s'adapter à leur environnement, mais leur niveau de maîtrise technique de cet environnement qui varie selon le stade culturel atteint, entraîne une diversité psychologique. L'hypothèse de l'unité psychique de l'homme, reprise sous diverses formes au cours de l'histoire de l'anthropologie, a pu conduire à des conceptions évolutionnistes radicales établissant une hiérarchisation des sociétés en fonction de leur niveau d'évolution, sur une direction linéaire allant de la "sauvagerie" à la "civilisation" incarnée dans les sociétés occidentales.

Selon Moscovici, ce paradoxe peut être tranché en se référant à Lévy-Bruhl qui refusait d'évaluer les sociétés en fonction de leur distance ou de leur similitude avec les sociétés occidentales. En proposant de découvrir en quoi les sociétés pensent et sentent différemment, il orientait la recherche vers l'originalité des représentations qui, propres à des sociétés situées dans des aires culturelles différentes, orientent la vie affective, mentale et active des individus. C'est donc dans un système global de croyances et d'idées que se trouve l'intelligibilité d'une croyance ou d'une idée particulière. La rationalité de chaque société apparaît ainsi comme une norme inscrite dans la langue, les institutions et les représentations d'une culture déterminée. On sait que par ailleurs, Moscovici s'est inspiré de Lévy-Bruhl pour distinguer dans les représentations collectives celles qui sont fondées sur la croyance et celles qui le sont sur la connaissance. Distinctions qu'il a développées dans son modèle [117] sur les "formations mentales" : magie, science, religion et idéologie (Moscovici, 1992).

Il propose aussi de surmonter un troisième paradoxe, celui de l'incommunicabilité entre les groupes culturels quand on les conçoit comme des collectivités fermées sur elles-mêmes. On sait que le pluralisme culturel dans une même société peut engendrer, dans les contacts entre groupes culturels distincts, une forme nouvelle de racisme, le "racisme culturel" qui rapporte l'altérité et le rejet des racisé(e)s à une généalogie et une culture différentes. Par ailleurs, Geertz (2000) a montré comment une application erronée de l'idée que le sens est socialement construit (à travers des jeux de langage, des communautés discursives, des systèmes de référence intersubjectifs, etc.), conduit à concevoir les communautés humaines comme étant ou devant être des monades sémantiques sans contact entre elles. Pour Moscovici, il devient possible de surmonter cette incommunicabilité, si l'on confère à la culture, à travers les représentations, un rôle distinct de celui de la société en ce qu'elle offre aux individus un espace de réflexivité pour penser leurs sentiments, leurs actes et établir des relations avec les membres d'autres groupes.

Si ma lecture du texte de la conférence de Séville est bonne, on peut conclure que Moscovici voit la culture comme système englobant des représentations sociales, des institutions, des rituels. Ce système doit être compris selon sa logique propre qui aboutit à différents types de rationalité non incompatibles entre eux. De plus, dans leur pouvoir vicariant, de représentation du social, établi par Durkheim, et dans leur pouvoir constitutif de la réalité établi par Lévy-Bruhl, les représentations sociales et collectives occupent une place spécifique au sein de la culture. À quoi il convient d'ajouter que cette proposition théorique tente de surmonter une autre difficulté soulevée par l'opposition, inhérente à toute perspective purement cognitive, entre rationalité scientifique et irrationalité de la connaissance courante puisqu'elle inscrit la pensée de sens commun dans un cadre culturel ayant une rationalité propre et une pluralité de modes de pensée.

La théorie des représentations sociales permet ainsi de penser différemment les dilemmes relatifs à la culture, particulièrement celui entre connaissance et croyance, quand au nom de la raison on élimine les expériences qu'une société accumule et intègre à son mode de vie. C'est désincarner la représentation que de n'y voir qu'un solipsisme collectif, l'unique perspective d'une collectivité fermée sur elle-même. De même faut-il s'efforcer de comprendre [118] les fonctions mentales des hommes ordinaires immergés dans l'univers des croyances quotidiennes, comprendre la communication entre les groupes et les transformations des représentations, accepter la dualité de la rationalité dans une même culture.

Représentations collectives
et représentations sociales


Dans un commentaire qu'il fit lors d'un Colloque organisé en Suède sur "représentations et processus de communication" (cf. Chaib et Orfali, 2000), Farr a indiqué combien le fait que Moscovici définisse la représentation comme sociale rend difficile l'isolement du culturel et la distinction entre ce qui relève de la culture et de la cognition. Il soulignait l'importance de revenir à la notion de représentation collective. Je ne partage pas cette position, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, l'on peut entendre "collectif" dans une acception molle ou forte. L'acception molle telle qu'elle a été développée par l'école anglaise, depuis Bartlett, renvoie à des ensembles articulés de rôles et de communications résultant, par une activité d'échange collectivement réalisée, en des co-constructions de significations. Cela conduit à saisir des productions limitées dans l'espace et le temps sans permettre de lier les modes de pensée à l'organisation de la société, au système de normes, de valeurs et de croyances qui lui correspond et aux relations sociales qui en découlent. L'acception forte renvoie à la conception durkheimienne de système de représentations et de normes qui s'imposent aux individus. Moscovici (1989) a montré les limites d'une telle conception en raison de l'hypothèse de la contrainte exercée par les représentations collectives sur les individus. Cette conception a d'ailleurs été battue en brèche et abandonnée dans les sciences sociales, en ce qu'elle suppose un déterminisme rigide orientant modes de conduites et de pensées des membres d'un groupe social.

Moscovici a également insisté sur les risques de clôture que comporte, comme nous venons de le voir, cette vision de la culture qui caractérise une collectivité fermée sur elle-même. C'est bien pourquoi il a proposé de substituer la notion de représentation sociale à celle de représentation collective. Cette substitution permet de rendre compte, à côté des changements induits par le pluralisme des idées, la mobilité sociale, les évolutions techniques et scientifiques dans les sociétés modernes, de la part active que jouent les [119] sujets sociaux, groupes ou individus, dans la prise en charge des représentations circulant dans l'espace culturel.

C'est pourquoi il me semble essentiel de maintenir le concept de représentation sociale pour envisager comment il a été articulé à celui de culture dans certaines tendances des sciences sociales, et comment il permet de dépasser certaines limites des actuels modèles utilisés en anthropologie cognitive. Examiner la place et le rôle des représentations sociales eu égard à la culture et leur influence réciproque revient à considérer les relations entre ces objets de recherche, telles qu'elles ont été définies dans les disciplines sociales et psychologiques. Ce qui amène à considérer les relations entre disciplines, pour trouver des lieux de rencontre entre la notion de représentation sociale et les propositions des courants voisins de la psychologie sociale qui traitent de la façon dont opère la connaissance courante dans des contextes culturels différents.

Il n'est pas dans mon intention de présenter ici un panorama complet de ces courants anthropologiques, car cela, bien sûr, dépasserait mes compétences en la matière et mes capacités de synthèse. Je vais essayer seulement de pointer quelques perspectives qui donnent saillance à la notion de représentation et permettent de jeter un pont avec l'approche des représentations sociales, de montrer le caractère heuristique de cette dernière ou d'apporter une contribution enrichissant le traitement des productions mentales sociales.

Par productions mentales sociales, terme repris de Durkheim, je désignerai ici spécifiquement les représentations sociales telles qu'elles ont été élaborées dans la tradition de recherche ouverte par Moscovici, et qui sont en concordance avec les perspectives adoptées dans les sciences sociales en raison des propriétés suivantes considérées comme acquises, à savoir : les représentations sociales concernent le savoir de sens commun, mis en œuvre dans l'expérience quotidienne ; elles sont des programmes de perception, des "constructs" à statut de théorie naïve, servant de guide d'action et de grille de lecture de la réalité, des systèmes de significations permettant d'interpréter le cours des événements et des relations sociales ; elles expriment le rapport que les individus et les groupes entretiennent avec le monde et les autres ; elles sont forgées dans l'interaction et au contact des discours circulant dans l'espace public ; elles sont inscrites dans le langage et les pratiques et fonctionnent comme un langage, en raison de leur fonction symbolique et des cadres qu'elles fournissent pour coder et catégoriser ce qui peuple [120] l'univers de vie. Compte tenu de ces caractéristiques, il est possible de considérer que les représentations sociales font partie de ces "outils mentaux" dont parlent les historiens et peuvent être rangées dans la classe des "médiations symboliques" dont parle Vygotski (1978), parties prenantes de la culture.

Sciences sociales, culture et représentation

On peut distinguer, dans l'approche de la culture par les sciences sociales, plusieurs courants qu'il est pertinent de prendre en considération du point de vue du rapport entre culture et représentations sociales. Un premier courant, dominant surtout en sociologie, considère la culture comme système de valeurs et de normes, modèles de pensée et de conduite qui orientent l'activité mentale et pratique des individus. Un second courant dit "classique" en anthropologie ramène la culture à un phénomène mental, un savoir commun constituant ce que l'on doit savoir ou croire pour agir de manière acceptable pour les membres d'une même culture (Agar, 1986). Un troisième courant, de type interprétatif, porte son attention sur les significations que revêtent, pour ceux qui y participent, les institutions, les usages, les images, les actions, les discours propres à une culture. L'interprétation des significations donne lieu à une traduction qui vise à relier l'action à son sens plutôt que les comportements à leurs déterminants. Un quatrième courant que l'on pourrait qualifier de symbolique en ce qu'il aborde la culture comme système de mise en lien et en loi des différents ordres (cosmique, économique, etc.) de la réalité sociale. Un cinquième courant concerne l'anthropologie cognitive qui s'intéresse à la façon dont ceux qui sont "juste des gens ordinaires" - "just plain folks" (Rogoff et Lave, 1984) - sujets moyens d'une culture, acquièrent, mémorisent et appliquent le savoir culturel dans la vie quotidienne et dans différents contextes. Il est aisé de montrer que les études empiriques et théoriques sur les représentations sociales trouvent un écho dans ces différents courants ou se situent en position de complémentarité ou de critique par rapport à eux.

En ce qui concerne le premier courant, illustré entre autre, par l'ouvrage de Thomas et Znaniecki (1958) sur la culture des immigrés polonais aux États-Unis, il est clair que la culture, entendue comme système d'attitudes et de valeurs, est mise en relation directe avec des représentations sociales. Il en va de même pour le modèle de Parsons [121] (1964) qui distingue trois systèmes régulateurs de l'action, le système culturel constitué par les valeurs et les normes, le système social qui engage les statuts et les rôles des individus, et le système de personnalité référant aux caractéristiques psychologiques des acteurs. Il faut rappeler à ce propos que la première étude sur les représentations sociales, antérieure à la publication de l'ouvrage princeps de Moscovici (1961) fut menée, en Italie, par la fille de Parsons.

Ann Parsons s'inspira des travaux et publications existants de Moscovici pour proposer une conception de la culture comme représentation sociale dont on a pu prendre connaissance dans un ouvrage posthume (1969). Étudiant notamment les croyances magiques et tentant d'en dégager la spécificité par une comparaison avec les constructions délirantes de la pathologie mentale, elle reprend de la théorie de l'action, une distinction entre les composantes cognitives et expressives des croyances. Ce caractère duel des systèmes de pensée est congruent avec les analyses des constructions et de l'efficacité du sens commun en termes de représentations sociales. La comparaison menée entre les croyances magiques et les délires paranoïdes permet d'articuler la culture, la connaissance et la psychologie. Ainsi la construction de la sorcellerie et de la personne qualifiée de sorcière est une élaboration prenant appui sur un fond commun de savoirs qui fournit une définition de la situation à laquelle se trouve confronté quelqu'un qui croit en la sorcellerie. Cette construction permet également de contrôler l'anxiété suscitée par la situation en adoptant des mesures préventives ou des rituels de défense post facto. La dimension cognitive du symbolisme réfère à une situation objective dans des termes qui sont partagés dans un même groupe culturel. La dimension expressive du symbolisme permet de canaliser la situation dans un ensemble d'attentes conventionnelles qui viennent soulager l'anxiété. En outre, Ann Parsons montre comment la figure et les caractéristiques du sorcier sont construits selon des processus de différenciation qui régissent la pensée stéréotypée telle que l'a décrite le modèle moscovicien (1961) des systèmes de communication (diffusion, propagation, propagande).

A titre d'illustration de ces processus, permettez-moi d'évoquer rapidement un cas présenté, dans un de mes séminaires, par une psychanalyste traitant des troubles liés à des croyances parapsychologiques (Jodelet, 1992). Une patiente souffrait d'une dépression grave après son accouchement d'un enfant non viable et monstrueux. Originaire d'un village corse où les croyances magiques [122] étaient très enracinées, elle s'accusait de l'état de l'enfant pour deux raisons : ses pouvoirs maléfiques dont les siens l'accusaient et une tentative d'avortement qui avait échoué. La thérapeute n'a pu avoir raison d'un noyau dépressif résistant, lié à la culpabilité de la tentative d'avortement, qu'en évoquant les dons de voyance que la patiente se reconnaissait. S'appuyant sur cette croyance elle la rassura en expliquant que cette tentative avait eu une justification louable : elle avait voulu éviter une naissance dont elle avait pressenti le caractère catastrophique.

Ces exemples sont importants en ce qu'ils renvoient à ce que Searle (1995) nomme l'arrière-fond culturel d'information qui fait de la culture une instance décisive pour la compréhension des discours, et la création d'un espace d'interlocution. Ce fond commun de représentations partagées, à un niveau plus ou moins conscient, constitue la référence culturelle indispensable pour la communication sociale.

Ordre symbolique, représentations et culture

Si l'on se tourne maintenant vers ce que j'appelle le courant symbolique de l'anthropologie, particulièrement représenté dans l'école française qui se situe dans la lignée des travaux de Lévi-Strauss, nous voyons les représentations jouer un rôle décisif dans la construction du monde social. Je m'y arrêterai plus longuement parce que cette optique permet une articulation véritable entre les dimensions sociales, culturelles et historiques des productions mentales. D'une manière générale, il est possible de réintégrer la dimension sociale dans l'approche des systèmes symboliques en considérant les conditions de production, d'inculcation des représentations qui fournissent une vision de l'ancrage des individus dans leur société. Pour en donner une preuve, à propos d'un objet familier à notre école de pensée, le corps, je prendrai le cas d'un ensemble de travaux sur les représentations du corps présentés lors d'un colloque interdisciplinaire, et faisant l'objet d'un ouvrage "La reproduction du corps" (Godelier et Panoff, 1998).

La démarche a pour but de comprendre comment les sociétés se représentent la production du corps humain "dans l'intention de fabriquer un homme et une femme qui prennent leur place dans un certain ordre social et cosmique". L'ordre social réfère à l'inscription des individus dans les rapports de parenté et les rapports [123] de pouvoir politique et religieux. L'étude des représentations du corps humain, comme système de savoirs, permet de ré-analyser tous les aspects des définitions relatives à l'individu et à la personne qui ont cours dans une société, en prenant notamment en compte les émotions, les passions, les rencontres entre le conscient et l'inconscient, et en cherchant comment l'imaginaire qui forme le contenu des institutions d'une société et la trame nécessaire de sa culture et de ses rites, s'inscrit dans l'intimité de chacun. Cette inscription place l'individu dans un double système de relation : relation d'appropriation dans un système de parenté, relations de subordination et de domination justifiées par le sexe de l'enfant et par l'appartenance politique, économique et religieuse.

Représentations sociales, histoire et culture

Ainsi l'étude des représentations qui concernent la fabrication, la gestation, la croissance, le modelage physique et mental du corps fait-elle apparaître que la logique sociologique donne son sens au symbolisme propre à chaque culture et permet de dévoiler le fonctionnement de la "pensée sauvage" dans des contextes particularisés historiquement. Déjà Auge (1984) avait montré que les logiques qui régissent les constructions symboliques se référaient à un état du social et au régime historique. Il avait proposé d'approcher les constructions sociales de la maladie, et plus généralement les façons de penser le malheur et le mal, à partir d'une triple logique qui donne leur cohérence aux discours. La logique de la différence qui s'étaye sur une différence première, biologique, la différence de sexe, reproduite dans les systèmes de classification binaire. La logique de la référence qui introduit, dans les systèmes culturels, la place des rapports sociaux et de pouvoir. La troisième logique, celle du temps, la chronologique, référant au positionnement des événements dans l'histoire des individus et des groupes.

De nombreuses recherches sur les représentations sociales ont mis en évidence leur historicité et leur lien avec la culture et les rapports sociaux (Jodelet, 1990). Sont illustratives de ce point de vue, les recherches sur le corps et les pratiques de prévention ou de promotion de la santé (Jodelet, 1984 ; Jodelet et Ohana, 1996) qui ont été menées dans le cadre du Laboratoire de Psychologie Sociale de l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, fondé en 1965 par [124] Moscovici. Certaines d'entre elles ont, d'ailleurs, donné lieu à des études comparatives menées dans le contexte latino-américain.

Mais, pour illustrer la fécondité de l'approche des représentations sociales, je prendrai ici l'exemple d'une recherche de terrain montrant la liaison entre histoire et culture, en utilisant l'analyse de similitude qui permet de dégager les éléments centraux et périphériques d'une représentation sociale. Celle-ci, non publiée malheureusement, fut réalisée, à Aix-en-Provence, par une étudiante malgache de Flament (Flament, 1981), dans le but d'examiner les représentations des relations sociales dans la société malgache. Divers travaux anthropologiques avaient mis en évidence un ensemble de cinq notions qui, organisées autour de celle de "bonnes relations", fondamentale dans la tradition, définissaient les relations avec les autres : les parents (ou anciens, supposant le respect et la soumission), la communauté (exprimant la solidarité dans l'organisation sociale de base, le village), les camarades (les pairs avec lesquels s'établissent des relations d'amitié et de coopération), et deux traits caractérisant, sans aucune connotation morale, le sujet : la culpabilité (façon de désigner la responsabilité) et le châtiment (référant aux effets positifs aussi bien que négatifs faisant retour sur le sujet en fonction de son action). Ces notions ont été utilisées dans une tâche visant à établir leur proximité et leurs significations, lors d'une première étude menée auprès d'étudiants malgaches. Celle-ci ayant montré que les significations associées à la communauté et aux pairs conféraient une place importante à un terme nouveau le comité (désignant une forme d'organisation politique établie depuis la révolution malgache et apparentant la communauté villageoise à un kolkhoze), une seconde étude a été conduite auprès des habitants de communautés villageoises à Madagascar, en intégrant au groupe de termes précédents, différents termes associés par les étudiants dont celui de comité.

Il est alors apparu que les représentations des relations sociales avaient été profondément modifiées par le changement historique, entre autres : les anciens avaient perdu leur prépondérance au profit des pairs, le respect hiérarchique qui leur était accordé était remplacé par celui de l'autorité incarnée par les représentants politiques, les notions de culpabilité et de châtiment avaient pris une forte connotation morale et religieuse. Ainsi, une modification politique liée à l'histoire de l'indépendance malgache, orientée par le modèle marxiste est venue, parce qu'elle s'est inscrite au cœur même d'une structure sociale traditionnelle, transformer un schéma [125] culturel qui avait perduré pendant des siècles et résisté aux influences de la période coloniale. Seule une étude en termes de représentations sociales donne la possibilité, par l'exploration de systèmes de significations culturelles et leur mise en rapport avec un contexte local historicisé, d'identifier cette transformation et sa dynamique.

Le courant interprétatif est familier à beaucoup de psychosociologues (voir notamment les écoles anglaise et allemande Duveen, Flick, Jovchelovitch) qui abordent les représentations sociales comme des systèmes de significations. La correspondance entre ces perspectives est évidente, mais ne manque pas de susciter des controverses dans le champ d'étude des représentations sociales, en raison du caractère intuitif de la posture herméneutique. Les discussions engagées autour de l'approche interprétative et son bien-fondé intéressent donc directement le champ des représentations sociales, appelant un travail théorique important et encore à venir concernant, en particulier, ce qu'il convient d'entendre par les notions de signification ("meaning") et de sens ("sensé"). On pourrait suggérer, dans cette perspective et avec Tolman (1990), de réserver le terme de "meaning" aux significations collectivement partagées et celui de "sensé" à la signification construite par un sujet dans un contexte défini d'interaction, d'action et de production de sens.

De ce point de vue, l'élaboration faite par un sujet inscrit dans un contexte social donné que permet de traiter la théorie des représentations sociales, paraît susceptible de surmonter les critiques de l'approche interprétative en anthropologie, telle que l'incarne un auteur comme Geertz (1973). On a fait notamment reproche à la conception de la culture comme texte à interpréter et traduire de ne pas mettre en évidence les codes par lesquels les sujets culturels communiquent du sens dans leurs actes (Schneider, 1987). Il me semble que le recours à la notion de représentation sociale conçue non seulement comme système de signification mais comme procédure de codification et de classement permet de surmonter cette difficulté.

Le caractère commun aux perspectives que je viens de présenter réside en ce que les auteurs voient l'activité mentale comme répondant à un besoin de comprendre et donner sens à la vie quotidienne et aux événements qui la traversent, donc mettre en sens l'expérience humaine. Cette optique est radicalement différente de celle de l'anthropologie cognitive qui ramène l'activité cognitive au besoin de mettre un ordre dans le chaos, et de pourvoir en ressources la résolution des problèmes de la vie quotidienne. D'un côté on a [126] affaire à des constructions théoriques qui aident à construire un monde sensé, de l'autre, à des processus de traitement de l'information qui sont utilisables pragmatiquement dans l'ici et maintenant de l'action sur le monde. D'un côté les représentations trouvent une place et des fonctions sociales pleines et entières, de l'autre, elles se réduisent à des cognitions distribuées dans un groupe plus ou moins large. Ceci n'est pas sans conséquence pour l'approche de la culture.

Modèles culturels et anthropologie cognitive

On sait que le courant actuel de l'anthropologie cognitive entend dépasser les difficultés de la conception dite "classique" de la culture comme savoir collectif, comme grammaire culturelle, constitués par un ensemble de règles qui permettent de communiquer, faisant du langage un moyen de coder le savoir et une voie pour accéder aux phénomènes mentaux, faire des inférences sur les processus cognitifs. La critique de ces prémisses de l'anthropologie cognitive a amené à un changement de paradigme caractérisé par l'orientation vers l'individu (Wassmann, 1995). La connaissance ne serait plus l'expression d'une culture comme totalité, ne saurait être abstraite d'un matériel linguistique ; elle correspondrait à l'activité cognitive des individus qui appliquent, activement et dans différents contextes, le savoir que la culture leur a transmis.

L'intérêt de cette perspective développée surtout aux États-Unis réside dans sa contribution à une théorie culturelle de la construction des connaissances, dans la mesure où elle pose que les modèles de la connaissance quotidienne sont culturellement construits grâce au langage et à la métaphore, et mis en œuvre au niveau cognitif individuel. Elle ne fait pas moins l'objet d'un certain nombre de questions, évoquées ici rapidement parce que soulignant la difficulté de penser de façon non réductrice les relations entre un niveau global constitué par l'ensemble des savoirs et des modes d'entendement d'une communauté, codés dans un langage particulier, et un niveau individuel et interindividuel où les versions connues de ces savoirs servent à percevoir, agir et interagir.

Plusieurs conceptions ont été proposées pour surmonter cette difficulté. Une première conception, déjà examinée à propos de la perspective interprétative, considère les modèles conventionnels de la réalité quotidienne comme des textes culturels à interpréter dans [127] leur cohérence comme des systèmes de significations partagées. Mais dans ce cas, on se heurte au risque de se référer à un sujet abstrait et idéalisé, l'informateur, traité comme représentant de la communauté à laquelle il appartient. Une seconde conception tient ces modèles pour des codes cognitifs, des schémas inscrits dans le langage mais reflétant des variations individuelles, des cohérences partielles, des contradictions. Et dans ce cas, on réfère à la production réalisée par des sujets particuliers dans des interactions contextualisées. Quant à la troisième optique, elle se détourne de ces deux niveaux, global ou collectif, pour considérer les stratégies cognitives permettant aux individus d'ajuster les modèles incorporés dans le langage, collectivement partagés, à des situations rencontrées dans le cours de la vie quotidienne.

Ces questions touchent au rapport entre l'individuel et le collectif, important problème non encore résolu aux yeux des tenants de l'anthropologie cognitive, et qui est de penser la production des modèles culturels de manière à intégrer, tout à la fois, leur appropriation au niveau particulier et leur distribution au niveau collectif. Notons que, dans tous les cas, demeure le risque d'évacuer la dimension sociale que présentent ces conceptions dans la mesure où elles supposent implicitement que les règles culturelles génèrent la conduite et l'interaction sociale et que les structures institutionnelles de la société résultent des mêmes règles culturelles.

On privilégie, ici, le pôle culturel d'une opposition ancienne, mais aujourd'hui dépassée, entre deux conceptions de l'anthropologie : d'une part, une "anthropologie sociale" mettant l'accent sur le social comme système de rapports sociaux et se distinguant, entre autres, d'une "anthropologie culturelle" qui ramène le social aux conduites distinctives, et culturellement informées, des membres d'un groupe donné. Comme le disait Lévi-Strauss (cité par mercier, 1968) lors du premier symposium international sur l'anthropologie, tenu à New York, en 1952 :

L'homme peut être défini comme un animal faiseur d'outils ou comme un animal social. Si on le considère comme un animal faiseur d'outils, on part des outils et on va vers les institutions en tant qu'outils qui rendent possibles les relations sociales. C'est l'anthropologie culturelle. Si on le considère comme animal social, on part des relations sociales pour atteindre les outils et la culture, au sens large du terme en tant que moyen par lequel les relations sociales sont maintenues.

Revenir à la première perspective qui subordonne l'établissement des relations sociales au fonctionnement culturel ne peut qu'aboutir [128] à un traitement a-historique de la culture et à ce que Keesing (1987) a désigné comme "une étrange innocence de la société".

Les courants de recherche s'intéressant à l'intervention des modèles culturels dans le langage et la pensée s'apparentent par certains aspects à l'approche des représentations sociales, même s'ils prétendent l'ignorer ou la tiennent pour moins légitime. Or, on peut se demander, sans tomber dans une vision essentialiste de la culture, comment ces auteurs conçoivent la relation entre les modèles culturels découverts dans les discours et le fond commun culturel qui leur sert de ressource. La perspective des représentations sociales pourrait être ici d'un grand recours. Par ailleurs, ces travaux ayant pour enjeu de rendre compte de la construction des connaissances et des représentations en fonction d'une perspective purement cognitive et langagière, déplacent la question de leur caractère social depuis la production des représentations vers le processus de leur diffusion par laquelle elles deviennent publiques et surtout partagées, donc collectives (Sperber, 1989). Il vaut la peine de s'arrêter sur la contribution de Sperber qui propose de faire une épidémiologie des représentations en étudiant les micro-phénomènes de production de représentations mentales et de communication et les contraintes écologiques de leur diffusion. Sperber affirme bien que tout examen du contenu des représentations collectives implique nécessairement une interprétation, mais il dénie à l'interprétation toute valeur d'explication causale. Il va donc préconiser l'étude des processus de diffusion et de transformation pour expliquer comment une représentation mentale, nécessairement individuelle, devient publique et en se répandant conduit à des versions collectives d'interprétation de la réalité. Cependant cette recherche de la causalité à tout prix, cette volonté de s'écarter des contenus pour saisir des processus laisse entière la question de la construction sociale des représentations. Nous sommes en présence d'une vision individualiste puisque c'est vers les individus qui pensent et agissent qu'il faut se tourner. Ce point de vue laisse ouverte la question du rapport entre culture et pensée. Car comme le dit Sperber lui-même, la distribution des pensées et des conduites individuelles doit être expliquée, d'une part, par des facteurs psychologiques, en particulier, les croyances dont il faudrait mieux cerner le rôle dans la vie cognitive et, d'autre part, par des facteurs écologiques qui rendent compte de la construction des croyances. Autrement dit, la culture en tant que système de croyances joue un rôle de médiateur entre le monde et l'appareil cognitif, mais échappe à la compréhension du chercheur.

[129]

Or, si nous considérons les assertions de l'approche des représentations sociales, il est clair qu'elles autorisent, dans l'analyse, une complexité qui permet de surmonter les difficultés susmentionnées et les risques d'oblitération du social. Car elles fournissent les cadres pour examiner le rôle des facteurs sociaux dans la formation et le fonctionnement de la connaissance courante et dégager les systèmes d'interprétation et de pensée collectifs, chez des sujets qui sont toujours sociaux par leurs liens d'intercommunication et leur localisation dans un contexte socioculturel et un cadre historique.

L'approche des représentations sociales dans leur genèse, leur structure et leur transformation est la voie pour comprendre le rôle de l'inscription des sujets dans un ordre social et une historicité, et rendre compte de la construction, nécessairement sociale par leurs appartenances et leurs communications, des interprétations qu'ils produisent dans le cadre d'une culture. Les historiens ont aujourd'hui introduit la notion de "régime d'historicité" (Détienne, 2000) pour approcher la façon dont le développement historique est affecté par une organisation sociale et culturelle donnée et spécifier les rapports que les individus, engagés dans un présent, entretiennent avec l'histoire de leur société. Je propose que l'on s'inspire de cette démarche, en écho aux recherches de Doise et Mugny (1997) sur le marquage social des activités cognitives, pour mettre en évidence des "régimes de socialité", c'est-à-dire les façons dont les rapports sociaux entre individus et groupes sont organisés au sein d'une formation sociale ou d'un groupe donné, afin de traiter des relations entre culture et pensée sans abstraction ni coupure avec le social et l'histoire.

Pour aller plus loin

Pour terminer, je voudrais tirer quelques conséquences d'une approche anthropologique des représentations sociales. Dans un commentaire déjà ancien sur les relations entre connaissance et réalité, Neisser (1975) soulignait que l'étude du traitement de l'information, pour active et prestigieuse qu'elle soit, n'a pas encore produit une conception de la nature humaine qui soit applicable au-delà des limites du laboratoire. Le modèle computationnel ne permettrait pas de rendre compte de la façon dont les gens agissent et interagissent avec le monde ordinaire. Ce qui a conduit la psychologie cognitive à manquer de validité écologique, à être indifférente à [130] la culture et même à éluder les caractéristiques du fonctionnement mental dans la vie quotidienne. La question de la contextualisation, question récurrente dans la littérature psychologique, et touchant à la production des significations et aux rapports entre cognition et réalité, permet de montrer le caractère heuristique de l'approche des représentations sociales qui nous situe d'emblée dans le cadre de ce que Geertz (1983) nomme "une psychologie de plein air", nécessaire pour traiter de la pensée qui est "spectaculairement multiple en tant que produit, merveilleusement étrange en tant que processus". Produits et processus dont le lien ne peut être clarifié par les modèles du type de celui du penseur solitaire de Rodin. Ce qui, pour cet auteur, implique que la pensée doit être analysée comme une activité publique dépendant de l'accès aux structures symboliques sociétales. Que suppose cette psychologie de plein air ? D'abord une attention toute particulière au recueil de données. En psychologie sociale on s'attache généralement plus à la façon dont les données sont traitées qu'à celle dont sont construits les objets de recherche et produites les données. Pour redresser ce biais, il faut s'attacher à la manifestation naturelle et spontanée des phénomènes. Outre l'arsenal des techniques que comportent les méthodes qualitatives trop longtemps décriées dans notre discipline, on peut s'aider des manières de faire de l'anthropologie, dont les modes de production des données passent par des configurations méthodologiques spécifiques de type qualitatif : observation participante, échanges verbaux informels, conversations, interviews en profondeur, relevé de pratiques, etc. Seule une sensibilité au cours naturel des actions et aux styles d'expression spontanés peut permettre de cerner les représentations sociales qui sont des systèmes complexes de croyances, d'idées, de savoirs, d'attitudes, de valeurs, etc., assurant les transactions avec le monde et les autres. Dans le contexte scientifique actuel, l'orientation vers le qualitatif revient sur le devant de la scène, et autorise à penser que le retour sur des procédures négligées n'a rien d'obsolète, et me rassure sur la validité de ma proposition.

Denise Jodelet est Directeur d'Études retraitée à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Elle s'intéresse au domaine d'étude des représentations sociales, d'un point de vue théorique et appliqué (dans les champs de l'environnement, du corps et de la santé) ainsi qu'à celui de la mémoire sociale et/ou collective : étude des processus de formation d'une mémoire de masse (à travers les procès de nazis et de collaborateurs), des représentations socio-spatiales et du rapport entre mémoire et ville. Elle a récemment publié : "À la recherche de la mémoire", in F. Buschini et N. Kalampalikis (eds) Penser la vie, le social, la nature. Mélanges [131] en l'honneur de Serge Moscovici, Paris : Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme (2001). Adresse de l'auteur : Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 105 Bd Raspail, 75006 Paris, France, [courriel : jodelet@ehess.fr]

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* Communication présentée à la 5ème Conférence internationale sur les Représentations Sociales, "Représentations sociales : constructions nouvelles", organisée par le Cirade (Centre Interdisciplinaire de Recherche sur l'Apprentissage et le Développement en Éducation) de l'Université du Québec à Montréal (UQAM) en collaboration avec la Faculté des sciences humaines de l'UQAM, sous les auspices de la Maison des Sciences de l'Homme, qui s'est tenue du 29 août au 2 septembre 2000 à Montréal sous la présidence de Willem Doise. Serge Moscovici en était le Président d'honneur et Catherine Garnier la principale organisatrice.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 28 mai 2018 10:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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