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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise JODELET, “Imaginaires érotiques de l’hygiène féminine intime. Approche anthropologique”. Un article publié dans la revue Connexions, 2007/1, n° 87, pp. 105-127. [Autorisation de l'auteure de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales le 4 juin 2007.]

 Denise JODELET 

“Imaginaires érotiques de l’hygiène féminine intime.
Approche anthropologique”
 

Un article publié dans la revue Connexions,
2007/1, n° 87, pp. 105-127.
 

Table des matières 

Introduction 
Position de l’hygiène féminine intime dans le cadre et l’histoire des soins corporels
La sororité de la femme et de l’eau
La peur du sang, âme de la chair
La femme nidda et le plaisir différé
Femmes au bain : un appel à l’amour ritualisé
La femme au harem et la fascination orientaliste
Les bains de l’orientomanie : la tribade et l’odalisque
Quand l’impureté de la femme est levée
Les toilettes naturelles
Le bestiaire de la sorcière
L’aura seminalis et la chevelure
La disparition d’un imaginaire érotique autour de la toilette 
Bibliographie

 

INTRODUCTION

 

Partant de l’idée que le sens érotique d’une production culturelle ne trouve sa pleine expression qu’à la jonction entre l’éveil et la manifestation du désir et le jeu de l’interdit et de sa transgression, le présent article se propose d’examiner un domaine peu exploré de l’imaginaire artistique : celui qui touche aux soins du corps de la femme, à travers une forme spécifique ayant trait à l’hygiène féminine intime. Cette notion recouvre toutes les pratiques centrées sur l’entretien, la propreté et la surveillance de l’état du sexe féminin. Inscrit dans l’histoire plus large de l’hygiène et des soins du corps, cet aspect de la vie féminine a fait l’objet, dans toutes les civilisations, d’une série de règles d’usage qui, dans certains cas, sont strictement codifiées, et dans d’autres passent par une éducation intergénérationnelle, voire une transmission parfois souterraine entre les femmes. Ces usages présentent la particularité d’un double étayage. D’une part, ils correspondent à l’application d’états de savoirs médicaux et populaires qui ont évolué avec les époques ou ont maintenu leurs traces à travers le temps. D’autre part, ils apparaissent liés à des préceptes régissant l’organisation du rapport entre les sexes dans différentes cultures, à des principes philosophiques structurant le champ du sacré (bouddhisme, tantrisme, shintoïsme, etc.) ou à des régulations religieuses de la vie sexuelle et de ses finalités. De ce fait, ils revêtent souvent des formes ritualisées qui orientent le désir et contrôlent sa satisfaction. Par ailleurs, leur sont associées des représentations de la femme et des rapports entretenus avec elle qui ont nourri un imaginaire érotique dont témoignent nombre d’oeuvres d’art. 

L’examen qui suit, empruntant à un travail en cours, se limitera à quelques productions picturales et littéraires qui évoquent une dimension érotique spécifiquement liée aux soins que les femmes apportent à leur sexe. Ces derniers s’inscrivent dans une histoire de l’hygiène, de la toilette et du bain que de nombreuses études [1] ont abordé sous différents angles, s’attachant : aux canons de la beauté, aux normes de la présentation sociale et de la pudeur, à la peinture des moeurs et des sensibilités, à l’évolution des modèles du corps, des critères de la propreté et des techniques d’entretien de la forme et de l’apparence physique, aux conceptions savantes et courantes de la santé et de sa protection, etc. Dans ces travaux, les références artistiques servent de point d’appui ou d’illustration d’un état des thèmes abordés. La question posée à propos des expressions artistiques est ici différente. Il s’agit d’explorer la motivation du sens que révèlent les productions esthétiques dont le caractère érotique tient au thème qu’elles traitent, à l’objet qu’elles représentent, à la vision des actions et acteurs qu’elles mettent en scène. À la base de cette motivation, nous tenterons de trouver la trace des représentations corporelles, profanes et savantes, des référents normatifs qui orientent les pratiques concernées, afin de cerner leur effet sur l’éveil, l’expression et la gestion du désir, et de dégager les représentations de la femme et de son corps qui sont engagées dans la relation sexuelle. 

L’intérêt pour l’hygiène féminine intime tient à plusieurs raisons. D’une part, les soins apportés au corps de la femme sont tributaires d’une histoire dont les dimensions se déclinent selon plusieurs axes qui donnent sens aux pratiques spécifiquement réservées au sexe. D’autre part, l’existence dans l’imaginaire d’une sororité entre la femme et l’eau inspire des représentations où se mêlent des aspects communs associant attrait et danger. Enfin, l’emprise du religieux sur le rapport au corps a donné lieu à des prescriptions et des représentations ayant une incidence directe sur l’élaboration érotique et l’image sexuelle de la femme. Ce sont ces trois axes qui organisent le plan de cet article. 

 

Position de l’hygiène féminine intime
dans le cadre et l’histoire des soins corporels

 

Les soins portés au sexe peuvent aisément être mis en regard des pratiques relatives à l’entretien et à la propreté du corps d’un double point de vue : celui de leur évolution temporelle et celui de la structuration de leurs significations. Sans prétendre retracer ici une histoire qui a fait l’objet d’amples descriptions historiographiques, l’attesta­tion des documents iconographiques, du patrimoine pictural, des récits de coutumes, et des descriptions de dispositifs relatifs à l’entretien quotidien du corps, permet de suivre l’évolution des pratiques, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque actuelle. Se dessine ainsi un mouvement qui va du collectif (avec les bains collectifs de l’Asie, les thermes romains, les hammams orientaux, les étuves et bains de rivière du Moyen Âge) au convivial, marquant, du Moyen Âge au XVIIIe siècle, les habitudes privées (avec les ablutions d’accueil [2], l’invitation à assister aux toilettes ou à les partager [3] ) et, avec l’âge classique, les méfiances à l’égard de l’eau qui favorisent les toilettes sèches [4], une pratique de type public que le modèle de la Cour inspire à l’aristocratie et la grande bourgeoisie. L’essor de la bourgeoisie et le repliement sur l’univers familial, au XIXe siècle, entraînent, dans les salles d’eau, l’avènement du privé où le corps est occulté aux autres, même s’ils font partie de la famille ou de la maisonnée. Tandis que le XXe siècle, débarrassé des tabous de cette pudibonderie, voit l’avènement de l’intimité, où les soins du corps, largement encouragés par les médias, se font dans la salle de bains, espace personnel, mais nullement secret, de plaisir et de bien-être. Cette évolution qui engage des conceptions concernant le fonctionnement du corps, la santé, la propreté, la morale quotidienne, les relations à autrui, etc., est tributaire des modèles de civilisation, des religions, du progrès scientifique, médical aussi bien que technologique (au niveau des équipements sanitaires, de l’archi­tecture, de l’urbanisme), de l’histoire sociale et de celle des goûts. Et comme en témoignent les tableaux consacrés aux bains et à la toilette des femmes, les pratiques proprement féminines, en ce qui concerne la propreté et l’apparence, ont épousé ce mouvement général, avec des spécificités dues aux significations qui leur ont été prêtées de tout temps. 

En effet, il est possible de repérer, à travers le temps, certaines constances ou récurrences dans les significations dont la toilette intime a été chargée. Comme pour l’hygiène corporelle, elles sont associées à la purification (la propreté corporelle étant requise comme moyen et garantie de la pureté spirituelle), à la prévention de la santé (la propreté permettant de lutter contre les agressions externes et transmissions contagieuses), au bien-être (la propreté étant à la source de sentiments de confort, d’aise et d’agrément), à l’embellissement (dont les procédures ont souvent été offertes à la contemplation des admirateurs, particulièrement au XVIIIe siècle). Mais elles conservent des dimensions particulières liées à la contraception (à laquelle ont servi certaines pratiques traditionnelles remontant aux temps les plus reculés) et à la volupté (dans la mesure où elles préparent au plaisir ou en effacent les traces). 

Porté par cette histoire, l’usage que la femme réserve à ses parties intimes n’a pas retenu une attention particulière. Car on a affaire à un geste obscur et quotidien, immémorial et secret, garant de pureté, complice de plaisirs et de libertés. Et alors que ses fonctions préventives, d’embellissement et de bien-être de la toilette n’ont donné lieu qu’à des peintures de moeurs, c’est autour des autres dimensions des soins du sexe que l’imaginaire se déploie. Pour ne prendre que l’exemple de la fonction voluptueuse, évoquons Restif de la Bretonne qui, dans l’Anti-Justine fait du lavage du sexe une préparation et une réparation de l’acte sexuel. Grâce au lavage fait par la Convelouté, Mme Guaé, ou ses compagnons, les fornications à partenaires multiples peuvent se succéder en nombre et à un rythme accéléré, le « conin » retrouvant à chaque fois sa fraîcheur et sa disponibilité. Les pratiques de restauration du sexe, à des fins de plaisir, sont également évoquées dans Les bijoux indiscrets où Diderot, dans une manière orientaliste mise à la mode par la traduction des Mille et une nuits, dépeint quelques moeurs de la cour de Louis XV. Mongogul, sultan du Congo, voulant, pour se désennuyer, connaître les aventures des dames de sa cour, obtint du génie Cucufa une bague magique dont il suffisait de tourner le chaton vers une femme pour que celle-ci se mette à parler « par la partie la plus franche qui soit en elle », son sexe ou « bijou ». Ainsi Alcine qui, après avoir mené une vie fort galante, venait d’épouser un émir qu’elle avait convaincu de sa chasteté, se vit-elle confondue par son bijou dont la voix sortit de sous ses jupes : « Il faut qu’un époux soit un hôte bien important, à en juger par les précautions que l’on prend pour le recevoir. Que de préparatifs ! Quelle profusion d’eau de myrte ! Encore une quinzaine de ce régime et c’était fait de moi. » 

Si ce geste dont on parle peu en dit beaucoup sur les miroitements de l’imaginaire qui dessinent les images de la femme, c’est qu’il se rapporte à ces lieux du corps qui, dévolus à la jouissance, à la génération et moins noblement à l’élimination, ont par eux-mêmes quelque chose de trouble. Parmi les affinités profondes de la femme et de l’eau, celles que révèlent les toilettes intimes livrent l’ambivalence de la femme pour l’homme : ces correspondances parlent de désir et de crainte, de pureté et d’impureté, de vie et de mort, de plaisir et de menace. Nous nous attacherons ici exclusivement aux dimensions de purification et de volupté parce qu’elles ont particulièrement stimulé les productions imaginaires en relation avec l’étroite liaison de la femme et de l’eau.

 

La sororité de la femme et de l’eau

 

Les images de la femme et de l’eau ont des parentés : leurs affinités de nature ou de symbole traversent le temps et l’espace. Parmi les expressions les plus saisissantes de ces affinités, figurent non seulement les nombreux tableaux consacrés aux bains des femmes [5], mais aussi les rapprochements plus directs qui ont marqué la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Chez un peintre comme Klimt qui, à la tête du courant viennois de la sécession contre le conservatisme social et esthétique, revendiquait un érotisme de combat, la lascivité de la femme s’identifie au milieu aqueux dans les tableaux de femmes poissons : gorgones (la maladie, la folie, la mort), ondines, poissons d’argent, serpents d’eau, sang de poisson où les chevelures et les toisons pubiennes se fondent au mouvement ondulant des flots [6]. Ces images trouvent un écho dans la littérature ainsi que le montre Bachelard (1989) à propos de l’imagination matérielle des poètes et écrivains (Michelet, Novalis, entre autres) qui rend l’eau maternelle et féminine, en fait une « jeune fille dissoute ». Imaginaire auquel fait écho la poésie, avec les évocations marines de Baudelaire : « Comme un flot grossi par la fonte / Des glaciers grondants, / Quand l’eau de ta bouche remonte / Au bord de tes dents / Je crois boire un vin de Bohême / Amer et vainqueur, / Un ciel liquide qui parsème / D’étoiles mon cœur [7] ». Ou de Saint-John Perse : « Ô femme prise dans son cours, et qui s’écoule entre mes bras comme la nuit des sources, qui donc en moi descend le fleuve de ta faiblesse ? M’es-tu le fleuve, m’es-tu la mer ? Ou bien le fleuve dans la mer ? M’es-tu la mer elle-même voyageuse, où nul, le même, se mêlant, ne s’est jamais deux fois mêlé [8] ? » 

Dans ses accents élégiaques, cette célébration nous est temporellement proche, mais dans sa tonalité dangereuse, cette union de la femme et de l’eau, remonte à la naissance même de l’exaltation de la beauté féminine. Aphrodite et les nymphes ne naissent-elles pas de l’écume soulevée par le sexe d’Ouranos que Chronos jette à la mer, après avoir émasculé son père pour protéger une mère épuisée des assauts d’un Dieu qui tuait ses enfants mâles par crainte d’en être la victime ? C’est autour du thème de l’attrait et du danger que nous suivrons un itinéraire dont l’origine remonte loin dans le temps. Notre but est de mettre en évidence la relation existant entre les représentations, les savoirs, les rituels et les productions imaginaires qui, malgré leur évolution historique, restent fortement sous-tendues par une symbolique érotique d’une résonance générale et permanente. Par exemple, le danger que représente l’impureté féminine est attesté encore de nos jours par un décret français concernant les bidets. L’installation couramment usitée pour les soins intimes, le bidet, a une histoire qui commence avec le XVIIIe siècle [9], prêtant à de nombreuses mises en scènes érotiques (Guerrand, 1986) Les interdits qui entourent ce que l’on appelle « la pièce d’eau des cuisses » laissent voir encore aujourd’hui le poids des préjugés qui entourent les soins du sexe féminin. Le fonctionnement du bidet relève en France d’une législation spécifique interdisant, contrairement à ce qui se fait dans d’autres pays, son alimentation en eau par jet ascendant. Une norme [10] adoptée en 1969 stipule : « Il ne doit y avoir aucun dispositif permettant une communication, même temporaire, voulue ou fortuite, entre les réseaux de distribution d’eau potable et les eaux polluées. » Jusqu’où se va se nicher un imaginaire inquiet qui voit s’infiltrer, à rebours, dans les eaux ascendantes du jet vertical, les impuretés du sexe féminin !

 

La peur du sang, âme de la chair

 

La sororité entre la femme et l’eau trouve une confirmation frappante dans l’état de menstruation. Conditions biologiques de la fécondité, les règles, « orage biologique », ont comme l’orage un pouvoir destructeur, en transmettant à l’extérieur l’agitation intérieure (Verdier, 1979). Déjà le sang, comme liquide corporel, peut être bon ou mauvais, présentant une bivalence positive, thérapeutique, associée à la vie, et négative, toxique, associée à la mort ; identifié à l’âme de la chair, il doit en être séparé ; il fut et reste une « substance tabouée » dans la vie quotidienne en raison des croyances populaires et des interdits religieux. Le sang menstruel, d’autant plus dangereux, d’autant plus puissant qu’il était associé à la reproduction de l’espèce humaine, est le parangon de l’ambivalence, devenant dans le corps de la femme une figure de la mort (Pouchelle, 1988). 

Ce sang suscite une terreur générale attestée par l’universalité du rejet de la femme menstruée : « Il n’y a pas de sphère de la vie humaine dans laquelle on observe une plus grande uniformité que dans le traitement de la femme en menstruation ou en couche » (Roux, 1988, p. 59). Partout, des interdits s’observent quant aux relations sexuelles, à la préparation des aliments, l’entretien ou l’approche du feu, l’accès aux lieux consacrés religieusement (Nouvelle-Guinée, Bénin, Centre Afrique, Japon, Malaisie, Tziganes, Mazdéens, Parsis). Nombreuses sont les régions d’Afrique et d’Asie où les femmes sont isolées dans des « maisons de femmes », des « maisons de menstruantes », des « huttes de malédiction », construites, en Océanie, sur les mauvais endroits (bad places) réservés également aux latrines et aux porcs (Mead, 1982), ou assignées à des « retraites dans l’ombre » dans des espaces séparés des maisons (Cambodge, Afrique). Selon le psychanalyste Racamier (1955), le côté inquiétant de la menstruation tient à une organisation symbolique générale autour de thèmes inconscients qui « s’accordent à tous les stades instinctuels que la psychanalyse a décrits, et peuvent se déduire des faits suivants, que nous rappelons : les règles sont un écoulement (qui peut être excrémentiel) de sang (qui peut être celui d’une blessure ou d’une attaque) par les voies génitales (définitivement privées de phallus et peut-être par suite d’actes sexuels incestueux et de masturbations coupables) d’une femme (érotiquement stimulée) en mesure d’enfanter (mais qui n’est pas enceinte, et peut craindre de ne pouvoir pas l’être). On saisit toutes les causes d’exaltation ou au contraire d’angoisse et d’amertume que peut dès lors détenir la menstruation. À l’occasion des règles, la femme se sent, et elle est ressentie par ses proches, et particulièrement par les hommes, comme une coupable, souillée, dangereusement séductrice, par-dessus tout redoutable ». 

Les imaginaires liés à la purification et à la volupté sont associés, en ligne directe, à cette particularité féminine de la menstruation orchestrée par les interdits religieux. On sait que le lavage du corps n’a répondu que tardivement, à partir du XIXe siècle, à l’idée de propreté et d’hygiène que nous connaissons aujourd’hui. Il a reçu pour fonction originaire celle de purifier. Platon disait, dans le Cratyle : « Ablutions et aspersions, toutes ces pratiques n’ont qu’un but, et c’est de rendre l’homme pur de corps et d’âme. » De l’Orient à l’Occident, les prescriptions sociales et religieuses ont enjoint de se laver, physiquement et moralement, de ce qui peut entraver le contact avec les autres ou la rencontre avec Dieu. Et c’est dans le domaine religieux que nous trouvons les codifications les plus fermes de la pureté et de ce qui la menace, la souillure, s’appliquant avec une rigueur particulière à l’impureté de la femme en raison de ses saignements. Pour en donner acte, nous nous restreindrons ici aux trois religions révélées qui, fondées sur une même base biblique, ont traité avec des nuances, parfois légères, parfois substantielles, des soins que la femme doit apporter à son corps et son sexe, dans son rapport à la pureté et à la relation sexuelle. L’analyse des préceptes ainsi édictés met en scène une femme, périodiquement ou définitivement, dangereuse autour de laquelle va broder un imaginaire qui en a fait le support d’une érotisation spécifique où l’attrait de la chair se trouve, dans les oeuvres narratives, picturales, poétiques ou les imageries populaires, étroitement lié à la peur de ses pouvoirs maléfiques. Nous examinerons successivement quatre figures de l’érotisme liées aux interdits religieux ou à leurs substituts.

 

La femme nidda et le plaisir différé

 

Dans la religion juive, l’écoulement menstruel rend la femme impure, nidda, et entraîne, dans sa vie conjugale et religieuse, un statut qui est régi par la loi de nidda (loi de l’impureté), étendue à l’accou­chée ou à celle qui souffre de saignements en période ovulatoire. Cette loi établit les conditions des rapports sexuels, qui sont suspendus dès qu’il y a conscience d’une perte de sang provenant de l’utérus dans le conduit vaginal et ne peuvent reprendre que plusieurs jours après la fin des écoulements [11]. Durant la période d’impureté, un certain nombre d’interdits portent sur les rapports de la femme nidda à son mari : sont interdits non seulement le coït, mais tout contact physique et tout échange susceptibles de faire naître le désir. L’homme ne pourra ni regarder les parties du corps de sa femme habituellement couvertes, ni respirer ses parfums. La femme portera un vêtement signalant son état de nidda. 

Le code de la loi juive, Choul’hane Arouch (Sulhan Arukh), fixe l’ensemble des opérations qui remettront la femme en état de pureté et permettront de reprendre une vie sexuelle. Il s’agit de règles de toilette qui doivent être strictement observées : la bedika durant 7 jours et la tebila (tevilah), immersion dans un bassin rituel, le mikveh (miqveh). Nous les rappelons succinctement. La bedika comporte une toilette des parties inférieures du corps et un examen approfondi de l’intérieur du vagin à l’aide d’un coton ou d’un linge blanc pour vérifier qu’il n’y a plus de trace de sang. La nuit, un tampon sera laissé dans le vagin et la femme vérifiera chaque matin s’il n’y a pas de trace de sang. La bedika doit être renouvelée matin et soir à partir du cinquième jour après le début des règles et durer sept jours. Au terme des sept jours, et s’il n’y a pas de traces de saignement, la femme procède, de nuit, à la tebila, qui comporte plusieurs phases : toilette complète de tout le corps, à l’eau chaude et froide, lavage des cheveux et des dents pour qu’aucune saleté ou aucun objet ne sépare l’eau du corps, qui doit être immergé dans le bain en une seule fois et entièrement, cheveux compris. Une règle fondamentale veut que la femme, une fois le moment de la tebila venu, se plonge obligatoirement dans le bain rituel pour ne pas retarder, même d’une nuit, l’accomplissement du devoir conjugal, toute fuite méritant punition. C’est en effet la femme qui est souveraine dans la détermination de ses états de pureté et impureté, et son mari doit se plier à ses indications pour interrompre ou reprendre les relations sexuelles. Ce pouvoir ne doit être utilisé qu’à bon escient, il ne doit pas servir d’arme entre les époux. Ces devoirs de la femme sont assortis de droits sexuels, par la loi de Ouah, le mari ayant, en dehors du souci de procréation, le devoir de réjouir son épouse. 

S’appliquant aux relations conjugales, la loi de nidda peut être considérée comme favorable à la natalité. Mais il s’agit aussi d’un contrôle du désir. Maimonide, dont l’oeuvre fait autorité à côté de la Thora et du Talmud, élucide le sens profond et caché des écritures dans le Guide des égarés. Au nom d’une loi du juste milieu, la loi de nidda a pour but de restreindre les appétits, l’intempérance, tout ce qui mène à l’avidité et au seul plaisir. Selon Gugenheim [12], « La pureté retrouvée par l’immersion dans le mikveh apporte un renouveau qui décourage toute lassitude et entretient l’amour ». On a pu dire que ce juste milieu qui ne réprime ni ne sublime la sexualité, sans la réduire à un mécanisme qui fonctionne pour la seule jouissance personnelle, en accentue la valeur (Tendler, 1981). Comment ne pas voir que la soumettre à un contrôle aussi ritualisé exacerbe le désir au moment où la femme, se purifiant par la toilette et le bain, se prépare à l’amour qu’elle a obligation de faire sitôt après ? La pudeur dont elle entoure ses préparatifs laisse entrevoir combien ils la rendent désirable : ils la disent disponible. C’est tout un art érotique du plaisir différé qui en renforce l’ardeur que vient fonder l’interdit religieux. 

 

Femmes au bain : un appel à l’amour ritualisé

 

Voilà qui jette une lumière nouvelle sur les significations qui entourent les images tant caressées de la femme au bain, dont les grandes héroïnes, à côté de la Diane chasseresse, sont des personnages célèbres de la Bible : Bethsabée et Suzanne. Toutes ces héroïnes ont donné lieu à de nombreux tableaux et tapisseries dans les écoles de peinture allemandes, françaises, italiennes. De l’histoire de Bethsabée, on retient surtout que David s’en éprit et qu’il usa d’un macabre stratagème pour l’épouser. Mais la façon dont la Bible raconte l’embrasement de David fait sentir toute la puissance libératoire et érotique du bain de purification, dont Rembrandt et Cranach illustrent, notamment, le double mouvement [13]. C’était un soir. David s’était relevé de sa couche et se promenait sur la plate-forme de son palais du haut de laquelle il aperçut, en train de se baigner, une « femme fort belle à voir ». Celle-ci, Bethsabée, était l’épouse de l’un de ses guerriers, Hurie. Après s’être enquis de son identité, « il envoya des messagers et l’enleva et étant venue vers lui, il dormit avec elle car elle était nettoyée de sa souillure » (Samuel II, 11). Plus tard seulement, lorsqu’il apprit que Bethsabée était enceinte, David inventa le moyen de se débarrasser de l’époux en lui faisant rejoindre ses troupes, porteur d’un message qui le condamne à mourir aux premières lignes du combat. 

L’irrépressible envie de prendre que suscite une chair purifiée par l’eau sous-tend un autre épisode biblique, celui de Suzanne et les vieillards. Deux vieillards désignés comme juges par leur communauté fréquentent chez Joakim et conçoivent pour sa belle épouse, Suzanne, un désir coupable. La guettant chaque jour, ils décident de se jeter sur elle alors qu’elle s’apprête à prendre un bain : « Nous te désirons, couche avec nous », et font le chantage que l’on sait : si elle refuse, ils diront qu’ils l’ont surprise en délit d’adultère. Suzanne est condamnée puisqu’elle choisit les risques de l’innocence plutôt que celui du péché devant Dieu. Il fallut la clairvoyance du jeune Daniel, « pur du sang de cette femme », pour mettre en défaut les deux vieillards et sauver l’honneur de Suzanne (Daniel, XII). 

Saisi à l’abri d’espaces clos ou de niches verdoyantes, le personnage de la baigneuse a eu tôt fait d’éveiller la rêverie poétique ou plastique, dont les variations traversent les temps, épousant leur sensibilité. Le regard qui surprend la femme au bain s’empare d’une beauté tenue cachée, se repaît d’une nudité innocente parce que dévoilée mais non encore offerte. Cependant, même contemplative, cette beauté garde quelque chose d’industrieux et de prometteur. Victor Hugo, qui croque volontiers une femme au bain ou le visage tendu et avide d’un homme « regardant dans le bain des femmes [14] », l’a bien fait sentir dans son poème Sara la baigneuse. Sara n’est pas Narcisse. Plus qu’elle ne cherche son image dans le reflet des eaux, elle se donne des sensations, s’apprête à en éprouver et se prépare pour en recevoir. Et c’est ce qui excite. Le sensualisme immédiat du bain se prolonge dans l’anticipation d’une jouissance à laquelle la femme se prépare. 

C’est de cela même que les voyeurs sont punis, par la mort, tel Actéon succombant au maléfice d’une Diane chaste et ombrageuse, ou par l’aveuglement, tel le jeune homme foudroyé par la lumière du corps de sainte Agnès, dont il avait voulu surprendre la nudité, ou le vieillard de Pierre Louÿs : « Pour avoir regardé les nymphes, ses yeux sont morts, voilà longtemps. Et depuis ce jour, son bonheur est un souvenir lointain. » Ils ne font pas que ravir un spectacle interdit ; leur convoitise vibre des émois pressentis chez la femme. La chair dérobée par la vue est promesse et le cérémonial du bain conférant pureté, propreté et fraîcheur est invite à en profiter. Pour la femme elle-même, la toilette est un prélude. C’est pourquoi Rameau, dans la cantate Diane et Actéon, attribue la colère de Diane au fait que son adorateur s’est borné à la regarder. Les dames insignes des Mille et une nuits (1998) ont avec leurs serviteurs galants des jeux d’eau, de mots et de mains où éclate la vocation érotique de la toilette. Se laver rend femmes et hommes désirants et désirables. Et si elle ne peut déboucher sur l’union charnelle, la toilette ouvre à des ébats verbaux où l’humour grivois, le mujun, s’unit aux brutalités et aux caresses. La culture islamique est d’ailleurs si consciente de cette signification que porte la toilette qu’elle utilise pour dire « faire l’amour » des termes qui la désignent, en particulier celui de « aller au hammam ». 

 

La femme au harem et la fascination orientaliste

 

L’Islam, en effet, appréhende les voluptés sexuelles comme une condition et un bien de ce monde : « Et dans l’oeuvre de chair, il y a une aumône » disait le Prophète, qui ajoutait : « Il m’a été donné d’aimer de votre bas monde trois choses : les femmes, les parfums, mais la prière reste la prunelle de mes yeux. » Sans péché, l’amour musulman n’est pas sans impureté. Celle-ci, cependant, n’est pas définitive, effacée par les vertus magico-religieuses de la tahâra (toilette rituelle), distincte de la nadhâja (toilette destinée à enlever la malpropreté corporelle). L’impureté (h’adath) fait passer dans la sphère du mal et du démon, empêchant la prière et la lecture des textes saints (Coran, Bible, Pentateuque, Thora), et privant de protection contre les démons. Restaurer l’état de sécurité, tel est « le rôle du rituel qui est purification sociale, magique et religieuse à la fois » (Boudhiba, 1975). Les prescriptions rituelles, qui doivent s’observer dans le secret, varient selon qu’elles visent une impureté mineuse ou majeure. La purification mineure (udhû) concerne la toilette du corps et de ses orifices. La purification majeure (gnusl) se rapporte au domaine sexuel dans lequel les états d’impureté (janâba) sont rigoureusement définis en prenant en compte les intentions du croyant et des critères biologiques. Ils sont associés à l’intromission du gland dans le sexe féminin, aux pertes de sperme et de liqueur séminale, avec ou sans coït, et aux pertes de sang par menstrues ou lochies (retour de couches). Cette purification ajoute à la purification mineure des aspersions d’eau répétées par trois fois sur les côtés gauche et droit de la tête, la friction du dos et du devant du corps. Il existe quelques différences entre la purification masculine et féminine, notamment en ce qui concerne les soins apportés aux cheveux, que l’homme doit secouer et asperger pour que l’eau touche le crâne, ce qui n’est pas le cas pour la femme qui ne doit pas dénouer ses cheveux au moment de la purification majeure, sauf au moment des règles. 

La purification du sang des menstrues ou des lochies fait l’objet de spécifications coutumières énoncées dans les hadiths de la Sunna [15] et précisées par les femmes du Prophète, notamment Aïcha. Durant ses règles, la femme est moins taboue que dans le judaïsme. Si le coït n’est pas autorisé, les jeux amoureux le sont : « Le mari peut l’embrasser, s’étendre à côté d’elle et jouir de l’ensemble de son corps, sauf la partie comprise entre le nombril et les genoux » (Fatawa Hindya). De même, la femme peut, elle, partager les repas et la vaisselle de son mari, le peigner, lui laver la tête. D’ailleurs, les règles ne sont légalement déclarées que s’il y a un écoulement du sang hors du vagin. Si un tampon empêche le passage du sang de l’utérus au vagin, il n’y a pas menstrue. L’absence de tache de sang sur sa culotte et sur le tampon obstruant le flux sanguin suffit à établir la fin de la période d’impureté. Alors, la femme procèdera au lavage du vagin : « Elle doit s’asseoir les cuisses bien ouvertes ; elle lave alors ce qui est apparent avec les paumes de ses mains ; elle n’a pas à introduire les doigts » (Fatawa Hindya). Puis, après le ghusl, elle passe successivement sur toutes les traces de sang un chiffon de laine ou de coton imbibé de musc. Car « le sang des règles cause une souffrance, un dommage par son odeur, ce mal et ce dommage est la souillure ainsi que son endroit » (Hûsn Aliswà). La souillure de la mauvaise odeur est enlevée par le musc ou par le coscus de Drafar quand les règles surviennent en période de deuil où le parfum est interdit. 

D’une manière générale, les limites sont incertaines entre les soins du corps et l’érotisme, et donnent toute son importance à l’intention en matière d’embellissement et de nettoiement du corps qui doivent répondre au « but de parfaire sa propreté et son bien-être », au désir « de mieux adorer Dieu » et non à celui de paraître à l’égard de ses pairs. Mais, admis comme « bonnes habitudes répandues » (Fiqh al Sûnna) parce qu’ils sont courants, bien que « haïssables », les soins d’embellissement ou de nettoiement du corps sont réglés par des codifications strictes et entrent dans les observances les plus solides de la culture musulmane. Ils se font en général au hammam, dont la fréquentation est régie par dix sunnas définissant « les conduites au hammam » et préservant des dangers de l’impudicité, de la promiscuité et du mal. 

La culture du corps qui se développe dans cet espace intermédiaire entre l’impur et le pur est empreinte de sexualité. Les ablutions de la purification majeure préparent à la prière certes, mais elles gardent, en lavant leur souillure, le souvenir des jouissances de la chair et donnent aux visites que l’on y fait valeur d’indice des ardeurs érotiques. Les soins minutieux tout entiers consacrés à débarrasser la peau de ses impuretés, à la lisser, la masser, la maquiller, la parfumer mettent dans l’attente des jeux amoureux. Malgré les avertissements des censeurs, la séduction s’insinue dans l’hommage à Dieu, la curiosité de l’autre dans l’attention à soi, le désir dans le bien-être. Le cortège des nudités côtoyées au long d’un temps qui n’en finit pas de passer à s’occuper de son corps est découverte, invite. Au point de laver la place où l’on va s‘asseoir de crainte que l’endroit encore chaud de la présence d’une autre personne n’engendre le plaisir, ou comme on l’a longtemps cru, que le sperme laissé par les hommes qui ont précédé ne soit cause de grossesse. La contemplation des corps et des détails anatomiques constitue pour le jeune garçon musulman, autorisé à accompagner sa mère jusqu’à la puberté, une étrange initiation à des attraits dont il sera bientôt privé. Boudhiba (1975) a finement rendu le vécu masculin du hammam dont la structure labyrinthique et souvent souterraine dans les bains maghrébins, la charge des souvenirs d’enfance font plonger dans un onirisme régressif et un monde utérin remplissant les fantasmes adultes.

 

Les bains de l’orientomanie :
la tribade et l’odalisque

 

Si bien que les hammams, se multipliant pour des raisons religieuses et suivant le développement de l’Islam, devinrent, par leur puissance d’activation émotionnelle, physique et fantasmatique, un contre-espace de liberté. Les moeurs ont contourné les interdits, aidé à surmonter les conflits d’une sexualité prise entre la légitimation religieuse et les restrictions d’une culture misogyne qui, enfermant et cachant les femmes, en limitent l’accès. Très tôt, les moralistes se sont élevés contre les habitudes de nudité qui s’installaient dans les hammams, encouragement à l’homosexualité, surtout féminine : « La rencontre avec des femmes dévergondées invite à dévoiler des atours propres à exciter un désir que certaines trouvent plus agréable à satisfaire au contact d’autres femmes que dans la copulation avec les hommes » (Ubquani). 

Vision dans laquelle va s’engouffrer l’imaginaire occidental, particulièrement après la découverte des Mille et une nuits. Déjà les Croisés avaient ramené d’Orient les étuves, dont on usa dans un esprit large et oecuménique. Certaines images aussi. Brantôme, dans Les Dames galantes, illustre de turqueries ses commentaires sur le lesbianisme : « Et où les femmes sont recluses, et n’ont leur entière liberté, cet exercice s’y continue fort ; car telles femmes brûlantes dans le corps, il faut bien disent-elles, qu’elles s’aident de ce remède pour se rafraîchir un peu. Les Turques vont aux bains plus pour cette paillardise que pour autre chose et s’y adonnent fort. » 

La scène est campée. Orientale, la femme au bain n’est plus, comme la baigneuse biblique, la proie dévorée du regard, s’apprêtant à une consommation différée. Victor Hugo a rendu cette double face de la femme au bain, quand Sara rêve : « Oh ! si j’étais capitane, / Ou sultane, / Je prendrais des bains ambrés, / Dans un bain de marbre jaune, / Près d’un trône, / Entre deux griffons dorés ! / J’aurais le hamac de soie / Qui se ploie / Sous le corps prêt à pâmer ; / J’aurais la mole ottomane / Dont émane / Un parfum qui fait aimer. / Je pourrais folâtrer nue, / Sous la nue, / Dans le ruisseau du jardin, / Sans craindre de voir dans l’ombre / Du bois sombre / Deux yeux s’allumer soudain. » 

L’exotisme orientaliste distancie le voyeur, mais rend immédiatement sensible la volupté : il déploie une chair tout entière à son plaisir, le désir à fleur de peau et qui ne sait attendre. Mieux que les froides beautés antiques, il permet de se complaire dans la contemplation onirique du nu. Une nudité inaccessible, mais toute en vibrations dans les moiteurs de l’air ou la fraîcheur de l’eau, une nudité démultipliée comme le sont les femmes du harem ou du sérail interdits. Et c’est la Turquie qui donnera, la première, son cadre à ces émois rêvés de la chair, avant les pays de l’expansion coloniale qui inspirèrent les peintres français de la fin du XIXe siècle. 

Quand Ingres peint les indolences voluptueuses et saphiques du bain turc [16], il se documente en lisant la correspondance de Lady Wortley Montagu, dont la description du bain public d’Andrinople insiste pourtant sur la chasteté du lieu. Sous la lumière que filtre un dôme majestueux dans les trois salles des hammams privés [17], ou dans la pièce unique au revêtement de marbre des palais du XIXe, la tribade est évoquée par les enlacements, les regards des baigneuses, ou encore dans le buste musclé, presque viril malgré ses seins menus, de la masseuse de Gérôme ou Debat-Ponsan [18], contrastant avec la pâle carnation du dos alangui qui se livre à ses mains. La vigueur de la servante ou son empressement admiratif à avancer la serviette ou la glace remettent en avant le soin du corps, mais servent aussi de faire valoir au mol abandon de l’odalisque. Glabre, lisse, fraîchement épilé et massé, le corps se livre à la paresse, vertu cardinale de la vocation amoureuse tant chantée par Baudelaire. La lascivité se relâche dans un temps sans durée où tout est « luxe, calme et volupté ». La sensualité éclate en une myriade de plaisirs : celui de la gourmandise et du rafraîchissement, celui du haschich et du narguilé, la musique, la danse, l’ivresse des parfums, la caresse des bijoux. Univers d’où l’homme est exclu, mais qui s’offre comme une promesse dans sa surabondance de créatures et de potentiel de jouissance. 

Dans le temps suspendu d’un lointain exotique, la splendeur des couleurs, la richesse des atours servent d’écrin à une beauté que sa lourde volupté rend plus onirique que désirable. Avec l’orientomanie, le rituel de la toilette bascule dans un nouveau culte de la femme. L’ambivalence de la femme d’eau se trouve ainsi scindée en deux images. L’une objet de désir, mais craintive ou menaçante pour le regard qui la convoite ; l’autre, objet de rêve, offerte au regard, mais le narguant, indifférente, inaccessible dans sa capacité de jouir pour elle-même et d’elle-même. 

 

Quand l’impureté de la femme est levée

 

Ainsi, les rituels construits sur l’impureté, notamment menstruelle, de la femme ont tracé deux cours aux ruissellements, pour reprendre une image de G. Durand (1994) de l’imaginaire érotique. Fondés sur les interdits de l’Ancien Testament et du Coran, ils ont structuré les pratiques judaïques et musulmanes où la sexualité est reconnue de plein droit, dans sa positivité. Mais le Nouveau Testament a sapé ces fondements. En effet, le Christ, avec le miracle de l’Hémorroïsse, a libéré la femme de son impureté, comme le racontent les évangiles de Matthieu, Marc et Luc [19]. Une femme souffrant de pertes de sang depuis douze ans et que les médecins n’avaient pu guérir toucha le manteau du Christ qui allait au chevet d’une jeune fille mourante. Elle pensait qu’il pouvait la guérir et le Christ, se retournant, au milieu de la foule offusquée par le geste, dit à l’Hémorroïsse : « Ayez confiance, ma fille, votre foi vous a guérie. » 

En effet, il n’y a pas, dans les préceptes de la religion catholique, de mesures de protection contre l’impureté menstruelle [20]. En revanche, les restrictions de la sexualité à la seule finalité reproductrice, formulées dès l’époque des Pères de l’Église et réitérées par les conciles successifs (Flandrin, 1981), fonctionnent à plein, comme le refus des penchants et risques libidineux liés à l’attention portée au corps [21]. Sans doute faut-il voir là, à côté de la vénération mariale, la raison du silence de l’imaginaire érotique. À tout le moins, sous la forme d’une exaltation heureuse, car un déplacement de l’imaginaire va s’opérer, sous l’effet conjugué des croyances populaires que soutiennent les conceptions médicales développées à partir du Moyen Âge, et qui renforcent l’interdit religieux des plaisirs de la chair. Une image de la femme s’élabore alors, conservant ses pouvoirs néfastes et suscitant une trouble fascination qui trouvera, par un bon historique dont la raison tient à l’évolution des savoirs et des moeurs, impossible à retracer ici, sa pleine expression au XIXe siècle. Si les prescriptions rituelles rendent accessibles les gestes de la toilette de purification, quand elles sont absentes, ceux qui répondent à un usage courant et profane sont mal connus. Chroniqueurs et historiens disent peu de choses à leur égard, les renseignements fournis par les indices matériels (ustensiles et instruments figurant dans les inventaires de demeures ou d’héritage, ou retrouvés sur les sites archéologiques) sont maigres. Quant aux documents écrits à partir desquels se reconstruisent les modes de vie (mémoires, correspondances, romans, etc.), ils ne sont guère loquaces sur ce chapitre, du moins jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle où apparaissent les manuels d’hygiène et de civilité, détaillant les soins de la toilette et leurs raisons. Les bribes d’information dont on dispose, laissent penser que les soins intimes existaient bien, mais ne formant qu’un des moments de la toilette du corps, ils semblaient dénués d’intérêt. Le silence qui les entoure traduit aussi quelque chose d’un interdit touchant au sexe et du secret qui entoure des procédés que se transmettent les femmes. 

Le Moyen Âge voit se diffuser des informations dans des ouvrages médicaux ou des encyclopédies qui en appellent au secret : Les secrets des femmes (Secreta mulierum) ou Le secret des secrets (Secretum secretorum), et tentent de dévoiler et diffuser les recettes des matrones qui ont souvent à voir avec la fécondation et la contraception. Le silence fut souvent un moyen de ne pas ébruiter des procédures moralement condamnables, d’autant que c’est au milieu de la prostitution que l’on devait, depuis l’Antiquité, une transmission continue des recettes abortives et contraceptives (Corbin, 1982). L’espace ne permet pas d’examiner ici toutes les formes qu’ont revêtues les pratiques contraceptives et intéressant directement les soins apportés au sexe. 

 

Les toilettes naturelles

 

La période médiévale épousa les condamnations du sexe proférées par un christianisme triomphant, et enregistra les premiers balbutiements de la science médicale, notamment grâce aux travaux de l’École de Salerne créée au IXe siècle par un groupe de médecins (dont on dit qu’ils étaient quatre : un Grec, un Latin, un Juif et un Arabe, réunissant toutes les traditions médicales). Cette école, laïque, était ouverte aux femmes (Trotula y écrivit un célèbre ouvrage sur la physiologie des femmes) et fut l’un des vecteurs de la transmission de l’héritage antique et arabe à la médecine médiévale, donnant de l’anatomie et de la physiologie féminines des descriptions qui sont à la source de pratiques et d’images originales, mais aussi contradictoires par l’union du plaisir et de la nocivité. 

Depuis l’Antiquité, la « molle » femme (d’où son nom latin mulier) n’a pour opposer à la force (vis) de l’homme (d’où son nom latin vir), que la dignité de la procréation d’où elle tient ses pouvoirs fastes. Encore fallait-il que l’organe de la fécondation qui, comme le disait déjà Platon, est en elle comme une force qui la domine par ses besoins et humeurs ait un fonctionnement satisfaisant. En résulte l’importance accordée, dans les doctrines médicales (Avicenne, Albert le Grand), au plaisir féminin. Les divers troubles correspondant à une « suffoca­tion de la matrice » étaient attribués à la rétention de la semence féminine qui, de moins bonne qualité que celle de l’homme, en raison de la froideur de la femme, se transforme en poison si elle n’est pas expurgée. Et le plaisir apparaît comme l’élément déterminant et la condition d’évacuation du liquide spermatique de la femme, nécessaire à la fécondation. Car le seul moyen connu pour le faire est le coït, ou en cas de continence (imposée par l’insuffisance du partenaire, le veuvage, le voeu d’abstinence chez les religieuses), la masturbation, largement recommandée parce qu’elle procure les mêmes sensations de plaisir que le coït. 

Les libertins feront un usage avisé des conseils des médecins. Tel Brantôme qui préconise une hygiène basée sur les exercices voulus par la nature : « Je tiens d’un très grand médecin (et pense qu’il en a donné telle leçon et instruction à plusieurs honnêtes dames) que les corps humains ne se peuvent jamais guère bien porter si tous leurs membres ou parties, depuis les plus grandes jusques aux plus petites en font ensemble leurs exercices et fonctions que la sage nature leur a ordonné pour leur santé, et n’en fassent une commune accordance, comme d’un concert de musique, n’étant raison qu’aucune des dites parties et membres travaillent, et les autres chaument. » Le conseil de drainage vaut aussi pour « les vieilles dames qui veulent être fourbies et se faire tenir nettes et claires comme les plus belles du monde ». Cette exaltation se heurtera aux interdits religieux, mais trouve un écho dans la culture courtoise. Et tant que la force de la pudibonderie n’aura pas eu raison des libertés de la science et des moeurs, les ouvrages de vulgarisation médicale, avec leurs prescriptions de soins (fumigations pour assurer la motilité de la matrice, massages de la vulve avec des onguents, lotions pour resserrer le vagin et donner l’illusion de la virginité) favorisant l’accouplement ou la masturbation, auront des allures de manuels d’érotologie évoquant ceux que nous ont laissés les cultures arabe, avec Le jardin parfumé, ou hindoue avec Le Kama-sutra.

 

Le bestiaire de la sorcière

 

Il s’agit d’un art que le médecin médiéval partage avec des personnages soupçonnés de manipuler les forces occultes. En effet, ces « secrets » de cabinet, de salon, de cuisine ou d’alcôve, s’obtiennent aussi par les voies de la magie que condamnent la loi et la théologie. Aussi la toilette intime a beau compter au nombre des astuces de la séduction, elle figure rarement dans des traités écrits par des hommes autres que des médecins. Ovide insiste dans L’art d’aimer sur les apprêts du corps auxquelles la femme doit procéder dans le secret, mais laisse à d’autres la tâche de parler des soins du sexe. En revanche, c’est à la vieille matrone du Roman de la rose qu’il revient de conseiller les jeunes filles : « D’autre part, comme une bonne jeune fille, / Qu’elle tienne la chambre de Vénus bien propre. / Si elle est avertie et bien élevée, / Qu’elle ne laisse autour aucune “toile d’araignée” / Sans la brûler ou la raser, l’arracher ou la nettoyer, / De façon que l’avant n’emporte pas la moindre impureté. » La matrone est une figure de la sorcière qui connaît les herbes et leurs pouvoirs, sait préparer les philtres, les drogues et les poisons, enseigne les recettes abortives et les soins du sexe. Aussi les « médecines en rapport avec les enfants » étaient-elles condamnées pour ce qu’elles impliquaient de magie. 

Au Moyen Âge, « le sexe se situe au coeur de la souillure » et le mariage « au coeur de la purification » selon une formule de Duby (1991), à condition qu’il exclue l’amour et le désir. Toute pratique manifestant l’intention « d’user de la copulation par délice » est devenue péché et les pratiques stérilisantes restent condamnables parce qu’elles attentent aux biens et à la valeur sacramentelle du mariage. Les charger du crime de sorcellerie a servi comme moyen d’empêcher ce que l’on pensait faire en toute impunité. Dans les Pénitenciers (guides qui, du XIe au XIIIe siècle, aidaient les confesseurs dans la détermination des peines à infliger aux croyants selon la gravité de leurs péchés), les « maléfices » (drogues et procédés stérilisants, aphrodisiaques, philtres d’amour) dits relever de la sorcellerie étaient lourdement punis. La dimension sorcellaire incriminera les soins autorisant un usage jouissif du sexe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, moment où ces pratiques seront jugées dans les manuels des confesseurs par leurs effets et non pour les procédés magiques qu’elles supposent. 

Mais il aura suffi de ces références pour nimber la femme d’une aura inquiétante. Elle sera soupçonnée de recourir au secret des maléfices et apparaîtra dangereuse jusque dans son corps. L’imaginaire social va travailler dans ce sens les savoirs médicaux qui, par leurs approximations physiologiques et anatomiques, nourrissent des représentations anxiogènes de la féminité. Représentations d’une nocivité qui, les condamnations théologiques aidant, sont mises en scène sous l’espèce de pouvoirs délétères et d’un bestiaire infamant, thèmes pour longtemps récurrents du rêve érotique et de ses peurs où fait retour l’impureté du sang menstruel dont la femme avait été lavée par le Christ. 

La physiologie basée sur la théorie des humeurs donne matière à toute une série de croyances sur la puissance néfaste de la femme. Les sécrétions et superfluités qui, accumulées dans la « sentine » d’un corps trop froid et humide pour les brûler, deviennent poison et font du sang menstruel un vecteur du mal conférant à la femme une nature meurtrière. Cette puissance mortifère trouve son expression la plus forte dans les risques que fait courir le regard : l’oeil imprégné par le flux menstruel dégage des « humeurs venimeuses » qui atteignent le coeur et tuent, faisant surgir l’image d’animaux inquiétants avec lesquels la femme a des affinités : le basilic et la méduse dont la seule vue foudroie. De là vient sans doute la crainte qu’inspire l’observation du sexe de la femme : « On prétend que la vue de l’intérieur du vagin doit être évitée, parce qu’elle peut déterminer la cécité. Cette recommandation vient de la médecine, non de la jurisprudence », signale Le jardin parfumé. La punition du voyeur n’aurait-elle pas quelque relation avec cette croyance ? 

Au plan anatomique, à l’intérieur du vagin existerait l’« os matricis », un orifice qui s’ouvre et se ferme par jouissance et autorise la fécondation. Il porte un nom inquiétant : la bouche canine, « rictus caninus », auquel fait écho une autre image de l’avidité du sexe féminin, agressive cette fois : le vagin denté évoquant l’usage de têtes de poisson dans certaines recettes pour éteindre les ardeurs du partenaire ; quant à l’appareil génital externe, il a aussi droit à un nom de poisson, celui de la tanche, scellant la nature marine de la femme. Autant d’images qui hanteront les rêveries et les terreurs érotiques et parfois vengeresses du XIXe siècle, avec des poèmes comme la Vénus Anadyomène de Rimbaud, ou Les métamorphoses du vampire, À celle qui était trop belle, de Baudelaire. 

Une autre croyance qui aura longue vie fait de la personne rousse une « enfant des règles ». Elle porte dans sa couleur, le roux, associée à une forte odeur et de mauvais penchants, la marque du sang et de l’ardeur démoniaque de ses parents. Cette aura érotique fera une part de la séduction de la Nana de Zola pour le comte Mufat, qui « songeait à son ancienne horreur de la femme, au monstre de l’Écriture, lubrique, sentant le fauve. Nana était toute velue, un duvet de rousse faisait de son corps un velours ; tandis que, dans sa croupe et sa cuisse de cavale, dans les renflements charnus creusés de plis profonds, qui donnaient au sexe le voile troublant de leur ombre, il y avait de la bête ». Elle inspirera de nombreux peintres, de Degas à Modigliani. Huysmans, dans Certains décrit ainsi une femme au bain de Degas : « C’est une rousse, boulotte et farcie, courbant l’échine, faisant poindre l’os du bassin sur les rondeurs tendues des fesses ; elle se rompt, à vouloir ramener le bras derrière l’épaule afin de presser l’éponge qui dégouline sur le rachis et clapote le long des reins […] Telles sont brièvement citées, les impitoyables poses que cet iconoclaste assigne à l’être que d’inanes galanteries encensent. » 

Il nous est impossible de présenter ici tous les savoirs qui ont eu une incidence sur les élaborations artistiques. C’est le cas particulièrement de ceux qui concernent l’anatomie du sexe féminin et se trouvent, en médecine, plus orientés vers l’intérieur du vagin, alors que les manuels d’érotologie consacrent des pages mêlant l’humour et la grivoiserie à la partie externe du sexe, celle des prémices et du lit de la jouissance. L’attrait pour la vulve, objet parfois d’un véritable culte comme en témoignent les dessins érotiques de Rodin, ou la célèbre Origine du monde de Courbet, a nourri un déluge de dénominations savoureuses et prometteuses d’une grande variété de plaisirs dans la littérature hindoue et arabe.

 

L’aura seminalis et la chevelure

 

Un seul type de savoir nous retiendra ici. Celui de la théorie vitaliste, des humeurs et des émonctoires, influent jusqu’au XIXe siècle, et qui a donné lieu à quelques goûts érotiques spécifiquement orientés vers l’odeur et la chevelure. Pour la théorie vitaliste, chaque partie du corps a sa manière d’être, d’agir, de sentir et de se mouvoir, chaque organe répandant autour de lui son « atmosphère ». L’imprégnation spermatique des organes, des humeurs et l’excrétion des vapeurs séminales permettent de déceler l’activité sexuelle de la femme, qui traduit ainsi la vitalité de sa nature. La médecine a cautionné l’idée, répandue de tout temps, que l’odeur régit la séduction. Cette aura seminalis, régissant la séduction, a alimenté nombre d’oeuvres littéraires et encouragé les habitudes des « renifleurs des grands magasins » (Corbin, 1986). Quant à la force érotique de l’odeur, elle se donne comme un incitateur direct du désir ou l’adjuvant de son exaltation, excluant que la femme se lave. Comme Henri IV le faisait avec Gabrielle d’Estrées, Napoléon écrivait à Joséphine « Ne vous lavez pas, j’arrive » (Avrillon, 2003). Et Casanova avouait dans ses mémoires : « J’ai aimé les mets au haut goût : le pâté de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain, l’ogioprotrica des Espagnols, la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumier qui confine, et le fromages dont la perfection se manifeste quand les petits êtres qui s’y forment commencent à devenir visibles. Quant aux femmes, j’ai toujours trouvé suave l’odeur de celles que j’ai aimées. » 

Dans la théorie des émonctoires [22], certains organes sont consacrés à l’élimination des excreta du fonctionnement organique. La chevelure compte parmi eux. Cette vision médicale éclaire les interdits qui entourent le lavage des cheveux et enjoignent de cacher la chevelure des femmes, dominants dans les religions juive et musulmane. Mais il faut savoir que les prédicateurs chrétiens eux-mêmes tenaient la chevelure pour maléfique, attirant les démons qui rôdent autour des humains. Cette croyance n’est sans doute pas étrangère à l’usage des coiffes et des perruques, et il a fallu la mode garçonne du début du XXe siècle, avec la coupe des cheveux, pour que les femmes échappent à l’impératif de se coiffer, pour sortir, d’un chapeau, parure, certes, mais aussi protection pudique. L’imagination mythique abonde d’héroïnes qui ont dû leur pouvoir sur les hommes à leur chevelure ou à leur odeur [23]. Et, avec le XIXe siècle, la chevelure, à la fois vaisseau et océan, où Baudelaire plonge sa « tête amoureuse d’ivresse », livre une volupté égale à celle du sexe : « Et sous un ventre uni, doux comme du velours, / Bistré comme la peau d’un bonze, / Une riche toison qui, vraiment, est la soeur / de cette énorme chevelure, / Souple et frisée, et qui t’égale en épaisseur, / Nuit sans étoiles, nuit obscure [24] ». Cette chevelure se déploie dans des peintures qui prennent souvent pour contexte les moments de la toilette [25]. 

 

La disparition d’un imaginaire érotique
autour de la toilette

 

En effet, toute une histoire de l’érotisme passe aussi par les rituels profanes de la toilette qu’autorisent l’évolution des équipements sanitaires et les conceptions de l’eau. Mais il faudrait pour parler des images érotiques liées à ces usages de l’eau privée un autre espace. C’est au XIXe siècle que culmineront les évocations suscitées par les salles de bains. On observe alors un développement en plusieurs directions : à côté de l’usage privé et secret des salles de bains bourgeoises, celles des courtisanes se chargent de luxe et de raffinements tout entiers consacrés à l’embellissement de l’amante, illustrées par la description que Zola fait de la salle de bains de Nana tandis que d’autres, comme Degas, s’attacheront aux tubs plus humbles du milieu de la prostitution. Parallèlement, assorties d’un imaginaire empruntant aux images de la grotte et de ses humidités, les prescriptions médicales des hygiénistes encourageront des soins utilisant d’énormes quantités d’eau pour laver l’intérieur des sexes souillés par l’amour. 

Ces débordements de l’hygiénisme vont progressivement éteindre les ardeurs imaginatives à l’aube du XXe siècle. Viendront ensuite y contribuer les progrès des connaissances médicales qui effacent l’impureté du sexe et les risques de la conception, libérant la pratique sexuelle féminine. Même si certaines s’élèvent contre l’aliénation qu’imposent ses injonctions [26], la révolution sexuelle banalisera ce que l’on considérait comme un péché. Dans le même temps, les modèles diffusés par les médias aidant, le souci de netteté corporelle multipliera des soins et des usages auxquels les femmes s’adonnent par souci de bien-être et de séduction, adhérant plus volontiers que les hommes à ces nouvelles normes qui associent l’attrait de la propreté à l’absence d’odeur et favorisent un plaisir narcissique trouvé dans l’intimité des espaces privés. La mode, tout en diffusant un style unisexe, inspirera une pratique extensive du nu, réduisant les zones de la pudeur et du désir. Ainsi se « marquera une défaite du sexe, de l’imaginaire et du symbolique », au profit des exhibitions du devoir de paraître, (Perrot, 1984). Le corps, qui était écrin du sexe, est réduit à n’être qu’un signe sexuel. L’aura trouble de la femme s’est ainsi lentement diluée, coupant l’herbe sous le pied à la fascination onirique. Dans un monde aseptisé, les figures de l’érotisme s’estompent sous l’étalage des gestes et positions, sans voile, sans peur et sans autre saveur que l’excitation immédiate qu’offre la pragmatique de la pornographie. Le sexe féminin a cessé d’irriguer, dans les risques délétères de ses délices et les puissances de sa beauté, les ruissellements de l’imaginaire.

 

Bibliographie

 

ANONYME. 1998. Les mille et une nuits, Paris, Phébus.

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[1]    Nous renvoyons à des travaux d’histoire et de sociologie, notamment : Aron (1986), Bologne (1986), Corbin, Courtine, Vigarello (2005), Marnhac (1986), Vigarello (1985).

[2]    Offrir le bain, en même temps que le repas, était une marque de bienvenue et de respect. Ainsi Iseut accueillit-elle Tristan, l’émissaire du roi Marc, lui donnant sa baignoire et assistant à son bain qu’il prit, comme à l’accoutumée, nu.

[3]    Au XVIIIe siècle, les dames de la noblesse reçoivent encore dans leur bain, prenant soin, toutefois, d’atténuer la transparence de l’eau avec du lait, du son ou cachant leur nudité avec une toile ou une planche.

[4]    L’eau est réservée aux parties visibles et exposées du corps. Pour le reste on utilise le tissu comme éponge de nettoiement ou le renouvellement fréquent du linge de corps, la blancheur des vêtements de dessous attestant de la propreté.

[5]    L’iconographie d’un ouvrage exclusivement consacré au thème de la femme au bain (de Marnhac, 1986), compte 120 illustrations de peintures situées entre le XVe et le XIXe siècle.

[6]    Oeuvres (Craies, huiles sur toile) réalisées entre 1897 et 1907, collections privées et musées de Vienne.

[7]    Baudelaire. « Le serpent qui danse », Spleen et idéal, Les Fleurs du mal.

[8]    Saint-John Perse, Étroits sont les vaisseaux ; V Amers.

[9]    La première allusion littéraire à cet ustensile se trouve en 1872, dans le journal du marquis d’Argenson qui visitant la marquise de Prie, maîtresse du duc de Bourbon, la trouve à son bidet, se voit prié de rester et entame avec elle un marivaudage galant.

[10]   Norme D. 11-107 sur la pollution des eaux du bidet de l’Association française de normalisation.

[11]   Sept jours dans le cas des règles, douze jours s’il s’agit d’une perte intermenstruelle, et dans le cas de suites de couches, 40 après la naissance d’un garçon, 80 après celle d’une fille.

[12]   Préface à Tendler, 1981.

[13]   Lucas Cranach rendant la découverte de David (Staatliche Museen PreuBischer Kulturbesitz, Berlin), Rembrandt la beauté fascinante de Bethsabée (Musée du Louvre).

[14]   Cf. dessins à la plume, Bibliothèque nationale de France. cf. Les Orientales. Anthologie (2002).

[15]   Deuxième source de l’Islam, après le Coran, la Sunna rapporte les hadiths, dires et comportements du prophète Mohamed, recueillis par ses compagnons et tenus pour préceptes de vie pratique.

[16]   J.D. Ingres, Le bain turc, Musée du Louvre.

[17]   Les bains privés furent longtemps plus nombreux que les bains publics (4 000 contre 400 à Constantinople, à la fin du XVIIIe siècle).

[18]   Voir les Bains maures de J.L. Gérôme, Musées de San Francisco et Boston ; Le massage de E. Debat-Ponsan, Musée des Augustins, Toulouse, 1994.

[19]   Évangiles de Saint Matthieu : 9, 18-22 ; Saint Marc : 5, 21-34 ; Saint Luc : 8, 40-48.

[20]   Chez les réformistes, il n’y a pas non plus de notion d’impureté féminine. Le coït est accepté durant les règles. Mais on y développe un culte extrême de la propreté selon la formule puritaine « La propreté vient immédiatement après la piété » ou la maxime de l’Armée du Salut « soupe, savon, salut », à laquelle le « Sea, Sex and Sun » de la révolution hippie apporte un ironique écho.

[21]   Certaines formes extrêmes de spiritualité ont même un rôle anti-hygiénique stigmatisé par les hygiénistes du XIXe siècle. Le curé d’Ars, seulement intéressé par le « ménage du Bon Dieu », encourageait la croyance dans les vertus de la crasse « Le corps que l’on flagelle n’a pas à être soigné. » De même, dans les écoles congréganistes, l’hygiène était rejetée pour attenter aux bonnes moeurs parce qu’elle amène à toucher des « zones innommables ».

[22]   La notion d’émonctoire n’est plus guère utilisée en médecine, mais on la voit réapparaître aujourd’hui dans les courants alternatifs de la naturothérapie.

[23]   Pour n’en citer que quelques-unes : Abisag la sulamite pour qui fut composé le Cantique des Cantiques, Judith, Dalila, Messaline, Thaïs, chantée par Martial, Coesonia, femme de Caligula, la princesse de Condé aimée d’Henri II, Mme de Chambley chantée par Alexandre Dumas, Ninon de Lenclos.

[24]   « Baudelaire, « Les promesses d’un visage », Les épaves, Les Fleurs du mal.

[25]   Voir notamment les tableaux de Chasseriau, Puvis de Chavannes, Renoir, Toulouse-Lautrec.

[26]   Parmi ces injonction : « Orgasme à tout prix, amour à plusieurs, homosexualité, capacité d’avoir impunément des rapports sexuels, n’importe quand, n’importe où et avec n’importe qui ». Collectif de femmes, Notre corps, nous-mêmes.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 11 juin 2007 8:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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