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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La psychologie sociale, une discipline en mouvement (1970)
Préface de Serge Moscovici


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Denise JODELET, Jean VIET et Philippe BESNARD, La psychologie sociale, une discipline en mouvement. Préface de Serge Moscovici. Paris - La Haye : Mouton, 1970, 470 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'enseignement à l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation de Mme Jodelet de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales le 24 août 2007.]
“Préface”
La psychologie sociale
Une discipline en mouvement

de Serge Moscovici  [1]


1 – La psychologie sociale. Science ou mouvement : sa spécificité et ses tensions

I. Position de la psychologie sociale comme région autonome de savoir
II. Le mouvement de la psychologie sociale et ses tensions

2 – Les courants actuels de la recherche psychosociologique

I. Le changement des attitudes: « questions empiriques et modules explicatifs
II. La communication sociale
III. Les groupes restreints et les processus d'influence
IV. La perception sociale
V. Méthodologie et stratégie de la recherche expérimentale

3 – Perspectives d'avenir

I.  Remarques sur les conditions de validité des lois psycho-sociologiques
II. Remarques sur les conditions d'un savoir psychosociologique cumulatif
III. Remarques sur la délimitation des objets psychosociologiques

 

Bien que récemment apparue dans le champ des sciences humaines, la psychologie sociale a connu aux États-Unis un essor rapide et décisif qui la classe aujourd'hui parmi les disciplines les plus marquantes et fécondes. Il n'en fut pas de même en Europe où elle a longtemps présenté les stigmates du sous-développement : faiblesse numérique des spécialistes qualifiés empêchant d'atteindre la « masse critique » qui autorise une production dynamique et originale ; entreprises isolées, mal connues et peu coordonnées ; sous-équipement institutionnel et scientifique ; non-reconnaissance académique ; état de dépendance à l'égard des orientations venues d'outre-Atlantique... Si pour certains pays, la situation évolue dans un sens positif depuis quelques années ; si un effort européen réussit à favoriser les échanges et le développement cohérent d'une psychosociologie continentale [2] ; on doit regretter en France un état de relative stagnation due à la persistance de certains obstacles au nombre desquels les résistances intellectuelles ne sont pas les moindres. 

Chez nous, dernière venue et parente pauvre des sciences de l'homme, la psychologie sociale a singulièrement pâti des difficultés qui entravent l'expansion et la diffusion de la recherche fondamentale. Parallèlement, les débouchés ouverts par le marché privé ont encouragé la prolifération des applications pratiques, induisant par là une image de la discipline comme pure technique d'intervention sociale. Par suite, elle se trouve dans la position paradoxale d'être tout à la fois mal connue dans ses aspects les plus recevables scientifiquement et prise à partie, avec une réitération opiniâtre, par les critiques épistémologiques et idéologiques. Les sciences qui lui sont apparentées s'accommodent, sans inconfort, de sa récusation globale et de l'emprunt scrupuleux aux travaux qui la représentent. Divers courants de pensée cristallisent sur sa méconnaissance les griefs dont ils accablent l'ensemble des sciences humaines. [3] Cette dynamique se traduit dans la désaffection que les jeunes esprits manifestent pour la recherche et la réflexion théorique en psychologie sociale et la fuite des talents vers le secteur privé ou d'autres régions du champ intellectuel. Et le cercle vicieux du piétinement est noué. 

En tout cela, il y aurait matière à une intéressante analyse psychosociologique des préjugés qui régissent implicitement les rapports au sein de la communauté scientifique. De même serait-il aisé de retrouver, sous l'emballage de la critique épistémologique ou idéologique, les anciennes oppositions philosophiques aux sciences sociales. Tous ces commentateurs aussi sévères que peu inventifs qui, citant Bachelard ou Koyré, mais pensant Brunschvicg ou Ravaison, usant d'une langue néo-kantienne mâtinée de marxisme, condamnent, sans les connaître, les efforts d'une discipline à comprendre les phénomènes essentiels de la vie sociale ou politique (l'influence, la communication, les conflits, les représentations sociales, les idéologies, etc.) ne font que réconforter de vieilles préventions et perpétuer une forme d'esprit et de questionnement contraires au travail expérimental et théorique. 

Mais pour importants que soient sociologiquement ces défenses, ces « retours du refoulé », pour justifiées que paraissent certaines critiques épistémologiques, idéologiques, ou politiques adressées aux psychosociologues, en discuter ici n'est pas la tâche primordiale. Il y a plus urgent (et il vaut mieux attendre, du reste, que tous ces discours passent à « l'œuvre » pour savoir exactement ce dont ils sont le discours et pourquoi ils prétendent représenter quelque chose plutôt que rien). Pour redresser une situation dont bientôt nous serons les seuls à souffrir, et à l'avenant des autres pays d'Europe occidentale et orientale, libérer les énergies qui aideront au progrès de la discipline, il est deux tâches plus immédiates et plus humbles. La première est d'information : tel est le but du présent ouvrage. La seconde, visée de cette préface, est de découvrir un domaine de pensée dans la richesse de ses contradictions et de sa conquête. Alors, en connaissance de cause, pourra s'instaurer un débat sur le fond. Car la seule illustration digne d'une science est sa pratique et sa seule défense la vitalité de ses problèmes et de ses tensions internes. Elle n'a pas à se situer par rapport à un modèle idéal ou par rapport à un paradigme qui joue le rôle d'un système normatif et exprime davantage les pressions d'un groupe social particulier que les exigences de la découverte et de la vérité. À cet égard, elle est nécessairement et constamment imparfaite et ceux qui la pratiquent doivent se dire, à l'instar de Guillaume d'Orange : « Il ne suffit pas d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ». Pour la psychologie sociale ceci est particulièrement évident, tant est grand le décalage entre ses réussites technico-pratiques et ses accomplissements scientifiques, tant est visible l'écart entre les missions dont elle est investie par sa position dans une classification des sciences sociales et les missions qu'elle remplit effectivement pour l'avancement du savoir. 

Il ne saurait être question, dans les quelques pages imparties à cette préface, de brosser un tableau historique de la psychologie sociale ou de dresser le panorama de ses liens organiques ou accidentels avec l'ensemble des sciences humaines. Ceci ferait la matière d'un ouvrage, somme toute étroitement dépendant d'options personnelles en ce qui concerne tant l'échelle de valeurs qui ordonne entre elles les dites sciences que la hiérarchie des centres d'intérêts de la psychologie sociale. Entendant surtout découvrir sous son vrai jour, c'est-à-dire en sa juste importance et sa juste place, la production contemporaine d'une communauté scientifique en développement, avec les richesses et les approximations que cela suppose, je m'attacherai à mettre en évidence les problèmes concrets que la discipline rencontre pour poser sa légitimité, son autonomie et sa cohérence, les thèmes essentiels autour desquels se sont mobilisés les efforts, et les directions dans lesquelles ils doivent à l'avenir s'orienter pour que la psychologie sociale atteigne à un statut scientifique authentique. 

De quelque côté que l'on se tourne, la psychologie sociale fait question ou se trouve mise en question. Que ce soit dans les sciences environnantes ou chez les psychosociologues eux-mêmes, il est aisé de déceler des ambiguïtés, des oppositions quant à la position de la psychologie sociale ou quant aux choix théoriques ou méthodologiques qui en définissent l'identité. Désigner quelques-unes de ces divergences, tensions voire mésinterprétations majeures fera le propos de la première partie de cette présentation. J'y examinerai d'abord les conceptions qui tendent à réduire de l'extérieur la portée ou la visée de la discipline, pour ensuite montrer comment, en tant que mouvement de pensée, elle reste encore marquée par des tensions internes qui tout à la fois assurent son dynamisme et menacent son unité. 

Comme avers, la seconde partie, présentera l'acquis et les progrès récents enregistrés dans la recherche. Introduisant directement aux analyses documentaires, elle dégagera les principales tendances qui ont guidé les préoccupations théoriques ou empiriques au cours de la dernière décade et sera amenée, de ce fait, à insister sur la psychologie sociale expérimentale. Ainsi seront soulignés les thèmes les plus importants, historiquement ou théoriquement, qui ont retenu l'attention jusqu'à présent ou méritent de le faire à l'avenir. 

Se fondant sur cette double description, la conclusion de la préface, avancera des réflexions, très personnelles, pour servir à un meilleur établissement de la discipline. Je formulerai ainsi quelques-uns des impératifs auxquels devrait répondre, selon moi, l'activité des chercheurs pour pallier les difficultés rencontrées dans le passé et entreprendre des progrès décisifs.

 

PRÉFACE 

Première Partie 
1. La psychologie sociale. Science ou mouvement:
sa spécificité et ses tensions

Qui manifeste tant soit peu d'exigence et de rigueur, et j'en suis, devra, au vu de l'image couramment reçue de la psychologie sociale, dire sans crainte d'être abrupt : « c'est par métaphore que l'on parle aujourd'hui de la psychologie sociale comme science ». Ses défenseurs eux-mêmes lui assignent souvent, au sein des sciences humaines, une position fondée sur des confusions ou des divisions commodes mais fallacieuses. Elle ne saurait encore être définie ni par l'unité d'un objet, ni par un cadre systématique de critères et d'exigences, ni par une somme cohérente de connaissances, ni même par une orientation prospective univoque. Il serait plus près de la vérité de reconnaître dans la psychologie sociale un mouvement de pensée, de recherche qui draine ou attire périodiquement des curiosités venues d'horizons variés sur des voies originales mais particulières, sans aboutir à la constitution d'un savoir cristallisé. Qu'une telle reconnaissance ne s'assortisse pas d'un déni de l'importance ou de la dignité des résultats obtenus, cela va de soi ; bien des sciences ont connu un tel état qui n'est nullement un symptôme de jeunesse, mais un mode particulier d'instauration d'une discipline à partir de traditions ou d'attitudes intellectuelles vivantes et de demandes sociales concrètes.

 

I. Position de la psychologie sociale
comme région autonome de savoir

 

Loin de moi, donc, l'idée de présenter, à l'instar de certains illustrateurs, la psychologie sociale comme une science structurée, ayant ses cartes, ses généalogies, ses auteurs. Rien n'est plus erroné que cette image ordonnée qui vise davantage à réduire les incertitudes et l'insécurité propre à cette discipline qu'à fournir une représentation correcte de sa situation interne. Mais que s'enregistre le constat de certains flottements ou de certaines contradictions n'implique nullement le renoncement à cerner l'individualité et la validité d'un tel mouvement. Car, le faisceau d'activités qu'il provoque reste néanmoins lié par une tendance unitaire et autonome, dont on peut s'essayer à dégager les caractères, à travers les sédimentations parfois divergentes de son passé récent. Bien plus, c'est au prix de la reconnaissance de sa spécificité, me semble-t-il, que pourront être formulées et mises en œuvre les conditions permettant à un tel mouvement de fonctionner véritablement comme une science. Et en définitive, la tentative de poser, partant du fait de sa production, l'identité et les conditions de possibilité de la psychologie sociale formera la trame de cette préface. 

Dans cette entreprise, où il s'agit de dégager la spécificité et l'unité de la psychologie sociale, une double démarche s'impose en préalable : préciser contre certains présupposés réductionnistes la place qui lui revient en regard des disciplines qui l'avoisinent directement ; éclaircir les courants et les tensions qui à l'intérieur de son champ contribuent à maintenir son ambiguïté. 

1.  La psychologie sociale: discipline intermédiaire,
interdisciplinaire ou laboratoire des sciences sociales

 

Du fait de sa double référence à l'individu et au groupe, au psychologique et au sociologique, à la personnalité et à la culture, la psychologie sociale se voit volontiers attribuer un statut, une position hybride. [4] On en fait, au pire, une discipline intermédiaire, au mieux, une science interdisciplinaire, mais on manque le plus souvent à saisir son originalité propre tant au niveau de son domaine qu'à celui de sa contribution aux autres sciences humaines. Il s'opère ainsi une véritable réduction de la psychologie sociale observable sous plusieurs formes : soit à partir d'une définition organique de ses fonctions dans le tout des sciences humaines, soit à partir d'une délimitation spatiale de ses frontières ou de son objet comme zone de référence. 

Historiquement, la psychologie sociale a paru se dégager, dans ses intentions et ses méthodes, comme science interdisciplinaire. [5] En tant qu'univers de savoirs, elle interviendrait comme champ médiateur sous plusieurs rapports : transfert de techniques ou transposition de phénomènes, apport d'éclairages ou de spécifications complémentaires d'un domaine dans un autre. Est-ce à dire que l'« interdisciplinarité » constitue le caractère majeur de la psychologie sociale et pour en trancher, ne convient-il pas de mieux dégager ce qui est compris sous une telle notion ? Ou bien l'on entend par là qu'elle assure une tâche de coordination et d'intégration particulièrement entre deux domaines, la psychologie et la sociologie, dont le degré de différenciation s'élevant continûment réclame que s'établissent entre eux des voies de passage. Ou bien l'on entend que l'originalité de son domaine implique des approches complexes et mixtes, composées en partie d'emprunts aux disciplines voisines. Dans le premier cas, il s'agirait alors d'une tâche dévolue à un corps de savants ou de praticiens dans ses rapports aux autres groupes scientifiques ; dans le deuxième cas, la production psychosociologique constituerait un arsenal de techniques et de méthodes où pourraient puiser à leur gré les disciplines extérieures. Tant chez les psychologues que chez les sociologues on utiliserait les travaux psychosociologiques comme éléments d'information ou de transformation entre les différentes aires de recherche ou bien, s'en rapportant seulement aux méthodes, on traiterait la psychologie sociale comme « laboratoire des sciences sociales ». Nous allons examiner ce qu'il en est de ce double caractère d'interdisciplinarité. 

S'il est vrai, comme certains le posent en principe, que notre discipline assure et se borne à un rôle de coordination et d'intégration, il doit être possible d'en repérer les indicateurs au niveau langes scientifiques, des emprunts théoriques, de la transmission d'informations, de l'élaboration intermédiaire assurés par la psychologie sociale en vue d'applications ou de conceptualisation d'un champ dans l'autre. Sur ce plan, une récente étude réalisée par deux chercheurs hollandais [6] permet d'établir que d'aucun côté on ne confère un tel rôle aux psychosociologues et que, bien plus, ces derniers font un usage très particulier, on pourrait dire idiosyncrasique, centré sur eux-mêmes, des rapports qu'ils nouent avec les autres secteurs de la recherche. 

Selon les auteurs de cette étude, la position interdisciplinaire de la psychologie sociale peut être estimée à partir du critère que constituent les interrelations existant entre les revues et périodiques spécialisés dans les trois disciplines voisines : la psychologie, la psychologie sociale et la sociologie. Ces interrelations sont établies en s'appuyant sur le nombre de références uni- ou bi-latérales relevées dans un échantillon comprenant les dix revues le plus souvent citées dans les chapitres publiés sur la psychologie sociale dans l'Annual Review of Psychology, depuis 1950. Cet échantillon comprend : 4 revues de psychologie sociale, 3 de psychologie, 3 de sociologie. Une analyse sociométrique des citations, une analyse ordinale de leur probabilité conditionnelle, et une analyse utilisant les échelles d'intervalles, complètent la procédure empirique. Il apparaît que la distance entre les revues de psychologie et de sociologie étant maximum, les périodiques de psychologie sociale occupent bien une position intermédiaire. Mais s'ils puisent de l'information à un taux égal dans les deux autres groupes de publications, par contre ils ne servent nullement de canal de transmission entre l'une et l'autre disciplines. Il se dégage ainsi une image centripète de la psychologie sociale : beaucoup d'informations y parviennent, y sont converties en investigations ou en applications ; cependant on manifeste peu d'intérêt hors des cercles psychosociologiques pour le travail qui s'y réalise ; l'utilisation faite des emprunts aux autres domaines n'est pas répercutée vers eux, encore moins retransposée dans leurs recherches. La mise en relation de la psychologie et de la sociologie s'effectue au sein même de la psychologie sociale, et l'analyse du processus de l'investigation psychosociologique laisse voir que le contact avec les sciences voisines a lieu surtout au niveau théorique, la psychosociologie théorique n'apparaissant dès lors que comme de la psychologie ou de la sociologie appliquées en laboratoire. D'autre part, il semble que la prévalence de l'application sur la théorie empêche actuellement la psychologie sociale de constituer un pont ou de jouer un rôle connecteur entre les autres disciplines. 

Je n'ai retenu de cette étude que les conclusions qui se rapportent directement à notre propos. Elles me semblent montrer à l'évidence qu'il n'y a guère de fonction médiatrice objectivement constatable à partir des échanges scientifiques ; ou plutôt, il n'y a guère de la part des sciences connexes une attente de ce type concernant la psychologie sociale. La discipline elle-même fait-elle un effort de diffusion, entend-elle remplir ce rôle ? On ne peut tirer aucune réponse à cette question des données analysées ; mais il est permis de penser que là n’est pas le souci des psychosociologues. L'analyse laisserait voir, au contraire, le processus de constitution d'un domaine puisant à des sources extérieures et organisant de manière autonome le développement d'un savoir spécifique. Ceci à lui seul suffirait à prouver que les tenants mêmes de la discipline sont en train d'en instituer l'indépendance. 

Si l'on se tourne maintenant vers un autre aspect de l'interdisciplinarité, l'aspect plus instrumental, méthodologique, où s'entend la combinaison d'approches multiples à un même phénomène, nous devons reconnaître à la psychologie sociale un tel caractère. Ce fut véritablement son innovation, son originalité, pour certains sa seule vertu et en quelque manière son vice, d'avoir beaucoup œuvré pour l'élaboration de méthodologies complexes, polyvalentes et raffinées. Dans la mesure où elle avait à explorer des phénomènes complexes, à rendre compte conjointement de déterminations ressortissant à des systèmes variés, elle a été amenée à emprunter des techniques provenant de disciplines extérieures, à intégrer des méthodologies différentes afin d'établir des instruments de recueil ou de mesure de données adaptés à ses objets spécifiques. Pour ne citer que quelques exemples, songeons au recours à l'ethnologie pour l'élaboration de méthodes d'observation participante en milieu naturel, à la psychologie pour l'établissement de mesures de la personnalité, à la sociologie pour les procédures d'investigation sur large échelle. Son effort méthodologique fut déjà bénéfique pour les autres disciplines par le simple fait qu'elle a dû s'efforcer d'assurer la validité et la fidélité de ses instruments, fournissant en cela sur le marché des techniques complexes, largement étalonnées. 

D'autre part, elle a aussi innové dans la mesure où elle a eu à ajuster des méthodes originales à des objets qu'elle construisait : ayant à isoler des phénomènes nouveaux, des processus irréductibles à une approche psychologique ou sociologique, elle a été contrainte d'inventer les instruments de sa problématique. Les procédés développés dans l'étude des petits groupes sont de ce point de vue assez représentatifs : méthodes d'analyse de l'interaction de Bales, diverses mesures sociométriques, réseaux de Bavelas, etc. Mais, il y a plus : l'évolution de ses préoccupations scientifiques, a conduit la psychologie sociale à adopter une démarche hypothético-déductive où l'expérimentation devait jouer un rôle cardinal. Cette orientation ne doit pas être interprétée comme découlant uniquement des impératifs et des progrès expérimentaux manifestés dans le domaine de la psychologie en général. À l'essor de la discipline dont on doit enregistrer le bond prodigieux au cours des dernières années, a correspondu l'élaboration de procédures expérimentales totalement originales, toujours plus subtiles, compliquées, rigoureusement contrôlées, et où le recours au traitement mathématique a pris une part croissante. À la manipulation relativement simple d'attributs individuels ou de situations sociales élémentaires et superficielles, s'est substitué un contrôle expérimental de variables plus décisives et complexes au niveau de l'interaction et la véritable miniaturisation de situations sociales réelles ou leur simulation. On peut ajouter, à juste titre, que dans le domaine expérimental, la psychologie sociale a accompli un progrès unique et décisif en introduisant dans la situation expérimentale la présence du « compère » qui, sorte d'observateur participant, agit et interagit selon un programme pré-établi. Ainsi est-il permis à l'expérimentateur que son rôle empêche d'intervenir, de manipuler sous une forme dynamique et dans la situation expérimentale concrète, des variables d'interaction où sont opérationnalisés des concepts théoriques et de maintenir un contrôle rigoureux des mécanismes qu'il étudie. Aujourd'hui la psychologie sociale est la seule science sociale où l'on fasse de l'expérimentation et là encore elle joue un rôle de pionnier et de modèle. Qu'il faille déplorer qu'elle ait trop porté ses efforts et qu'elle ait trop fait dans ce domaine, c'est certain. Il en est résulté l'image, hélas généralement partagée, d'une discipline technologique, sa contribution méthodologique paraissant à beaucoup comme son seul mérite. D'autre part, du point de vue de sa situation interne, ce développement réalisé au détriment de l'élaboration théorique a entraîné de sérieux problèmes sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir. Il ressort néanmoins de tout ceci qu'elle a rempli un véritable rôle interdisciplinaire, œuvrant effectivement comme un laboratoire pour les autres sciences humaines.

 

2. Variations sémantiques et fonctions vicariantes

 

La bi-polarité des orientations psychosociologiques a également favorisé l'accentuation de leur caractère subsidiaire en regard des besoins ou des délimitations intrinsèques des disciplines voisines. Certaines conceptions ont ainsi circonscrit le propre de la psychologie sociale, de l'extérieur en quelque sorte, en se fondant sur des confusions ou des dénivellations purement formelles.

Une première confusion réside dans l'idée que notre discipline est une discipline mixte, qui, à l'image de son nom, se situe entre la psychologie et la sociologie, pallie les insuffisances ou limitations que chacune de ces sciences s'impose et assure entre elles une voie de passage. En d'autres termes, c'est dans les nécessités du développement de la psychologie et de la sociologie qu'il conviendrait de rechercher l'origine et la raison de la psychologie sociale. Celle-ci, définie non par un objet mais par un rôle vicariant constituerait entre l'une et l'autre une sorte de lieu commun, d'intersection ou de complémentarité, où raffiner leurs lois, étendre leur domaine de validité. Par rapport à la psychologie elle ne serait qu'un moyen d'étudier des fonctions générales comme la perception, le conditionnement, etc. en manipulant des variables plus complexes que les seules variables physiques ou en les insérant dans un contexte social. Par rapport à la sociologie, elle permettrait d'approcher plus complètement ceux des processus sociaux essentiels qui intègrent des aspects subjectifs comme les attitudes, les opinions, etc. Être une psychologie pour sociologues et une sociologie pour psychologues telle paraîtrait la position et la fin de la psychologie sociale, ramenée ainsi au rang de science ancillaire, intermédiaire, coincée entre deux aînées qui la traitent comme un accident de parcours ou une source de méthode. 

On trouvera une autre réduction externe de la psychologie sociale dans le courant d'idées qui use du seul critère quantitatif pour en établir, sectoriellement, l'objet et les bornes. Il y a en effet quelques esprits assez soucieux d'ordres en escalier pour se contenter de dire que l'on fait de la psychologie quand il s'agit d'un individu, de la psychologie sociale avec quelques individus, et qu'avec un grand nombre d'individus nous sommes au sein de la sociologie. Si l'on peut concéder qu'il existe des paliers dans la réalité sociale et que leur affecter une science plutôt qu'une autre n'est pas dans certains cas dépourvu de sens, il faut se garder de systématiser une telle répartition. On se heurterait alors aux problèmes liés à un découpage fragmentaire du réel en données et processus hétérogènes dont l'intégration relèverait de l'artifice littéraire. Cette « division du travail » outre qu'elle contribue à rendre ambigus le sens de ce qui est étudié et les concepts stratégiques qui en permettent l'abord, conduit à diviser la psychologie sociale elle-même qui deviendrait alors, à l'échelle « microsociale » une psychologie socialisée et à l'échelle « macro-sociale » une sociologie personnalisée. C'est l'unité même de la discipline qui se trouve ainsi menacée. 

Il faut récuser de telles représentations, pour leur inexactitude et pour le danger qu'elles présentent du point de vue de la pratique scientifique. La nécessité d'une psychologie sociale s'est fait sentir non à cause des limitations volontaires de deux sciences majeures, mais à cause de l'existence de certains phénomènes que ni l'une ni l'autre ne pouvait saisir adéquatement. Ces phénomènes ne constituent pas un n° science's land que manquent à balayer les systèmes clos de la psychologie et de la sociologie, sortes de résidus, marqués en creux dans le réseau de leurs lois et dont le soin de les oblitérer reviendrait à une science frontalière. S'ils ne se manifestent pas toujours à l'évidence immédiate, s'il faut les isoler ou les faire apparaître scientifiquement, ils n'en ont pas moins un statut réel et indépendant. Relevant d'un ordre d'interdétermination entre le psychologique et le social, de tels phénomènes ne sauraient être dégagés par un découpage arbitraire et abstrait de paliers dans la réalité sociale, dans la mesure où ils sont repérables, dans leur spécificité à tous les niveaux, individuel, collectif ou global. Nous aurons l'occasion de revenir sur leur définition, qu'il suffise pour l'instant d'orienter l'attention vers quelques-uns d'entre eux : modes d'intériorisation et d'extériorisation du social affectant de manière décisive les fonctions et processus psychologiques ou physiologiques ; modification des structures mentales et cognitives, des systèmes symboliques par la dynamique interpersonnelle et intergroupe ; incidence des représentations et idéologies sur les processus sociaux, phénomènes de communication, etc. 

N'en déplaise à ceux qui méprisent les étiquettes et militent pour le paradis interdisciplinaire, ces problèmes et ces distinctions sont fondamentaux pour la pratique de la recherche : en dépendent les questions que l'on pose et les orientations théoriques. On ne saurait prétendre fonder valablement la recherche et la théorie psychosociologique si l'on se contente d'en faire une simple rubrique dans un classement des sciences sociales, obéissant à des critères en eux-mêmes contestables. Il convient essentiellement de reconnaître et d'accepter une manière spécifique d'interroger les phénomènes assortie d'une approche adaptée aux formulations théoriques correspondantes. 

Passé cette défense, en quelque sorte négative, il devient plus délicat de saisir l'unité et l'identité de la psychologie sociale, si l'on songe que cette discipline, sans doute surgie dans le champ des sciences sociales déjà tout armée de ses techniques, semblable à Minerve pour reprendre une image d'Allport, sans doute marquée par une fécondité prolifique, n'a pas encore atteint un stade satisfaisant d'intégration théorique. Laboratoire, creuset de méthodes pour les autres sciences, elle reste encore un mouvement qui se cherche, comme je l'ai dit d'entrée de jeu. À cet état je vois plusieurs raisons, que je tenterai de développer maintenant.

 

II. Le mouvement de la psychologie sociale
et ses tensions

 

La psychologie sociale se présente, au plan des résultats acquis, avec une physionomie nettement rhapsodique, et au plan des valeurs et orientations scientifiques comme un système de courants, où les efforts théoriques et empiriques convergent progressivement vers la formulation d'approches, de démarches empiriques et de définitions d'objets sur lesquels puisse s'établir un consensus de la part des chercheurs. Une telle progression est lente, et même à ne pas douter qu'elle sous-tend la visée de ces derniers, on peut se risquer à augurer son terme comme lointain au vu des familles d'idées qui coexistent, plus ou moins pacifiquement, dans la culture psychosociologique. 

Car, c'est un fait, dans son processus de développement, la psychologie sociale offre la physionomie d'un mouvement amiboïde, mobilisant périodiquement l'activité sur des thèmes ou des domaines qui paraissent neufs ou importants, pour les abandonner lorsque leur filon s'est révélé stérile ou s'est épuisé. Mouvement d'étalement, donc, plus que d'ascension ou d'accumulation, dont le flux et le reflux se marquent à un pôle par l'émiettement d'intérêts transitoires (tel se dira psychosociologue parce qu'il s'intéresse aux petits groupes, ou aux réseaux de communication, ou à la comparaison des performances individuelles et collectives), à l'autre pôle par l'illusion de totalité pour autant que l'on s'y réfère à des ensembles notionnels et expérimentaux qui, s'ils sont encore éclectiques, s'organisent néanmoins selon une certaine cohérence théorique (par exemple : processus d'influence, changement d'attitudes, etc.). 

Une telle situation n'est pas sans provoquer de malaise chez les psychosociologues eux-mêmes. À ce propos il est instructif de parcourir les revues de tendances auxquelles l'Annual Review of Psychology réserve un chapitre depuis 1950 [7]. Dans des « déclarations olympiennes », comme dit l'un des auteurs, on y souligne le bourgeonnement expérimental du champ, son articulation progressive en controverses sur des problèmes particuliers, mais on y manifeste une inquiétude qui va s'accentuant avec le temps, devant l'absence de cohésion ou de structuration du domaine. Le zèle à recueillir des données est avancé comme raison à la dispersion empirique et au manque d'intégration théorique. Pour ma part, je vois là seulement une raison apparente : ces constatations et le malaise qu'elles désignent me paraissent comme le symptôme d'une situation provoquée par la divergence des valeurs engagées dans la recherche psychosociologique et qui en déchire le champ à un niveau plus profond. 

En ce sens aussi, la psychologie sociale est un mouvement : domaine de préoccupations dont l'homogénéité relative est parcourue par des courants entre lesquels s'instaurent parfois des conflits. S'impose ainsi l'image d'un champ de forces partagé par des lignes de tension qui menacent de devenir des lignes de rupture entre des « clans » des « écoles », des « establishments » s'opposant sous plusieurs rapports. Mais ce mouvement pourrait voir dans cette absence de cohésion l'espoir ou la condition même de son établissement en discipline purifiée. Car les débats qui l'animent, sont si fondamentalement reliés à son statut scientifique qu'ils ne sauraient désormais être évités et que leur résolution ne pourra intervenir qu'au prix de choix impliquant de la part des chercheurs eux-mêmes l'adhésion aux impératifs d'une science unitaire ou leur basculement vers des disciplines voisines. 

Ces courants d'opposition et ces lignes de séparation que j'entreprends de décrire ici, peuvent être repérés sous les chapitres de la méthodologie, de l'univers théorique de référence, de la délimitation de l'unité d'analyse propre à la psychologie sociale.

1.  Première ligne de tension :
le conflit entre expérimentation et enquête

 

En abordant derechef le problème des conflits entre les options méthodologiques, je ne commence pas par toucher, comme il pourrait le sembler, à une question superficielle ou secondaire. Outre que cette question doit par ses implications nous conduire à des problèmes théoriques fondamentaux, je crois qu'il s'agit de quelque chose d'essentiel pour la psychologie sociale, d'étroitement lié à son statut scientifique. Non que notre mouvement se borne à être un concert de variations technologiques, mais bien parce que comme toute science, il doit aussi tenir son caractère de ses procédures d'exploration et de vérification. Je ne pense pas non plus qu'il faille considérer l'opposition entre tenants de l'enquête et tenants de l'expérimentation comme une phase de l'évolution historique de notre discipline : cette opposition peut être retrouvée dès les premiers balbutiements de la psychologie sociale. Même si la prétention à être une science purement expérimentale ne s'est formellement exprimée que dans une période récente – s'en référant aux signes que constituent les publications, on situera la généralisation d'une telle affirmation dans les années 60 : 1964, début de la parution annuelle des Advances in Experimental Social Psychology ; 1965 : création du Journal of Experimental Social Psychology – il est aisé de montrer que l'expérimentation fut toujours présente là où la psychologie sociale a posé son existence, et quelquefois avant l'enquête. À titre de repère rappelons que la première observation expérimentale en psychologie sociale remonte à 1897, [8] que la première vérification expérimentale d'une hypothèse se situe en 1920 [9] et que Lewin formula la charte de l'expérimentation en psychologie sociale au moment où celle-ci s'imposait spectaculairement, en cette deuxième moitié du 20ième siècle. [10] La dualité des démarches est donc autre chose que la marque d'une étape historique quand bien même présentement les conflits qu'elle engendre font figure de période critique dans la croissance de la discipline. 

La séparation entre expérimentation et enquête ne doit pas non plus être assimilée à une répartition des tâches, une spécialisation technique ou rapportée à une différentiation des stratégies de recherche selon les types de problèmes à explorer. Nous sommes en présence d'une véritable coupure clivant la communauté scientifique en deux mondes intellectuels, de sorte que l'on est en droit de se demander si nous n'avons pas affaire à deux sortes de savants, ou à deux disciplines différentes. De fait, opter pour l'une ou l'autre de ces méthodologies, revient à adhérer à une « société » dont l'accès n'est ouvert que si l'on fait sien un credo défini sans autre besoin de justification et de discussion. Entre ces deux mondes, les jeux sont faits et la critique mutuelle semble exclure – malgré les efforts de certains [11] – toute possibilité de rapprochement. Les critiques que chaque école adresse à l'autre sont désormais connues : aux psychosociologues expérimentaux, on reproche l'artificialité des situations dans lesquelles ils procèdent à l'examen des phénomènes sociaux : en bref, l'inadéquation entre leur démarche scientifique et la réalité sociale. Aux psychosociologues non expérimentaux, on reproche de ne pouvoir saisir dans un contexte « naturel » la complexité des processus sociaux, d'adopter une démarche où la collecte des données n'autorise pas une vérification rigoureuse des propositions que l'on en tire : en bref, l'incompatibilité de leur vue de la réalité sociale avec la démarche scientifique. 

À travers ce débat, c'est bien d'une définition de la psychologie sociale qu'il s'agit : ou bien l'on insiste sur le primat de ce qui constitue le caractère scientifique d'une démarche, quel que soit son objet, et, avec les expérimentalistes, on s'efforce d'élaborer des méthodes qui répondent à ce critère général de scientificité ; ou bien l'on accorde que prévaut la spécificité de la réalité visée et l'on tente, avec les psychosociologues de l'enquête et de l'observation, d'établir une méthodologie qui y soit adaptée. Mais n'est-ce pas une erreur de rester enfermé dans une dichotomie aussi abrupte et ne convient-il pas de formuler en termes différents le problème des rapports entre démarche et objet de la discipline ? C'est en se situant à ce niveau qu'il me paraît possible de surmonter les conséquences fâcheuses d'une dissension fondée sur une fausse représentation du champ. Il est en effet réaliste d'envisager une évolution qui consacrera la rupture actuelle : au niveau théorique, il est illusoire de croire à une conciliation possible étant donné justement les représentations enjeu ; au niveau pratique, la division méthodologique impose et imposera, tant pour la formation des chercheurs que pour le fonctionnement des institutions de recherche, des spécialisations dont les contraintes seront déterminantes pour l'avenir de la science. Mais devant une telle situation, deux types de prédictions peuvent être formulées dont les implications sont opposées. 

Ceux qui ne reconnaissent pas de spécificité à l'objet de la psychologie sociale verront en effet dans la division méthodologique l'amorce d'une dissolution comme domaine de recherche autonome. On prévoit alors que la partie proprement expérimentale de la psychologie sociale sera intégrée à la psychologie générale et la partie enquête absorbée par la sociologie. Mais si l'on pense, comme c'est mon cas, que c'est l'existence de certains phénomènes qui a rendu nécessaire la psychologie sociale et que celle-ci le restera tant que leur explicitation théorique ne sera pas intervenue, alors on voit se dessiner un autre devenir à la séparation entre enquête et expérimentation. Certes, il est prévisible que certaines parties de la psychologie sociale se rapprocheront progressivement de la psychologie et de la sociologie, non tant à cause de leur méthodologie qu'en raison d'une communauté de préoccupations. Ainsi toute une orientation clinique viendra à juste titre rejoindre le domaine de la psychologie de la personnalité où, à la suite des néo-freudiens, se développe un courant qui intègre la considération de certains facteurs sociaux et relationnels dans l'étude de la personnalité : un exemple d'une telle tendance peut être trouvé dans la transformation de la revue Journal of Abnormal and Social Psychology en Journal of Personality and Social Psychology. De même peut-on constater dès maintenant l'expulsion hors du champ de la psychologie sociale du domaine se rapportant aux sondages d'opinons, et le rapprochement de toute une série d'études psychosociologiques avec la sociologie de type fonctionnaliste que l'on peut considérer comme une psychosociologie « glacée », s'occupant de phénomènes psychosociologiques réifiés (par exemple, l'étude des organisations, des institutions hospitalières, carcelaires etc.). 

Mais conjointement à ces redéfinitions des secteurs d'appartenance, il est déjà possible de percevoir que se modifient les conceptions de l'expérimentation et de l'utilisation des techniques d'observation et d'enquête dans l'approche des phénomènes et processus proprement psychosociologiques. À partir de quoi le hiatus entre méthodes disparaît en faveur d'une complémentarité. Le dépassement de la contradiction s'opère par l'application de la démarche hypothético-déductive à l'observation et à l'enquête en milieu naturel (les psychosociologues abandonnant le modèle physique – pure expérimentation en laboratoire – pour le modèle astronomique expérimental, test en milieu naturel d'hypothèses théoriques) ou encore par l'inclusion de situations sociales réelles en vue de l'élaboration d'une théorie elle-même vérifiée dans le laboratoire et/ou par l'enquête, l'observation contrôlée, le traitement de données d'archives, etc. 

Bien qu'elle ait été fort décriée, la psychologie sociale expérimentale reste le point fort et, paradoxalement, la partie la plus appliquée de la psychologie sociale. C'est d'elle qu'il faut partir pour procéder à la redéfinition des problèmes et des voies d'exploration qu'engendre toute division. En disant « partir », j'entends qu'il faut renoncer à s'affirmer expérimentaliste contre toute autre tendance, à faire de l'expérimentation une fin en soi ou un faux semblant qui confère aux recherches des allures de scientificité à l'usage des collègues [12] J'entends aussi que par le biais de l'expérimentation il ne faut pas s'attendre à rejoindre la psychologie expérimentale ou y puiser notre nourriture, non plus qu'à accéder à la rigueur de la physique ou de la mathématique. L'expérimentation reste une phase essentielle de la démarche scientifique, mais dans le cas de la psychologie sociale, il convient de l'insérer en juste place dans le processus d'exploration d'une réalité spécifique et de la relier à l'activité théorique, malheureusement trop négligée jusqu'à présent. J'aurai à revenir en conclusion sur ce problème qui engage des options intellectuelles fondamentales. Pour ce qui concerne la question immédiate dont nous traitons, je crois possible d'augurer que la tension méthodologique disparaîtra quand, optant pour la méthode expérimentale comme noyau de la discipline, on reconstituera la séquence méthodologique en réintroduisant l'observation et l'enquête sur le terrain en amont et en aval de l'expérimentation et en subordonnant ces phases d'exploration et de vérification à une analyse théorique, elle-même en prise directe sur la réalité psychosociologique.

 

2. Seconde ligne de tension :
l'orientation des généralisations

 

S'agissant de référer les résultats obtenus, quelle que soit la méthode employée pour y parvenir, à un cadre doctrinal, les psychosociologues divergent également en deux tendances irréductibles. De fait, on retrouve, au niveau de l'orientation des généralisations le même problème : fonder la spécificité de la psychologie sociale ou en délimiter le domaine d'allégeance. Car s'il se trouve que les généralisations ne peuvent être effectuées dans le cadre de théories purement psychosociologiques, on est alors conduit à poser que les lois psychosociologiques ne sont que des cas particuliers de lois plus générales qui régissent les systèmes psychologique ou sociologique. 

Ce dilemme se retrouve depuis que la psychologie sociale a été présentée comme domaine indépendant, soit – si l'on s'en tient à la publication de manuels, critère sur lequel s'accordent généralement les psychosociologues – depuis 1908. À cette date, en effet, parurent les deux premiers manuels se rapportant explicitement à la psychologie sociale. Mais déjà et du même coup, se manifestait la dualité de tendances dans la mesure où l'un des ouvrages était dû à un psychologue, l'autre à un sociologue [13]. Par la suite et jusqu'à ce que soient publiés des manuels dont les auteurs [14] se posent comme psychosociologues et tentent de définir la spécificité de leur champ, les ouvrages de présentation de la psychologie sociale furent presque par moitié dus à des psychologues et des sociologues. Cette différenciation se retrouve en filigrane, encore aujourd'hui, selon l'origine professionnelle des auteurs, et l'on voit ainsi la psychologie sociale considérée soit comme une branche de la psychologie, soit comme une branche de la sociologie. 

Outre l'origine professionnelle et les doctrines de l'homme qu'elle engage, on peut assigner à la crise des généralisations une autre cause. Le développement des méthodes, l'accent placé sur l'empirie, l'importance accordée à l'établissement scientifique des données, a mis en veilleuse l'activité théorique en psychologie sociale. Ayant à approfondir et systématiser les problèmes et l'ensemble des résultats ainsi accumulés, on se heurte à la difficulté de trouver un cadre explicatif général et spécifique. Pour dépasser le simple langage descriptif auquel on s'est trouvé limité du fait même d'une démarche empirique et inductive, la nécessité de constructions et de généralisations théoriques s'est imposée. Comme la psychologie sociale n'est pas partie de la théorie, cette généralisation n'a pu être opérée au sein même du champ, mais par l'extension des résultats acquis à un autre ordre de connaissance, déjà structuré et applicable à un objet défini : celui de la psychologie ou de la sociologie. Et ainsi que le remarque Allport [15] il y a eu tendance jusque très récemment à rapporter les données recueillies par la recherche psychosociologique à un contexte de référence sociologique ou psychologique qui dépasse largement ce que l'on est en droit d'inférer à partir des données elles-mêmes. Les conflits d'orientation et la diversité des approches tiennent donc également à cette bifurcation où un corps commun de résultats et de concepts est dévié dans l'une ou l'autre de ces directions, la théorie proprement psychosociologique se trouvant par là dévoyée sinon arrêtée. 

Orienter les généralisations vers la psychologie, revient à faire de la psychologie sociale une discipline purement descriptive, un secteur particulier de la psychologie ayant pour fonction d'étendre et d'approfondir la connaissance de phénomènes, processus, mécanismes généraux qui restent identiques à travers toutes les conditions de production ou d'opération : par exemple, la perception, le jugement, la mémoire, etc. Les résultats obtenus en psychologie sociale ne seraient alors que le moyen de spécifier certains facteurs qui interviennent dans l'établissement du comportement humain ou animal, ces spécifications devant être rapportées, en dernière analyse, aux lois de la psychologie animale, de la psychophysique ou de la psychophysiologie. Ainsi étudierait-on la perception sociale au même titre que l'on étudie la perception visuelle ou auditive. Ainsi des phénomènes proprement psychosociologiques comme les processus d'influence, le changement d'attitude ne seraient-ils qu'un cas particulier de conditionnement, un conditionnement intellectuel, soumis aux lois générales de l'apprentissage. Ou encore s'agissant d'un comportement, d'une attitude ou d'un besoin social se trouve-t-on amené à recourir à une explication purement psychologique : c'est Rokeach [16] qui rend compte du développement des systèmes de croyance, dogmatique ou libéral, par l'expérience de la petite enfance, plus ou moins traumatisante ou anxiogène ; c'est Schachter [17] qui pour expliquer la grégarité et le besoin d'affiliation s'en rapporte aux caractéristiques psychologiques liées au type d'éducation reçue en fonction du rang de naissance. Un autre exemple pourrait être trouvé dans la tradition behavioriste qui distingue différentes branches dans la psychologie générale selon le type d'antécédent du comportement, humain ou animal qu'elles considèrent : on fait de la psychologie de la perception quand l'antécédent est un stimulus sensoriel, de la psychologie de la motivation quand l'antécédent est une déprivation ou une excitation, de la psychologie de l'apprentissage quand l'antécédent est un renforcement, de la psychologie sociale enfin quand l'antécédent est un autre organisme, en relation de dépendance ou d'interdépendance. [18] 

D'une manière générale, avec de telles conceptions, dont les exemples sont nombreux, on est amené à négliger les propriétés des entités mises en relations, qu'il s'agisse d'animaux, d'individus ou de groupes. D'autre part on se réfère à des mécanismes supposés généraux et indépendants des conditions dans lesquelles ils se produisent ou opèrent. Par là, on dénie toute spécificité aux objets de la psychologie sociale. En effet, l'extension univoque de l'individuel au social suppose de la part ce deux qui la préconisent ou y procèdent, l'adoption de trois postulats implicites. Postulat que le social ne constitue par rapport à l'élémentaire non-social, qu'un ordre caractérisé par une complexité croissante et que la hiérarchie des phénomènes s'ordonne du plus simple au plus complexe, de l'individu au groupe. Postulat que le social n'implique pas l'existence de phénomènes spécifiques, et qu'il n'y a pas de lois particulières le régissant, les lois physiologiques expliquant les lois psychologiques, ces dernières rendant compte des rapports sociaux. Postulat qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre le social et le non-social, autrui n'étant considéré que comme partie de l'environnement. La doctrine d'Allport reste encore admise par beaucoup : « The significance of social behavior is the same as that of non-social, namely, the correction of the individual's biological maladjustment to his environment... In and through others many of our most urgent wants are fulfilled ; and our behavior toward them is based on the same fundamental needs as our reactions toward all objects, social or non-social ». [19] Ceci conduit à ramener la psychologie sociale au rang de discipline purement descriptive et, pour autant qu'on pose le « social » comme n'apportant rien, à en faire une psychologie individuelle élargie tandis que la psychologie individuelle (ou générale, ou expérimentale) est une psychologie sociale contractée. Et Asch, commentant ce courant de pensée, a pu, avec un humour non dénué de fondement, en conclure que les phénomènes sociaux per se ne sont pas d'un intérêt décisif : « The psychology of the individual also defined in a particular way the scope of social psychology which, instead of studying the usual stimuli weights, lights, sounds, – dealt with social stimuli. The other person too is a stimulus. But if « the individual in the crowd behaves just as he would behave alone, only more so », [20] if it was the individual citizen who stormed Bastille, one could only conclude that social phenomena were not of major theoretical interest. [21] 

À cette orientation, s'oppose un autre courant qui tendrait à étudier les processus psychosociologiques en vue d'une connaissance sociologique et en référence à elle. Bien que répondant à un souci pratique : améliorer le fonctionnement social, cette orientation suppose une théorie de la société et de la dépendance de l'individu par rapport à ses structures. Je fais surtout allusion ici aux travaux portant sur les groupes restreints, leurs structures et les hiérarchies de rôles et de statuts par lesquelles se définissent l'identité et l'appartenance sociale des individus, ou encore aux recherches portant sur les communications de masse. Avec la première série de travaux, se dessine une image de la société globale comme étroitement dépendante du fonctionnement harmonieux et efficace des sous-ensembles qui la composent, c'est-à-dire les petites unités sociales telles que la famille, les milieux professionnels, les divers groupes primaires, etc. La connaissance des règles de la vie de ces sous-ensembles telle qu'elle procède de l'étude scientifique des petits groupes permettrait la maîtrise des problèmes sociaux cruciaux. Les lois établies sur le fonctionnement des groupes s'organisent alors en une théorie sociale qui les coiffe ; de même les lois qui régissent les relations sociales, se déduisent de la connaissance des processus de groupes, les individus étant saisis comme des unités sociales dont les propriétés décrivent uniquement des rôles, des statuts et des positions qu'ils occupent au sein des structures complexes. La psychologie sociale devient un moyen d'étudier en laboratoire, selon des méthodes éprouvées, les processus sociaux rencontrés à une échelle plus vaste dans la société réelle. De même les lois établies sur les effets des communications de masse, doivent être rapportées à une conception de la société comme masse homogène, composée de manière indifférenciée et atomistique d'éléments équivalents, les individus. Un autre exemple d'une généralisation extérieure à la psychologie sociale pourrait être trouvé dans l'orientation culturaliste qui subordonne les mécanismes psychosociaux aux caractéristiques sociales et culturelles du champ de comportement, aux cadres sociaux des grandes fonctions mentales, ou aux formes culturelles des acquisitions dans la socialisation et l'apprentissage social. 

Il va sans dire que de telles conceptions engagent des représentations de la société sur lesquelles il y aurait lieu de discuter. Mais ce genre de critique relève d'un domaine qui ne nous concerne pas directement ici. Par contre, il me semble important de souligner l'absence d'une perspective vraiment dynamique dans l'approche des phénomènes psychosociologiques. Individus ou groupes y sont considérés comme des entités substantielles, dont les propriétés constitutives sont indépendantes des relations sociales qui s'établissent entre elles. Et, dans ce cas encore, la psychologie sociale ne peut dépasser une tâche purement descriptive, classificatoire. 

Ces différentes tendances souffrent de n'avoir pas conçu un objet scientifique autonome, de n'avoir pas posé la possibilité d'une théorie spécifique des phénomènes complexes mis à jour par la recherche psychosociologique. Or, si une telle perspective reste aujourd'hui de l'ordre de l'idéal, il existe néanmoins des tentatives laissant voir dans quel sens elle peut et doit se développer. Les travaux de M. Sherif par exemple constituent une voie féconde : on reconnaîtra dans son approche des normes sociales et des relations inter-groupes, une vue dynamique pour expliquer tant l'élaboration de l'identité individuelle par appartenance ou référence à divers groupes sociaux, que la définition et l'organisation des groupes comme champs de relations, à partir des rapports qu'ils entretiennent avec les groupes environnants. Une autre illustration se trouve dans l'étude de Festinger, Riecken et Schachter sur la psychologie des millénaristes. Pour vérifier une théorie du changement d'attitude, qui pourrait sembler d'orientation individualiste et psychologisante, ces auteurs ont étudié dans un contexte social réel, par une méthode d'observation participante et d'expérimentation naturelle, l'évolution d'une secte religieuse dont les prédictions n'ont pas été réalisées. Cette évolution saisie au niveau d'un groupe social constituait un phénomène proprement psychosocial – il engageait les attitudes, les comportements et les rôles de ses membres autant que les relations internes au groupe et surtout le rapport de ce dernier à l’environnement social, dans la mesure où le recours au support social sous la forme du prosélytisme constituait pour la secte la seule issue pour résoudre le conflit interne provoqué par la contradiction entre sa propre interprétation de la nature et la réponse qu'elle recevait de cette dernière. [22] 

À travers ces deux exemples, se dégage une optique, qui, surmontant l'opposition « individuel-social », posant les relations sociales comme essentielles dans la genèse et l'évolution des formations psychologiques, devrait arriver, en toute indépendance, à la formulation d'une théorie explicative des phénomènes psychosociologiques. 

3. Troisième ligne de tension :
la définition des unités spécifiques à l'approche psychosociologique

 

Il se pourrait que l'opposition dont la section précédente vient de faire état, apparaisse comme une question d'histoire passée et dépassée à un observateur neuf qui s'en tiendrait aux déclarations des psychosociologues sur l'objet de leur discipline. C'est devenu en effet, depuis quelques années, un usage établi de dire que la psychologie sociale a pour objet l'interaction sociale ; par quoi l'on peut supposer résolue la contradiction entre les perspectives « psychologique » et « sociologique ». Mais, qu'on prenne garde : à y voir d'un peu près, il est aisé de constater que, sous ce terme, sont entendues des acceptions bien différentes. Ou plutôt, que l'accord ne règne guère quant à définir la qualité sociale de l'interaction, la nature et les termes du rapport par là supposé, et encore moins, quant à analyser le type d'incidence que peuvent avoir, les uns sur les autres, les axes et les pôles d'un tel système relationnel. En fait, à prendre pour objet une notion comme l'interaction sociale, sans en examiner rigoureusement la dépendance des liens et des composantes, on court le risque de se donner pour objet une forme vide, ce qui revient à ne pas se donner d'objet. Une telle situation qui fait aujourd'hui problème pour la psychologie sociale, n'est pas sans analogie avec celle, historiquement connue, d'un concept comme le « mouvement », qui ne devint objet de connaissance scientifique qu'à partir du moment où, cessant d'être traité comme une entité dotée de propriétés intrinsèques, il fut décomposé par Galilée en éléments et relations. 

Et il me paraît, qu'en l'état actuel de la réflexion, le recours à une telle notion ne peut que voiler – et combien imparfaitement ! –, les difficultés très réelles que la psychologie sociale rencontre dans la définition de son unité d'observation et d'analyse, par cela même qu'elle reste tributaire d'un passé lourd en traditions différentes. Traditions ou orientations qui viennent d'être désignées et qui retentissent sur la conception de tous les aspects du système de l'interaction sociale. En rapport avec elles se dégagent plusieurs représentations de l'« objet psychosociologique » lesquelles aboutissent à poser plusieurs « psychologies sociales » coexistant en deçà ou malgré le couvert de l'interaction. J'examinerai maintenant ces optiques qui, déplaçant légèrement l'opposition « psychologie-sociologie » soulèvent, selon moi, un problème majeur pour la défense du statut scientifique de notre discipline. 

Une première optique, individualiste, vise à déterminer les variables susceptibles de rendre compte de l'aspect social ou socialisé d'une réponse ou d'un comportement, en partant d'un schéma qui met en rapport deux éléments, déjà donnés et définis indépendamment l'un de l'autre, un « Ego » (individuel ou collectif) et un « Objet », ou encore un Stimulus et un répertoire de Réponses : E-0 ou S-R. Elle s'assigne comme tâche de dresser l'inventaire des caractéristiques auxquelles rapporter du côté du sujet ou du côté de l'objet, les variations des réponses observées. Cette optique donne lieu à deux types de psychologie sociale, « taxonomique » et « différentielle », différant par l'importance et la signification accordées aux termes de la relation Ego-Objet. 

Le point de vue taxonomique, tenant pour négligeable les propriétés du sujet qui peut être individuel ou collectif, humain ou non humain, voit le « social », donc son objet d'étude, comme une dimension des stimuli, eux-mêmes classables en stimuli sociaux et non sociaux. Le schéma de la relation Ego-Objet est ainsi spécifié :

 

Sujet :

Objet : différencié en

indifférencié, quelconque

— social

 

— non social

 

Inscrivant la relation sujet-objet dans un contexte de stimulation sociale, la psychologie sociale se doit dans ce cas de définir les propriétés de l'objet social en regard de l'environnement non social et de distinguer ce qui découle spécifiquement d'un stimulus social (autrui, groupe, société) ou socialisé (« réalité sociale » par opposition à « réalité physique » ; ensemble des objets culturels etc.), bref d'établir une classification des conditions et des produits du rapport social. L'environnement humain sera considéré comme social, et dans l'environnement non humain, les stimuli seront qualifiés de sociaux quand leurs dimensions physiques seront soit indexées d'une certaine « valeur » (par exemple monnaies, poids, etc.), soit marquées par un faible degré de structuration, soit socialement « codées » ou « qualifiées ». Dans tous les cas on étudiera comment la dimension sociale infléchit, module des processus fondamentaux comme le jugement, la perception, les attitudes, sans supposer une modification de leur mode opératoire. Ainsi dans les études de perception sociale, s'attachera-t-on aux variations qui sont dues au fait que l'objet perçu est un humain (cf. les expériences sur la perception d'autrui) ou qu'il appartient à une classe socialement « valuée » (cf. les expériences sur les variations de l'évaluation de la taille des monnaies en fonction de leur valeur). On peut encore citer les expériences de Shérif sur l'effet auto-cinétique qui attribuent à la structuration du stimulus certains types de réponses, ou les travaux du groupe de Yale qui rendent compte de l'effet d'une communication persuasive par les caractéristiques sociales de sa source (prestige, crédibilité etc.). J'appelle cette psychologie sociale « taxonomique » parce qu'elle se borne à étendre la description psychologique d'une classe de stimuli à une autre, à marquer des spécificités, à chercher la manière particulière dont les phénomènes psychologiques généraux jouent dans ces cas spécifiques. En fait, elle procède comme une psychologie de la vision, de l'odorat, de l'audition, etc. C'est-à-dire qu'elle isole une série de variables propres à un champ de stimulation et en étudie les lois. Une telle attitude revient à dénier à la psychologie sociale la possibilité d'avoir des phénomènes et des problèmes théoriques propres : celle-ci ne peut être qu'un champ d'extension des lois de la psychologie générale. D'autre part, elle met en jeu une représentation du caractère « social » et « non social » des stimuli qui pose comme donné, état de « nature », ce qui en fait est déjà le produit d'une différenciation sociale. Et c'est un des problèmes majeurs de la psychologie sociale que de comprendre comment et quand un stimulus acquiert une valeur sociale, comment et quand se constituent la « réalité physique » et la « réalité sociale ». 

Le point de vue différentiel n'est pas très éloigné du point de vue taxonomique, mais il renverse l'ordre des pôles dans la relation Ego-Objet, voyant dans les caractéristiques du sujet la raison de la réponse sociale observée. Il s'interroge sur le problème du rapport de l'individu à la société en général. De ce fait, la nature de la stimulation importe peu ; par contre, on opère un classement des individus qui seront socialement différenciés en fonction d'un certain nombre de critères dont le choix varie avec l'école à laquelle on appartient ou le type de problème étudié. Par exemple on classera les individus selon le style cognitif (abstrait-concret), les structures affectives (haute, basse estime de soi), la personnalité (autoritaire-non autoritaire ; rigide-flexible), les motivations (besoin d'accomplissement, d'affiliation, d'approbation...), les attitudes (ethnocentrisme, dogmatisme...), le degré de suggestibilité, etc. Le rapport entre le sujet et son environnement s'exprime donc ainsi :

 

Sujet : différencié par Objet : indifférencié
des caractéristiques
ayant un impact social.

Quel que soit le type de stimulation, on cherchera à savoir comment les diverses catégories d'individus se comporteront en société, comment elles entrent dans le milieu social, comme on pénètre dans le milieu physique. Le propos est alors d'établir une psychologie différentielle des réponses et des comportements sociaux et, à la limite, de dresser une sorte de tableau de la composition psychologique des groupes sociaux pour en déduire le fonctionnement. Ainsi, ayant décrit la symptomatologie des individus persuasibles on montre par exemple que, quel que soit le type de message qu'ils reçoivent, ils sont influencés. Ou bien on explique le leadership par les caractéristiques du meneur et des suiveurs. De même, au niveau des groupes, on établit avec soin une liste des caractéristiques structurelles et quantitatives des groupes, pour connaître les propriétés de leur fonctionnement, de leur production et la dynamique de leur évolution. Une telle perspective utilise de manière purement instrumentale les phénomènes psychosociologiques qu'elle aborde et de ce fait s'interdit d'en étudier les propriétés et d'en faire la théorie : si le caractère plus ou moins suggestible d'un individu rend compte de l'effet d'une communication, point n'est besoin de connaître cette dernière. Si l'on se contente de montrer que des individus sont plus influençables quand ils ont un fort besoin d'appartenance au groupe, qu'a-t-on appris du processus d'influence lui-même ? À la limite, on se demande si on fait de la psychologie de la personnalité ou de la psychologie sociale. Ne cherche-t-on pas simplement à mieux comprendre certains mécanismes psychologiques en les étudiant dans un contexte psychosociologique, ou à préciser l'effet des. mécanismes sociaux sur certains types de personnalité ? Il est à craindre, qu'avec une telle optique, on ne se borne, là aussi, à un niveau descriptif et corrélationnel, la psychologie sociale ayant pour but d'évaluer des paramètres, des coefficients quantitatifs de la situation sociale et ignorant les phénomènes psychosociologiques comme processus sui generis. 

Malgré leur intérêt, malgré l'importance des travaux qu'elles ont suscités, les variantes « taxonomique » et « différentielle » de l'optique individualiste manquent à saisir l'aspect proprement structurel, dynamique des processus psychosociologiques. De ce point de vue, une perspective plus « sociale » que partagent, à des degrés divers, plusieurs auteurs, représente un progrès certain dans la mesure où elle prend comme point focal l'unité globale constituée par l'interdépendance, réelle ou symbolique, de plusieurs sujets dans leur rapport à un environnement commun, que celui-ci soit de nature physique ou sociale. Une telle perspective est applicable aux phénomènes de groupe aussi bien qu'aux processus psychologiques et sociaux et intègre le fait de la relation sociale dans la description et l'explication des phénomènes psychologiques et sociaux. Dans ce cas, la relation Sujet-Objet est médiée par l'intervention d'un autre sujet, d'un « Alter », et devient une relation complexe de sujet à sujet et de sujets à objets :

 

 

Mais cette relation de sujets à sujets dans leur rapport à l'objet peut elle-même être conçue sous une forme statique ou dynamique, c'est-à-dire en tant qu'elle se traduit par des modifications intéressant les comportements individuels mis enjeu, ou en tant qu'elle produit des effets spécifiques, engageant dans leur totalité les sujets et la relation qu'ils entretiennent entre eux et avec leur objet. 

À ce titre on peut distinguer actuellement deux courants dans la recherche et la théorie. L'un, s'intéressant au mécanisme de « l'interaction » en général analyse, pour une relation donnée, les effets séquentiels et immédiats observables au niveau des comportements. Qu'il s'agisse de la simple présence d'autrui, ou de rapports de dépendance, d'interdépendance, d'échange, etc., on s'en tient aux modifications introduites dans les réponses de l'un des termes d'une relation sociale du fait de la stimulation que constitue la présence, l'intervention ou la réponse de l'autre terme, ou du fait du contrôle que chacun des termes peut exercer sur l'autre. Une illustration de cette tendance peut être trouvée dans les travaux de chercheurs comme R. Zajonc (Facilitation sociale [23]) ou comme J. Thibault et H. Kelley (Social Psychology of Groups [24]). L'autre courant voit la relation sociale comme la source de processus spécifiques constituant un contexte, un champ psychosocial où s'inscrivent et dont dépendent les phénomènes psychologiques subséquents. Dans ce cadre rentre l'analyse que Shérif fait de l'établissement des normes sociales, ou du développement des relations inter-groupes ; les travaux de l'école lewinienne sur les groupes, la constitution de la « réalité sociale », la comparaison sociale, etc. et, à un niveau plus limité, les études de Schachter montrant la dépendance des états émotionnels par rapport à la relation sociale. 

Ceci nous amène à mieux préciser ce que l'on peut prendre comme objet en psychologie sociale. Il me semble légitime de dire que cette dernière doit s'occuper au premier chef du lien social que constitue la relation entre un « Ego » (individu ou groupe) et un « Alter » (individu ou groupe) pour analyser leurs rapports à l'environnement, social ou non social, réel ou symbolique. Et d'ajouter qu'elle réussira ou échouera en tant que science dans la mesure où elle arrivera ou non à comprendre la genèse et les effets de ce lien. C'est en partant de l'existence ou de l'instauration du rapport entre plusieurs sujets sociaux que l'on pourra valablement rendre compte du transfert, de l'acquisition ou de l'émergence de propriétés ou comportements sociaux, de la transformation de certaines activités ou processus psychologiques (par exemple : les phénomènes d'imitation, de conformisme, d'innovation ; les modifications des structures mentales et cognitives, dans et par relations sociales, etc.). 

Ce faisant, je ne crois pas obéir à quelque visée réductionniste, ramenant le psychologique ou le mental au social. Dans l'ordre d'interdétermination psychosociale, il convient de poser clairement le caractère des unités dont on s'occupe et d'où procéderont l'analyse de l'intériorisation et de l'extériorisation du social au niveau individuel, autant que la compréhension de l'intervention de l'individuel dans le social. Et peut-être par là redresserons-nous une représentation quelque peu abstraite et irréelle, fondée sur l'idée d'un monisme individuel. Car, en effet, l'hypothétique solitude du sujet face à son environnement est toujours perturbée ou remise en cause par le lien social, réel ou symbolique. On suppose trop généralement, que le sujet dispose, face à un stimulus donné, d'un répertoire de réponses indépendant. Mais il est aisé de remarquer que, dans l'élaboration de son comportement, entre enjeu la présence, effective ou imaginaire, d'un autrui dont le répertoire de réponse interfère avec le sien. De plus, la réponse ou le comportement sont toujours situés dans un contexte de référence interne : celui des réponses que le sujet a données antérieurement au même stimulus ou à ceux qui lui sont associés, en fonction des différents rôles qu'il a occupés. Or ces différents rôles sont établis et vécus en rapport à autrui, dans la relation sociale ; dans cette mesure encore, agit le lien social, sous une forme, cette fois, intériorisée. De tels liens, produits de l'expérience antérieure ou de la relation immédiate, aussi ténus soient-ils, ont toujours un impact sur les fonctions et comportements individuels. 

Les psychologues pensent, le plus souvent, que cet impact et les changements qu'il induit sont spécifiques selon les fonctions et activités psychologiques concernées et que les lois établies par la psychologie générale permettent de prédire, en dernière instance, la forme des modifications, somme toute secondaires, produites par le lien social. En fait, dès lors qu'interviennent les relations et les interférences sociales et interpersonnelles, les mécanismes psychologiques et les lois qui les régissent ne jouent plus de manière décisive : c'est la nature du rapport social qui seule rend compte des formes particulières qu'ils revêtent alors. Bien plus, il efface les différences entre les mécanismes et les fonctions psychologiques. 

Il est donc urgent aujourd'hui d'opérer le passage d'une psychologie à deux termes « Ego-Objet » à une psychologie à trois termes « Ego-Alter-Objet ». Psychologie à laquelle contribuerait largement notre discipline, réalisant en cela une prédiction que Freud, dans sa clairvoyance incisive, formulait dès 1921 : « L'opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale ou collective qui peut à première vue paraître très profonde, perd beaucoup de son acuité lorsqu'on l'examine de plus près. Sans doute la première a-t-elle pour objet l'individu et recherche-t-elle les moyens dont il se sert et les voies qu'il suit pour obtenir la satisfaction de ses désirs et ses besoins. Mais dans cette recherche, elle ne réussit que rarement et dans des cas tout à fait exceptionnels, à faire abstraction des rapports qui existent entre l'individu et ses semblables. C'est qu'autrui joue dans la vie de l'individu le rôle d'un modèle, d'un objet, d'un associé ou d'un adversaire, et la psychologie individuelle se présente dès le début comme étant en même temps par un certain côté une psychologie sociale dans le sens élargi, mais pleinement justifié du mot ». [25] 

Telles sont les réflexions que suggèrent le survol d'une discipline en mouvement, l'analyse des courants qui animent la vie d'une communauté de chercheurs. Il convient maintenant de se tourner vers ce que la psychologie sociale présente de plus manifeste : ses productions significatives du point de vue de la délimitation du champ scientifique, et de la définition des cadres de la recherche. C'est seulement après avoir pris une vue exacte des résultats accumulés au cours de la dernière décade marquée par un bond décisif de la recherche, que pourront être avancées quelques propositions positives pour son meilleur développement. Et celui-ci est nécessaire.
 

 

PRÉFACE 

Deuxième Partie 

2. Les courants actuels
     de la recherche psychosociologique

 

En 1953, T. Newcomb remarquait dans un rapport de tendance pour l'Annual Review of Psychology, que la récente publication de manuels exclusivement consacrés à la psychologie sociale illustrait à la fois l'unification progressive du champ et son manque total d'intégration. En effet, sur les cinq manuels qu'il considérait, on ne trouvait aucun thème qui soit commun à tous, et 50 % des thèmes rapportés à la discipline n'étaient mentionnés que dans un seul ouvrage. Aujourd'hui, à juger d'après le même critère, nous devons reconnaître un progrès considérable dans le sens d'un resserrement des domaines de recherche. S'en tenant aux cinq manuels parus depuis 1964, [26] on devra constater une très grande concordance quant à la désignation des problèmes ressortissant à la psychologie sociale, un très large recouvrement des études rapportées. Si les manuels diffèrent, c'est essentiellement en raison des catégories ou concepts employés par les auteurs, de l'organisation des sous-thèmes de recherche en fonction de leur option théorique propre. Mais au niveau des résultats, comme des théories, au niveau de l'adjonction progressive de nouvelles aires de préoccupation comme à celui du déplacement de certains accents ou centres d'intérêt, il existe un consensus indéniable. Enfin peut-on espérer dégager le propre de la psychologie sociale de la seule considération de sa production récente. 

C'est cette production que je vais maintenant essayer de dépeindre dans les aspects les plus saillants du point de vue de leur pertinence scientifique. J'insisterai surtout sur les travaux de psychosociologie expérimentale puisqu'aussi bien c'est dans cette voie qu'ont été réalisés les progrès les plus dignes d'intérêt. [27] Pour cette même raison la sélection des ouvrages et des articles analysés dans la partie documentaire à laquelle j'introduis, a surtout été faite dans la littérature expérimentale. J'observerai pour décrire les aires de recherche un plan légèrement différent de celui qui a été retenu dans la présentation des analyses documentaires. Alors que dans cette partie de l'ouvrage, on a essayé, par la seule distribution des comptes rendus, d'apporter des nuances susceptibles d'ouvrir au lecteur des perspectives de réflexion, et de suggérer, dans les orientations d'étude, des distinctions ou des rapprochements qui ne sont pas toujours ouvertement établis, je me bornerai, ici, à souligner les domaines majeurs où s'enregistre un accord, sensible surtout dans la psychosociologie américaine. Ce tableau, forcément succinct, s'ordonnera autour de quatre thèmes qui, comme objets ou comme rubriques, drainent le plus gros de la recherche empirique ou théorique : le changement d'attitude ; la communication sociale ; les groupes restreints et les processus d'influence ; la perception sociale. À ces thèmes centraux qu'il ne faut en aucun cas considérer comme une image fidèle de l'organisation du champ, seront à l'occasion rattachés certains courants non encore suffisamment développés pour être traités de façon autonome. Infine, j'aborderai les récents progrès en méthodologie dont on a volontairement renoncé à parler dans la partie documentaire, d'une part parce que l'on a choisi de mettre l'accent sur les contenus d'une discipline qui a été vue trop souvent dans son aspect méthodologique, d'autre part, parce que la question méthodologique est trop vaste pour être épuisée en quelques analyses. [28]

 

I. Le changement des attitudes:
« questions empiriques et modules explicatifs

 

Traditionnellement, si l'on peut dire, le problème de la formation et du changement des attitudes constitue un terrain d'élection pour la psychologie sociale. Il a, depuis les premiers travaux français sur la suggestion, au début de ce siècle, une longue et solide histoire expérimentale, jalonnée par la comparaison de l'influence des experts et des majorités, autour des années 30, les expériences classiques de Sherif et de Asch sur l'influence interpersonnelle dans l'estimation de stimuli physiques, les travaux sur la persuasion du groupe de Yale, au lendemain de la guerre, et plus récemment, l'analyse de la structuration cognitive des attitudes, à travers les modèles dits de « cohérence » (consistency). Durant les quinze dernières années, les efforts ont surtout été orientés par le souci de consolider certains résultats, et par des controverses théoriques opposant les tenants de la théorie de l'apprentissage et du renforcement à ceux qui utilisent un modèle cognitif, comme celui de la dissonance. 

Au plan de la consolidation des résultats, il convient surtout de noter les recherches inspirées par l'école de Yale. Sous la conduite de Hovland, un groupe de chercheurs a étudié la persuasion en utilisant un paradigme expérimental qui soumettait une audience à une communication persuasive standardisée en vue de provoquer une modification d'opinion ou d'attitude, mesurable dans sa direction et son intensité. Un cycle de recherches faisant varier toute une série de facteurs au niveau de la source de communication, des caractéristiques du message ou des propriétés de l'audience, devait aboutir à la publication d'un ouvrage en 1953. [29] Depuis lors certaines des expériences consignées dans cet ouvrage ne purent être répliquées ou aboutirent à des résultats contradictoires. On fut donc conduit à une analyse plus détaillée des problèmes et particulièrement à un approfondissement des processus psychologiques impliqués dans le changement d'attitude : effets attribuables à l'ordre de présentation des arguments dans une communication persuasive, relation entre personnalité et suggestibilité, entre organisation des attitudes et changement. 

Dans la même ligne de préoccupation, se sont développées des théories partielles et locales dont un des meilleurs exemples se trouve dans la théorie de l'inoculation de W. McGuire (1962). [30] Cet auteur fait une application analogique de la théorie de l'immunisation contre les maladies à virus, pour définir les conditions de la résistance à la persuasion, et trouver des procédures favorisant la défense de certaines attitudes ou croyances contre les attaques de la propagande. 

Mais, c'est au plan de la controverse que se remarquent les travaux les plus stimulants, pour la plupart centrés autour du phénomène de « l'auto-persuasion » et des conditions dans lesquelles il se produit. Ce problème mis en lumière par la théorie de la dissonance [31] représente un important déplacement par rapport à des approches comme celles dont je viens de parler. Ces dernières explorent les conditions de la persuasion à travers l'information, le raisonnement, les appels émotionnels, la suggestion du prestige, etc. Elles sont fondées sur l'assertion que les changements de comportement passent par les changements d'attitudes auxquelles est conférée la valeur de déterminants de la conduite. Mais avec la théorie de la dissonance, avancée depuis 1957 par Festinger, l'approche du problème est renversée : la question n'est plus de modifier la conduite par les attitudes, mais au contraire d'agir sur ces dernières par le biais du changement de comportement. C'est par quoi cette théorie se démarque, en ce qu'elle a d'essentiel, des modèles de persuasion ou des modèles cognitifs qui en sont cependant souvent rapprochés. En effet, elle n'est pas simplement une variante parmi d'autres de l'hypothèse de l'équilibre qui permet de rendre compte du changement d'attitude par le jeu d'une réorganisation cognitive ayant pour finalité de réduire un déséquilibre entre des éléments cognitifs et/ou affectifs, comme c'est, grosso modo, le cas pour les modèles de Heider, Newcomb, Osgood, Rosenberg. [32] Certes elle met l'accent sur une dynamique intra-individuelle et sur la valeur motivationnelle des tensions afférentes à un déséquilibre des cognitions, entendues au sens large ; mais elle tient son unicité d'avoir insisté sur le rôle d'une décision d'action dans la structuration cognitive subséquente et dans le changement d'attitude. À ce titre un de ses corollaires, l'hypothèse dite de « l'insuffisance de justification » introduit directement au problème de l'auto-persuasion et a des implications pratiques considérables, susceptibles d'intéresser tous ceux qui s'interrogent sur l'importance relative du contrôle de la conduite et du contrôle des croyances, de l'éthique etc. Selon cette hypothèse, moins on fournit de justification à une personne qui se trouve contrainte d'agir contre ses opinions, plus elle aura tendance à réduire la dissonance ainsi produite en changeant ses attitudes pour les rendre conformes à son comportement. Une expérience célèbre « 20 dollars pour un mensonge » a, par ses prédictions et résultats surprenants (moins on paye quelqu'un pour mentir, plus il a tendance à croire à son mensonge), provoqué une longue controverse, riche en réplications et en interprétations alternatives. Parmi celles-ci, les plus importantes sont dues aux adeptes de la théorie de l'apprentissage qui, selon une ligne de réflexion antérieure à la théorie de la dissonance, ont cherché à montrer que le changement d'attitude est proportionnel à l'importance de l'incitateur. Alors que la théorie de la dissonance suppose que l'individu réévalue les facteurs de sa décision pour que ses évaluations et ses comportements soient cohérents, par quoi il se persuade que son comportement est justifié, la théorie de l'apprentissage (à travers les travaux de Janis et King sur le « role-playing », en particulier) montre que plus les incitateurs de la conduite sont importants, plus l'individu s'engage, s'applique à réaliser l'acte demandé, plus il le connaît et se convainc de sa justesse. Cette controverse théorique a engendré des recherches nombreuses, presque à l'excès. L'une et l'autre hypothèses ont reçu confirmations et infirmations, et, aujourd'hui encore, il ne semble pas que l'on puisse rassembler les résultats dans une généralisation unique. On a suggéré qu'une distinction devait être établie entre la décision de s'engager dans un acte non conforme à ses opinions (décision qui déclencherait un processus de réduction de dissonance) et le fait de l'acte lui-même (susceptible de provoquer un processus particulier d'auto-persuasion obéissant aux lois du renforcement). 

Ces dix dernières années ont été fécondes pour la théorie de la dissonance, les recherches bourgeonnant autour de ses quatre thèmes d'application majeurs : les conséquences d'une décision, les effets de la contrainte à l'accord, la recherche d'information, et divers phénomènes d'interaction comme la comparaison sociale. Il convient de souligner l'apport fourni par des chercheurs comme Brehm et Cohen [33] ou comme Zimbardo [34] dans l'extension de la théorie, le raffinement des concepts et l'enrichissement des procédures empiriques qui adjoignent de nouvelles variables de comportement ou de nouveaux indices (d'apprentissage ou physiologiques) pour mesurer les phénomènes de dissonance et assurer la validité des indicateurs purement verbaux. Cependant que, dans la querelle expérimentale, les représentants de la théorie de l'apprentissage contribuaient à un progrès expérimental certain dont on est en droit d'espérer la mise en place d'une opérationnalisation et d'une procédure plus rigoureuse dans l'étude de processus aussi subtils. 

À travers cet exemple se dégage clairement l'évolution d'un champ qui est encore marqué, au niveau des résultats expérimentaux par l'ambiguïté et l'incohérence, mais qui s'organise néanmoins, fait relativement rare, selon des lignes théoriques. 

Touchant aux attitudes, il est nécessaire de rappeler certaines tendances de recherche qui ne sont pas proprement ou exclusivement expérimentales, mais qui ont fortement contribué au développement du champ. Je veux parler, d'une part des travaux qui ont cherché à décrire les dimensions et la structure de divers champs d'opinion ou de représentation et dont certains exemples se retrouvent dans la psychosociologie française (C. Andrieux ; P. H. Chombard de Lauwe ; S. Moscovici [35]). D'autre part des recherches qui ont défini, dans le cadre d'une théorie psychologique, le système de leur organisation comme l'illustre l'ouvrage de M. Rokeach The open and closed mind[36]

 

II. La communication sociale

 

Historiquement et scientifiquement, la communication sociale occupe une position nodale dans la psychologie sociale. Historiquement parce que c'est avec ce domaine que la discipline est devenue un champ scientifiquement défini, grâce aux travaux de Lazarsfeld, Hovland et Lewin. Scientifiquement parce que la communication commande les phénomènes essentiels qui régissent l'élaboration et la pérennité des relations sociales et de leurs produits (des attitudes, représentations aux idéologies ; des performances de groupes aux changements sociaux, etc.). J'emploie à dessein la notion globale de « communication sociale » [37] pour désigner un domaine qui par son importance mériterait un traitement théorique systématique et unitaire, mais je reste conscient du fait qu'actuellement, comme dans le passé, il s'agit d'un champ kaléidoscopique où se rencontrent des approches, des objectifs et des concepts totalement hétérogènes. Parce que la communication a été saisie à travers des comportements très divers, et dans une perspective surtout instrumentale pour comprendre les phénomènes de changement d'attitude (au niveau individuel pour la persuasion, au niveau collectif pour les moyens de communication de masse) et certains processus de groupe (organisation, productions, structure, etc.) son étude qui mobilise pourtant une cohorte de sociologues, psychologues et linguistes ou littérateurs, ne présente aucune cohérence théorique. Sauf à y trouver des liens purement artificiels (comme c'est le cas des ouvrages de sociologie sur les communications de masse qui accordent quelques pages aux phénomènes psychologiques, ou dans les esquisses psychosociologiques qui réservent un chapitre aux mass media) on ne sait parler de la communication que sous ses aspects parcellaires qui suffisent, néanmoins, amplement à en démontrer l'importance et l'extension : recherches sur les communications de masse, les moyens de communication et les processus de diffusion ; recherches sur les conditions et effets de la communication persuasive ; recherches sur les rapports entre propriétés du langage et propriétés ou conditions de la communication. 

Autour de ces travaux, un courant original, sensible en Europe en particulier avec les travaux de S. Moscovici et R. Rommetveit, [38] devrait conduire sous peu à l'établissement d'une psychosociologie du langage, complétant la compréhension des phénomènes linguistiques à la lumière de l'exploration systématique de leur fonction de communication.

 

III. Les groupes restreints et les processus d'influence

 

Si l'on en juge par les quelque trois mille titres recensés comme se rapportant à l'étude des petits groupes, nous sommes là devant un des domaines les plus riches et les plus prolifiques de la psychologie sociale. Mais il faut se garder de considérer globalement cet ensemble de recherches et distinguer les cas où les groupes restreints ont été pris comme objets spécifiques donc étudiés du point de vue de leurs propriétés et de leur fonctionnement, et les cas où ils s'offrent comme un moyen d'approcher des processus collectifs repérables dans d'autres contextes, comme une miniaturisation de situations sociales réelles. C'est pourquoi il est difficile de trouver une théorie générale se rapportant à ce domaine ; c'est pourquoi également on a choisi dans la partie documentaire de diviser les chapitres se rapportant aux groupes restreints en deux rubriques l'une plus proprement réservée aux propriétés, productions et processus analysables au niveau des petits groupes ; l'autre se rapportant à des phénomènes psychosociologiques autonomes dont l'étude s'effectue au niveau des petits groupes (influence, pression sociale, hiérarchie, leadership, etc.). De ce fait ont été traités dans des chapitres particuliers, des phénomènes qui, pour ressortir ordinairement à une classification dans les petits groupes, sont plus favorablement étudiés au niveau de la dyade, sont plus facilement isolables en tant qu'aspects de l'interaction (négociation-échange), ou encore se rapportant à des processus psychologiques ou mentaux spécifiques (processus de décision par exemple). 

À travers ces différentes rubriques je dégagerai, ci-après, quelques-uns des problèmes ou des phénomènes qui en raison de l'attention qu'on leur a accordée par le passé ou en raison de leur importance actuelle dans le développement de la recherche méritent une mention particulière.

 

1. La résolution de problème en groupe

 

La comparaison entre les performances individuelles et celles d'un groupe figure parmi les plus anciennes des préoccupations en psychosociologie. Après lui avoir apporté un intérêt sporadique, les chercheurs ont abouti au cours des quinze dernières années à l'établissement de propositions relativement solides et définitives, aidés en cela par l'utilisation de modèles mathématiques qui ont permis des mesures claires et cohérentes dans l'analyse de la production des groupes. Un progrès qui mérite d'être signalé, a également été réalisé dans un secteur connexe, celui de la « facilitation sociale » (comparaison de performances individuelles en situation solitaire et sociale) par R. Zajonc. Celui-ci a utilisé les nouveaux concepts de la théorie de l'apprentissage pour intégrer et synthétiser un ensemble de travaux jusqu'alors sans unité, ni cohérence. On trouvera dans ce cas un exemple heureux de reprise théorique d'une accumulation empirique, étalée de façon désordonnée dans le temps. [39] 

L'analyse de la production des groupes a donné lieu à une controverse quant à savoir ce qui de la structure du groupe ou de la tâche était déterminant : certains prenant la tâche comme variable indépendante et le groupe, son organisation, comme variable dépendante, d'autres faisant l'inverse. Les chercheurs français ont quelque peu contribué à l'avancement de cette question : Faucheux et Moscovici montrant que la structure de la tâche influe sur le groupe et rend compte en interaction avec lui des performances. [40] Flament, proposant un modèle d'analyse qui intègre ces diverses tendances, faisant dépendre l'efficience d'un groupe de l'ensemble groupe/tâche, organisation sociale/organisation de l'environnement. [41] 

À propos des problèmes de décision, on trouvera une nouvelle approche de la comparaison « individu-groupe »dans les travaux sur le « risky shift » (Wallach, Kogan et Bem [42]) qui ont démontré que dans les choix engageant un risque, les groupes ont tendance à adopter des décisions plus risquées que ne le sont celles de leurs membres pris individuellement. Il semble que la discussion au sein du groupe ait une prépondérance déterminante dans cette orientation vers le risque dont on voit l'explication soit au niveau de la « rhétorique » – les individus les plus entreprenants ou audacieux auraient un discours plus persuasif qui entraîne le groupe – soit au niveau du partage, de la diffusion, des responsabilités. Ces travaux ont connu un retentissement certain ces dernières années dans la mesure où ils allaient contre des conceptions, plus ou moins implicites mais généralement répandues, sur l'influence modératrice des groupes. On pense en effet que les jugements individuels ont tendance à être extrêmes et que le groupe atténue cette extrémisation en raison des pressions à l'uniformité qui s'y exercent et de la nécessité d'y faire converger les opinions individuelles autour d'un consensus moyen ou d'un plus petit commun dénominateur. Mais, avec et au-delà des recherches sur le « risky-shift », des travaux récents mettent en évidence que l'interaction en groupe produit un effet d'extrémisation, de polarisation des opinions ou des jugements toutes les fois que les membres du groupe sont fortement impliqués dans leur participation, s'investissent dans le travail collectif, toutes les fois que la situation est structurée par des normes partagées. Le « risky-shift » ne serait alors qu'un cas ou une illustration de cette extrémisation et non un effet spécifique lié au contenu de certaines décisions prises en groupe ainsi que le voudraient certains auteurs. Cette interprétation, applicable à tous les cas susceptibles de faire émerger un engagement normatif, remet en question la généralité de certaines propositions sur les processus d'influence en groupe comme le montrent les travaux de Tajfel et Wilkes ; [43] Moscovici, Chatel, Zavalloni. [44] Il me paraît y avoir là une direction de recherche féconde pour le futur.

 

2.  Influence, pressions et hiérarchies sociales, leadership

 

Parmi les phénomènes dont l'expérimentation sur les petits groupes a permis l'exploration, il faut souligner l'importance des phénomènes d'influence sous leur forme générale, conformité-déviance, ou sous leurs spécifications : leadership, hiérarchies et pressions sociales. 

L'influence est sans nul doute le problème théorique fondamental de la psychologie sociale. Comme je viens de le laisser entrevoir, les chercheurs se sont surtout attachés jusqu'à présent aux différentes formes de pression et de contrôle que le groupe exerce sur ses membres, qu'il s'agisse des phénomènes de conformité, d'établissement de normes, ou des pressions à l'uniformité (Asch, Sherif, Festinger etc.). Actuellement, se dégage une nouvelle orientation d'étude à travers des travaux qui s'orientent vers le changement social et l'innovation ainsi que vers les phénomènes d'influence dus aux minorités (Faucheux, MOSCOVICI [45]). 

Le leadership fut, au cours des dernières décades un centre d'intérêt majeur en raison de ses incidences pratiques immédiates. On a d'abord tenté de préciser les caractéristiques du leader, les contraintes de son rôle, et les conséquences des différents styles de commandement sur le fonctionnement des groupes. Autour de ce dernier thème, s'est engagé, depuis les expériences désormais classiques de Lewin, Lippit et White, un débat entre les partisans du style permissif ou démocratique et ceux du style autoritaire. Fiedler, pratiquant conjointement et complémentairement l'expérimentation et l'étude sur le terrain a contribué de manière exemplaire, à l'éclaircissement des conditions de meilleure efficacité des différentes méthodes de direction des groupes. [46] Les tendances les plus récentes, inscrivent le leadership dans le phénomène plus vaste de l'influence sociale et le rapportent à la situation du groupe et aux relations d'interaction entre les membres du groupe, quelle que soit leur position (Hollander [47]). 

Étroitement solidaires du domaine de l'influence, les études sur les hiérarchies sociales (effets des positions dans le groupe sur les communications et les relations interpersonnelles) et le problème du pouvoir rencontrent une attention accrue, particulièrement en Europe (M. Mulder [48]). De la même manière, observe-t-on dans l'étude des pressions sociales, un effort pour intégrer des concepts tels que ceux de normes et de rôles dans une théorie de l'influence (R. Rommetveit [49]).

 

3.  Échange, conflit et négociation

 

Dans le prolongement de certaines préoccupations nées de l'étude des petits groupes, l'interdépendance et le conflit sont devenus un pôle attractif de la psychologie sociale, depuis 6 ou 8 ans. Ainsi peut-on observer dans une œuvre comme celle de Morton Deutsch, l'évolution d'une recherche qui part des relations de coopération et de compétition dans les petits groupes pour aboutir à l'étude du conflit et de la négociation au sein des dyades ; il semble même qu'aujourd'hui l'analyse de la négociation et des situations de jeu soit la voie royale dans l'approche de l'interaction. [50] L'essor de ce domaine doit beaucoup à l'apport de la théorie des jeux telle qu'elle s'est développée en économie et en science politique, et aux théories psychosociologiques de l'échange que Thibaut et Kelley ont rassemblées dans leur ouvrage The social psychology of group[51] Les recherches ont essentiellement porté sur : le développement de la coopération en situation d'information et de communications réduites ; l'exercice du pouvoir et le contrôle des relations interpersonnelles ; le rôle de la communication dans la résolution des conflits ; les stratégies et processus de négociation et de marchandage ; le développement de normes de loyauté et d'équité pour résoudre les problèmes de l'interdépendance. On verra dans cet ensemble de questions un exemple assez pur de réalisations scientifiques issues de la demande et de la pratique sociale. Malgré son intérêt ce domaine laisse à désirer : on y demeure à une phase exploratoire, les recherches y sont dispersées et la théorie en est absente, sinon au titre de schémas très généraux, ou de micro-théories très localisées.

 

IV. La perception sociale

 

C'est vers les années 30 que s'est ouvert le domaine d'étude de la perception sociale, qui est entendue généralement au sens de perception des personnes, encore qu'il faille souligner l'intérêt de travaux qui, longtemps peu nombreux, connaissent un regain de vigueur, notamment en Angleterre avec H. Tajfel [52] et s'intéressent aux déterminants sociaux des processus perceptifs. 

Au départ, deux problèmes ont mobilisé l'attention : celui de la perception des émotions et celui de l'exactitude du jugement sur autrui. D'un intérêt théorique et pratique indéniable, ils n'ont pu être traités adéquatement dans la mesure où se rencontre à leur propos la difficulté, apparemment insurmontable, de trouver un critère d'exactitude perceptive. Pour autant que l'on parle d'exactitude en perception sociale, il est nécessaire d'avoir une définition du stimulus social indépendante du processus étudié : cette exigence a conduit à une situation absurde où les jugements des psychologues furent utilisés dans certains cas comme un critère d'expert pour évaluer les jugements des sujets, alors qu'au même moment d'autres expériences remettaient fortement en cause cette exactitude. Une étape fut franchie, après la deuxième guerre mondiale, lorsque les chercheurs prirent les réponses de la personne stimulus (échelles d'auto-évaluation, inventaires de personnalité, etc.) comme le critère auquel mesurer l'exactitude de l'estimation que l'observateur donnait des mêmes réponses. Mais il est apparu que cette méthode, dont Cronbach fit une critique détaillée, ne fournissait pas de données correspondant spécifiquement à la perception de la personne stimulus et qu'elles réfléchissaient tout autant la conception ou le savoir général que les sujets avaient sur la conduite humaine ou les projections de leurs caractéristiques personnelles. Il s'ensuivit, cela va sans dire, un déclin de l'attention portée à ce domaine au cours des dernières années. 

Depuis une période récente, cependant, on observe un renouveau des études sur la perception sociale avec un déplacement du centre d'intérêt vers les facteurs qui produisent des variations dans les perceptions et les jugements. Et, ce qui est plus important, on peut remarquer aussi des tentatives pour organiser théoriquement l'ensemble de ce domaine autour de la notion de « responsabilité causale », d'« attribution de causalité ». S'inspirant des concepts proposés par F. Heider en 1958 (The psychology of interpersonal relations [53]) cet effort a bénéficié de la contribution de Thibaut et Riecken au plan des paradigmes expérimentaux, et connu sa plus grande expansion avec celle de E. Jones [54] qui étudie les évaluations de la conduite selon que cette dernière est rapportée à des causes internes ou externes, ainsi que les processus d'inférence de certaines dispositions personnelles à partir des comportements observables. 

De fait, ce domaine, grâce au déplacement d'éclairage qui s'y est opéré, s'affirme à nouveau comme un secteur central et fondamental de la psychologie sociale. On peut augurer qu'il sera appelé à connaître des développements considérables, compte tenu des progrès constatables au niveau des modèles théoriques et des nombreux travaux qui peuvent y être rattachés. Ainsi, D. Bem dans une reprise critique d'expériences sur la dissonance vérifie une hypothèse skinérienne sur l'auto-persuasion en faisant appel à des concepts et des procédures qui relèvent de la théorie de l'attribution dans la mesure où il demande à ses sujets de faire des inférences sur les attitudes d'une personne à partir de ce qu'ils connaissent de son comportement et des conditions dans lesquelles il s'est inscrit. [55] Un autre exemple peut être trouvé dans les études de Schachter et Singer sur l'influence sociale dans la détermination et la qualification des états émotionnels [56] : se rapportant à la perception du corps propre, ils démontrent que si un état émotionnel ne peut être attribué à une cause externe (situation sociale ou agent chimique) seul le recours à l'influence sociale et à autrui permet d'identifier, de qualifier les états internes. Ces deux exemples, empruntés à des univers de préoccupation fort différents et apparemment sans rapport direct avec la théorie de l'attribution de causalité, laissent pressentir la portée de cette dernière. 

On peut également rattacher à la notion de responsabilité causale, les récentes recherches qui s'appliquent aux conduites volontaires où le sujet social cherche à s'affirmer comme source de son comportement, telle l'étude de Brehm sur la « réactance psychologique », inspirée par la théorie de la dissonance et portant sur les réactions de l'individu privé d'une liberté, ou menacé de l'être. [57] 

Traditionnellement, on aborde l'étude des relations intergroupes, dans le même cadre que celui de la perception sociale dans la mesure où cette dernière dépend souvent de l'appartenance à un groupe au niveau du sujet percevant ou de la personne perçue, ou des relations interpersonnelles qui s'établissent entre eux. Le domaine des relations inter-groupes, encore mal assis dans son autonomie, malgré des travaux importants de Sherif, mérite cependant dans l'avenir de recevoir un traitement plus approfondi et systématique dans la mesure où toute réalité de groupe est déjà une réalité d'intergroupe, où l'identité d'un groupe, les relations entre les sujets qui le composent, la réalité sociale qu'ils élaborent, dépendent étroitement des relations que le groupe entretient avec les groupes qui l'entourent.

 

V. Méthodologie et stratégie
de la recherche expérimentale

 

Dans l'ordre méthodologique, de grands progrès ont été réalisés du point de vue expérimental cependant qu'émergeaient conjointement des questions touchant à la stratégie de recherche.

 

1.  Méthodologie de la recherche

 

Au rang des développements expérimentaux récents, il convient de signaler tout d'abord, le recours sans cesse accru à des variables physiologiques dans les plans expérimentaux, [58] soit comme variable indépendante comme c'est le cas des travaux de Schachter et Singer sur l'interaction entre les facteurs physiologiques et sociaux dans la génération des états émotionnels, soit – et cette tendance nouvelle connaît une vogue sans cesse croissante – comme variable dépendante. Dans ce cas, des mesures telles que la pression ou la composition sanguine, le rythme cardiaque, etc. sont considérées comme plus certaines que les mesures verbales habituellement recueillies, parce qu'objectives. Elles fournissent une manière de confirmation, de validation ou de contrôle à ces dernières. 

En ce qui concerne les processus d'interaction dans les groupes restreints, les méthodes d'analyse n'avaient pas connu par le passé des progrès aussi marquants que ceux réalisés dans le raffinement des procédures expérimentales. Elles s'étaient révélées d'un coût élevé pour leur maigre qualité contraignant à se fonder sur un haut degré de spéculation dans l'analyse des processus. Cette situation a été modifiée à partir du moment où les chercheurs ont pu utiliser les ordinateurs, ce qui a entraîné une amélioration notable, tant en ce qui concerne le traitement de données complexes recueillies sur des interactions naturelles que celui de données obtenues dans les jeux expérimentaux et les études sur la négociation. On est en droit d'attendre dans les dix années à venir une mise au point de méthodes d'analyse qui, conjointement avec l'élaboration de modèles mathématiques et de programmes de simulation sur machine, viendront bouleverser les travaux sur les processus de groupe. 

Cet exemple, comme celui cité antérieurement à propos de la comparaison entre performances individuelles et collectives, confirme l'importance que revêtent les modèles mathématiques et les simulations sur ordinateur dans la recherche psychosociologique. On en constate également les effets dans l'étude de la perception sociale, du changement d'attitudes, de l'échange d'informations et des processus d'interaction. Dans l'avenir, le perfectionnement des procédures d'analyse devra nécessairement s'accompagner et bénéficier d'une conceptualisation plus élaborée des processus d'interaction grâce à la formalisation mathématique et aux programmes de simulation. 

Les études trans-culturelles, en voie d'expansion depuis 1954, sont susceptibles d'apporter un élargissement notable à la compréhension des phénomènes psychosociologiques. On notera toutefois qu'elles n'ont pas encore surmonté de graves difficultés méthodologiques au niveau : 1) de l'échantillonnage rigoureux des cultures et sociétés ; 2) des procédures de réplications et du choix des variables ; 3) de l'interprétation des variations culturelles qui ne se situent pas au plan des valeurs de variables mais à celui de l'interaction entre variables observées.

 

2.  Stratégie de la recherche

 

Certains problèmes ont été soulevés par les phénomènes psychosociologiques qui se produisent dans la situation expérimentale, du fait de la relation sociale s'instaurant entre sujets et expérimentateur, et des anticipations qui s'y engagent (attitude du sujet à l'égard de l'expérience et de l'expérimentateur ; tendance à faciliter la réalisation des hypothèses qu'il lui attribue ; aptitude de l'expérimentateur à contrôler la conduite des sujets, etc.). Un ouvrage de Rosenthal [59] fait la synthèse de cette question qui a alerté maints chercheurs (Riecken, Orne, etc.) à plus d'un titre : par les implications qu'elle risque d'avoir du point de vue de la validité des résultats obtenus (ainsi pourrait-on expliquer l'impossibilité de répliquer certaines expériences par les biais introduits par les expérimentateurs), et par l'éclairage qu'elle apporte sur les phénomènes d'influence et de communication (en ce qu'elle montre à l'œuvre les effets de la communication non verbale et de l'influence non intentionnelle). Mais on peut regretter que jusqu'à présent les chercheurs aient été plus habiles à démontrer l'existence de biais dus à l'expérimentateur, qu'à découvrir les processus par lesquels ils peuvent intervenir. 

Dans un esprit similaire, on s'interroge depuis quelques années sur les aspects éthiques de l'expérimentation en psychologie sociale : on s'inquiète du risque de trouble psychologique qu'encourent les personnes participant en qualité de « sujet » à certaines expériences : par exemple une personne que l'on amène à rabaisser son estime de soi ou à s'attribuer des mobiles anormaux ou immoraux, peut en subir le contrecoup dans ses sentiments ou ses comportements après l'expérience ; de même le fait de tromper les participants à une expérience sur son but réel, même si on les informe en fin de passation, peut avoir pour conséquence de jeter un discrédit général sur l'expérimentation en psychosociologie, et prévenir des participants futurs. La discussion de ces problèmes dont la gravité ne doit pas être perdue de vue, a revêtu surtout un caractère passionnel et peu fécond ; son seul point positif reste qu'elle a provoqué un nouveau courant de recherche et que de nombreuses études s'orientent vers les conséquences psychologiques et morales de l'expérimentation et la détection d'effets de contamination dans les populations de sujets. 

Une dernière préoccupation stratégique, et non la moindre, découle du fait que la plupart des connaissances scientifiques en psychologie sociale, existent déjà dans le savoir quotidien, que les phénomènes auxquels elle s'intéresse sont accessibles à l'observation de l'homme de la rue : ce qui faisait dire à un psychosociologue que, dans sa plus grande part, la psychologie sociale est une « psychologie de grand-mère » ; et ce qui jette le doute dans bien des esprits quant au sérieux et à la validité du travail des psychosociologues. Ce problème a été résolu dans trois directions : recherche de résultats non-évidents ou contraires aux affirmations du sens commun ; étude des interactions entre facteurs de causation ; étude détaillée et objective des processus. La première orientation a connu les plus grandes faveurs ces dernières années, inspirées par le succès de Festinger et de son école dans la vérification de prédictions non-triviales découlant de la théorie de la dissonance. Mais, on a pu craindre que malgré son caractère stimulant, la recherche du « non-évident » ne se fasse au détriment de la pertinence et de la représentativité des conditions expérimentales eu égard aux conditions sociales « réelles ». Et certains recherchant une garantie de validité supérieure, ont préconisé les deux autres orientations. Cette tendance qui croit assurer le départ entre constat spontané et connaissance scientifique par la seule rigueur des instruments de recueil et des méthodes d'analyse des données ne me paraît répondre ni à la question soulevée par la recherche du « non-évident », ni aux exigences d'une véritable transformation scientifique. Sur ces points, je reviendrai dans la troisième partie. 

Faisant un retour en arrière pour mettre en évidence quelques-uns des domaines saillants par leur richesse, leur progrès ou par les problèmes qui les agitent, j'ai dû le plus souvent m'en référer à la psychosociologie américaine. Je le regrette, mais le fait est là : c'est aux États-Unis que la recherche est la plus ancienne, la plus structurée, et il faut le dire la plus féconde. Les conditions institutionnelles et un intérêt tardif ont empêché que la discipline ne se développe pleinement en Europe où pourtant se comptent ses « pères ». 

J'ai tenté de montrer au passage quelques-uns des secteurs où se détachent déjà des noms ou des optiques originales en Europe. Il reste à espérer que le mouvement qui s'amorce tant du côté de l'Ouest que du côté de l'Est se traduira – une fois les conditions réunies, et l'on s'y emploie – par un essor nouveau pour la psychologie sociale.
 

 

PRÉFACE 

Troisième Partie 

3.  Perspectives d'avenir

 

 

Ayant choisi de parler de la psychologie sociale sous son aspect problématique, pour montrer sur quel terrain, nous cherchons et nous nous mouvons, il me faut maintenant préciser dans quel sens nous pouvons et devons entendre progresser scientifiquement. Ai-je assez montré d'où nous partons ? Je l'imagine et à ce propos me semble pertinente une remarque d'Henri Poincaré : « Une accumulation de faits n'est pas plus une science qu'un tas de pierres n'est une maison ». Car il faut avouer qu'invitant à visiter la psychologie sociale, on ne sait trop si on montre un tas de pierres ou une maison. On y découvre d'abord une famille de problèmes passionnants – c'est ce qui attire –, puis autour des problèmes, on rencontre une masse de faits – c'est ce qui occupe et préoccupe – et, enfin, quelque part, au détour d'une lignée de faits ou de questions, il arrive de trouver l'ébauche d'une théorie – et c'est ce qui étonne, car on s'attendait à en voir davantage. Cette vue, pour impressionniste qu'elle soit, touche à un mal fondamental, qui – soit dit en passant – est celui de toutes les sciences humaines : à peine atteignent-elles à un stade cumulatif, alors que devraient y opérer des processus de transformation dans un cadre théorique où les faits se convertissent les uns dans les autres, où certains problèmes sont résolus tandis que d'autres émergent, où les hypothèses s'affrontent et se dépassent. 

Dans les sciences humaines, force est de constater une arborescence de faits et de théories, donc une absence de progrès réels pour autant que les faits ne sont pas intégrés dans un univers conceptuel homogène et qu'aucune théorie n'est vraiment infirmée ou rendue obsolète par une autre. Les concepts utilisés sont empruntés à un auteur ou à un autre ; les modèles théoriques sont juxtaposés dans une confrontation où n'ont place ni le dialogue réel, ni la contestation fondée et féconde. Comment s'attendre dès lors à ce que les faits établis empiriquement soient autre chose qu'une accumulation hétéroclite puisque les théories dont ils sont censés dépendre, ne procèdent pas elles-mêmes autrement. Les expériences ou les études empiriques ne sont pas vraiment confrontables, les résultats contradictoires avancés à propos d'un même phénomène ne conduisent que rarement à la démarche théorique qui permettrait de trancher et de transformer le champ du savoir. Une autre raison milite pour le maintien de cette situation dans les sciences sociales. À la différence des sciences exactes, elles se contentent – et c'est particulièrement vrai pour la psychologie sociale – de partir de constatations du sens commun. Elles ne se veulent pas sciences de l'effet, mais sciences du phénomène, de l'apparence. Et, à croire que l'on sait déjà tout ou beaucoup, par expérience immédiate, de la conduite humaine, on interdit à sa discipline d'apporter des découvertes révolutionnaires ou des données susceptibles de modifier le savoir pré-scientifique : la connaissance prend alors figure de raffinement de ce pré-savoir, et la trivialité des résultats obtenus se masque sous l'artifice instrumental et méthodologique. 

Reconnaître cet état des sciences humaines (absence de théorie de type cumulatif ; coexistence de systèmes qui sous-tendent un champ de recherche sans le structurer vraiment ; vertu conférée à la méthodologie pour cimenter une communauté d'approche ; difficulté à concilier les données établies et les théories), ne servirait de rien, si l'on n'était pas en mesure de poser les conditions permettant de dépasser et compenser ces insuffisances. Personnellement, et pour ce qui est de la psychologie sociale, il me semble qu'un tel progrès est subordonné à la réalisation de trois objectifs que je propose à la réflexion du lecteur : 1) assurer la validité des lois psychosociologiques en les fondant sur une analyse extensive des phénomènes sociaux ; 2) établir un savoir cumulatif ; 3) définir les objets propres à notre discipline en les inscrivant dans le contexte social réel où ils sont observables et dans le cadre théorique qui en assure le statut scientifique.

 

I.  Remarques sur les conditions de validité
des lois psycho-sociologiques

 

J'ai déjà montré combien actuellement le problème de la généralisation des lois psychosociologiques est douloureux et crucial pour l'avenir de la psychologie sociale. J'y reviens pour des raisons théoriques, car le poser équivaut à se demander si l'on peut espérer constituer une science psychosociale et comment. Pour des raisons pratiques aussi, car s'il est vrai que la plupart des concepts et des lois de la psychologie sociale ont été élaborés aux États-Unis – et, qui plus est, sur la population très particulière des campus universitaires –, quelles sont les voies pour fonder une science valide dans les autres pays ? La réponse à la question pratique devrait nous amener à la réponse à la question théorique. Actuellement, le fait que la psychologie sociale soit quasi exclusivement américaine, constitue un double handicap. Pour les chercheurs des États-Unis, cela ne laisse pas de limiter la portée de leurs résultats et de faire peser une incertitude, voire un doute, sur la validité des lois et théories qu'ils énoncent. Pour les chercheurs des autres pays, cela met en question leur orientation scientifique : ou ils bâtissent une psychologie sociale propre à leur culture et leur société, ou ils se contentent d'appliquer à l'enseignement et à la pratique de la recherche un modèle que tout désigne comme limité. 

On a trop tendance, dans cette affaire, à croire que la solution se trouve dans la recherche trans- ou cross-culturelle, visant à comparer un même phénomène psychologique à travers plusieurs sociétés ou cultures, à établir des ressemblances et des différences. Une telle perspective est a- ou anti-théorique, car la psychologie sociale y est ramenée à une science de la variabilité, de la différence, par opposition à une science psychologique, science du constant et du général. Nous n'aurions donc pour fonction que de dresser un catalogue des variations exotiques, une description des formes culturelles dans lesquelles un même phénomène se produit, et notre fin dernière serait de montrer que la culture humaine est diverse. Or si nous traitons effectivement de la détermination sociale et culturelle des processus psychologiques et psychosociologiques, encore faut-il saisir à quel niveau et dans quel cadre s'opère cette détermination. À rester au niveau du manifeste, nous bornant à dire que tels phénomènes s'observent partout, que tels autres changent ici ou là, comme ceci ou comme cela, nous décrivons, nous n'apprenons rien des processus de détermination. Ces processus ne peuvent être dégagés et généralisés qu'au niveau de la théorie et des concepts centraux, applicables dans tous les cas à condition d'y référer les paramètres appropriés et de procéder aux permutations exigées par les systèmes sociaux comparés. Dans les études comparatives, on se contente le plus souvent d'isoler abstraitement des indices, des variables, maintenus identiques à travers différents contextes. Pour que la comparaison soit valide, il faut au contraire rechercher les équivalences culturelles et sociales, s'appuyer sur des indices spécifiés eu égard à leur appartenance à des systèmes culturels définis. Alors seulement un processus, une loi, établis dans une culture pourront être transférés dans une autre après avoir subi les transformations permettant leur vérification ; alors seulement pourra-t-on chercher les éléments généraux qui subsistent sous la diversité culturelle apparente, laquelle est explicable, en dernière analyse, par des types de combinaisons variables entre éléments généraux. Mais ceci suppose une connaissance approfondie des cadres culturels et sociaux dans lesquels sont insérés les phénomènes, et, au plan théorique, une certaine conception du rapport de la psychologie sociale à ces systèmes globaux, de sa destination finale. 

Ainsi sommes-nous amenés à un autre ordre de réflexion qui concerne le processus de formation de notre discipline, et sa détermination sociale, aspects que l'on a trop souvent négligés. Que s'agit-il aujourd'hui de comparer et d'étendre ? Essentiellement les lois et phénomènes dégagés par la psychosociologie américaine qui œuvre comme moteur de notre discipline. Or, il ne faut pas ignorer que la véritable conquête de cette dernière réside non tant dans la démarche empirique ou la construction théorique, que dans le fait qu'elle a pris pour thème de la recherche et contenu de la théorie les interrogations de sa société. Son art a été de formuler les problèmes de la société américaine en termes psychosociologiques et d'en faire un objet de science. Si, donc, nous nous contentons de partir de la littérature qu'elle nous transmet pour engendrer notre savoir, fût-ce à des fins comparatives, nous ne faisons qu'adopter les préoccupations et les traditions d'une autre société et nous travaillons dans l'abstrait, à résoudre les problèmes de la société américaine, nous appliquant à une réalité qui ne peut être saisie que par analogie. Nous nous résignons en cela à être les épigones d'une science qui se fait ailleurs, et les isolés d'une société, la nôtre, dont nous nous désintéressons, cherchant alors la reconnaissance scientifique comme méthodologues, mathématiciens, expérimentateurs, jamais comme psychosociologues. Par contre, si nous reprenons à notre compte, dans toute sa signification, le message de la psychosociologie américaine, nous cesserons de mettre entre parenthèses les problèmes de notre société, de négliger le rôle de la demande sociale, et nous serons alors en mesure d'opérer de véritables généralisations en réintroduisant nos objets dans la totalité de notre société, en établissant les conditions d'une comparaison véritable et d'une transformation sûre. Du même coup, nous comprendrons que notre discipline ne s'épanouira qu'à donner sens à la réalité dans laquelle vivent ceux qui la pratiquent et nous serons présents là où le sont les sociologues, les économistes, pour montrer que la psychologie sociale peut répondre à certaines interrogations sociales. Ce faisant, je dénonce la tendance facile en psychosociologie qui consiste à emprunter sa problématique à la littérature américaine au risque de voir ses travaux cantonnés dans l'artificiel et décalés dans le temps, et j'opte pour une science qui aille au-delà du sens commun, cherchant à construire ses objets à partir du contexte social d'où ils émergent. 

Cette doctrine est aussi une défense de la portée de la psychologie sociale. On a trop tendance à oublier aujourd'hui que l'idée initiale qui a stimulé l'apparition de notre discipline fut le désir de comprendre les conditions de fonctionnement d'une société, la constitution d'une culture. Avec comme but théorique l'explication de ce fonctionnement, de cette constitution ; comme but pratique, la critique de l'organisation de la société, de la culture, conformément aux principes que l'on pensait pouvoir découvrir. De la vie quotidienne et des relations des individus et groupes, à la création intellectuelle, individuelle ou collective, et aux idéologies – tel paraissait aller le champ de la psychologie sociale. À ce titre elle était une science sociale et politique. Un tel caractère a été oublié ou voilé à partir du moment où on en a parlé comme d'une science comportementale, une « behavioral science » ce qui a eu pour double conséquence de déporter le point d'impact de la discipline (de la société vers le comportement individuel ou interindividuel sous ses manifestations quasi physiques, non verbales) et d'en rétrécir l'horizon et la portée. Mais ne nous cachons pas qu'elle reste encore une science sociale et politique, et qu'elle doit l'être, consciemment. Il n'est pas sans intérêt de rappeler à ce propos les raisons qui, aux États-Unis même, et en dehors des arguments purement scientifiques sur la plus grande validité des sciences du comportement, ont contribué à cet oubli, à ce déplacement de vision. De l'aveu d'un psychologue, James Miller, on a eu recours à la terminologie de « behavioral science » parce que dans l'opinion américaine, celle des sénateurs qui votent les budgets de recherche et des fondations qui soutiennent les institutions, le terme « sciences sociales » suscitait une certaine méfiance, « social science » étant confondu avec socialisme, et « social scientist » avec critique de la société. « Behavioral science » avait, de ce point de vue, une connotation plus neutre. Mais, il ne faut pas s'y tromper : le changement de terminologie implique un changement de centre d'intérêt et de fonctions. Ces nouvelles sciences sociales doivent limiter leurs ambitions à la recherche de palliatifs aux dysfonctions d'une société dont les institutions ne doivent pas être remises en cause, ni la compatibilité avec les exigences psychologiques de l'homme, contestée. La signification politique de ce déplacement est évidente, et transforme notre science en discipline « périphérique », « excentrique » pour reprendre une expression de Kurt Back, abstraite et désincarnée. Devant ce rétrécissement du champ intellectuel, il est important de rappeler le caractère social et politique de la psychologie sociale qui doit revendiquer, dans leur plein sens, ses possibilités comme critique et instrument de l'organisation de la vie sociale. Si l'on continue d'occulter la portée sociale et politique de la discipline, non seulement on empêche qu'elle donne leurs justes dimensions aux phénomènes qu'elle étudie, mais on risque de donner acte aux accusations qui se multiplient, avec une apparente justification, et qui tendent à montrer qu'elle contribue à l'endoctrinement, la bureaucratisation de la vie sociale. 

Puisque je préconise de partir de notre société pour formuler les problèmes théoriques qui dépassent les constats du sens commun et contribuent à l'établissement d'une psychosociologie générale il faut derechef poser les conditions d'une production vraiment scientifique. Nous touchons là au problème de la cumulativité du savoir et de l'activité théorique de transformation, que j'ai partiellement abordé à propos des tensions, sous l'angle de la description du champ. Il faut y revenir maintenant pour dégager ce que doit être la démarche adéquate pour universaliser les phénomènes mis à jour par la recherche psychosociologique.

 

II. Remarques sur les conditions
d'un savoir psychosociologique cumulatif

 

En premier lieu, en posant la psychologie sociale comme science sociale, on doit accepter qu'elle ne soit pas purement expérimentale, mais suppose une liaison étroite avec la réalité sociale, en « amont » et en « aval » de l'expérimentation. Donc que l'on redonne place et dignité à l'observation. Non l'observation pré- ou para-scientifique, conçue comme simple recueil d'information, mais une observation orientée vers l'élaboration d'un schème théorique susceptible de conduire à une vérification rigoureuse, comme c'est le cas en éthologie. 

En amont, l'observation devra être « modélisée », c'est-à-dire transformée en instrument de recherche fin et poussé, permettant de saisir tous les aspects significatifs d'un phénomène et leurs relations ainsi que de formuler à leur propos des hypothèses précises. Une telle tradition se retrouve rarement en psychologie sociale, mais les quelques exemples qui existent (Back, Festinger, Sherif...) peuvent servir à en dégager les impératifs : établir un modèle de sémantique descriptive en partant d'un répertoire des classes de comportement et d'interaction et des catégories de relations existant entre ces comportements et ces interactions ; dégager à partir de ce répertoire les significations des situations concrètes observées, laissant à l'expérimentation le soin d'en manipuler les signes. Il s'ensuit que l'on doit accorder priorité à l'élaboration d'un langage spécifique. Les psychosociologues expérimentaux manipulant des « variables » ont tendance à « physicaliser », « substantialiser » leurs concepts, « mécaniser » leurs relations. Or à la différence du physicien, nous partons d'un objet que nous n'inventons pas, qui a son propre langage que nous devons retrouver et traduire. Malheureusement, pour l'instant, nous ne disposons ni d'un langage descriptif adéquat, ni d'un langage formel puissant, et le plus souvent nous empruntons à d'autres sciences leurs concepts. Nous devons donc nous attacher d'abord à définir un ensemble de concepts descriptifs et analytiques pour servir à l'observation d'une réalité spécifique. 

En aval également, l'observation doit occuper une place essentielle, comme vérification ultime des hypothèses testées en laboratoire. L'expérimentation in vitro a, en principe, l'avantage de traiter de variables et de relations fondamentales, et d'éliminer les éléments perturbateurs et accessoires qui sont censés entourer les phénomènes dans la réalité. Mais il n'est pas sûr, d'une part, que ces éléments – ou certains d'entre eux – ne jouent pas un rôle non négligeable dans la production des phénomènes, et, d'autre part, que pour avoir une compréhension exacte de ces derniers, il ne faille pas rendre compte du rapport qu'entretiennent ces éléments avec le processus général. Avec l'enquête on a cru pouvoir contourner la difficulté en saisissant d'emblée et de conserve la loi et ses coefficients de particularité. En fait, on a échoué dans cette entreprise, commettant de plus une erreur épistémologique grave par l'élimination pure et simple d'une étape cruciale, l'expérimentation. Seule l'observation, contrôlée mais d'ordre quasi naturel, est susceptible de fournir le moyen de prendre en ligne de compte tous les éléments d'un système, et de réintroduire l'expérimentation dans la réalité, assurant ainsi les possibilités de généralisation d'une loi. 

En second lieu, il s'agira de situer l'expérimentation à sa juste place dans la séquence méthodologique, eu égard à son rapport à la réalité étudiée et à la théorie. Sur l'axe des phénomènes, elle s'inscrit comme un nœud, un point de conversion des données d'observation en objets scientifiques. Sur l'axe de la théorie, elle s'insère dans une trame de démonstration ou de vérification, avec comme fonction de décider entre deux séries homogènes d'hypothèses ou de vérifier les prédictions d'une théorie. Comme instrument scientifique, elle est, si j'ose dire, un centaure incarnant le réel et la théorie. Il en découle que l'expérimentation ne saurait être ni une simple miniaturisation du réel, ni une simple manipulation de variables entre lesquelles existe une relation quelconque. Or, il y a une tendance en psychologie sociale, soit à expérimenter, mesurer le trivial, soit à adopter un point de vue « baconien », selon lequel vaut d'être expérimenté tout ce qui peut l'être techniquement. À quoi l'on peut répondre que tant qu'il s'agira de faire la science du déjà connu, on n'avancera pas dans une direction visible et acceptable ; tant que l'on usera d'un critère purement technique, on achoppera à trois obstacles dirimants : difficulté de différencier entre ce qui est pertinent ou non scientifiquement ; impossibilité de trancher entre les expériences qui sont multiplicatives (i.e. permettant une exploration plus approfondie des variables en jeu dans un phénomène) et celles qui sont redondantes (i.e. établissant une nouvelle fois un phénomène sans rien y ajouter) ; réduction du nombre des travaux de réplication renforçant la validité des propositions établies, partant, affaiblissement de la rigueur expérimentale. Donc si nous voulons accéder à un savoir cumulatif, nous devrons : éviter de mettre dans le laboratoire ce qui est connu par ailleurs ; assurer que nous saisissons des dimensions pertinentes par un travail préalable d'observation et de réflexion théorique ; multiplier les réplications et les vérifications naturelles des phénomènes postulés. 

Mais ceci nous renvoie au travail théorique nécessaire à toute science cumulative et générale, que j'aborde en troisième lieu. Si l'on a rencontré tant d'insuffisances dans les rapports entre observation, expérimentation et théorie, cela tient en grande partie à la nature des constructions théoriques impliquées dans la recherche. Tout d'abord, nous constatons une grande hétérogénéité dans les concepts et points de vue théoriques. D'autre part, nous avons souvent recours à des modèles limités qui sont plus une réflexion sur certains aspects des phénomènes que leur théorie : de tels modèles permettent de faire quelques expériences intéressantes, mais ils conservent une portée limitée, au delà de laquelle l'expérimentation n'apporte plus rien. De plus, il est difficile de trancher expérimentalement entre de tels modèles qui se réfèrent pour un même phénomène à des variables différentes, comme c'est le cas par exemple pour les modèles du changement d'attitude. Cet état se traduit par une juxtaposition abondante et inopérante d'expériences – illustrant bien le fait que le propre de toute science non-cumulative est de n'avoir pas de mémoire – et une impossibilité d'intégration entre modèles à portée réduite. Si bien que lorsqu'on embrasse un domaine de recherche dans son entier, expériences et modèles compris, on ne peut aboutir qu'à une généralisation statistique, une sorte de dénominateur commun, le plus simple et le plus dépouillé, mais souffrant de nombreuses exceptions. Et comme en bonne science toute proposition générale qui est contredite par une expérience et ne propose pas d'explication alternative n'est pas valide, autant dire que nous additionnons des connaissances récusables. Je crois que la tension qui se développe dans et autour de la recherche empirique ne pourra être résolue que si on libère la psychologie sociale de l'obsession de l'empirie, et si on encourage le travail théorique proprement dit comme condition préalable et comme produit légitime de la recherche. 

On peut trouver deux types de raisons à l'inhibition du système d'idéation théorique en psychologie sociale, l'un de fait, l'autre de doctrine. Il est vrai que ce qui est aujourd'hui récompensé et reconnu par le groupe social et le groupe professionnel, c'est la réalisation expérimentale, la possibilité de convertir des idées en expériences. Il est non moins vrai qu'existe une peur réactionnelle de retomber dans la spéculation « philosophique », et que l'on ne tolère pas de manipuler des idées si dans un délai plus ou moins bref, elles n'aboutissent pas à une expérimentation, à moins que ce ne soit sous la forme « honorable » de la formalisation mathématique, aussi faible et contestable soit-elle. Et le milieu des sciences sociales est tellement répressif sur ce plan qu'il a rendu la science inintéressante, recouvrant les problèmes fondamentaux qui ont trait à l'homme et à la société d'un nuage de questions fragmentaires et techniques, capable seulement d'écœurer l'enthousiasme et d'écarter les talents. Il nous faut aujourd'hui réhabiliter une psychosociologie théorique qui devrait exister au même titre qu'il existe une psychosociologie expérimentale. 

Pour ce faire, encore faut-il savoir à quel type de théorie se référer et sur quelle tradition s'appuyer, quitte à la bouleverser, pour continuer à bâtir. Bien que nous ayons à notre disposition un arsenal imposant de faits, d'idées et de concepts, je ne crois pas que le recours à des théories du type « point de vue », « revue critique », « système », « synthèse », ou « définition, classification de concepts », soit fécond. Ceci, d'une part, en raison de l'incohérence qui règne dans le domaine de l'acquis, d'autre part, parce qu'il est utopique de penser qu'émergerait la théorie d'une intégration d'éléments qui n'en portent pas la marque. Deux entreprises, sans doute ambitieuses, me paraissent intéressantes à tenter. La première, dégageant les traits essentiels des problèmes et hypothèses afférents à un domaine psychosociologique, se donnerait pour but d'élaborer une problématique systématique et unitaire à propos du phénomène central dans ce domaine. par exemple reprendre dans une analyse théorique tous les travaux qui, à des titres divers, ont abordé les problèmes de communication pour formuler un modèle général de la communication sociale dont il serait possible de déduire les résultats et propositions établis, quitte à les soumettre à une nouvelle critique et vérification avant de les intégrer sous un éclairage différent. La seconde se proposerait de constituer une véritable théorie générale des phénomènes psychosociologiques. Touchant à l'ensemble de la discipline, et procédant par retouches et bouleversements dans l'examen des théories existantes, elle marquerait le début d'une psychosociologie systématique dans sa démarche et cumulative dans ses résultats. Quant à la tradition sur laquelle fonder une telle réflexion, j'avancerai que nous devrons nous en rapporter à Lewin qui est le seul, jusqu'à présent, à avoir marqué un tournant dans l'élaboration des concepts psychosociologiques. Quoi qu'il en soit, et peut-être sans aller aussi loin, il urge, vu l'état actuel de la psychologie sociale, de s'engager dans la recherche théorique. Elle seule peut libérer les énergies couvertes par l'expérimentation et réduire la dispersion, le morcellement, l'hétérogénéité qui règnent dans ce domaine. Elle seule pourra permettre d'isoler dans leur généralité des processus repérables et analysables dans des contextes culturels et sociaux, concrets et divers.

 

III. Remarques sur la délimitation
des objets psychosociologiques

 

Une fois posées au niveau de la démarche, les conditions d'une science psychosociologique, il reste à définir avec clarté son domaine spécifique, ses objets. Ceci afin que la discipline soit reconnue ; afin que, entre psychosociologues, on cesse de se satisfaire des critères institutionnels et méthodologiques pour se reconnaître ; afin que notre champ soit structuré, qu'il y ait une certaine concentration des intérêts, une mobilisation des pouvoirs créateurs et une possibilité de communication et de décision quant aux résultats obtenus. 

J'avancerai à ce propos des réflexions très personnelles et qui reflètent la façon dont j'aborde les phénomènes psychosociologiques et leur théorie. En ces matières où n'existe aucun consensus contraignant, force est de jeter sur le tapis ses orientations personnelles que d'aucuns trouveront critiquables mais que l'on offre pour leur mérite minimal : être source de discussion, de controverse, donc de réflexion. Il me semble que nous devons partir de deux axiomes : 1) la psychologie sociale est une science sociale ; 2) elle est une science spécifique : i.e. les phénomènes auxquels elle s'intéresse ne sauraient constituer l'objet d'une autre science. J'ai déjà dit, concernant ce double caractère, quel fourvoiement me semblaient constituer des optiques purement individualistes, taxonomiques ou différentielles, et comment nous devions adopter une perspective dynamique permettant seule d'expliquer la formation concomitante de la psychologie humaine et de la société humaine et leur articulation. Il me semble que c'est seulement ainsi que la psychologie sociale peut prétendre à avoir des problèmes théoriques propres et contribuer à la connaissance de l'homme de façon originale. 

Cette perspective qui pose comme étant du ressort de la psychologie sociale tout ce qui émerge de la relation entre sujets sociaux dans leur rapport à l'environnement, conduit à la délimitation de certains contenus, de certains thèmes prioritaires qui constituent ce que l'on peut appeler l'objet d'une science. Et je formulerai comme objet central, exclusif pour la psychosociologie tous les phénomènes ayant trait à l'idéologie et à la communication, ordonnés aux plans de leur genèse, leur structure et leur fonction. Plus précisément encore, je dirai que la psychologie sociale s'occupe des processus culturels par lesquels, dans une société donnée : 1) s'organisent les connaissances ; 2) s'établissent les rapports des individus à leur environnement, rapports toujours médiatisés par autrui ; 3) se canalisent les structures dans lesquelles les hommes se conduisent ; 4) se codifient les rapports inter-individuels et inter-groupes ; 5) se constitue une réalité sociale commune qui s'origine autant dans les relations avec les autres que dans les rapports avec l'environnement et autour de laquelle nous créons des règles et investissons des valeurs. 

En ce qui concerne l'idéologie, on peut dire qu'outre son importance sociale, elle existe déjà avec un certain degré de précision comme notion de la psychologie sociale. Y peuvent être rapportés des phénomènes qui en sont des parties intégrantes ou des substituts notionnels : attitudes, préjugés, stéréotypes, systèmes de croyance ou d'idées, représentations sociales, etc. Tous ces phénomènes n'épuisent pas le domaine d'étude de l'idéologie jusqu'à présent fort morcelé. Une direction qui permettrait d'étudier de façon plus complète et moins fragmentaire le phénomène idéologique peut être dégagée à partir des aspects qui reçoivent déjà un traitement systématique : unité des processus cognitifs et non cognitifs ; approche des valeurs, des motivations et des activités intellectuelles d'une manière homogène sur le plan de leur genèse sociale. Ainsi pourrions-nous entamer une psychologie sociale des activités mentales supérieures, de la connaissance, permettant de comprendre certains aspects psychologiques de la vie sociale. En ce qui concerne la communication, j'ai déjà dit son importance historique et scientifique pour la discipline. Son étude comme phénomène basique où s'élaborent les relations et les productions humaines ne pourra être systématiquement entreprise que dans la psychologie sociale. 

Mais idéologie et communication supposent la vie sociale, c'est-à-dire les rapports entre et dans les groupes sociaux et un médiateur privilégié : le langage. Le groupe doit être saisi non comme unité substantielle mais comme unité dans la hiérarchie des unités sociales et comme champ de relations. Il doit être compris au niveau de la relation qu'il entretient avec les autres groupes et conduire à la connaissance des relations entre sujets sociaux. L'étude de ces relations touche à un problème fondamental de la psychologie sociale : celui de la constitution du « sujet social » (individu ou groupe) qui reçoit dans et par la relation existence et identité sociales. Les phénomènes de « solidarité sociale » (comparaison et reconnaissance sociale) sont également fondés sur la relation et jouent un rôle important dans la constitution des groupes, comme les processus d'organisation et d'influence. Pour chacun de ces phénomènes, nous disposons déjà d'un corps plus ou moins développé de connaissances, théories ou expériences. Enfin le langage, domaine plus nouveau pour la psychologie sociale, doit être étudié dans sa dépendance par rapport aux structures de la communication, pour ce qui est des propriétés de la langue, et dans ses rapports avec l'idéologie, pour ce qui est de son aspect sémantique, les lois de la formation et du changement de sens étant connectées avec les lois sociologiques. 

Voilà donc ce qui me paraît être le domaine de la psychologie sociale : les sujets sociaux, groupes ou individus, qui amenés à constituer leur réalité sociale et leur réalité tout court, à s'y mouvoir, connaissent l'idéologie comme production, la communication comme échange et consommation et le langage comme monnaie. Ce rapprochement avec l'économie n'est qu'une analogie mais c'est une analogie qui permet de poser les liens entre ce qui mérite, selon moi, l'étude théorique et empirique. Elle permet de souligner l'importance d'introduire du sens et de la cohérence dans la définition d'un champ possible d'investigation. 

Au terme de cette présentation que j'ai voulue sans voile mais non sans espoir, disons d'une lucidité optimiste, j'en appellerai au lecteur. Le temps est passé où il fallait acquérir des habiletés et imposer, par des voies extérieures, une discipline difficilement reconnue. Il faut aller à la racine et apprendre comment traduire les réalités de notre société en termes psychosociologiques, travailler théoriquement à les analyser et comprendre le difficile rapport de l'individu et de la société qu'elles impliquent. Pour cela, passant outre aux préjugés qui en détournent les curiosités, il faut s'appuyer sur l'acquis de notre discipline. Et cet ouvrage est là pour servir de guide. Mais il faut désormais que les chercheurs soient aussi des créateurs, les inventeurs d'une science de notre société, devenant par là des interlocuteurs valables dans la communauté des savants. Puissent certains esprits, ici et ainsi informés, venir rejoindre les rangs clairsemés d'une discipline à peine naissante en Europe, et qui mérite d'être mieux armée pour innover, dans l'originalité et l'autonomie.


[1]   Directeur d'Études à l'École Pratique des Hautes Études. Fellow au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences (1968-1969).

[2]   Cf. JAHODA, G. ; Moscovici, S. « European association of experimental social psychology », Social Science Information/Information sur les Sciences sociales 6 (2/3), avril-juin 1967.

[3]   Par exemple, cf. HERBERT, Y. « Réflexions sur la situation théorique des sciences sociales et spécialement de la psychologie sociale », Cahiers pour l'Analyse 2 : 174-203.

[4]   Ainsi C. E. TOLMAN la nomme-t-il « hybrid science » dans son article « A theoretical analysis of relations between sociology and psychology », Journal of Abnormal and Social Psychology 47, 1952 : 291-298.

[5]   Cf. ALLPORT, G. W. « The historical background of modern social psychology », pp. 3-56 in : LINDZEY, G. (ed.). Handbook of Social Psychology. Vol. I Reading, Mass., Addison-Wesley, 1954.

[6]   JASPARS, J. M. F. ; ACKERMANS, E. « The interdisciplinary character of social psychology. An illustration », Sociologia Neerlandica 4 (1), hiver 1966-1967 : 62-79.

[7]   Voir les analyses documentaires consacrées aux chapitres publiés depuis 1960, Première Partie, chap. II.

[8]   TRIPLETT, « The dynamogenic factors in pace making and competition », American Journal of Psychology 9, 1897 : 507-533.

[9]   ALLPORT, F. « The influence of group upon association and thought », Journal of Experimental Psychology 3, 1920 : 159-182.

[10] LEWIN, K. « Field theory and experiment in social psychology : concepts and methods », pp. 130-154 in : CARTWRIGHT, D. (ed.) Field theory in social science. London, Tavistock, 1951.

[11] HOVLAND, C. « Reconciling conflicting results derived from experimental and survey studies of attitude change », American Psychologist 14 (1), 1959 : 8-17 [Voir analyse n° 53].

[12] Un article de K. RING, usant d'un ton polémique quelque peu justifié, souligne les dangers d'une telle dépravation de l'orientation scientiste. On aboutirait à une sorte de surenchère gratuite où les expérimentations habiles sur des thèmes « exotiques » servent à cacher sous un style flamboyant et artificieux une matière vide ou triviale (« Experimental social psychology : some sober questions about some frivolous values », Journal of Experimental Social Psychology 3 (2), 1967 : 113-123).

[13] McDOUGALL, W. Introduction to social psychology. London, Methuen, 1908. Ross, E. A. Social psychology. New York, Macmillan, 1908.

[14] On trouvera dans la partie documentaire l'analyse des manuels dont les auteurs, depuis S. ASCH (1952) ont tenté de circonscrire rigoureusement le domaine psychosociologique, Première Partie, chap. I.

[15] Op. cit.

[16] ROKACH, M. Open and closed mind [Voir analyse n° 54].

[17] SCHACHTER, S. The psychology of affiliation [Voir analyse n° 1761.

[18] ZAJONC, R. Social psychology [Voir analyse n° 10].

[19] ALLPORT, F.H. Social psychology. Boston, Houghton-Mifflin, 1924, pp. 3-4.

[20] Citation extraite de l'ouvrage d'Allport cité infra, p. 295.

[21] ASCH, S. « A perspective on social psychology », in : KOCH, S. (ed.) A study of a science. Vol. 3, New York, McGraw-Hill, 1959.

[22] FESTINGER, L. ; RIECKEN, H. W. ; SCHACHTER, S. When Prophecy fails [Voir analyse n°65].

[23] Voir analyse n° 127.

[24] Voir analyse n° 34.

[25] FREUD, S. « Psychologie collective et analyse du moi », in : Essais de psychanalyse. Paris, Payot, 1967, p. 83.

[26] Il s'agit des manuels de Brown, Hollander, Jones et Gerard, Newcomb, Secord et Backman, analysés Première Partie, chap. I.

[27] Pour une approche directe et détaillée des textes fondamentaux pour la recherche psychosociologique, on consultera le recueil de FAUCHEUX, CL. et MOSCOVICI, S. Psychologie sociale, théorique et expérimentale. Paris-La Haye, Mouton (sous presse)

[28] À ce propos, cf. LEMAINE, G. ; LEMAINE, J. M. Psychologie sociale et expérimentation. Paris-La Haye, Mouton, 1969.

[29] Voir analyse n° 52.

[30] Voir analyse n° 69.

[31] Voir analyse n° 31. Voir également Deuxième Partie, chap. 1 et VIII.

[32] Voir analyses n° 32, 35, 45, 46, 49.

[33] Voir analyse n° 178.

[34] Voir analyse n° 196.

[35] Voir les analyses d'ouvrages et articles de ces auteurs dans la Deuxième Partie, chap. 1.

[36] Voir analyse n° 54.

[37] Pour des raisons de clarté, dans la partie documentaire, les comptes rendus des travaux se rapportant à la communication sociale autres que ceux mentionnés dans le chapitre sur les attitudes (chap. I) ont été regroupés en deux chapitres distincts : l'un consacré aux phénomènes de communication de masse et aux processus sociaux qui peuvent y être associés sous certains rapports : changement, diffusion des connaissances et techniques (chap. II) ; l'autre aux réseaux et canaux de communication tels qu'ils sont étudiés dans les petits groupes ainsi qu'au langage pour autant que les propriétés et fonctions de ce dernier peuvent y être rapportées (chap. III).

[38] Voir analyses n° 88 et 89.

[39] Voir analyse n° 127.

[40] Voir analyse n° 122.

[41] Voir analyse n° 85.

[42] Voir analyses n° 180, 192, 193.

[43] Voir analyses n° 223, 225.

[44] MOSCOVICI, S. ; CHATEL, M. M. ; ZAVALLONI, M. « Effet de polarisation et construction des échelles d'attitudes », Bulletin de Psychologie 274, 22 (5-6), décembre 1968 : 329-340.

[45] Voir analyse n° 145.

[46] Voir analyses n° 130 et 135.

[47] Voir analyse n° 131.

[48] Voir analyse n° 113.

[49] Voir analyse n° 44.

[50] Voir analyses in Deuxième Partie, chap. VII.

[51] Voir analyse n°. 34.

[52] Voir analyses n° 221, 223, 224, 225.

[53] Voir analyse n° 32.

[54] Voir analyse n° 38.

[55] Voir analyse n° 70.

[56] Voir analyse n° 182.

[57] Voir analyse n° 40.

[58] Voir quelques exemples dans la Deuxième Partie, chap. VIII.

[59] Voir analyse n° 29.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 mai 2008 16:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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