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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise Jodelet, “Représentations sociales: un domaine en expansion.” In ouvrage sous la direction de Denise JODELET, LES REPRÉSENTATIONS SOCIALES, chapitre 1, pp. 31-61. Paris: Les Presses universitaires de France, 1re édition, mars 1989, 424 pp. Collection: “Sociologie d’aujourd’hui”. [L'auteure nous a accordé le 18 mai 2018 son autorisation de diffuser électroniquement toutes ses publications et travaux en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[31]

Les représentations sociales
Première partie
Chapitre 1

Représentations sociales :
un domaine en expansion
.”

Denise JODELET

Nous avons toujours besoin de savoir à quoi nous en tenir avec le monde qui nous entoure. Il faut bien s'y ajuster, s'y conduire, le maîtriser physiquement ou intellectuellement, identifier et résoudre les problèmes qu'il pose. C'est pourquoi nous fabriquons des représentations. Et, de même que, face à ce monde d'objets, de personnes, d'évènements ou d'idées, nous ne sommes pas (seulement) équipés d'automatismes, de même ne sommes-nous pas isolés dans un vide social : ce monde nous le partageons avec les autres, nous nous appuyons sur eux — parfois dans la convergence, parfois dans le conflit —, pour le comprendre, le gérer ou l'affronter. C'est pourquoi les représentations sont sociales et si importantes dans la vie courante. Elles nous guident dans la façon de nommer et définir ensemble les différents aspects de notre réalité de tous les jours, dans la façon de les interpréter, statuer sur eux et, le cas échéant, prendre une position à leur égard et la défendre.

Avec les représentations sociales nous avons affaire à des phénomènes observables directement ou reconstruits par un travail scientifique. Ces phénomènes deviennent, depuis quelques années, un objet central pour les sciences humaines. Autour d'eux, se constitue un domaine de recherche doté de ses instruments conceptuels et méthodologiques propres, intéressant plusieurs disciplines, comme il ressort de la composition du présent ouvrage. Ce chapitre brosse un tableau de ce domaine et des questions que l'on y traite à propos de ces réalités mentales dont l'évidence nous est sensible quotidiennement.

[32]

L'observation des représentations sociales est, en effet, chose aisée en de multiples occasions. Elles circulent dans les discours, sont portées par les mots, véhiculées dans les messages et images médiatiques, cristallisées dans les conduites et les agencements matériels ou spatiaux. Un seul exemple pour l'illustrer.

REPRÉSENTATIONS SOCIALES
AU TRAVAIL


Quand le sida est apparu, voici bientôt dix ans, médias et conversations se sont emparés de ce mal inconnu et étrange dont la proximité n'était pas encore avérée. On l'a d'abord décrit dans ses formes tragiques et fatales. Puis on a appris qui il touchait et l'on s'est demandé comment et pourquoi. Avant que la recherche scientifique n'apporte quelques clarifications sur sa nature, les gens ont élaboré des « théories » en s'appuyant sur les données dont ils disposaient concernant les porteurs (homosexuels, drogués, hémophiles, transfusés) et le vecteur (sang) du mal. Ce que l'on savait de la transmission de la maladie et de ses victimes a favorisé, en particulier, l'éclosion de deux conceptions, l'une de type moral et social, l'autre de type biologique, ayant chacune une incidence évidente sur les comportements, dans les relations intimes ou vis-à-vis des personnes atteintes par la maladie.

Dans le premier type d'interprétation, le sida est considéré comme une maladie-punition frappant la licence sexuelle. Markova et Wilkie (1987) ont ainsi relevé dans la presse des expressions où le sida est, comme le fut la syphilis (Quetel, 1986), donné pour effet d'une société permissive, condamnation des « conduites dégénérées », punition de « l'irresponsabilité sexuelle », fléau dont « les bons chrétiens qui ne rêvent pas de se conduire mal » sont épargnés. Elles observent corrélativement un repliement sur les valeurs familiales traditionnelles qui est à la fois un garant de la protection contre la maladie et une défense d'un ordre moral conservateur. D'où la dénonciation des mesures visant à assurer une vie sexuelle libre mais saine, par l'usage des préservatifs, notamment. Cette interprétation morale spontanée fut largement encouragée par les instances religieuses. Pollack (1988) donne ainsi l'exemple du Brésil où une conférence nationale [33] des évêques s'éleva contre les campagnes gouvernementales de promotion du préservatif, qualifiant le sida de « conséquence de la décadence morale », « châtiment de Dieu », « vengeance de la nature ». L'interdit religieux vint, dans ce cas, renforcer les préventions d'un « machisme » ambiant fortement développé : le qualificatif d'homosexuel désignant seulement celui qui occupe une position « féminine », les partenaires « actifs » ne se sentent pas concernés par des mesures liées à l'homosexualité qu'ils jugent infamantes pour eux.

Cette vision morale fait de la maladie un stigmate social qui peut entraîner ostracisme et rejet. Et de la part de ceux qui sont ainsi stigmatisés ou exclus, soumission ou révolte. Soumission de ce travesti brésilien que j'entendis dire : « Il n'y a pas de précaution à prendre puisque c'est une maladie morale pour punir le péché. Si elle doit venir, elle vient. » Révolte de cet ancien combattant du Vietnam atteint du sida et déclarant à un journaliste new-yorkais : « J'ai cette théorie à propos du sida. La maladie est faite par l'homme. C'est une conspiration gouvernementale à l'échelle mondiale pour exterminer l'indésirable. Ils veulent commettre un génocide avec nous. » « Théorie » politique et criminelle qui fait écho à des rumeurs rapportant l'origine du mal à l'expérimentation d'un produit utilisé pour la guerre biologique. Vision où s'exprime une position personnelle de victime sociale marginalisée et qui s'étaye sur un précédent historique, le génocide.

Un autre aspect du sida fit mouche, dès le départ, dans le public, sa transmission par le sang et le sperme donnant lieu à une vision biologique autrement inquiétante : la contamination se ferait aussi par le canal de liquides corporels autres que le sperme, en particulier la salive et la sueur. Ici sont réactivées des croyances anciennes dont j'ai pu constater la vigueur à propos de la représentation de la maladie mentale (Jodelet, 1989). Ces croyances, où l'on retrouve la trace de la théorie des humeurs, rapportent la contagion par les liquides du corps à leur osmose avec le sang et le sperme. Ainsi en va-t-il pour la maladie mentale dont la dégénérescence affecte les nerfs, le sang et se transmet par la salive et la sueur. Ainsi en va-t-il pour le sida et pour la syphilis qui peuvent contaminer par simple contact avec les sécrétions corporelles, ou des objets sur lesquels elles se sont déposées. Corbin (1977) rappelle à quelles aberrations [34] ces croyances ont donné lieu, dans le cas de la syphilis, jusque dans les milieux médicaux les plus autorisés, quelles élucubrations ont été forgées à propos de la « syphilis des innocents » contaminés par inadvertance. Mêmes menaces avec le sida et l'on sait les terreurs qu'elles ont inspirées et continuent d'inspirer malgré les démentis apportés par le corps médical. Cette résurgence de croyances archaïques s'opère à la faveur d'un manque d'information. Mais sa force tient aussi à sa valeur symbolique : le danger du contact corporel est, depuis l'Antiquité, un thème récurrent dix discours raciste qui utilise la référence biologique pour fonder l'exclusion de l'altérité (De la campagne, 1983). Quoi d'étonnant alors à voir un mouvement comme le Front national unir sous le même anathème « immigrés » et « sidaïques », partir en guerre contre les risques de contagion que portent ces derniers, préconiser des précautions obsessionnelles pour le personnel soignant, et, pour le corps social, des mesures de protection allant jusqu'à la création d'espaces réservés dont le « sidatorium » aux sombres connotations.

Arrêtons-nous un instant sur cet exemple. Un évènement surgit dans l'horizon social qui ne peut laisser indifférent : il mobilise peur, attention et une activité cognitive pour le comprendre, le maîtriser et s'en défendre. Le manque d'information et l'incertitude de la science favorisent l'émergence de représentations qui vont circuler de bouche à oreille ou rebondir d'un support médiatique à l'autre. Depuis la pancarte brandie dans les rues aux États-Unis (Jeanneney, 1987) : « Dieu n'a pas créé Adam et Steve » (on notera qu'ici l'image télévisée — les fils du feuilleton « Dynastie » dont l'un Steve est homosexuel — est élevée au rang de l'image biblique du couple — Adam et Ève — pour signifier l'illégitimité de l'inversion), jusqu'aux journaux, la télévision (investis, en outre, d'un rôle éducatif), et aux pamphlets politiques ou autres traités alarmistes (voir le débat ouvert autour du récent ouvrage de Masters et Johnson).

Élaborées avec les « moyens du bord », ces représentations s'inscrivent dans des cadres de pensée préexistants, engagent une morale sociale, que l'on fasse ou non l'amalgame entre danger physique et danger moral. La liberté du safe-sex s'oppose aux « vertus » de la tradition qui trouve là un nouveau cheval de bataille, soutenue par l'autorité religieuse. Valeurs et modèles [35] sociaux chargent de contenus différents le mot sida, la maladie et ses victimes. Des représentations biologiques correspondant à des savoirs enfouis dans la mémoire sociale ressurgissent, en raison de leur valence symbolique parfois orchestrée à des fins politiques et sociales. Des mots se forgent porteurs de représentation : « sidaïque » sonne comme « judaïque », « sidatorium » comme « sanatorium » ou « crématorium », avec un pouvoir d'évocation tel qu'ils induisent à ranger les malades dans une catégorie à part et à adopter ou justifier des conduites de discrimination.

Ainsi, deux représentations, l'une morale l'autre biologique, sont construites pour accueillir un élément nouveau — et nous verrons qu'il s'agit là d'une fonction cognitive majeure de la représentation sociale. Elles s'étayent sur des valeurs variables selon les groupes sociaux dont elles tirent leurs significations comme sur des savoirs antérieurs réactivés par une situation sociale particulière — et nous verrons qu'il s'agit là de processus centraux dans l'élaboration représentative. Elles sont reliées à des systèmes de pensée plus larges, idéologiques ou culturels, à un état des connaissances scientifiques, comme à la condition sociale et à la sphère de l'expérience privée et affective des individus.

Les instances et relais institutionnels, les réseaux de communication médiatiques ou informels interviennent dans leur élaboration, ouvrant la voie à des processus d'influence, voire de manipulation sociale — et nous verrons qu'il s'agit là de facteurs déterminants dans la construction représentative. Ces représentations forment système et donnent lieu à des « théories » spontanées, versions de la réalité qu'incarnent des images ou que condensent des mots, les uns et les autres chargés de significations — et nous verrons qu'il s'agit là des états qu'appréhende l'étude scientifique des représentations sociales. Enfin, à travers ces diverses significations, les représentations expriment ceux (individus ou groupes) qui les forgent et donnent de l'objet qu'elles représentent une définition spécifique. Ces définitions partagées par les membres d'un même groupe construisent une vision consensuelle de la réalité pour ce groupe. Cette vision, qui peut entrer en conflit avec celle d'autres groupes, est un guide pour les actions et échanges quotidiens — et nous verrons qu'il s'agit là des fonctions et de la dynamique sociales des représentations.

[36]

APPROCHES DE LA NOTION
DE REPRÉSENTATION SOCIALE


Cet exemple montre, comme tant d'autres auraient pu le faire, que les représentations sociales sont des phénomènes complexes toujours activés et agissant dans la vie sociale. Dans leur richesse phénoménale on repère des éléments divers dont certains sont parfois étudiés de manière isolée : éléments informatifs, cognitifs, idéologiques, normatifs, croyances, valeurs, attitudes, opinions, images, etc. Mais ces éléments sont toujours organisés sous l'espèce d'un savoir disant quelque chose sur l'état de la réalité. Et c'est cette totalité signifiante qui, en rapport avec l'action, se trouve au centre de l'investigation scientifique. Celle-ci se donnant pour tâche de la décrire, l'analyser, l'expliquer en ses dimensions, formes, processus et fonctionnement. Durkheim (1895) fut le premier à identifier de tels objets, comme productions mentales sociales relevant d'une étude de « l’idéation collective ». Moscovici (1961) en renouvela l'analyse, insistant sur la spécificité des phénomènes représentatifs dans les sociétés contemporaines que caractérisent l'intensité et la fluidité des échanges et communications, le développement de la science, la pluralité et la mobilité sociales.

Notre exemple permet aussi d'approcher une première carac-térisation de la représentation sociale sur laquelle s'accorde la communauté scientifique. C'est une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d'une réalité commune à un ensemble social. Également désignée comme « savoir de sens commun » ou encore « savoir naïf », « naturel », cette forme de connaissance est distinguée, entre autres, de la connaissance scientifique. Mais elle est tenue pour un objet d'étude aussi légitime que cette dernière en raison de son importance dans la vie sociale, de l'éclairage qu'elle apporte sur les processus cognitifs et les interactions sociales.

On reconnaît généralement que les représentations sociales, en tant que systèmes d'interprétation régissant notre relation au monde et aux autres, orientent et organisent les conduites et les communications sociales. De même interviennent-elles dans des processus aussi variés que la diffusion et l'assimilation [37] des connaissances, le développement individuel et collectif, la définition des identités personnelles et sociales, l'expression des groupes, et les transformations sociales.

En tant que phénomènes cognitifs, ils engagent l'appartenance sociale des individus avec les implications affectives et normatives, avec les intériorisations d'expériences, de pratiques, de modèles de conduites et de pensée, socialement inculqués ou transmis par la communication sociale, qui y sont liées. De ce fait leur étude constitue une contribution décisive à l'approche de la vie mentale individuelle et collective. De ce point de vue, les représentations sociales sont abordées à la fois comme le produit et le processus d'une activité d'appropriation de la réalité extérieure à la pensée et d'élaboration psychologique et sociale de cette réalité. C'est dire que l'on s'intéresse à une modalité de pensée, sous son aspect constituant — les processus — et constitué — les produits ou contenus. Modalité de pensée qui tient sa spécificité de son caractère social.

En effet, représenter ou se représenter correspond à un acte de pensée par lequel un sujet se rapporte à un objet. Celui-ci peut être aussi bien une personne, une chose, un évènement matériel, psychique ou social, un phénomène naturel, une idée, une théorie, etc. ; il peut être aussi bien réel qu'imaginaire ou mythique, mais il est toujours requis. Il n'y a pas de représentation sans objet. Quant à l'acte de pensée par lequel s'établit la relation entre le sujet et l'objet, il a des caractéristiques spécifiques par rapport à d'autres activités mentales (perceptive, conceptuelle, mémorielle, etc.). D'autre part la représentation mentale, comme la représentation picturale, théâtrale ou politique, donne à voir cet objet, en tient lieu, est à sa place ; elle le rend présent quand il est lointain ou absent. Elle est donc le représentant mental de l'objet qu'elle restitue symboliquement. En outre, contenu concret de l'acte de pensée, elle porte la marque du sujet et de son activité. Ce dernier aspect renvoie au caractère constructif, créatif, autonome de la représentation qui comporte une part de reconstruction, d'interprétation de l'objet et d'expression du sujet.

Ces caractéristiques générales du fait de représentation rendent compte des focalisations de la recherche portant sur les représentations sociales. Prise en compte de la particularité des objets. Double centration sur les contenus et les processus.

[38]

Attention à la dimension sociale susceptible d'infléchir l'activité représentative et son produit. Partant de la richesse phénoménale observée intuitivement, les différentes approches vont découper des objets qui seront recueillis, analysés et manipulés grâce à des procédures empiriques certifiées, pour déboucher sur des construits scientifiques justiciables d'un traitement théorique. La richesse de la notion de représentation comme la diversité des courants de recherche prêtent à des angles d'attaque et des optiques variés dans le traitement des phénomènes représentatifs. Nous allons tenter de suivre quelques pistes majeures. Mais d'abord un constat.

VITALITÉ, TRANSVERSALITÉ,
COMPLEXITÉ


Quiconque regarde le champ de recherche aujourd'hui cristallisé autour de la notion de représentation sociale ne manquera pas de relever trois particularités saillantes : la vitalité, la transversalité et la complexité.

La vitalité, voici une notion désormais consacrée dans les sciences humaines par un usage qui tend à se généraliser depuis une décade, mais fut, depuis Durkheim, rien moins que constant. Rapidement tombée en désuétude, la notion de représentation sociale, après avoir été remise en lumière dans la psychologie sociale par Moscovici, eut encore à connaître une période de latence avant de mobiliser un vaste courant de recherche dont la bibliographie figurant en tête de cet ouvrage donne une première idée. Attestent de ce regain non seulement le nombre des publications, mais aussi la diversité des pays où elle est employée, des domaines où elle est appliquée, des approches méthodologiques et théoriques qu'elle inspire.

Une telle conquête s'explique par la levée d'obstacles de type épistémologique qui ont empêché le déploiement de la notion. Moscovici (chap. 2) envisage, de ce point de vue, la période qui a précédé sa reprise de la notion de représentation sociale. Pour la période qui l'a suivie, j'ai indiqué ailleurs (Jodelet, 1984, 1985) comment son développement eut à pâtir, entre autres, d'un double verrouillage. En psychologie d'abord, en raison de la dominance du modèle behavioriste qui déniait [39] toute validité à la prise en compte des phénomènes mentaux et de leur spécificité. Dans les sciences sociales, ensuite, en raison de la dominance d'un modèle marxiste dont la conception mécaniste des rapports entre infra et superstructure déniait toute légitimité à ce domaine d'étude tenu pour peuplé de purs reflets ou soupçonné d'idéalisme. Mais l'évolution des recherches et les changements de paradigmes dans les diverses sciences humaines devaient redonner à la notion toute son actualité, ouvrant des perspectives fécondes et des recherches nouvelles.

En psychologie un renversement décrit par Markus et Zajonc (1987) s'est produit qui fait rejoindre le point de vue défendu dès 1961 par Moscovici. Avec le déclin du behaviorisme et les « révolutions » du new-look, dans les années 70, et du cognitivisme, dans les années 80, le paradigme « stimulus-réponse » (S-R) s'est progressivement enrichi. Dans un premier temps le sujet — dénommé organisme — est intégré dans le schéma originel comme instance médiatrice entre le stimulus et la réponse, ce que traduit le schéma S-O-R. Dans un deuxième temps, avec la prise en compte des structures mentales, les représentations, états psychologiques internes, correspondant à une construction cognitive active de l'environnement, tributaire de facteurs individuels et sociaux, reçoivent un rôle créateur dans le processus d'élaboration de la conduite. Ce qu'exprime le schéma O-S-O-R, qui coïncide avec celui que Moscovici proposait dans sa critique du schéma S-R en disant que la représentation détermine à la fois le stimulus et la réponse, qu'il n'y a « pas de coupure entre l'univers extérieur et l'univers intérieur de l'individu (ou du groupe) » (1969, p. 9).

Le concept, qui fut rénovateur en psychologie sociale, apparaît comme réunificateur dans les sciences sociales. Le changement des conceptions de l'idéologie (devenue, avec les travaux de l'école althussérienne, instance autonome, cadre de toute pratique, produisant des effets de connaissance et dotée d'une efficace propre) conduit à surmonter les apories de la hiérarchisation des niveaux de la structure sociale et à réhabiliter la représentation. Celle-ci est conçue par l'historien comme un élément nécessaire de la chaîne conceptuelle permettant de penser « les rapports entre le matériel et le mental dans l'évolution des sociétés » (Duby, 1978, p. 20). Elle se voit conférer par l'anthropologue la propriété de particulariser dans chaque formation [40] sociale l'ordre culturel (Héritier, 1979), d'être constitutive du réel et de l'organisation sociale (Auge, 1974 ; Godelier, 1984), d'avoir une efficacité propre dans leur devenir. Pour le sociologue, elle rend compte des comportements politiques (Michelat et Simon, 1977) et religieux (Maître, 1972) et apparaît, via son objectivation dans le langage et sa mise en acceptabilité par le discours politique, comme un facteur de transformation sociale (Bourdieu, 1982 ; Faye, 1973). Propriétés assignées à la représentation sociale dès 1961 par Moscovici avec lequel converge, par ailleurs, la sociologie de la connaissance élaborée dans le cadre de l'interactionnisme symbolique (Berger et Luckman, 1966), l'ethnométhodologie (Cicourel, 1973), la phénoménologie (Schutz, 1962) qui rapportent la réalité sociale à une construction consensuelle, établie dans l'interaction et la communication.

Cette dynamique, qui déborde largement les limites du domaine psychosociologique, ne suffit pas cependant à rendre compte de la physionomie actuelle de ce dernier. Il faut aussi se rapporter à la fécondité de la notion, mesurable à la diversité des perspectives et des débats qu'elle suscite. L'une des raisons qui ont amené Moscovici (1969, 1984) à renouer avec l'usage de la notion fut la réaction contre l'insuffisance des concepts de la psychologie sociale, la limitation de ses objets et paradigmes. Cette perspective critique a pu entraîner un certain flou notionnel qui fut aussi raison de fécondité. Il a en effet autorisé des entreprises empiriques et conceptuelles diverses et l'articulation de la conception psychosociologique à celle d'autres disciplines. Il est aussi raison de vitalité dans la mesure où il autorise des interprétations multiples de la notion et des discussions qui sont source d'avancées théoriques. Ce bourgeonnement a directement à voir avec les autres caractères que nous avons mentionnés : la trans- versalité et la complexité.

Située à l'interface du psychologique et du social, la notion a vocation pour intéresser toutes les sciences humaines. On la retrouve à l'œuvre en sociologie, anthropologie et histoire ; étudiée dans ses rapports à l'idéologie, aux systèmes symboliques et aux attitudes sociales que reflètent les mentalités. Sperber (chap. 4), et Laplantine (chap. 13) illustrent ainsi l'opérativité de la notion et son enrichissement en anthropologie. Elle rejoint également, via les processus cognitifs qu'elle implique, le champ de la psychologie cognitive, de la cognition sociale [41] avec laquelle Doise (chap. 10 et 16), Semin (chap. 11), Hewstone (chap. 12) examinent quelques articulations. Renvoyant à une forme de pensée, son étude relève aussi de la logique abordée sous son aspect naturel par Grize (chap. 6) ou social par Windish (chap. 7). Ce n'est pas tout. Comme le montrent Kaës (chap. 3), Chombart de Lauwe et Feuerhahn (chap. 15), on peut observer dans la production représentative le jeu de la fantasmatique individuelle et de l'imaginaire social, ce qui nous renvoie à la psychanalyse. De même, le rôle du langage dans les phénomènes représentatifs qu'analyse Harré (chap. 5) engage aussi la réflexion des théoriciens du langage (Fodor, 1981 ; Searle, 1983). Cette multiplicité de relations avec des disciplines voisines confère au traitement psychosociologique de la représentation un statut transverse qui interpelle et articule divers champs de recherche, réclamant, non une juxtaposition mais une réelle coordination de leurs points de vue. Dans cette transversalité réside sans doute l'un des apports les plus prometteurs de ce domaine d'étude.

Partant, la notion de représentation sociale présente comme les phénomènes qu'elle permet d'aborder une certaine complexité et dans sa définition et dans son traitement. « Sa position mixte au carrefour d'une série de concepts sociologiques et de concepts psychologiques » (Moscovici, 1976, p. 39) implique qu'elle soit mise en rapport avec des processus relevant d'une dynamique sociale et d'une dynamique psychique et que soit élaboré un système théorique lui-même complexe. On doit prendre en compte d'un côté le fonctionnement cognitif et celui de l'appareil psychique, de l'autre le fonctionnement du système social, des groupes et des interactions pour autant qu'ils affectent la genèse, la structure et l'évolution des représentations et sont concernés par leur intervention. Vaste programme qui est loin d'être accompli, s'il est en voie de réalisation, comme nous le verrons. Mais il faut le dire : les représentations sociales doivent être étudiées en articulant éléments affectifs, mentaux et sociaux et en intégrant à côté de la cognition, du langage et de la communication, la prise en compte des rapports sociaux qui affectent les représentations et la réalité matérielle, sociale et idéelle sur laquelle elles ont à intervenir. C'est dans cette visée que Moscovici a formulé et développé sa théorie (cf. notamment 1976, 1981, 1982, 1984). [42] Une théorie qui constitue la seule tentative systématique et globale existant à ce jour, comme le rappelle Herzlich (1972).

En effet, dans une exploration en perpétuelle tension entre le pôle psychologique et le pôle social, les différents travaux menés en laboratoire et sur le terrain se sont le plus souvent focalisés, par souci heuristique, sur des aspects bien circonscrits des phénomènes représentatifs. Non sans courir parfois le risque de les ramener à des évènements intra-individuels ou de les diluer dans des processus idéologiques ou culturels. Limitation et réductionnismes dont le développement théorique de la notion ne peut que pâtir et qu'il faut éviter ainsi que le souligne Doise : « La pluralité d'approches de la notion et la pluralité de significations qu'elles véhiculent en font un instrument de travail difficile à manipuler. Mais la richesse et la variété même des travaux inspirés par cette notion font qu'on hésiterait même à la faire évoluer par un réductionnisme qui privilégierait par exemple une approche exclusivement psychologique ou sociologique. Ce serait précisément enlever à la notion sa fonction d'articulation de différents systèmes explicatifs. On ne peut pas éliminer de la notion de représentation sociale les références aux multiples processus individuels, interindividuels, intergroupes et idéologiques qui souvent entrent en résonance les uns avec les autres et dont les dynamiques d'ensemble aboutissent à ces réalités vivantes que sont en dernière instance les représentations sociales » (1986, p. 19, 83). Aussi, est-ce dans une approche respectant la complexité des phénomènes et de la notion que doit se développer la théorie, même si cela paraît une gageure.

L’ESPACE D’ÉTUDE
DES REPRÉSENTATIONS SOCIALES


En plus de vingt ans, s'est constitué, particulièrement en psychologie sociale, un champ ayant fait l'objet de revues et commentaires divers (Codol, 1969 ; Farr, 1977, 1984, 1987 ; Harré, 1984 ; Herzlich, 1972 ; Jodelet, 1984 ; Potter et Litton, 1985) et dont les acquis présentent des convergences certaines. Néanmoins, la multiplicité des perspectives y dessine des territoires plus ou moins autonomes par l'accent mis sur des aspects spécifiques des phénomènes représentatifs. Il en résulte un espace d'étude multidimensionnel que nous allons [43] essayer de baliser en nous aidant du tableau I (p. 44) qui synthétise les problématiques et leurs axes de développement.

Au centre de ce tableau figure le schéma de base caractérisant la représentation comme une forme de savoir pratique reliant un sujet à un objet. Tous se rejoignent sur ce schéma même s'ils confèrent à ses termes une portée et des implications variables. Nous y retrouvons des éléments et relations, déjà mentionnés, dont les recherches se donnent pour but de spécifier et expliquer les modalités. Rappelons-les avant de survoler les recherches :

La représentation sociale est toujours représentation de quelque chose (l'objet) et de quelqu'un (le sujet). Les caractéristiques du sujet et de l'objet auront une incidence sur ce qu'elle est.

La représentation sociale est avec son objet dans un rapport de « symbolisation », elle en tient lieu, et « d'interprétation », elle lui confère des significations. Ces significations résultent d'une activité qui fait de la représentation une « construction » et une « expression » du sujet. Cette activité peut renvoyer soit à des processus cognitifs — le sujet est alors considéré d'un point de vue épistémique — soit à des mécanismes intrapsychiques (projections fantasmatiques, investissements pulsionnels, identitaires, motivations, etc.) — le sujet est alors considéré d'un point de vue psychologique. Mais la particularité de l'étude des représentations sociales est d'intégrer dans l'analyse de ces processus l'appartenance et la participation sociales ou culturelles du sujet. C'est ce qui la distingue d'une perspective purement cognitiviste ou clinique. D'autre part, elle peut aussi s'attacher à l'activité mentale d'un groupe ou d'une collectivité, ou considérer cette activité comme l'effet de processus idéologiques qui traversent les individus. Nous aurons à revenir sur ces points essentiels.

— Forme de savoir, la représentation se présentera comme une « modélisation » de l'objet directement lisible dans, ou inférée de, divers supports linguistiques, comportementaux ou matériels. Toute étude de représentation passera par une analyse des caractéristiques liées au fait qu'elle est une forme de connaissance.

— Qualifier ce savoir de « pratique » réfère à l'expérience à partir de laquelle il est produit, aux cadres et conditions dans lesquels il l'est, et surtout au fait que la représentation sert à

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agir sur le monde et autrui. Ce qui débouche sur ses fonctions et son efficacité sociales. La position occupée par la représentation dans l'ajustement pratique du sujet à son environnement, la fera qualifier par certains de compromis psychosocial.

Les questions que soulève l'articulation de cet ensemble d'éléments et de relations peuvent être condensées dans la formule suivante : « Qui sait et d'où sait-on ? » — « Que et comment sait-on ? » — « Sur quoi sait-on et avec quel effet ? ». Ces interrogations débouchent sur trois ordres de problématiques qui sont présentées en allant de gauche à droite dans le Tableau I : a / conditions de production et de circulation ; b / processus et états ; c / statut épistémologique des représentations sociales. Ces problématiques sont interdépendantes et subsument les thèmes des travaux théoriques et empiriques.

Si l'on suit l'historique du champ de recherche c'est vers le rapport de la représentation à la science et à la société qu'il faut se tourner. En effet, quand Moscovici a renoué avec le concept de Durkheim, ce ne fut pas seulement dans une perspective critique, qui était d'ailleurs assortie d'une visée constructive : donner à la psychologie sociale des objets et outils conceptuels permettant une connaissance cumulative, en prise avec les véritables questions posées par la vie sociale. L'ouvrage La psychanalyse, son image et son public, suivant la dérive d'une théorie scientifique, la psychanalyse, à mesure de sa pénétration dans la société, entendait contribuer à une psychosociologie de la connaissance alors inexistante à côté d'une sociologie de la connaissance florissante, et à une épistémologie du sens commun à peine naissante (Heider, 1958). Cette étude du « choc » entre une théorie et des modes de pensée propres à différents groupes sociaux cernait comment s'opère la transformation d'un savoir (scientifique) dans un autre (sens commun) et réciproquement. Deux axes de préoccupation y sont associés. Le premier s'attache à la fabrication d'une connaissance « populaire », à l'appropriation sociale de la science par une « société pensante », composée de « savants amateurs », et à l'étude des caractères distinctifs de la pensée naturelle eu égard à la pensée scientifique (Moscovici et Hewstone, 1983, 1984). Le second axe concerne la diffusion des connaissances à laquelle font référence Schiele et Boucher (chap. 19). Aux travaux examinant l'interdépendance entre les processus de représentation et de vulgarisation (Ackermann et al, [46] 1963,1971,1973-1974 ; Barbichon, 1972 ; Roqueplo, 1974), fait écho l'accent porté, avec une insistance croissante, en didactique des sciences et formation des adultes, sur le rôle des représentations sociales comme système d'accueil pouvant faire obstacle ou servir de point d'appui à l'assimilation du savoir scientifique et technique (Albertini et Dussault, 1984 ; Astolfi, Giordan et al., 1978 ; Audigier et al, 1986).

Ces deux optiques convergent sur le fait que la connaissance « naïve » ne doit pas être invalidée comme fausse ou biaisée. Ce qui va à l'encontre de certains postulats cognitivistes selon lesquels existeraient des « biais » naturels, inhérents au fonctionnement mental spontané, par exemple dans l'attribution de causalité. Il s'agit d'une connaissance « autre » que celle de la science mais qui est adaptée à, et corroborée par, l'action sur le monde. Sa spécificité dont rendent compte une formation et des finalités sociales, est un objet d'étude épistémologique non seulement légitime mais nécessaire pour comprendre pleinement les mécanismes de la pensée et pertinent pour traiter du savoir scientifique lui-même, ce dont Palmonari et Zani (chap. 14) donnent un exemple à propos de la psychologie.

Nous rejoignons ici un postulat fondamental dans l'étude des représentations sociales : celui d'une interrelation, d'une correspondance, entre les formes d'organisation et de communication sociales et les modalités de la pensée sociale, envisagée sous l'angle de ses catégories, de ses opérations, et de sa logique. Il trouva sa formulation première chez Durkheim qui insistait sur l'isomorphie entre représentations et institutions : les catégories servant à la classification des choses sont solidaires des formes de groupement social, les relations entre classes le sont de celles qui organisent la société. Il fut différemment développé selon que les auteurs ont porté leur attention sur le lien existant entre communication sociale d'une part, structure sociale de l'autre, et représentations.

DU RÔLE DE LA COMMUNICATION

Ce postulat est une hypothèse forte chez Moscovici qui explique les phénomènes cognitifs en partant des divisions et des interactions sociales. Il a particulièrement insisté sur le [47] rôle de la communication sociale pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il s'agit d'un objet propre à la psychologie sociale qui contribue ainsi de façon originale à l'approche des phénomènes cognitifs. Ensuite, la communication joue un rôle fondamental dans les échanges et interactions qui concourent à l'institution d'un univers consensuel. Enfin, elle renvoie à des phénomènes d'influence et d'appartenance sociales décisifs dans l'élaboration des systèmes intellectuels et de leurs formes. L'incidence de la communication est examinée par Moscovici à trois niveaux : 1 / au niveau de l'émergence des représentations dont les conditions affectent les aspects cognitifs. Au nombre de ces conditions se rangent la dispersion et le décalage des informations concernant l'objet représenté et qui sont inégalement accessibles selon les groupes ; la focalisation sur certains aspects de l'objet en fonction des intérêts et de l'implication des sujets ; la pression à l'inférence due à la nécessité d'agir, prendre position ou obtenir la reconnaissance et l'adhésion des autres. Autant d'éléments qui vont différencier la pensée naturelle dans ses opérations, sa logique et son style ; 2 / au niveau des processus de formation des représentations, l'objectivation et l'ancrage qui rendent compte de l'interdépendance entre l'activité cogni-tive et ses conditions sociales d'exercice, aux plans de l'agencement des contenus, des significations et de l'utilité qui leur sont conférés ; 3 / au niveau des dimensions des représentations ayant trait à l'édification de la conduite : opinion, attitude, stéréotype sur lesquelles interviennent les systèmes de communication médiatiques. Ceux-ci, selon les effets recherchés sur leur audience, présentent des propriétés structurales différentes correspondant à la diffusion, la propagation et la propagande. La diffusion est mise en rapport avec la formation des opinions, la propagation avec celle des attitudes et la propagande avec celle des stéréotypes.

Ainsi la communication sociale, sous ses aspects interindividuels, institutionnels et médiatiques apparaît-elle comme condition de possibilité et de détermination des représentations et de la pensée sociales. De nombreux auteurs ont développé les implications d'un tel statut. Grize (1984 et ici) rapporte les processus de schématisation des représentations et les propriétés de la logique naturelle aux rapports d'influence engagés dans les situations d'interlocution, influence qui vise à faire de ses [48] idées des évidences objectives. De même les rapports d'influence fondent le rôle de la communication dans les milieux scientifiques (Knorr-Cetina, 1981) quand il s'agit de la fabrication de la science et de ses faits : « De toutes les activités humaines la fabrication des faits est la plus intensément sociale, telle est l'évidence qui permit naguère à la sociologie des sciences de prendre son essor. Le sort d'un énoncé est, littéralement, entre les mains d'une foule ; chacun peut le laisser tomber, le contredire, le traduire, le modifier, le transformer en artefact, le tourner en dérision, l'introduire dans un autre contexte à titre de prémisse, ou dans certains cas, le vérifier, le certifier et le passer tel quel à quelqu'un d'autre, lequel à son tour, etc. Le mot "c'est un fait" ne définit pas l'essence de certains énoncés, mais certains parcours dans une foule » (Latour, 1983).

Ce parcours ne concerne pas seulement le fait scientifique. Il est à la base de bien des productions mentales institutionnelles. Ceci est particulièrement visible dans les communautés urbaines ou rurales dont l'unité et l'identité sont assurées par les échanges informels établis entre les groupes « co-actifs » (Maget, 1955) qui les composent. Ceux-ci partagent le même type d'activité, constituant de manière dialogique le système normatif et notionnel qui régit leur vie professionnelle et quotidienne. Ce processus éclaire les écueils rencontrés par le transfert et le changement technologique dont Darré (1985) donne un exemple, à propos de l'élevage en milieu paysan. Il existe également des ressorts émotionnels à la fabrication des faits. La communication sert alors de soupape pour libérer les sentiments dysphoriques suscités par des situations collectives anxiogènes ou mal tolérées. Ainsi des phénomènes de rumeurs qui surgissent souvent en milieu urbain à l'occasion de crises, de conflits intergroupes (Morin, 1970). La peur, le rejet de l'altérité entre autres suscitent des échanges qui donnent corps à des informations ou évènements fictifs. Ainsi se créent de véritables « légendes urbaines » (Brunvand, 1981) dont les thèmes présentent une remarquable stabilité dans le temps et l'espace (Campion-Vincent, 1989). La mise en acte de l'imaginaire collectif dans la communication est aussi illustrée par le discours sur l'insécurité (Ackermann, Dulong, Jeudy, 1983). Les récits que les victimes d'agression (vols, attaques, etc.) font de ce qui leur est arrivé suivent à la lettre un même scénario repris [49] collectivement et permettent de se situer dans une même catégorie victimisée, forme d'une nouvelle solidarité sociale. Et nous avons relevé des phénomènes similaires à propos du sida.

Sperber insiste dans son chapitre sur l'importance de considérer la circulation des représentations culturelles. Sa remarque va au-delà de l'anthropologie. Les recherches qui abordent les représentations comme des formes d'expression culturelle renvoient plus ou moins directement à de tels processus de diffusion, qu'il s'agisse des codes sociaux servant à interpréter les expériences de l'individu en société — par exemple celle de la maladie (Herzlich, 1969) — des valeurs et modèles servant à définir un statut social — par exemple, la femme, l'enfant (Chombart de Lauwe, 1963, 1971) —, celle des symboles et invariants servant à penser des entités collectives par exemple, le groupe (Kaës, 1976), la folie (Schurmans, 1985).

De ces exemples, ressort l'importance primordiale de la communication dans les phénomènes représentatifs. Tout d'abord, elle est le vecteur de transmission du langage lui-même porteur de représentations. Ensuite, elle a une incidence sur les aspects structurels et formels de la pensée sociale, pour autant qu'elle engage des processus d'interaction sociale, influence, consensus ou dissensus et polémique. Enfin, elle concourt à forger des représentations qui, étayées sur une énergétique sociale, sont pertinentes pour la vie pratique et affective des groupes. Énergétique et pertinence sociales qui rendent compte, à côté du pouvoir performatif des mots et discours, de la force avec laquelle les représentations instaurent des versions de la réalité, communes et partagées.

LE SOCIAL :
DU PARTAGE À LA VIE COLLECTIVE


Voici qui donne toute sa portée au partage social des représentations. Leur caractère est souvent ramené à leur extensivité au sein d'un groupe ou de la société, ce qui donne lieu à certaines critiques (Harré, 1985) d'ailleurs formulées dès 1961 par Moscovici. Ce critère risque d'être purement formel et réducteur si l'on n'est pas attentif à la dynamique sociale qui le sous-tend. Peut-on dire, en effet, que l'on partage une même idée, une même [50] représentation, comme on partage un même sort ? Il ne semble pas, car la représentation suppose un processus d'adhésion et de participation qui la rapproche de la croyance. Comme le remarque Veyne à propos des mentalités, les connotations sociales de la connaissance ne tiennent pas tant à sa distribution chez plusieurs individus, qu'à ce que « la pensée en chacun d'eux est, de diverses manières, marquée par le fait que les autres la pensent aussi » (1974, p. 74). On adopte de confiance ce que disent les experts dont on ne peut avoir la connaissance par une sorte de « division du travail linguistique » (Putnam, 1975). De plus, l'intériorisation d'autrui favorise « l'édification des châteaux de cartes (où chaque individu est une carte) qui s'écroulent un beau jour parce que l'appui de tous sur tous s'est écroulé » (Veyne, id., p. 80).

Certes, il y a des représentations qui nous échoient toutes faites ou qui « traversent » les individus. Celles qu'impose une idéologie dominante, ou celles qui sont liées à une condition définie au sein de la structure sociale. Mais même dans ces cas, le partage implique une dynamique sociale qui rend compte de la spécificité des représentations. C'est ce que développent les recherches rapportant le caractère social de la représentation à l'inscription sociale des individus. La place, la position sociale qu'occupent ces derniers, ou les fonctions qu'ils remplissent, déterminent les contenus représentationnels et leur organisation, via le rapport idéologique qu'ils entretiennent avec le monde social (Pion, 1972), les normes institutionnelles et les modèles idéologiques auxquels ils obéissent. Gilly (chap. 12) examine l'articulation entre ces éléments dans le cas du système éducatif. Vergès (chap. 18) analyse dans une optique similaire les composants et déterminants des représentations économiques. D'autres travaux, tels ceux de Kaës (1968) et Larrue (1972) sur les représentations de la culture illustrent que le fait de partager une même condition sociale (la condition ouvrière) qui s'accompagne d'une relation au monde, de valeurs, modèles de vie, de contraintes ou désirs spécifiques, produit des effets sur la façon de concevoir la culture. De même pour la contrainte qu'exerce l'idéologie diffusée par des appareils d'État tel celui de la justice (Robert et Faugeron, 1978) et qui structure, via des attitudes sociales, les champs de représentation concernant les différents domaines et acteurs du système pénal. Dans tous [51] ces cas, le partage social est référé à un jeu de déterminations liées à la structure et aux rapports sociaux.

Cependant, même dans ces cas de détermination où le partage des représentations est un donné préexistant à la communication, on peut observer des phénomènes d'adhésion aux formes de pensée de la classe, du milieu ou du groupe d'appartenance, en raison de la solidarité et de l'affiliation sociales. Partager une idée, un langage, c'est aussi affirmer un lien social et une identité. Les exemples ne manquent pas où cette fonction est évidente, ne serait-ce que dans la sphère religieuse ou politique. Le partage sert à l'affirmation symbolique d'une unité et d'une appartenance. L'adhésion collective contribue à l'établissement et au renforcement du lien social. Or comme le remarque Douglas (1986), dans les sciences sociales on s'est peu attaché « au rôle de la cognition dans la formation du lien social » (p. 19) et d'ajouter qu'on y prend peu en compte ce que pourtant l'on sait fort bien : « Les groupes ont une influence sur la pensée de leurs membres et même développent des styles de pensée distinctifs » (p. 21). En regardant du côté des représentations et des solidarités qu'elles engagent, nous sommes en mesure d'éclairer les aspects cognitifs qui font la matière et la trame de la vie sociale. L'extensivité des représentations permet alors de saisir, au niveau des attributs intellectuels d'une collectivité, l'expression de sa particularité. C'est ce qu'a montré Moscovici à propos des représentations de la psychanalyse par lesquelles les différents groupes définissent leurs contours et leur identité. Expression identitaire déjà soulignée par Durkheim : « Ce que les représentations collectives traduisent c'est la façon dont le groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui l'affectent » (1895, p. xvii).

FONCTIONS SOCIALES
ET RAPPORT AU RÉEL


On conçoit, dès lors, que la représentation remplisse certaines fonctions dans le maintien de l'identité sociale et de l'équilibre sociocognitif qui s'y trouve lié. Il n'est qu'à voir les défenses mobilisées par l'irruption de la nouveauté. Quand la psychanalyse est apparue, elle fut ressentie comme une menace parce qu'elle contrevenait aux valeurs et modèles de pensée en vigueur dans différents groupes religieux ou politiques. De même voit-on des familles politiques considérer comme dangereux le fait de [52] s'informer sur la théorie marxiste ou d'en parler, comme si cela risquait de bouleverser leurs cadres mentaux. Quand, néanmoins, la nouveauté est incontournable, à l'évitement succède un travail d'ancrage visant à la familiariser, la transformer pour l'intégrer dans l'univers de pensée préexistant. Travail qui correspond à une fonction cognitive essentielle de la représentation et peut aussi concerner tout élément étrange ou inconnu dans l'environnement social ou idéel. Mugny et Carugati (1985) font, à propos des représentations de l'intelligence, une analyse subtile de cette dialectique. La disparité d'intelligence apparaît, quand on ne dispose pas d'information sur ses causes sociales (héritage culturel, rôle différenciateur de l'école) comme une étrangeté qui focalise l'attention et conduit à chercher une explication dans l'idéologie du don, masquant et naturalisant les inégalités sociales. Cette idéologie satisfait à un principe d'économie cognitive et se trouve d'autant plus facilement invoquée que l'identité sociale est mise en cause par les différences d'intelligence, comme c'est le cas pour les parents et les enseignants. De la sorte, s'ajoute à la fonction cognitive une fonction de protection et de légitimation.

Processus également observables à l'échelle collective. J'ai montré (1985) que dans une communauté rurale où vivent en liberté des malades mentaux, la population construit un système de représentations de la folie qui lui permet non seulement de gérer son interaction quotidienne avec ces derniers, mais aussi de se défendre contre une présence qu'elle juge dangereuse pour son image et son intégrité. Elle craint d'être assimilée aux malades et ne peut accepter qu'ils soient intégrés à part entière dans le tissu social. Elle développe une représentation de la folie postulant une insuffisance du contrôle cérébral sur le fonctionnement organique et mental, qui créerait un obstacle dirimant à la reprise d'une activité et d'une place sociales normales. Ceci permet de maintenir les malades dans un statut aliéné et restrictif, de s'opposer à toute revendication, de s'insérer, sur un pied d'égalité, dans la localité. Par quoi la représentation s'apparente à l'idéologie.

Ces fonctions s'ajoutent à celles d'orientation des conduites et communications, de justification anticipée ou rétrospective des interactions sociales ou relations intergroupes (Doise, 1973). Par quoi nous touchons à une autre spécification du caractère [53] social des représentations. Avec deux conséquences majeures, quoique différentes. L'une concerne l'étude des représentations : le social n'est pas unidimensionnel dans les représentations, et l'on peut s'attendre à devoir le référer, selon les cas, au partage et/ou aux déterminations, et/ou aux fonctions sociales de la représentation.

La deuxième conséquence renvoie au statut épistémologique de la représentation. De ce que nous venons de voir, ressort son caractère pratique, c'est-à-dire orienté vers l'action et la gestion du rapport au monde. Elle reste, comme le dit Piaget (1976), un mode de connaissance « socio-centrique », au service des besoins, désirs, intérêts du groupe. Cette finalité, le fait que la représentation soit une reconstruction de l'objet, expressive du sujet entraîne un décalage avec son réfèrent. Ce décalage peut être dû également à l'intervention spécifiante des valeurs et codes collectifs, des implications personnelles et des engagements sociaux des individus. Il produit trois types d'effet au niveau des contenus représentatifs : des distorsions, des supplé-mentations et des défalcations.

Dans le cas de la distorsion, tous les attributs de l'objet représenté sont présents mais accentués ou minorés de façon spécifique. Ainsi en va-t-il des transformations dans l'évaluation des qualités d'un objet, d'un acte, pour réduire une dissonance cognitive (Festinger, 1957). Autre exemple pris chez Chombart de Lauwe (1984) : la représentation de catégories sociales dominées (les enfants ou les femmes) qui s'élabore en référence à une catégorie dominante (les adultes ou les hommes). Les dominés ont des traits semblables à ceux des dominants dont ils sont cependant démarqués de deux manières. Soit par un mécanisme de « réduction » : présence des mêmes caractéristiques, mais sous forme atténuée, en qualité moindre ; dans l'image que les médias donnent des enfants, les filles se comportent comme les garçons mais leur autonomie vis-à-vis de l'entourage est plus faible. Soit par un mécanisme « d'inversion » : le dominé présente les caractères inverses de ceux du dominant ; l'image de l'enfant « authentique » est ainsi le reflet renversé de celle de l'adulte en société.

La supplémentation qui consiste à conférer à l'objet représenté des attributs, des connotations qui ne lui appartiennent pas en propre, procède d'un rajout de significations dû à l'investissement [54] du sujet et à son imaginaire. Analysant le « préjugé en action », Doise (1980) rappelle des résultats expérimentaux mettant en évidence une tendance à projeter sur autrui des traits que l'on possède, surtout si l'on croit que ces traits sont évalués défavorablement : la projection sur autrui sert à restaurer l'estime de soi, une représentation d'autrui conforme à soi valorise sa propre image construite eu égard à des groupes de référence. Dans une étude sur l'environnement, Lugassy (1970) illustre ce surcroît connotatif à propos des représentations de la « nature » et de la « forêt ». La première est chargée de significations opposées à celles de la ville, espace de contraintes sociales ; la seconde l'est d'images infantiles renvoyant au corps et à la sexualité.

Enfin, la défalcation correspond à la suppression d'attributs appartenant à l'objet. Elle résulte, dans la plupart des cas, de l'effet répressif des normes sociales. On en trouve une illustration désormais classique dans le schéma figuratif de la théorie psychanalytique dégagé par Moscovici (1976). La représentation comporte des concepts centraux : conscient, inconscient, refoulement, complexe, mais exclut un concept, tout aussi central, la libido, en raison de son association à la sexualité sur laquelle pèse, au moment de l'étude, un veto social. De même verra-t-on la sexualité des handicapés mentaux représentée de façon radicalement différente chez leurs éducateurs et leurs parents, en raison des rôles respectifs de ces derniers, de leur refus commun de s'identifier à eux. Les premiers attribuent aux enfants une sexualité « sauvage », brutale et sans affectivité alors que les seconds ont de leurs enfants une vision désexualisée mais débordante d'affectivité (Giami et al., 1983).

ÉTATS ET PROCESSUS
REPRÉSENTATIONNELS


Le rapport à un réfèrent objectif débouche sur le volet central de notre tableau : les états et processus caractérisant la représentation comme forme de savoir. C'est finir notre parcours sur ce qui est au cœur de toutes les recherches, le phénomène cognitif, après avoir mis en place ce qui en définit l'aspect social et fonctionnel, les conditions qui régissent sa genèse, son fonctionnement et son efficace.

[55]

L'étude du phénomène cognitif se fait à partir des contenus représentatifs, saisis dans différents supports : langage, discours, documents, pratiques, dispositifs matériels, sans préjuger, pour certains auteurs, de l'existence correspondante d'évènements intra-individuels, ou d'hypostases collectives (esprit, conscience de groupe). Travailler sur des contenus objectivés permet de ne pas grever la recherche de débats que l'empirie ne peut trancher. Cela entraîne une première différence avec la psychologie cognitive, dans la façon d'aborder la représentation comme savoir. Celle-ci réfère à des objets et processus hypothétiques ou appréhendés indirectement à travers la réalisation de tâches intellectuelles, épreuves de mémorisation, par exemple. L'approche sociale des représentations traite d'une matière concrète, directement observable, même si l'organisation latente de ses éléments fait l'objet d'une reconstruction de la part du chercheur.

Dans cette façon d'appréhender le contenu des représentations, deux orientations se dégagent qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre. Il est traité soit comme champ structuré, soit comme noyau structurant. Dans le premier cas on dégage les constituants des représentations (informations, images, croyances, valeurs, opinions, éléments culturels, idéologiques, etc.). Cette analyse dimensionnelle est complétée par la recherche du principe de cohérence structurant les champs de représentation : organisateurs socioculturels, attitudes, modèles normatifs ou encore schèmes cognitifs. Ces champs sont généralement recueillis par des méthodes d'enquête par questionnaire, entretien, ou traitement de matériel verbal consigné dans des documents attestés (voir dans la bibliographie les textes se rapportant aux images d'objets socialement valorisés tels que le corps, la culture, l'enfant, la femme, le groupe, la maladie, la psychologie, la santé, le travail, etc.). Ces champs sont également abordés en tant que champs sémantiques, ensembles de significations isolés à l'aide de différentes méthodes d'associations de mots (Di Giacomo, 1981, 1985 ; Le Bouedec, 1984 ; Galli et Nigro, 1986). Dans ce dernier cas, les recherches se rapprochent de la seconde orientation qui s'attache à dégager les structures élémentaires autour desquelles se cristallisent les systèmes de représentation. Abric (chap. 8) et Flament (chap. 9) développent un modèle théorique distinguant entre éléments [56] centraux et périphériques dont ils tirent d'importantes implications du point de vue de la stabilité et du changement des représentations comme de leur rapport à la pratique.

Ces propriétés structurales sont examinées à propos de représentations déjà constituées. Mais pour rendre compte de l'émergence des structures, il faut se rapporter aux processus qui président à la genèse des représentations. Celle-ci peut être envisagée en tenant compte des apprentissages sociaux qui interviennent au cours du développement de l'enfant (Duveen et Lloyd, 1986, 1988 ; Emler et Dickenson, 1985 ; Emler, Ohana, Moscovici, 1987 ; voir également les chapitres de Chombart de Lauwe et Doise). Cependant, indépendamment des aspects développementaux, les processus de formation des représentations rendent compte de leur structuration. Ceci vaut particulièrement pour l'objectivation, processus mis en évidence par Moscovici, illustré et enrichi par divers auteurs. Ce processus est décomposé en trois phases « construction sélective - schématisation structurante - naturalisation » dont les deux premières, surtout, manifestent, comme nous avons eu l'occasion de le voir, l'effet de la communication et des contraintes liées à l'appartenance sociale des sujets sur le choix et l'agencement des éléments constitutifs de la représentation.

Contenus et structure sont infléchis par un autre processus, l'ancrage, qui intervient en amont et en aval de la formation des représentations, en assurant leur incorporation dans le social. En amont, l'ancrage enracine la représentation et son objet dans un réseau de significations qui permet de les situer en regard des valeurs sociales et de leur donner cohérence. Mais, à ce niveau, l'ancrage joue un rôle décisif essentiellement en ce qu'il réalise leur inscription dans un système d'accueil notionnel, un déjà-là pensé. Par un travail de la mémoire, la pensée constituante s'appuie sur la pensée constituée pour ranger la nouveauté dans des cadres anciens, dans le déjà connu.

En aval de la formation représentative, l'ancrage sert à l'instrumentalisation du savoir en lui conférant une valeur fonctionnelle pour l'interprétation et la gestion de l'environnement. Il se situe alors en continuité avec l'objectivation. La « naturalisation » des notions leur donne valeur de réalités concrètes directement lisibles et utilisables dans l'action sur le monde et les autres. D'autre part, la structure imageante de la [57] représentation devient guide de lecture, et, par « généralisation fonctionnelle », théorie de référence pour comprendre la réalité. Ces processus génératifs et fonctionnels, socialement marqués, nous permettent d'approcher les représentations à différents niveaux de complexité. Depuis le mot jusqu'à la théorie qui sert de version du réel ; depuis les concepts, catégories jusqu'aux opérations de pensée qui les lient et à la logique naturelle caractéristique d'une pensée orientée vers la communication et l'action. Ils permettent également de rendre compte du caractère à la fois concret et abstrait des représentations et de leurs éléments qui ont un statut mixte de percept et de concept. Statut lié également au fait que la pensée sociale renvoie aux évènements concrets de la pratique sociale et doit, pour être communiquée, rester vivace dans la société, être une pensée en image, comme le soulignait Halbwachs à propos de la mémoire sociale : « Il n'y a pas d'idée sans images : plus précisément, idée et image ne désignent pas deux éléments, l'un social, l'autre individuel, de nos états de conscience, mais deux points de vue d'où la société peut envisager en même temps les mêmes objets, qu'elle marque leur place dans l'ensemble de ses notions, ou dans sa vie et son histoire » (1925, p. 281). Moscovici (1981) a démontré l'importance de ces « idées-images » dans la mobilisation psychologique des foules. Avec l'ancrage des représentations dans la vie collective, nous retrouvons la question de leur efficace. Il y a là un caractère distinctif de la pensée sociale qui retient particulièrement l'attention des sciences sociales. Le rôle des représentations dans le devenir social s'annonce comme un objet d'étude stimulant pour l'avenir.

CONCLUSION

Clore ainsi un parcours, nécessairement incomplet et souvent trop allusif, nous fait mesurer, je l'espère, la spécificité de l'approche des représentations sociales et son originalité. Ses recouvrements avec la façon dont la psychologie cognitive et les sciences sociales traitent la représentation se laissent aisément voir. Ses divergences aussi.

On retrouve des objets communs avec l'étude cognitive du savoir ; étude du contenu de la pensée, le savoir déclaratif et [58] procédural (savoir que et savoir comment) ; analyse de ce savoir en termes de « structure » et de « mémoire ». Mais renvoyer aux conditions sociales de production, de circulation et à la finalité des représentations leurs caractéristiques structurelles et processuelles, crée une différence radicale. Connaissance dérivée autant qu'inférée, la représentation sociale ne peut être pensée selon le modèle dominant du traitement de l'information. Son étude permet de contourner les difficultés que celui-ci soulève, à savoir le risque de réduire le fonctionnement mental à celui de l'ordinateur, comme le mentionne Anderson (1983) pour qui les « systèmes de production », ces organisations de contenu où sont détectés les mécanismes et processus cognitifs, présentent l'ambiguïté d'être en partie des langages de programmation pour ordinateur et en partie des théories psychologiques. Risque rappelé par Ehrlich pour qui l'informatique, bien que répondant au souci « d'objectiver un fonctionnement subjectif », reste néanmoins critiquable par « l'assujettissement des modèles de fonctionnement du sujet aux principes de fonctionnement de l'ordinateur et à la problématique des traitements de textes par les machines » (1985, p. 286). De plus le fait de s'intéresser à la fonction de la représentation, à sa relation à un réfèrent et à la communication permet d'éclairer ce qui reste encore des zones obscures dans l'approche cognitive de la représentation : celle de ses fonctionnements et de ses fonctions (Ehrlich, id.) ; celle de la formation et de la transformation des schèmes cognitifs, de leur relation au langage (Arnault de La Menardière et de Montmollin, 1985).

Penser la cognition comme quelque chose de social ouvre en fait des voies de recherches nouvelles. Il en va de même pour les sciences sociales qui n'ont pas intégré dans leur approche de la pensée sociale la dimension proprement cognitive et ne sont pas en mesure de penser le social comme du cognitif. Ce qui s'impose comme une nécessité à certains, telle Douglas qui leur donne pour tâche d'identifier les « processus cognitifs fondant l'ordre social », d'étudier comment « les institutions pensent » et comment « le processus cognitif individuel le plus élémentaire dépend des institutions sociales » (1986, p. 45). Ce par quoi nous rejoignons Piaget (1967) qui voit la psychologie et la sociologie comme « deux disciplines traitant du même objet » : « l'ensemble des conduites humaines dont chacune comporte, [59] dès la naissance et à des degrés divers, un aspect mental et un aspect social » (p. 19), affirmant que « l'homme est un et que toutes ses fonctions mentalisées sont également socialisées » (p. 20).

C'est dans une telle perspective qu'oeuvrent les recherches sur les représentations sociales dont chacune apporte une pierre à l'édification d'une science psychologique et sociale de la connaissance. Certains pensent qu'il serait souhaitable d'établir un modèle unitaire, une « conception multicompatible » (Le Ny, 1985) de la représentation, en raison, notamment, des exigences de la transdisciplinarité et de l'existence d'une « solidarité entre les connaissances et représentations élémentaires d'un individu et les systèmes théoriques autonomes » (Morf, 1984, p. 425). N'y aurait-il pas là des risques de réduction et n'est-ce pas trop tôt ? A en juger par le domaine que nous venons de survoler, il semble nécessaire d'approfondir la réflexion à partir de territoires autonomes abordant chacun à sa manière l'interface du psychologique et du social, avec comme seule contrainte que les chercheurs aient « accès à un arsenal de styles d'argumentation qui transcendera ce que chacune des disciplines traditionnelles propose. Ceci constitue ce qui est porteur d'espoir dans l'intérêt récent pour le développement d'une science cognitive ». (Fodor, 1981, p. 19).

Que voyons-nous actuellement ? Un espace de recherche qui se dilate depuis vingt ans, avec : une multiplication des objets de représentation pris comme thèmes de recherche ; des approches méthodologiques qui vont se diversifiant et découpent des secteurs d'étude spécifiques ; des problématiques qui visent à cerner au plus près certains aspects des phénomènes représentatifs ; l'émergence de théories partielles qui rendent compte d'états et de processus définis ; des paradigmes qui se proposent d'éclairer sous certains angles la dynamique représentationnelle. Tout ceci aboutit à constituer des champs indépendants et dotés d'instruments conceptuels et empiriques solides où bourgeonnent des travaux cohérents.

Tout ceci donne l'impression d'un univers en expansion à l'intérieur duquel se structurent des galaxies de savoir. À l'inverse du paradigme informatique qui coiffe tout l'effort scientifique sous la chape d'un même moule, le modèle des représentations sociales impulse la diversité et l'invention, relève le défi [60] de la complexité. Et si Aron dit vrai : « C'est en explorant un monde par essence équivoque que l'on a chance d'atteindre la vérité. La connaissance n'est pas inachevée parce que l'omniscience nous manque, mais parce que la richesse des significations est inscrite dans l'objet » (1955, p. 167), nous n'avons pas fini d'en exploiter la fécondité.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 novembre 2018 9:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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