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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise JODELET, “Formes et figures de l’altérité”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Margarita Sanchez-Mazas et Laurent Licata, L'Autre : Regards psychosociaux, chapitre 1, pp. 23-47. Grenoble : Les Presses de l’Université de Grenoble, 2005, 416 pp. Collection : Vies sociales. [Autorisation de l'auteure de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales le 4 juin 2007.]

Denise JODELET 

Formes et figures de l’altérité”. 

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Margarita Sanchez-Mazas et Laurent Licata, L'Autre : Regards psychosociaux, chapitre 1, pp. 23-47. Grenoble : Les Presses de l’Université de Grenoble, 2005, 416 pp. Collection : Vies sociales.  

Résumé
 
Introduction
 
Autre et altérité
Altérité et identité
La corrélation entre soi et autrui
L’articulation entre identité et différence
Formes de sociabilité et instauration de l’altérité
Pluralité sociale et altérité
La constitution de l’altérité radicale
Une illustration du processus symbolique et pratique de mise en altérité
Connaissance et altérité
 
Conclusion

 

RÉSUMÉ

 

Je me propose d'examiner à partir de la littérature produite dans les sciences humaines (anthropologie, histoire, psychologie sociale, psychanalyse, sociologie), la façon dont a été conceptualisée l'altérité et dont ont été étudiés les phénomènes de mise en altérité. Dans un premier temps, seront dégagées les différentes formes sous laquelle l'altérité se voit incarnée dans des personnages sociaux : le semblable, l'autre en soi, l'autrui, l'alter, l'étranger, le lointain, etc. ; les rapports que ces formes entretiennent avec le soi (individuel, groupal, social, culturel), du point de vue de l'assomption, la définition ou la défense des identités. Dans un second temps, je montrerai que l'altérité est toujours socialement construite. Je tenterai alors, en m'appuyant sur diverses recherches en sciences sociales, de dégager la manière dont opère la mise en altérité (aux plans cognitif, symbolique et pratique), les ressorts de ces processus psychosociaux et l'incidence qu'ils peuvent avoir sur les parties engagées dans le rapport avec autre que soi. La confrontation entre les apports des diverses sciences humaines permettra de s'interroger sur le caractère invariant ou spécifique de la construction des formes de l'altérité et des modes de mise en altérité. 

 

INTRODUCTION

 

Incarnation de la diversité humaine, l’autre est pluriel. Il paraît ou est désigné tel, à divers titres, sous des conditions, dans des circonstances et à partir de points de vue multiples. Les questions que l’on peut poser à son propos sont aussi variées : De qui s’agit-il, individu ou groupe ? Comment et pourquoi s’opèrent sa perception, sa définition, sa construction, sa représentation ? Quelles relations sont-elles établies avec l’autre, sous quelles formes pratiques et symboliques, en fonction de quelles motivations ou fins, sur la base de quelles positions sociales relatives, etc. ? Viser dès lors l’obtention d’un savoir de et sur l’autre qui intègre de manière cohérente et synthétique les aperçus empiriques donnés sur la pluralité des autres semble une gageure. C’est pourquoi, reprenant et prolongeant d’autre s réflexions (Jodelet, 1989a, 1998), j’aborderai le thème de cet ouvrage sous l’espèce de l’altérité dont je dégagerai les formes et les figures. Avec, en arrière-fond, l’interrogation sur les façons dont l’autre peut être traité comme le produit d’un processus psychosocial de mise en altérité qui supporte des gradations allant de la reconnaissance d’une proximité et d’une similitude au positionnement dans une extériorité radicale, de l’interdépendance ou l’intersubjectivité à l’étrangeté absolue. Étayée sur les nombreuses perspectives ouvertes, dans les sciences humaines, pour l’approche des processus par lesquels l’autre est constitué comme tel, cette posture espère trouver dans la confrontation et l’échange des points de vue entre disciplines un apport pour une contribution psychosociologique. 

En effet, la question de l’altérité s’inscrit dans un espace intellectuel de large empan, qui va de la philosophie, de la morale et du juridique, jusqu’aux sciences de l’homme et de la société. Cette question a particulièrement interrogé, de longue date, plusieurs sciences sociales, retenant leur réflexion, souvent depuis leur fondation, comme en anthropologie, ou depuis leur période classique, comme en sociologie. Elle y a fait retour, de façon massive quoique différenciée selon les disciplines, en raison des transformations contemporaines de leurs champs d’étude, de la diversification de leurs objets théoriques ou des renversements de perspective suscités par la réflexion épistémologique, en particulier par les critiques de la modernité et à travers elles la mise en cause d’un universalisme abstrait au nom de la reconnaissance de la différence. Elle n’est pas non plus étrangère au champ esthétique qui avec les oeuvres littéraires, plastiques, musicales, fournit une ample matière pour étudier le rapport à l’autre et ses représentations, particulièrement sous leurs formes imaginaires – comme le fait, par exemple, Saïd (1980-1997) pour l’Orient–, ou sous leurs formes doctrinales – comme le fait, en particulier, Todorov (1989) à propos de la réflexion française. L’espace imparti à ce chapitre ne permet pas de donner à voir la richesse d’un tel domaine où la psychologie sociale pourrait trouver de quoi faire son miel. thèse 1  

Car la problématique de l’altérité, en tant que telle, a peu concerné, jusqu’à une période récente, la psychologie sociale qui s’est montrée plus sensible aux processus liés à des cas concrets où celle-ci peut se repérer, comme c’est le cas, par exemple dans les relations raciales. De ce fait, les chercheurs ont eu tendance à aborder cette thématique à partir de systèmes d’interprétation

qui lui sont extérieurs (relations intergroupes, préjugés, catégorisation, stéréotypie, identité sociale, etc.). L’autre, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe défini par l’appartenance à une catégorie socialement ou culturellement pertinente, est posé comme une entité abstraite, faisant l’objet d’un traitement sociocognitif, discursif ou comportemental sur lequel se centre l’attention, sans que l’on s’attache à la diversité de critères qui le font autre. Il en résulte une pluralité de présentations du rapport à l’autre qui ne s’intègrent pas dans une vue synthétique. 

 

AUTRE ET ALTÉRITÉ

 

Parler de l’autre en général ne permet pas de voir à partir de quoi et de qui il est construit, pourquoi il l’est, quelles figures il p rend et quelles positions lui sont accordées dans l’espace social. Parler d’altérité concerne une caractéristique affectée à un personnage social (individu ou groupe) et permet donc de centrer l’attention sur une étude des processus de cette affectation et du produit qui en résulte, en prenant en considération les contextes de son déploiement, les acteurs et les types d’interaction ou d’interdépendance mis en jeu. Et l’on peut pour cela trouver source d’inspiration dans la perspective ouverte par l’approche des représentations sociales qui donne les moyens d’étudier les dimensions symboliques sous-tendant tout rapport à l’altérité. 

Pour autant, pas plus que dans le cas de l’autre, on ne peut se borner à parler d’altérité « en général », ainsi que je l’ai fait remarquer ailleurs (Jodelet, 1996), à propos de la notion d’exclusion qui lui est souvent associée et constitue, comme elle, un objet d’actualité pour les différentes sciences sociales. Mais, si dans ce dernier cas, il était possible d’attendre que la psychologie sociale, parce qu’elle s’attache à la dynamique et à la symbolique des interactions sociales, offre un niveau d’approche unitaire permettant de dégager des processus qui traversent les différentes formes d’exclusion intéressant les disciplines voisines, il n’en va pas de même dans le cas de l’altérité. En effet, il peut y avoir une définition purement sociologique, économique, politique, juridique, etc., de l’objet « exclusion ». Cette définition constitue un cadre à l’intérieur duquel la psychologie sociale va dégager des formes d’interaction spécifiques. On peut même dire que, s’attachant à des exclusions socialement produites, elle cherche à montrer comment les dimensions idéelles et symboliques, les processus cognitifs et psychologiques mis en jeu dans des rapports sociaux caractéristiques d’un état de société, conjoncturel ou structurel, affectent le lien social et font passer d’une situation d’exclusion à un statut de différence et d’altérité. En revanche, l’objet « altérité », quand il est étudié par les disciplines sociales, y incluse la psychologie sociale, se trouve d’emblée situé au plan du lien social : apparaissant non comme un attribut qui appartiendrait à l’essence de l’objet visé, mais comme une qualification qui lui est appliquée de l’extérieur, c’est une propriété qui s’élabore au sein d’une relation sociale, et autour d’une différence. Ses modulations dépendront des contextes d’inclusion de cette relation. 

Comme je l’ai indiqué dans une précédente entreprise sur laquelle je reviendrai plus loin et qui traitait de l’altérité à travers une de ses « figures » majeures, celle de la folie (1989a), un premier distinguo s’impose entre deux positionnements de l’altérité. D’une part, « l’altérité du dehors » qui concerne les pays, peuples et groupes situés dans un espace et/ou un temps distants et dont le caractère « lointain » voire « exotique », est établi en regard des critères propres à une culture donnée correspondant à une particularité nationale ou communautaire ou à une étape du développement social et technoscientifique. D’autre part, « l’altérité du dedans », référant à ceux qui, marqués du sceau d’une différence, qu’elle soit d’ordre physique ou corporel ( couleur, race, handicap, genre, etc.), du registre des moeurs (mode de vie, forme de sexualité) ou liée à une appartenance de groupe (national, ethnique, communautaire, religieux, etc.), se distinguent à l’intérieur d’un même ensemble social ou culturel et peuvent y être considérés comme source de malaise ou de menace. J’avais analysé, à propos de la seconde, le jeu de l’intrication entre représentations et pratiques, en montrant que l’altérité est le produit d’un double processus de construction et d’exclusion sociale qui, indissolublement liées comme les deux faces d’une même feuille, tiennent ensemble par un système de représentations. Cette perspective permettait d’éclairer les processus d’une forme radicale de « mise en altérité », c’est-à-dire de la construction, voire de l’invention, symbolique et matérielle, par laquelle s’opère un basculement de la différence dans l’extériorité. L’analyse de cette mise en altérité dont la généralité ne fait pas de doute, n’avait cependant pas pris en considération les paliers et gradations qui peuvent intervenir dans l’établissement du rapport à ce qui n’est pas « le soi » ou « le nous », lieux d’affirmation d’une identité. C’est ce que je tenterai de faire ici, en intégrant les points de vue de disciplines voisines pour approcher la déclinaison sociale de l’altérité, depuis son rapport à l’identité, à la différence posée au sein de la similitude ou de la pluralité, jusqu’aux formes de l’hétéronomie extrême pour déboucher enfin sur le problème de sa connaissance. 

 

ALTÉRITÉ ET IDENTITÉ

 

Il me semble nécessaire de commencer par quelques précisions terminologiques qui tiennent, pour partie, à la spécificité de la langue française mais surtout à la construction de l’objet qui nous préoccupe ici en tant qu’il peut être abordé par la psychologie sociale. Ce qui revient à se demander ou à préciser ce qu’il convient d’entendre quand nous visons l’altérité comme thème de réflexion théorique et d’étude empirique, pour éviter les usages par trop généralisés et approximatifs de cette notion. 

Rappelons rapidement que dans la notion d’autre qui vient du latin alter existe une relation fondamentale avec la mêmeté : elle se définit par rapport à un même, personne, chose ou état. « Est autre ce qui n’est pas la même personne ou la même chose » dit le Littré qui ajoute une nuance importante : quand on postule une similitude entre le même et l’autre peut intervenir l’idée que celui-ci occupe une position seconde, de reproduction inférieure du même, tandis que quand on postule une différence entre deux manifestations d’une même chose, l’autre peut être assorti d’une qualification de supériorité. Il est intéressant, par ailleurs, de relever que les termes qui ont pour racine alter ( altérer, altération, alternatif, alternative) sont associés aux idées de changement d’état, ou de changement qualitatif en bien ou en mal, de succession, d’opposition et de choix. L’identité, la diversité, la hiérarchie, le conflit, la transformation sont au coeur de l’altérité et vont se retrouver dans la façon dont elle se décline socialement. Propriété assignée, l’altérité s’oppose à l’identité et pose la diversité, la pluralité qui impliquent la différence. Située au sein du même, elle suppose une certaine rupture et parfois une menace pour l’intégrité. 

Au plan conceptuel, la notion d’altérité renvoie à une distinction anthropologiquement et philosophiquement originaire et fondamentale, celle entre le même et l’autre, qui comme l’un et le multiple fait partie des « méta- catégories » de la pensée de l’être, pour reprendre une expression de Ricoeur (2004, p. 47), depuis l’antiquité grecque. Mais il faut d’emblée souligner que si elle fait couple avec l’identité, caractère qui fait qu’un individu est lui-même et se distingue de tout autre, si elle est toujours posée en contrepoint : « non moi » d’un « moi », « autre » d’un « même » , le rapport qu’elle engage d’emblée à l’identité, est pluriel et dialectique. 

En effet, si l’autre se définit par rapport à un même, le même s’affirme autant relativement à l’autre qu’à soi. Déjà Platon disait dans le Sophiste : « Ce qui se pose s’oppose en tant qu’il se distingue et rien n’est soi sans être autre que le reste. » Dans la pensée contemporaine beaucoup voient dans l’altérité la condition même de l’émergence identitaire : « C’est toujours la réflexion sur l’altérité qui précède et permet toute définition identitaire » (Augé, 1994, p. 84). Car l’altérité convoque autant que la notion d’identité, celle de pluralité. Ceci est évident quand il s’agit de l’altérité du dehors, objet d’étude de l’anthropologie qui, selon Augé (1995), est fondée sur la triple expérience de l’altérité, la pluralité et l’identité. La pensée du même et de l’autre y aurait été, historiquement, basée sur l’évidence d’une pluralité spatiale, culturelle et temporelle : l’autre étant défini, en regard de « l’identité d’un observateur occidental archétypique », soit par sa localisation dans un ailleurs géographique et dans un lointain culturel, soit par sa position de retrait ou de retard sur la trajectoire d’une évolution historique dont les étapes seraient censées conduire à une identité de civilisation. Avec les changements sociaux de l’époque moderne et les découvertes du marxisme et de la psychanalyse qui « ont subverti définitivement le royaume du même et le territoire de l’identité » (ibidem, p. 83), le regard du chercheur vient butter sur l’altérité du dedans. Celle-ci s’insinue au coeur même de l’identité collective, par l’évidence de la pluralité sociale et culturelle des sociétés contemporaines. C’est précisément le constat de la pluralité sociale et culturelle qui va conduire la sociologie à réfléchir sur le lien social, ses formes et ses ruptures, comme nous le verrons plus loin, de même que l’on voit l’altérité s’insinuer aussi au coeur de l’identité individuelle. 

Ce rapport dialectique de l’altérité et de l’identité confère à la notion d’altérité un caractère polysémique constituant une grande ressource pour l’analyse du lien social. Pour Ricoeur (1990, pp. 368 sq.), ce caractère polysémique « implique que l’Autre ne se réduise pas, comme on le tient trop facilement pour acquis, à l’altérité d’un Autrui », et qu’il existe un « travail de l’altérité » au sein de l’expérience de soi. Dans cette analyse Ricoeur met en oeuvre la distinction entre deux sortes d’identité personnelle : celle immuable du même qui est établie par des traits de permanence dans le temps à travers la mémoire (la mêmeté, sameness) et celle mobile du soi (ipséité) qui se maintient, à travers les transformations liées à sa condition historique, par la promesse (ibidem, pp. 150 sq.). De même donne-t-il à la notion d’altérité un répondant dans le vécu avec celle de passivité qui se manifeste dans trois types de relation : celui de la relation entre soi et le monde, la passivité du subir et du souffrir ; celui de la relation intersubjective par laquelle l’autre « affecte » la compréhension de soi ; celui de la relation de soi à soi que représente la conscience qui « atteste » de toutes les expériences de passivité éprouvées par le sujet. Il n’est pas lieu ici de développer ces distinctions qui sont d’ordre philosophique. 

Néanmoins, nous pouvons poursuivre notre exploration en nous attachant au second type de relation qui intéresse directement la psychologie sociale en ce qu’il fait intervenir l’autre dans la construction de soi. Non sans avoir remarqué, auparavant, qu’il faut distinguer entre plusieurs figures de l’altérité pour rendre compte de la façon dont la relation entre le soi et l’autre se spécifie selon des formes différentes (semblable/dissemblable, autochtone/étranger, proche/lointain, ami/ennemi, normal/déviant, minorité/majorité, etc.), supposant des rapports d’implication entre personnes et groupes qui, inscrits dans une société plurielle, s’affectent réciproquement au travers de cette implication. Cette orientation trouve ses racines dans la réflexion des sciences sociales et s’aide des précisions du langage qui permettent une première approximation pour caractériser l’altérité. Le français dispose de deux termes pour désigner celui qui n’est pas soi : « autrui » (le prochain) qui suppose une communauté et/ou une proximité sociale, en raison de la participation partagée à une même totalité (qui peut aller du groupe à l’humanité), et « autre » (l’alter) qui suppose une différence et/ou une distance sociale découlant d’appartenances (territoriales, généalogiques, génériques, etc.) distinctes. Les implications de ces deux termes conduisent à des problématisations différenciées de la relation entre ce qui est soi et ce qui ne l’est pas.

 

LA CORRÉLATION
ENTRE SOI ET AUTRUI

 

J’emprunte cette idée de corrélation à Simmel qui y voit le cadre des actions réciproques faisant société quand, mû par certaines pulsions ou guidé par certaines fins, « l’homme entre dans des relations de vie avec autrui, d’action pour, avec, contre autrui, dans des situations de corrélation avec autrui » (Simmel, 1908-1984, p. 43). Cette corrélation enregistre chez Simmel une similitude qui autorise le jeu social, elle apparaît comme constitutive du soi, chez d’autres auteurs dont le plus représentatif est G.H. Mead. Selon cet auteur, notre expérience du monde inclut différents autres (objets, animaux, personnes) avec lesquels notre relation est différente : c’est de notre relation aux autres personnes qu’émerge, via le langage, notre expérience de soi (self) comme objet dans le monde social des autres. La conscience de soi est dérivée de l’échange avec les autres, vient de l’intériorisation de la perspective de l’autre sur soi qui le pose comme objet social pour lui-même. On pourrait dire que chez Mead autrui intervient sur deux plans : il forge le soi et l’objective. Mais il faut, avec Farr (1996), souligner une particularité de la perspective de Mead : si sa réflexion est centrée sur la fonction de l’autre dans la constitution du soi, en revanche, il ne s’intéresse pas à la façon dont l’autre peut être défini à partir du soi. Or, comme nous le verrons plus loin, c’est ce que postulent de nombreux psychologues sociaux, mais ces derniers, pour autant, n’accordent pas d’attention au rôle qu’autrui peut jouer dans la formation de l’identité. Nous sommes en présence d’une des incomplétudes de l’approche psychosociologique : ses modèles développent l’un ou l’autre des aspects de la dialectique entre identité et altérité, sans adopter une perspective de réciprocité que d’autres modèles autorisent. 

Farr (ibidem, p. 67) évoque la possible influence de Freud sur la pensée de Mead, et l’on ne peut qu’être sensible aux résonances entre la perspective de ce dernier et les courants contemporains de la psychanalyse qui, posant la nature spéculaire, en miroir, de l’accès au sens, font de « l’autre-semblable » le médiateur de l’identité, de la représentation et de la connaissance en ce qu’il complète, réfléchit et donne sens à ce que le sujet éprouve. Pour accéder à une représentation sensée de l’expérience vécue, celle-ci doit être réfléchie dans le miroir que tend l’autre. Chez un auteur comme Green (1995), la prise de conscience de l’identité est indissociable d’une différence. Le sujet rapporte à « l’autre-semblable », qui lui est extérieur, une partie de ce qui a son siège en lui, par une « opération métaphorique » de « transfert » consistant « à attribuer à l’autre quelque chose qui donne sens à ce qui est ressenti sans être perçu » (ibidem, pp. 270 sq.), c’est-à-dire sans être l’objet d’une élaboration consciente. La réflexivité à l’oeuvre dans la relation interhumaine va assurer l’unité des partenaires et de leur interface. Le psychisme apparaît quand cette relation réflexive est intériorisée et permet la représentation. Mais un écart subsiste dans le lien qui réunit « l’en dehors » et « l’en dedans », par quoi se maintient tout à la fois une double identité : « unité de soi à soi et unité du soi et de l’autre qui fait le lit de la différence, et une double discontinuité entre “soi” et “autre” et “soi” et “soi-même” ». Dans ce mouvement qui, introduisant l’altérité dans l’identité, produit de la différence, l’autre reste néanmoins un semblable, un autrui. Il n’est pas encore posé dans l’étrangeté de l’alter par rapport au sujet. 

Ce postulat de la similitude de l’autre, se retrouve lorsque le social et le culturel sont parties prenantes, à travers le symbolique, d’une constitution de l’identité en étayage sur l’autre, comme le proposent certains anthropologues. D’une part, si la participation à la vie sociale et à l’élaboration de la structure symbolique de la société suppose, comme le dit Lévi-Strauss, dans son introduction à l’oeuvre de M. Mauss (1950), un individu qui « consent à exister dans un monde définissable seulement par la relation de moi et d’autrui », cet autrui reste encore un semblable, au sein d’une même formation culturelle. D’autre part, si la reconnaissance d’un « non nous », est la condition nécessaire de la position d’un « nous » et si une « opposition structurale » (Evans-Pritchard, 1940) fait découler l’appartenance à un sous-groupe de la non-appartenance à d’autres sous-groupes en opposition avec ce dernier, ces processus se développent toujours dans un espace social et/ou culturel commun, assurant la relative similitude des groupes et de leurs membres. Une telle perspective pointe cependant la nécessité de référer la relation à autrui ou à l’autre à une totalité plus large, contexte pluriel et lieu potentiel de conflits et d’enjeux dont peut découler la définition d’une altérité. L’approche d’une telle dynamique peut trouver des instruments dans les contributions de la sociologie, comme nous le verrons plus loin. 

 

L’ARTICULATION ENTRE IDENTITÉ
ET DIFFÉRENCE

 

Dans l’espace plus restreint de l’interaction sociale, les formes du rapport à l’autre, faisant passer de l’autrui à l’alter, couvrent un large spectre, mais avant de les examiner, il convient de s’arrêter à la question de l’articulation entre identité et différence qui apparaît comme une forme élémentaire de la pensée naturelle et sociale dont les déploiements admettent des degrés variables, depuis le lien d’étroite interdépendance jusqu’à l’extériorité de l’altérité. 

En premier lieu, on ne peut qu’être d’accord avec l’anthropologue F. Héritier (1996) pour attribuer à cette articulation une base naturelle qui serait au fondement d’un processus cognitif fondamental, celui de la catégorisation établissant dans l’état du monde connu un ordre basé sur l’opposition entre l’identique et le différent, dont les variations se déclinent selon des codes essentiellement culturels. Ainsi, selon cet auteur, l’observation de la différence des sexes serait à la base de toute pensée, traditionnelle et scientifique. Dès son émergence, la pensée aurait pris appui sur ce qui est le plus proche de l’homme : son environnement immédiat et son corps ; ce dernier s’offrant, à travers la stabilité des localisations d’organes et des processus fonctionnels élémentaires, comme un lieu d’observation de constantes. Parmi ces constantes, celle de la différence de sexe et de son rôle dans la reproduction, constituerait « le butoir ultime de la pensée » sur lequel se fonde une opposition conceptuelle essentielle : celle de l’identique et du différent qui se développe dans une série d’oppositions entre des valeurs concrètes et abstraites, au principe d’une logique sociale, la « logique de la différence » mise en oeuvre pour donner sens à toute expérience humaine. À partir de là, il devient possible de montrer comment le jeu des systèmes de représentation établit, au sein des rapports de genre, une « valence différentielle des sexes ». Celle-ci, culturelle et non naturelle, exprime un rapport orienté qui conduit à la domination sociale du principe masculin que l’on peut mettre en évidence dans tous les contextes historiques et sociaux. 

Cette analyse de la différenciation des sexes dont la portée dépasse, chez Héritier, le débat sur les questions de genre, me paraît importante à prendre en considération pour deux raisons. D’une part, parce qu’elle adopte une posture à la fois « matérialiste » et symbolique : les relations entre l’autre et le même sont régies par les institutions et les systèmes de représentations et de pensée ; ces instances symboliques sont étayées sur un donné biologique, mais leurs contenus résultent des traductions de ce donné qui sont opérées par les hommes en société. D’autre part, parce qu’elle permet de dessiner les conditions du passage de la différence à l’altérité, produit artéfactuel d’une construction sociale et d’une action d’affectation à des positions sociales définies, par le biais de « manipulations symboliques et concrètes portant sur des individus » (ibidem, p . 21). 

En second lieu, l’articulation entre l’identité et la différence fait l’objet, dans les sciences humaines, de divers modèles du lien social qui ne supposent pas tous l’établissement d’une altérité mais offrent toute une série de gradations du passage d’autrui à alter, utiles pour re n d re compte de la construction de la différence en altérité. Revenir sur ces modèles permettra de préciser les modalités de l’institution de l’altérité. Ce que je ferai en partant des modèles, particulièrement bien représentés en psychologie sociale, qui traitent de ce que l’on pourrait appeler les formes anodines de la dissemblance, dans la mesure où la différenciation est opérée à propos d’un autre-semblable. 

La psychologie sociale, notamment dans le champ d’étude de l’identité sociale et à la suite des travaux de Tajfel et de son école, s’est attachée à démontrer l’indissoluble liaison de l’identité et de la différence, et combien le besoin de différenciation l’emporte sur le besoin d’affirmation d’une ressemblance (Abrams & Hogg, 1990). Mais on doit reconnaître qu’ainsi conçue, l’activité de différenciation fait de l’autre la forme vide de l’assomption identitaire . Et même quand ces travaux insistent sur le niveau intergroupe des relations, l’opération différenciatrice n’induit pas, à proprement parler, d’altérité, dans la mesure où le différent reste un « semblable », situé dans le même champ social ou dans le même univers culturel [1]. Les recherches de Codol (1983 ; 1984) sur « l’effet PIP » (primus inter pare s) sont illustratives d’une telle perspective, et trouvent un écho dans le courant d’étude qui p rend en compte le statut social dans l’analyse des processus identitaires : Lorenzi-Cioldi et Doise (1994) montrent ainsi qu’une position dominante provoque une recherche d’individuation qui accentue les processus de différenciation sociale, sans pour autant induire d’altérité. 

C’est vers la sociologie qu’il faut se tourner pour approcher les gradations du passage de l’autrui à l’alter dans l’espace plus large de la vie sociale. Le rapport aux différentes figures de l’altérité se fera alors soit dans le cadre d’une microsociologie des formes de sociabilité, soit dans le cadre d’une réflexion sur les sociétés plurielles. 

 

FORMES DE SOCIABILITÉ
ET INSTAURATION DE L’ALTÉRITÉ

 

Au sein du premier courant qui correspond à la perspective classique d’étude des relations sociales en termes d’interaction ou d’interdépendance, se dessinent les linéaments d’une approche de l’altérité. Certains tenants d’une conception « formaliste » des rapports sociaux telle qu’on la trouve chez des auteurs qui, comme Simmel, ont animé ou inspiré L’École de Chicago et l’interactionnisme symbolique [2], ramènent l’étude des relations interhumaines à celle des « formes pure s » du lien social. Structurées autour des binômes distance/proximité, éloignement/rapprochement, ces formes restent abstraites, sans référence au contenu matériel des manifestations de la sociabilité. Cette perspective souligne un trait important du traitement social de la différence, ethnique, nationale, etc. : son ambivalence et l’apport positif du différent à la vie des groupes. 

Cette ambivalence a été démontrée par les réflexions de Simmel sur l’étranger, forme sociale de l’altérité entendue en un sens positif. Défini par la mobilité, attaché à un groupe situé dans l’espace sans en avoir toujours fait partie, l’étranger se trouve dans une position d’appartenance particulière : « L’unité de la distance et de la proximité, présente dans toute relation humaine, s’organise ici en une constellation dont la formule la plus brève est celle-ci : la distance à l’intérieur de la relation signifie que le proche est lointain, mais le fait même de l’altérité signifie que le lointain est proche » ( 1908-1984, p. 54). De cette combinaison de proximité et de distance et de la tension existant entre ces deux dimensions résultent un certain nombre de conséquences qui affectent le rapport de l’étranger au groupe et la façon dont ce dernier le traite. Sans racine dans le groupe, situé par rapport à ce dernier en position de contiguïté et non de filiation ou d’identité, l’étranger n’en partage ni les particularismes ni les partialités, ni l’attachement aux traditions, ce qui autorise une attitude « d’objectivité » [3] qui est une liberté. Pour autant, et même si cela ne s’accompagne pas d’indifférence, de désintérêt ou de manque de participation, il constitue une menace pour le groupe. En outre, du fait du manque d’attache organique et de la mobilité de l’étranger, le rapport que le groupe entretient avec lui présente un caractère abstrait : il est proche par le partage de caractéristiques générales, (nature humaine, statut, profession), mais non par celui de différences spécifiques au groupe. D’où une relation à la fois chaleureuse, en raison de la communauté générale qui unit l’étranger au groupe, et froide, en raison d’un sentiment de contingence de cette relation, de la distance introduite par l’origine étrangère qu’il partage avec d’autres. 

Dans cette analyse Simmel exclut de la catégorie d’étranger ceux auxquels on dénie jusqu’à la communauté des attributs généraux de l’espèce ou de l’humanité, au motif qu’ils n’appartiennent pas au groupe et que le rapport avec eux devient un non rapport. Il fait alors référence à l’opposition Grecs/Barbares qui est effectivement un cas extrême de mise en altérité que l’on rapproche quelque fois du racisme. Rappelons, par ailleurs, que Simmel désigne par « forme sociale » « les formes qu’affectent les groupes d’hommes unis pour vivre les uns à côté des autres, ou les uns pour les autres, ou les uns avec les autres ». Ce qui met à l’écart les cas où la coexistence se fait dans la désunion et où peuvent se repérer diverses relations à l’altérité, fondées sur la construction de la différence. De fait, Simmel a opposé l’universel et l’individuel au particularisme communautaire : « Les contenus et formes de vie les plus larges et les plus généraux, intimement liés aux plus individuels ont pour ennemis communs les configurations étroites et les groupements restreints qui, pour leur propre conservation se défendent de l’ample et de l’universel, comme de ce qui, en leur sein, se veut individuel et libre de mouvement » (Simmel, 1908-1984, p. 72). Ainsi, la classification des formes de sociabilité selon les degrés de rapprochement et d’éloignement, de distance et proximité, conduit à exclure du modèle d’analyse des interactions les formes sociales exclusives et conflictuelles et les particularismes. 

 

PLURALITÉ SOCIALE ET ALTÉRITÉ

 

Les modèles de l’autre-semblable ou de l’autre-proche/lointain, mettent en présence d’un double risque quand il s’agit de prendre en compte l’ensemble des figures de l’altérité : dans le premier modèle l’autrui, conçu comme constituant du soi, court le risque, à devenir un alter, d’être expulsé de l’espace intersubjectif ; dans le second modèle, l’autrui conçu comme contribuant à la vie du groupe, court, à devenir un alter, celui d’échapper au champ des formes de la sociabilité. Cette situation empêche de traiter de manière exhaustive la question de l’altérité. Il faut pour le faire adopter un modèle plus ample de la sociabilité et examiner les processus concrets et les contenus qui forment la matière de la relation sociale et en infléchissent le sens. 

Un modèle plus inclusif peut être trouvé chez ceux pour qui la sociabilité englobe les « différentes manières d’être lié dans un tout et par un tout social » et leurs manifestations dans l’action sociale et les produits culturels (Gurvitch, 1968). Une distinction entre les formes de sociabilité correspondant à une fusion partielle dans un « nous » et celles correspondant à une opposition partielle entre un « moi » et un « autrui », permet de rendre compte de la variété des manifestations concrètes que prennent dans la réalité sociale les rapports avec les autres. La mise en perspective des relations à l’autre, de l’appartenance sociale et de leur traduction dans les manifestations concrètes de la vie et de la production sociale, ouvre une voie pour l’approche des dynamiques de la mise en altérité qui peut déboucher sur la constitution d’une altérité radicale. 

C’est ce type de problème qu’affronte l’approche sociologique des conflits qui surgissent dans la société contemporaine « fragmentée » et marquée par « la différence culturelle » (Wieviorka, 2001). Cette orientation répond au changement de ce que les sociologues nomment la « question sociale », c’est-à-dire l’ensemble des problèmes de société majeurs qui s’imposent à la réflexion à une période ou dans une conjoncture déterminée, et dont les termes sont passés des conflits sociaux aux exclusions sociales et aux heurts ou coexistences entre cultures au sein d’un ensemble social pluriel. Il s’agit alors d’étudier les « rencontres entre l’altérité et l’identité » (Tabboni, 1997) provoquées par le multiculturalisme qui a reçu une grande visibilité sur la scène publique par suite d’un double mouvement. D’une part, la lutte des minorités pour obtenir un respect égal au sein d’un même ensemble social et par laquelle la différence s’affirme dans son identité. D’autre part, la réponse défensive et le repli face au danger que représente la pluralité sociale surtout quand elle se double d’une revendication de particularisme et de singularité. Cette menace de l’altérité du dedans peut engendrer des formes de « racisme culturel » ou « racisme différentialiste » (Taguieff, 1988) dont l’apparition est liée aux déplacements de populations et au phénomène migratoire. Ce « racisme sans race » s’organise autour du thème de l’irréductibilité des différences culturelles ; remplaçant l’hérédité biologique, la culture se trouve ainsi naturalisée dans la mesure où elle enferme les individus et les groupes dans une détermination généalogique. Le traitement social de cette nouvelle forme d’altérité, qui exacerbe les affirmations et les défenses identitaires, relève essentiellement de l’exclusion. Ces phénomènes mettent en évidence le rôle des représentations et leur étroite intrication avec les pratiques dans la construction d’une altérité radicale.

 

LA CONSTITUTION
DE L’ALTÉRITÉ RADICALE

 

En effet, la forme la plus radicale de l’altérité trouve son expression idéal-typique et extrême dans le racisme qu’il convient de considérer, ainsi que le font Balibar et Wallerstein (1990), comme un « phénomène total », évoquant le « fait social total » de Mauss, dans la mesure où il s’inscrit à la fois dans des pratiques et des discours, suppose des représentations, une théorisation et une organisation d’affects. Au plan des pratiques figurent les diverses formes de violence, de mépris, d’intolérance, d’humiliation, d’exploitation, d’exclusion ; les discours véhiculent des représentations et des théories. Les premières auraient pour caractère d’être des élaborations intellectuelles d’un fantasme de prophylaxie. Articulées autour des marques de la différence, elles rappelleraient la nécessité de purifier le corps social, protéger l’identité de soi-même et du nous de toute promiscuité, de tout métissage tenus pour risque d’invasion. 

Quant aux secondes, quelle que soit leur origine, elles seraient « rationalisées » par des intellectuels. Ces représentations et théories organisent des affects dont la forme obsessionnelle et irrationnelle conduit à l’élaboration de stéréotypes définissant aussi bien les cibles que les porteurs du racisme. Cette combinaison de pratiques, de discours, de représentations, de stéréotypes affectifs va rendre compte tout à la fois de la formation d’une « communauté de racistes » entre lesquels existent des liens d’imitation et de la contrainte qui amène les victimes du racisme à se percevoir, par effet de miroir, comme communauté. On pourrait parler ici de formation de « nous » secondaires qui vient renforcer le jeu de l’identité-nous primaire du groupe racisant. Le rapport dialectique entre ces « nous » trouve son illustration dans les heurts qui animent les sociétés multiculturelles ou les conflits interethniques émergents dans les totalités nationales éclatées. 

Cette analyse globale permet de mettre en évidence la part des représentations dans la construction du phénomène raciste et d’éclairer leur rôle dans la mise en altérité. Ce rôle est conforté par l’analyse des formes spécifiques de racisme qui correspondent à des époques ou des conjonctures sociopolitiques différentes. C’est ainsi que l’analyse phénoménologique et sémantique du racisme a permis de distinguer des postures impliquant une hiérarchisation en terme de valeur physique et symbolique et conduisant à des rapports sociaux différents. On oppose de la sorte un « racisme autoréférentiel » dont les termes établissent la supériorité hiérarchique du raciste qui est souvent détenteur de pouvoir (voir par exemple la thématique de la Raza dans l’Espagne de 1492), et un « racisme hétéro- référentiel » ou « hétéro-phobique » qui impute aux caractéristiques de la victime l’assignation à une place inférieure et maléfique (voir par exemple les constantes du discours antisémite). Ces constructions dont on peut isoler les différentes variantes depuis l’Antiquité et le Moyen Âge (Delacampagne, 1983), se traduisent dans des formes de rapport social marquées soit par l’exclusion qui peut aller jusqu’à l’extermination dans une perspective de protection contre la souillure, de purification ; soit par l’oppression, l’exploitation, dans une perspective d’insertion hiérarchisée et de cloisonnement social.

 

UNE ILLUSTRATION DU PROCESSUS SYMBOLIQUE ET PRATIQUE DE MISE EN ALTÉRITÉ

 

L’analyse des phénomènes racistes montre que représentations et pratiques se trouvent étroitement associées dans la constitution de l’altérité radicale. Ces processus peuvent être repérés dans d’autres formes de rapport à la différence chaque fois que cette dernière constitue une menace pour l’intégrité d’une identité collective comme je l’ai montré à propos du rapport à la folie, figure emblématique de l’altérité, dans une communauté rurale où des ressortissants d’une institution psychiatrique ouverte vivent en liberté et étroitement mêlés au tissu social et à la vie collective (Jodelet, 1989a). Du fait du nombre de ces ressortissants et de leur imbrication dans la vie collective, cette communauté peut apparaître comme une véritable microsociété plurielle où coexistent des groupes différant par l’origine et le statut. Et l’on peut voir se déployer, au sein du groupe d’accueil des ressortissants « étrangers », tout un jeu de représentations et de pratiques qui visent, sur le plan symbolique et matériel, à préserver son identité contre un double risque : celui d’une assimilation avec ceux dont son expérience rend sensible la similitude bien que leur appartenance institutionnelle les marque du sceau de la différence ; celui qu’induit la prétention de ces derniers à une participation de plain-pied et sur un mode égalitaire à la vie sociale. Une telle situation reproduit à petite échelle l’ensemble des problèmes repérés dans les sociétés contemporaines multiculturelles ; son étude a permis d’observer, comme à la loupe, les processus qui régissent le maintien d’une différenciation sociale par une mise en altérité radicale. 

Dans un tel contexte, l’enjeu est de maintenir les malades mentaux dans une extériorité sociale complète. Cela s’obtient par le biais de différentes procédures qui instaurent un ordre dualiste : traitements distinctifs sur la scène publique, catégorisations sociales enregistrant un statut hiérarchiquement inférieur, pratiques de séparation et d’évitement de contact dans les espaces privés, construction d’un système de représentations qui fait basculer dans un état de nature radicalement distinct de l’homme normal. J’ai pu montrer que ce système de représentations qui engage une vision de l’organisation biopsychologique et fait appel à des conceptions ancestrales du fonctionnement organique a une fonction à la fois idéologique, en permettant de maintenir l’interdit d’intégration dans la communauté, axiologique en préservant les valeurs groupales par une construction en creux des causes de la folie, symbolique en référant à une conception de la contagiosité de la folie qui permet de maintenir l’ordre duel par toute une série de rituels mettant en oeuvre l’interdit de contact et dont le respect permet de lutter contre les tentations de rapprochement. Quand le sentiment de similitude de l’autre risque de conduire à une identification et une assimilation qui l’inscriront de plain-pied dans la matrice sociale, il devient nécessaire de construire et affirmer par tous les modes d’expression sociale, une altérité qui devient celle de tous ceux qui s’en sentent proches. Ainsi se multiplient les barrières matérielles et symboliques qui ne peuvent tenir debout que parce qu’elles s’étayent mutuellement. 

Dans cette communauté obsédée par l’idée d’être socialement démarquée, et se sentant menacée du dedans, l’adhésion collective à ce corps de représentations est un moyen de s’affirmer dans son appartenance et de défendre, à travers celle de la communauté, son identité. Rappelant un interdit vital, elle fait de chacun le militant de son groupe pour la défense duquel croyances et pratiques serviront à maintenir des barrières excluant les « étrangers » et ceux qui s’en rapprochent. Elle donne une illustration exemplaire de la dynamique de la construction, matérielle et symbolique, de l’altérité qui ne peut s’analyser que sur fond de prise en compte des conditions structurant les rapports sociaux, dans un contexte pluriel. De la sorte, il est permis d’affirmer que l’altérité est le produit d’un double processus de construction et d’exclusion sociale ; son approche doit saisir uniment les niveaux interpersonnel et intergroupe étant donné que le passage de l’autrui à l’alter suppose le social à travers l’appartenance de groupe qui sous-tend les processus symboliques et matériels de mise en altérité.

 

CONNAISSANCE ET ALTÉRITÉ

 

Une telle démarche donne à voir que l’autre est le support d’une série de constructions, d’imputations, de projections et pose par là même le problème de sa connaissance et de sa méconnaissance. La psychologie sociale a dégagé plusieurs des mécanismes sociocognitifs qui participent de cette élaboration – essentiellement négative, par la déshumanisation, l’infra-humanisation, etc. – et font d’ailleurs l’objet de plusieurs des chapitre s du présent ouvrage (voir Demoulin, Leyens, Vaes, Paladino & Cortes ; Oren & Bar-Tal ; Volpato & Cantone, ce volume). On peut y ajouter les contributions qui montrent la dimension spéculaire de l’altérité. Faisant écho à la constitution spéculaire de l’identité en référence à autrui, dans un espace social et symbolique commun, abordée plus haut, certaines approches des sciences sociales insistent sur la construction « en miroir » de l’altérité en référence à une identité collective, dans un espace disjoint régissant le rapport au « lointain ». 

Ainsi, F. Hartog (1980) montre, à propos d’Hérodote, comment son oeuvre est le miroir dans lequel l’historien s’interroge sur sa propre identité. La métaphore du miroir sert aussi à cerner la façon dont il tend à ses contemporains un miroir en négatif. Si Hérodote a choisi les Scythes comme parangon de la barbarie, c’est parce qu’ils ont toujours fasciné les Grecs (par leurs victoires et leur nomadisme notamment). Il se base sur un savoir partagé pour raconter une histoire qui met en ordre le monde et construit pour les Grecs une représentation de leur passé proche, miroir à travers lequel ceux qui sont venus ensuite ont eu tendance à voir le monde. L’histoire racontée sur les Scythes est une manière de traduire l’autre dans les termes du savoir commun grec et, pour faire croire à cette élaboration, Hérodote a mis en place toute une rhétorique de l’altérité. Relevons au passage l’importance de la représentation partagée pour la construction de l’altérité avant de poursuivre l’exploration du rôle qu’y joue l’identité à travers les remarques de Todorov (1989) sur le rapport au lointain. 

Pour cet auteur, deux règles régissent la construction de l’altérité distante : celle d’Hérodote servant d’archétype de la pensée nationaliste et des formes archaïques du patriotisme et selon laquelle plus on est lointain, moins on est estimable ; celle d’Homère, archétype des écrits inspirés par la fascination de l’exotisme, selon laquelle plus éloigné on est, meilleur on est ; l’éloignement provoque l’attrait sur fond de critique de soi. Avec la première règle, une identité positive conduit à une construction négative de l’altérité ; avec la seconde, une identité négative conduit à une construction positive de l’altérité. Cependant dans les deux cas, on observe une même ignorance de ce qu’est l’autre qui n’est jamais qu’un miroir où se projettent, en images inversées, les qualités du soi ou en images idéalisées, les qualités dont l’absence est critiquée en soi. Complémentairement au rôle des représentations, cette analyse pointe le problème important qui, longtemps négligé, revient sur le devant de la scène, celui de la connaissance/méconnaissance de l’autre, condition ou pendant de la construction de l’altérité. Comme le dit Todorov (ibidem, p. 355) : « Personne n’est intrinsèquement Autre ; il ne l’est que parce qu’il n’est pas moi ; en disant qu’il est autre, je n’ai encore rien dit vraiment ; pis, je n’en sais rien et n’en veux rien savoir, puisque toute caractérisation positive m’empêcherait de le maintenir dans cette rubrique purement relative, l’altérité. » 

Que les processus d’appréhension de l’autre en fassent aussi bien un être sans qualités humaines, ou disqualifié par des typifications dévalorisantes et stéréotypées, qu’un « non moi », un « non nous » éloigné ou rendu étranger par des caractéristiques opposées à celles qui font le propre de l’identité ou encore objet de fascination paré de qualités déniées à soi-même, ils impliquent toujours méconnaissance et impossibilité de connaissance. Une telle vision correspond à l’une des « deux formes élémentaires de pensée sociale » que Moscovici (Moscovici, 2002) qualifie de « pensée stigmatique », par opposition à la « pensée symbolique ». La première part d’une différence suscitant un désir de comparaison qui est satisfait par la transformation de la différence en manque ou en défaut dans le cadre d’un rapport de supériorité ou de domination ; la seconde répond au désir de reconnaissance qui réclame l’existence et le maintien de la différence avec laquelle s’établit une forme d’alliance dans un rapport intersubjectif qui est la condition de la réalisation de la subjectivité. 

Cette question de la connaissance et de la reconnaissance de l’autre faisait partie du territoire de la philosophie ainsi que le rappelle Ricoeur qui fait, dans un « parcours de la reconnaissance » (2004), un examen des tentatives pour surmonter la dissymétrie fondamentale et originaire entre le soi et l’autre. Elle est devenue objet de réflexion et de débat dans les sciences humaines par suite de l’émergence des luttes des groupes minoritaires (femmes, minorités ethniques, culturelles, ou défavorisées, etc.) pour la reconnaissance de leur identité singulière, soutenue fortement par les partisans du multiculturalisme. La revendication identitaire de ceux qui sont rejetés dans un statut d’altérité a ouvert de nouvelles voies de recherche basées sur la conscience des méfaits de la méconnaissance : « notre identité est partiellement formée par la reconnaissance ou par son absence, ou encore par la mauvaise perception qu’en ont les autre s » ( Taylor & Gutmann, 1994, p. 41). J’ai référé ailleurs (Jodelet, 1996) aux nombreux travaux consacrés non seulement aux conséquences que peut avoir sur l’estime de soi l’image dépréciative ainsi renvoyée, mais aussi aux conquêtes favorisées par les identifications positives avec les mouvements revendicatifs et les affirmations communautaires qui sont, souvent et malheureusement, assorties de l’émergence, dans les autres groupes, de la crainte d’une « privation fraternelle » affectant leurs positions et privilèges et d’un « racisme symbolique » (Sears, 1988) en réponse aux mesures de discrimination positive. L’ambiguïté de ces situations nouvelles et les dangers qu’elles comportent d’induire une « transformation de la défense d’une identité en refus de toute altérité » (Touraine, 1997, p. 292) sont sensibles à de nombreux auteurs et animent le débat sur les limites du relativisme et les conditions de possibilité de l’universalisme. 

 

CONCLUSION

 

Cette approche de l’altérité s’est faite du point de vue de ceux qui, à partir de leur identité, élaborent et posent la différence en altérité, non de l’expérience vécue de ceux qui y sont enfermés. Certes aujourd’hui, dans les sociétés où s’exacerbent des oppositions et des conflits multiethniques et multiculturels, on observe que les affirmations et les défenses identitaires des différents « nous » obéissent à des processus semblables et complémentaires, engendrant la spirale des racismes différentialistes et battant en brèche l’utopie de l’universalisme abstrait et de la raison égalitaire. Dans la lecture de ces heurts où se forgent les nous secondaires dont j’ai parlé plus haut, les sciences sociales se partagent pour y voir un renforcement des identités communautaires , salutaires pour les individus ou y déceler les risques d’oppressions ou de désordres mortifères. Cependant, peu a encore été dit sur l’expérience vécue par ceux qui sont en butte à la mise en altérité et l’exclusion qui en résulte. 

Sur cette face de l’altérité quelques pages mémorables ont été écrites. Je voudrais ici évoquer deux auteurs qui ouvrent une fenêtre sur l’expérience fondamentale de la rencontre avec l’autre, telle qu’elle est vécue de l’autre côté du miroir, altérant la conscience de soi. Celle que l’auteur japonais Mishima (1961) nous fait partager avec Kashiwagi, l’étudiant infirme qui incendia, par haine de la beauté, le « Pavillon d’Or » de Kyoto, et témoigne de « l’effroyable sentiment d’incomplétude qui naît d’un antagonisme entre le monde et nous ». Celle que Moscovici restitue de l’expérience de l’antisémitisme et de l’apprentissage de la discrimination, dans son autobiographie Chronique des années égarées (Moscovici, 1997, p. 133). Expérience d’une conscience dédoublée et d’un non-être, « continuellement en train de se faire, toujours menacé et se remettant toujours en question », pris dans ces « orages de fantasmagories » qui font des Juifs des « Fregoli de chair et d’os ». Tels Frégoli, cet illusionniste qui prenait la forme de personnages multiples, ces derniers se vivent, dans le délire de l’autre, comme des illusions vivantes, semblables-sosies cachés sous la myriade de masques coupables dont les affublent les antisémites. 

La réflexion sur l’altérité débouche sur tout un champ à défricher : les déchirures et les béances qu’ouvre dans l’expérience humaine le travail de construction sociale de la réalité, les destructions qu’entraîne la négativité performative des représentations sociales. Peut-être cette exploration permettra-t-elle de pénétrer véritablement dans cette connaissance de l’autre par le partage, certes symbolique mais fondé sur l’empathie, de sa condition, fondant une autre forme de représentation.


[1] Ce développement se rapporte moins à la pensée de Tajfel qui fut préoccupé par les phénomènes sociaux de catégorisation et de discrimination qu’à celle de ses continuateurs ou des tenants de l’étude de la comparaison sociale. Je n’insiste pas sur ce point, l’excellent commentaire de Billig résumé dans cet ouvrage (voir prologue) donnant un aperçu critique et exhaustif de l’état de ce champ.

[2] Notamment, Von Wise qui a collaboré avec H. Becker, dont l’étude « Outsiders » (1961-1985) est une illustration majeure de l’interactionnisme symbolique ; on trouve également chez Elias (1965-2001) une réflexion sur l’interdépendance et la définition réciproque entre outsider et establishment.

[3] Schutz (1944) a repris une thématique approchante pour analyser les stratégies utilisées par l’étranger pour s’approcher du groupe dont il n’a pas partagé les expériences passées, et pour interpréter le modèle culturel qui oriente les actions, les expressions et les interprétations de ses membres de manière à s’en faire accepter et tolérer. Cependant, il n’a pas élaboré sur la relation établie par le groupe vis-à-vis de l’étranger.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 10 juin 2008 16:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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