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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Denise JODELET, Folies et représentations sociales (1989)
Préface de Serge Moscovici


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Denise JODELET, Folies et représentations sociales. Préface de Serge Moscovici. Paris: Les Presses universitaires de France, 1989, 398 pp. Collection: Sociologie d'aujourd'hui. Une édition numérique réalisée conjointement par Diane Brunet [guide de musée, La Pulperie, Chicoutimi] et Marcelle Bergeron [professeure retraitée de l'enseignement à l'école polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi], bénévoles. [Autorisation accordée par l'auteure de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales le 24 août 2007.]

Préface

de Serge Moscovici


Dans l'introduction à son magnifique ouvrage Les rois thaumaturges, Marc Bloch écrit : « Pour comprendre ce que furent les monarchies d'autrefois, pour rendre compte surtout de leur emprise sur l'esprit des hommes, il ne suffit point d'éclairer, dans le dernier détail, le mécanisme de l'organisation administrative, judiciaire, financière, qu'elles imposèrent à leurs sujets ; il ne suffit pas non plus d'analyser dans l'abstrait ou de chercher à dégager chez quelques grands théoriciens les concepts d'absolutisme ou de droit divin. Il faut encore pénétrer les croyances et les fables qui fleurissent autour des maisons princières. Sur bien des points, tout ce folklore nous en dit plus long que n'importe quel traité doctrinal. » On ne saurait mieux dessiner la tâche poursuivie par notre psychologie sociale qui, allant au-delà des faits d'institution, du recueil des idéologies et des documents d'enquête, s'intéresse à ces fables et à ces croyances, au menu quotidien de la pensée et du sentiment. Ce qu'elle atteint alors n'est manifestement pas une chose d'exception, ni de système, que les mots courants nous manqueraient pour décrire. C'est plutôt la banalité à côté de laquelle on passe, car rien n'attire l'attention sur elle. Le fait anonyme sur lequel nul ne s'arrête, dont nul ne soupçonne la présence parmi les innombrables faits qui se masquent les uns les autres comme les feuilles des arbres.

Parmi ces faits figure l'existence d'Ainay-le-Château, une commune comme les autres à première vue. Mais une commune rendue étrange par ses hôtes singuliers, par le mélange de gens normaux et anormaux, de civils et de bredins, pour reprendre une expression frappante de ce terroir. Elle vit déterminée par les miroirs flottants de la folie, à l'instar des deux ou trois autres communes de par le monde où des malades mentaux sont placés hors d'asile, dans des familles. Le tableau si personnel qu'en trace Denise Jodelet nous fait découvrir tout un monde insoupçonné. Son analyse minutieuse des institutions et des relations qui organisent ce monde, passionnée sous le vernis d'objectivité, proche et distante, précise et bien conçue, a valeur de révélation. Reconnaissons-le sans tarder : le livre que nous avons sous les yeux est un des rares ouvrages vraiment importants publiés ces dix dernières années dans les sciences de l'homme. On le constate déjà au choix de ce sujet d'exception, une agglomération semi-rurale où les habitants se posent jour après jour une question dont les spécialistes nous dispensent : qu'est-ce que l'homme sain d'esprit, pourquoi la folie ? Ils doivent résoudre en tant que dilemme physique ce qui reste en général un dilemme métaphysique. Comme le dit un des habitants à propos des malades mentaux : « Ils font partie de nous, on en parle à longueur de journée. » Effectivement, Denise Jodelet décèle dans ces discours une cohérence qui, pour n'être pas explicite, n'en est pas moins la condition et le principe d'ordre de la vie en commun. Elle y accède en mettant au jour les représentations sociales par lesquelles on institue la cohérence et on déchiffre l'ordre. Celles-ci forment le sous-sol qui échappe aux individus mêmes dont elles façonnent les actes et les paroles et à qui elles permettent de coexister. Leur dévoilement est un des temps forts de ce livre. Il déroule la tapisserie complexe et riche des représentations sociales qui vivent parmi nous d'une vie singulièrement intense et continue. C'est une surprise et cela définit sa valeur pour les sciences de l'homme. Car si les phénomènes de représentation appartiennent à la psychologie sociale, on voit d'emblée qu'ils concernent aussi la sociologie et l'anthropologie. Par la méthode de terrain qui leur est commune, certes, mais surtout par une théorie qui rapproche de plus en plus ces trois disciplines. En effet, grâce à un retournement assez logique, la théorie des représentations sociales, trop longtemps négligée, se retrouve à leur centre. À travers elle, c'est une nouvelle approche des faits de culture et de société qui se cherche.

L'approche se fait donc sur deux plans. D'une part, elle découpe la structure mentale dans laquelle s'inscrivent tout lien et toute action. Elle accède ainsi aux hommes pour autant qu'ils échangent, s'opposent, œuvrent ensemble et se représentent ces échanges, oppositions et œuvres. D'autre part, il convient de vérifier comment et jusqu'à quel point les représentations pénètrent dans la trame des expériences objectives, façonnent les comportements et les rapports qu'elles innervent. S'il existe dans une société une classification des individus, soyez sûrs qu'elle s'objective dans le temps, finit par faire partie de ces individus, leur réalité épousant l'apparence. Le dénivellement d'un plan à l'autre manifeste la faille entre l'intériorité vécue et l'extériorité instituée, toutes deux instables et sans cesse désagrégées et remodelées. Exprimée sans détours, la question est d'expliquer les comportements et les rapports entre les hommes selon la manière dont ils sont représentés et dont on se les représente à travers ceux-ci. On y parvient seulement, à l'encontre d'une routine de méthode, en accueillant avec confiance « la pensée du dedans » de chacun, la conscience et la parole sociales, et avec une certaine suspicion le réel, « la pensée du dehors » de tous. À l'évidence, un écart subsiste entre le cercle des subjectivités, dû à la solution de continuité des mondes privés, et l'intersubjectivité à laquelle elles tendent en communiquant. L'équivoque touche de plein fouet le chercheur qui va sur le terrain. L'écart se traduit par une lancinante inquiétude de savoir qui lui parle, jusqu'à quel point il doit entendre un « nous » sous le « je ». Ou un « je » à travers le « nous » de collectivité, qui se prononce comme un nous de majesté. Et aussi de saisir dans quelle mesure le récit constitue l'interprétation personnelle d'une expérience commune ou l'interprétation commune d'une expérience personnelle. Somme toute, pour qui parlent les habitants d'Ainay-le-Château quand ils décrivent leur vie avec leurs pensionnaires.

Le lecteur ressent l'ampleur de cette inquiétude dans les entretiens réunis ici qui relatent l'arrivée des malades, leur maladie, la bizarrerie d'une tranche de vie qui peut parfois s'étendre sur une vingtaine d'années. Interrogés sur leurs réactions, les villageois passent à leur insu de la continuité du rapport entre civils et bredins, reçu en legs, à la discontinuité des sentiments et du contact avec tel ou tel qui réside sous leur toit. Sous cette double forme de la relation d'une communauté villageoise à une catégorie collective de malades mentaux et du rapport d'un individu sain à un individu handicapé, ils restent enchaînés au tourniquet de la différence. C'est en effet la différence qui les confronte du matin au soir, tous les jours de l'année. Elle entame l'uniformité des opinions et des expériences qui aurait pu être la leur, comme partout ailleurs, ils en ont conscience. Mais une différence qui évoque l'identité, la ressemblance, puisque chacun le sait, la folie du bredin pourrait devenir celle du civil. En cohabitant, pourquoi ne deviendrait-on pas similaire ? N’y aurait-il pas un désir en ce sens ? Mais s'ils voyaient en ces fous leurs semblables, les habitants des villages alentour les considéreraient, eux, comme des fous. Voilà qui oblige – mais ce n'est pas le seul motif, ni le principal – à creuser le fossé de la différence. Si l'inceste de l'identité et de la différence, pour reprendre l'expression de Husserl, est à la rigueur possible au niveau individuel, il demeure prohibé au niveau collectif, même s'il creuse la morsure du doute et de la culpabilité.

Aussi les habitants évoquent-ils la liberté des malades mentaux, qui se déplacent dans le village, vont au café, viennent aux bals et aux fêtes votives comme quiconque. Rien ne les distingue, ni vêtement, ni allure, ni l'âge. Toutefois on les tient à part, on s'arrange pour qu'ils ne puissent pas danser avec les filles du village de peur que ne se nouent des relations intimes, se mêlent trop étroitement aux joueurs de cartes, et ainsi de suite. Dans chaque situation, on les accueille en les isolant et on les isole en les accueillant. À la relation de semblable instituée par le principe du placement des malades mentaux hors de l'asile se substitue en pratique une relation de différent à différent. Ils sont reçus dans l'intimité des familles d'Ainay-le-Château non pour devenir proches et être mieux connus, mais pour demeurer étrangers, lointains, voire invisibles. Évitant les pièges dans lesquels on tombe trop souvent, Denise Jodelet est sensible à l'écart entre le représenté et l'effectivement agi, à la distance entre langage privé et langage public. Elle cerne ainsi le jeu subtil qui se poursuit en même temps à plusieurs niveaux de la matrice opaque des stéréotypes. Par le fait, on se trouve en présence de relations dont on ne soupçonnait pas la profondeur, ni même qu'il puisse y en avoir de pareilles entre des groupes aussi antinomiques.

Comment décrire de telles relations ? Je l'ai déjà évoqué : Denise Jodelet nous fait pénétrer dans son laboratoire collectif pour donner un sens aux représentations sociales qui participent à leur genèse. Tout un savoir s'y élabore, puisque nous apprenons de quelle manière les habitants se posent des questions, échafaudent des hypothèses, échangent des informations et cherchent à les vérifier en observant leurs pensionnaires insolites. En vérité, cette proximité de la folie, cette quasi-promiscuité des fous, fait surgir l'inconnu de leur propre avenir. « On ne sait pas si on ne le sera pas demain », avoue l'un d'eux. Afin de la déchiffrer, ils s'en préoccupent longuement, intensément. Psychosociologues et anthropologues amateurs, ils recueillent des observations, se contre-interrogent, discutent, comparent des expériences vécues, se gardent de jugements rigoureux. Le plus énigmatique étant pour eux de comprendre pourquoi ces pensionnaires constituent une limite de l'humain et comment se les représenter, en parler. Tout le monde en a conscience : impossible de les différencier de façon tranchée des individus jugés normaux. Tout se passe comme si, par moments, le contact avec les pensionnaires manifestait ce qu'on aurait jadis appelé une quête de sagesse. Laquelle implique nécessairement une réponse à la question : « Que puis-je savoir ? » Mais, à d'autres moments, on prend de la distance et on regarde les fous comme un autre genre d'êtres humains, venus d'ailleurs, comme des intrus étrangers au village. Il le faut bien, puisque les habitants des villages voisins les traitent de fous à s'occuper des fous et les ostracisent.

En tout cas, on ne saurait se contenter des notions et des catégories fournies par les infirmiers ou les psychiatres. Ceux-ci décrivent les types, classent les malades, analysent les symptômes du point de vue d'une doctrine. Ils proposent des solutions générales, ainsi le placement des malades, dans un vide de société, comme si nul n'était concerné. Ces solutions doivent réussir si certaines conditions vagues sont remplies. Par exemple, que les malades veillent à leur hygiène, se nourrissent proprement et se conduisent bien. Cela leur confère les qualités nécessaires à une vie publique et domestique réglée. On ne peut s'empêcher de remarquer que les exigences affichées d'hygiène personnelle et de conformité sociale suggèrent, par le fait, que le malade est sale et que la maladie mentale s'accompagne elle aussi de déjections, d'absence de contrôle des sphincters, de violence et d'incapacité de respecter les normes courantes. Et comment accepterait-on sans réticence ces êtres étranges qui échappent à la saisie et dont les comportements ne suivent pas les mêmes rythmes, n'ont pas la même prévisibilité ? Mais les règles édictées à l'époque où l'on croyait au traitement moral, au grand air et à la vie familiale subsistent, sous un vernis plus raffiné. De même que des théories économiques sophistiquées se traduisent dans la pratique par des formules éculées, telles « Serrez-vous la ceinture, » « Travaillez davantage », « Ne faites pas de dettes ». J'exagère peut-être et, pour s'en assurer, il faudrait disposer d'autres études analogues à la présente.

Or, les habitants d'Ainay-le-Château ne peuvent se contenter du savoir fourni par la psychiatrie officielle, trop étriqué pour leur tâche immense. Non seulement il leur faut organiser et adapter la vie ordinaire de leurs pensionnaires, comprendre ce qu'est la personne réduite à une existence amoindrie parmi ce dont on la prive, une maison, une femme, des enfants. De plus, en groupe, ces hôtes symbolisent un mode d'exister. Le critère du malheur vaut alors autant que le symptôme d'apathie pour expliquer la léthargie de ces êtres exclus par leurs parents et à un moindre degré par l'institution. Comment décrire et expliquer ce malheur, voilà qui occupe une bonne part des réflexions et à quoi on utilise le savoir recueilli sur le matériel récalcitrant et difficile à manier de la folie. On recourt à de subtiles recettes pour extraire du langage, du savoir commun, de l'étude des cas, les « théories » dont on débat et qu'on utilise dans la pratique quotidienne.

Ces théories, nommées du sens commun, sont-elles moins élaborées ou moins valides que celles des scientifiques et des experts ? S'agissant de psychiatrie, je ne me hasarderai pas à formuler un jugement. Le fait est que les premières sont plausibles et satisfont l'intellect au même titre que les secondes, quoique formées selon d'autres méthodes et répondant à des préoccupations différentes. Ce qu'elles proposent ressemble à une théorie de l'esprit et de la société, quoique sous les mêmes mots on ne retrouve pas les mêmes choses. La pratique psychiatrique ou, disons, médicale néglige de telles théories ou représentations sociales. Leurs investigations ne portent pas sur les mêmes points, ne répondent pas aux mêmes intérêts de connaissances. Bref, elles cherchent des solutions à des problèmes que les scientifiques ne se posent pas. C'est parce qu'elles négligent de telles théories que tant de campagnes inspirées par la médecine échouent, alors que les savoirs para-médicaux sont florissants. On invoque l'ignorance du public et on constate l'ignorance des spécialistes. Passons sur ce point. L'essentiel est que, si nous voulons faire la science des phénomènes mentaux dans la société, il nous faut identifier la connaissance produite en commun et reconnaître le bien-fondé de ses propriétés eu égard à la théorie. On ne doit pas la dénigrer en tant que populaire, préscientifique, car, loin d'être une pure et simple « image » dénuée de fonction, elle joue un rôle essentiel en aidant à déterminer le genre d'arguments et d'explications que nous acceptons. Elle ne se confond pas non plus avec une copie, un double de la connaissance scientifique, puissance logique et cohérence en moins. Tout dépend alors du terme de comparaison choisi : le verdict différera selon que c'est la physique ou la biologie, la médecine ou la sociologie.

Le travail de Denise Jodelet éclaircit parfaitement le caractère propre à cette connaissance qui permet de représenter et de se représenter la réalité sociale. On la décrit trouée de lacunes et d'erreurs, simplifiée et simplificatrice, plate en somme. Son étude nous fait plutôt découvrir le contraire, et ce n'est point par hasard. La connaissance des experts se reconnaît en général à un système de concepts et de descriptions cliniques cohérent. Elle définit la réalité de manière unique, en l'occurrence autour de la thérapie et du rapport thérapeutique. Elle ne se rapporte qu'à une partie des phénomènes et des symptômes, ceux qu'elle juge pertinents à première vue. La théorie qui en résulte fonctionne, à condition d'exclure exceptions et perturbations, qu'elle attribue à des facteurs accidentels. Un langage convenu, facile à suivre, et des références immédiatement repérables par tous, parce que tout le monde regarde les mêmes symptômes et les classe pareillement, conduisent à un mode de comprendre standard. On aboutit enfin à une morale : ceci est, par convention, la façon de connaître des professionnels et la façon d'agir des experts. Très contrainte en vérité, manquant de souplesse dans la pensée et l'attention, obéissant à des règles élaborées au cours du temps et appliquées uniquement à un domaine spécial.

Bref, les psychiatres et les infirmiers sont dans la position d'un physicien qui s'en tient seulement aux aspects quantitatifs de la matière. Mais les habitants d'Ainay-le-Château sont dans celle d'un sculpteur qui se préoccupe aussi de la texture et de la couleur, des qualités sensibles de la même matière. Ils ont affaire à des individus singuliers, sont soumis aux exigences d'une cohabitation au jour le jour avec eux, sous l'œil de voisins soupçonneux. Sans parler de l'évolution de la maladie et de son impact sur la vie de la maison. Force leur est d'introduire d'autres questions de la réalité dans le discours et de produire un savoir leur permettant de trouver des réponses correctes. Si je saisis bien les enseignements de cette recherche, alors les représentations sociales sont intellectuellement différentes des représentations professionnelles, voire scientifiques, pour des raisons inverses de celles qu'on évoque d'habitude. Ce n'est pas en raison d'un défaut de structure, d'une insuffisance logique ou d'une méconnaissance des contradictions entre les notions combinées. Mais parce qu'elles sont tenues de combiner plusieurs domaines de connaissance et de pratique en même temps que plusieurs modes de pensée. Une seule représentation collationne ainsi une grande variété de raisonnements, d'images et d'informations d'origine diverse à l'aide desquels elle forme un ensemble plus ou moins cohérent. Au non-spécialiste est permis et même demandé ce qu'on défend aux spécialistes, à savoir associer des contenus intellectuels et des modes de réflexion disparates en un réseau continu de solutions aux problèmes rencontrés. Il « zappe », comme on dit pour la télévision, puisant selon ses intérêts successifs dans le stock d'informations disponibles, pratiquant les rapprochements les plus étonnants, comme le font les habitants d'Ainay-le-Château, entre des connaissances médicales et des connaissances traditionnelles. Voilà qui justifie l'idée étrange que la maladie mentale est contagieuse et peut s'attraper en mangeant dans les mêmes assiettes que les fous, en lavant son linge dans la même eau que le leur. J'ai nommé autrefois polyphasie cognitive cette particularité des fusions d'éléments disparates dans une représentation sociale et les propriétés qui en résultent. Cette manière de voir se rencontre aujourd'hui parmi les chercheurs en intelligence artificielle, et Minsky la résume en ces termes : « Pour être considéré comme un "expert", il faut posséder de nombreuses connaissances dans un petit nombre de domaines. À l'opposé, le "bon sens" d'une personne ordinaire demande un nombre de types différents de connaissances beaucoup plus élevé, ce qui nécessite des systèmes de gestion plus compliqués... Du fait de la plus grande variété des représentations nécessaires, il lui serait beaucoup plus difficile d'acquérir la "même quantité" de connaissances (qu'un expert, n.n.). Pour chaque nouveau domaine, notre novice devrait apprendre un nouveau type de représentation et de nouvelles aptitudes à l'utiliser. Ce serait comme d'apprendre une multitude de langues différentes ayant chacune sa grammaire, son lexique et ses idiomes. » [1] C'est bien à quoi on est tenu dans la vie de tous les jours.

Il est certain que la psychologie sociale n'a pas été sensible au trait, si l'on veut, hybride du discours et de la réflexion ordinaires. Elle explique leurs propriétés par des illusions, des partis pris, une dérive de l'activité mentale. À seule fin d'arriver à justifier le caractère apparemment irrationnel des représentations publiques et des croyances. Dans la perspective où elle se place, Denise Jodelet n'a pas à invoquer de telles déficiences ou incongruences, ni à en rendre compte comme d'anomalies exotiques de la pensée. Une constatation plus décisive est que cette combinaison d'informations et de façons de connaître exige certains degrés de liberté. Il faut en un sens créer de l'arbitraire pour rapprocher des formules cognitives désassorties. Pour laisser du jeu, on doit ajouter des fioritures en trompe l'œil ou simuler des liens qui n'existent pas. Et aussi éviter de trop s'engager, afin de se ménager des portes de sortie ou la possibilité de négocier avec autrui le sens d'une idée, l'interprétation d'un fait. Les représentations nous frappent par ces dissonances, télescopages, contradictions et autres courts-circuits intellectuels dont leurs usagers ne semblent pas s'apercevoir ou qu'ils ne cherchent pas à rectifier. Des éléments affectifs, une indifférence à l'égard de la logique et des préjugés sont sans doute en cause. Cependant, à lire attentivement les entretiens qui nous sont proposés, on y décèle un aspect qui va beaucoup plus loin.

Comment cela se passe-t-il ? Une personne explique pourquoi les malades sont agités ou violents, ou bien porte un jugement sur les médications qu'on leur fournit. L'enquêteur relève une affirmation curieuse et insiste. La réponse de la personne montre alors que celle-ci s'est exprimée avec une réserve certaine. Elle semble dire en sourdine : « Je ne prétends pas à la vérité de l'affirmation présente. » Cette réserve mentale est fort importante pour la manière de conduire le raisonnement et d'associer les notions. En faisant une affirmation qui ne prétend pas à la vérité, la personne se situe hors d'une logique de la non-contradiction. Elle n'énonce rien qui puisse être tenu pour une erreur. En somme, la proposition émise est indécidable, à la fois pour celui qui la prononce et pour celui qui la recueille. Ce qu'elle affirme ne se réfère pas à un système, n'a pas valeur de vérité, n'est pas susceptible d'être réfuté par un exemple ou une proposition contraire.

Que signifie en pratique le fait qu'une affirmation est indécidable ? Tout simplement qu'elle est négociable, qu'on est prêt à en parler avec d'autres personnes pour décider de sa justesse. On retrouve d'ailleurs chez les habitants d'Ainay-le-Château cette opposition entre décidable et indécidable sous la forme d'une opposition entre indiscutable et discutable. Un exemple simple ? Parlant entre eux pour répondre à la question : « Qu'est-ce qu'un bon ou un mauvais pensionnaire ? », ils jugent que cela est discutable. S'agissant du travail et des aptitudes nécessaires, ils déclarent au contraire que cela est indiscutable, sans en fournir plus de raisons. Il se passe ce que décrit l'anthropologue Sperber : « Dans certaines sociétés, les indigènes, tout en partageant les mêmes croyances, en offrent des exégèses différentes et s'interrogent, s'opposent, voire se combattent sur des problèmes d'interprétation. Dans d'autres sociétés, lorsqu'on demande aux indigènes ce que signifient leurs croyances, qu'est-ce qu'elles impliquent, comment elles s'accordent avec la réalité de tous les jours, ils donnent des réponses évasives du genre "c'est la tradition", "les anciens savaient", etc. »

Je me suis engagé sur une voie épineuse qu'il est hors de question de parcourir ici jusqu'au bout. On comprend cependant que ces plages d'énoncés indécidables offrent un espace de jeu, le degré d'arbitraire nécessaire pour articuler images et notions d'origine dissonante dans une même représentation. Si nous isolons les contradictions et les incohérences pour les supprimer, ou les dénoncer, il nous faut savoir au préalable comment les gens les prononcent et quelle est leur attitude vis-à-vis de leurs propres déclarations. Ce qui de l'extérieur paraît irrationnel dans une croyance ou dans le sens commun est pour ceux qui les partagent de l'indécidable, matière à option. Le lecteur rétorquera que si le jeu et l'arbitraire donnent la possibilité d'articuler des éléments disparates, ils les rendent aussi vagues et flottants. Jusqu'à un certain point, oui. Mais n'oublions pas que, loin d'éliminer l'imprécis et l'inconsistant pour s'en tenir aux éléments vérifiables, « les sociétés reposent au contraire sur les choses vagues », comme l'observait Valéry. Même sans en faire un principe, on doit en tenir le plus grand compte. Je n'insiste pas davantage, laissant au lecteur le plaisir de découvrir comment l'indécidable travaille. Si je m'avance à le dire, c'est parce qu'une impression se dégage : bien que personne ne fausse compagnie à la vérité, ce n'est pas d'elle qu'on attend une satisfaction dans l'ordre des idées. On la cherche plutôt dans la rencontre des esprits, dans le parler lui-même, qui créent une intimité, la familiarité avec le monde, et portent en eux-mêmes leur propre récompense. Je me contente de répéter maladroitement ce que vous allez lire. Mais passons.

Étudiant les représentations sociales, Denise Jodelet étudie donc cette articulation d'une humanité à l'endroit aux prises avec ce qui lui apparaît comme l'envers d'une humanité, sans réciprocité possible. Leur créativité surabondante défie notre conception victorienne de la pensée. Y surgissent de manière incontinente des questions et des réponses virtuelles, parmi lesquelles chaque groupe puise les siennes Pour les rendre actuelles. Les mécanismes classiques de l'ancrage et de l'objectivation le permettent. Mais comme souvent dans les entretiens, les propositions se suivent sans vraiment s'enchaîner les unes aux autres, pleines d'un bonheur d'expression. Les mêmes images ou notions, différemment agencées, contrarient ou inversent leur sens ; les liens de cause à effet sont fragiles – mais qui s'en soucie ? Sans se préoccuper de l'œil-de-bœuf d'une économie de pensée, ces liens se resserrent ou se distendent, une fois qu'ils ont commencé à se propager, et il est hors de question qu'on puisse les arrêter. Tout est bon qui leur permet de s'étendre jusqu'à occuper l'espace mental tout entier, en gardant cependant le nécessaire de cohérence logique. Seuls la répétition, le retour des mêmes expressions et des mêmes thèmes indiquent une limite, spécifient la particularité d'un point de vue ainsi mis en valeur comme une citation de soi-même. C'est ce provisoire arrêt dans les récits mélangés d'Ainay-le-Château qui offre à Denise Jodelet l'occasion d'en dégager un des leitmotive. C'est l'habituation, le dépôt au fond des esprits comme allant de soi des raisons et de la présence parmi eux de ces pensionnaires. Ils ont conscience de faire une expérience extraordinaire, confrontés à une situation dont on connaît peu d'exemples.

Certes, être assailli par l'étrangeté de ces hommes pas comme les autres n'est pas une sinécure. On se résigne à « endurer ça ». On s'efforce de comprendre, de trouver un sens. Chacun a des éléments en main, mais comment les combiner ? D'abord il les voit isolément. Comme pour une recette de cuisine, il convient d'incorporer les ingrédients dans un ordre, d'inventer le tour de main, afin que la mayonnaise prenne et repose sur son épaisseur. Pour se résigner et se convaincre que cet extraordinaire, la pérennité de la folie, est à la fois fondamental et pas grave, somme toute dans l'ordre des choses. Et c'est ce qu'ils font à travers leurs représentations communes de la maladie et des malades atteints de maux inquiétants. Elles naissent dans ce mouvement qui vise à familiariser avec l'étrange et en sont fortement marquées.

La théorie suppose que les choses se passent ainsi en général. Ici, on découvre le détail, on observe les ressorts mis à nu avec une très grande finesse. C'est difficile à expliquer, mais d'habitude on regarde la pensée à la lumière du contraste entre le vrai et le faux. On adopte l'attitude propre à la science qui s'efforce de résoudre des problèmes et d'adapter les solutions aux faits. On y apporte seulement plus de clairvoyance, on est plus sensible au concret, on suppute le succès et l'échec avec toutes leurs conséquences. En somme, le mode de penser social est conçu selon un critère sémantique ou pragmatique. Cependant, une série d'observations nous amène à reconnaître que, dans la plupart des cas, c'est la tension entre le familier et l'étrange qui crée le besoin de se représenter et en façonne les résultats. Elle emprunte cette voie pour lier des éléments disparates au fonds commun et permettre aux uns et aux autres de les reconnaître. De même que, dans la conversation, deux personnes qui ne se connaissent pas cherchent une relation commune ou une ressemblance qui ne se trouve pas dans les phrases mais dans le ton, la façon de présenter les choses, de gonfler certains détails. Autrement dit, tout ce qui permet d'accrocher ensemble les sous-entendus par lesquels on pourra s'entendre.

Or cette tension est, à maints égards, première, sinon archaïque. Est-ce une des expériences les plus anciennes ? À deux semaines déjà, le nouveau-né témoigne son aversion lorsqu'un étranger lui parle, et surtout si celui-ci lui parle avec la voix de sa mère. Des bébés de quatre à cinq mois se bloquent, au sens propre, lorsqu'un adulte étranger esquisse un geste d'approche vers eux. Ils se figent, retiennent leur souffle, ne bougent pas un muscle. À huit mois, ces réactions prennent une forme suffisamment régulière pour qu'on parle d'un âge de la peur de l'étrange et du non-familier, qui atteint un sommet vers la seconde année pour décliner ensuite. Une peur sans doute associée à la crainte de perdre le lien avec la mère, avec les siens. En considérant qu'elle coïncide avec la période où l'enfant commence à parler et exprimer ses pensées, on peut supposer que sa trace subsiste, la vie durant. Aurait-on là une espèce de pensée maternelle, analogue à la langue maternelle ? La question se pose. Le poète Celan répondait simplement : « Ce n'est que dans la langue maternelle qu'on peut dire la vérité. Dans une langue étrangère, le poète ment. » Assurément elle nous attire vers le familier, comme si nous possédions déjà les notions pour le comprendre et les mots pour l'exprimer, avant même de les chercher. Il s'agit d'une pensée qui a pour ressort de rétablir le lien et qui procure une satisfaction en nous protégeant contre le risque d'être séparés par une intrusion que nous aurions négligée. Une satisfaction qui doit être aussi archaïque que la crainte de l'étrangeté surmontée autrefois et déviée de sa route.

Parmi les apports de ce livre figure donc aussi l'analyse des opérations théoriques par lesquelles ce qui apparaît étrange ou extraordinaire est approprié par les habitants d'Ainay-le-Château et métamorphosé en un élément de leur univers mental. Ils font en parallèle un travail sur eux-mêmes, comme s'ils n'étaient pas sensibles à l'étrange. Petit à petit, les fous qui constituent pour tout un chacun une expérience révélante du social et de la nature humaine se fondent dans le paysage routinier et prennent une couleur de banalité. De cette banalité dont Heidegger disait qu'elle est la deuxième chute de l'homme après celle du péché originel. Peut-être parce qu'elle le plonge dans un monde d'évidences protégées, à l'abri des controverses. Ce n'est point l'effet d'une convention ou d'un consensus mais d'une habituation qui rend les mots et les images incontestables. La réalité immuable et incontestable d'une collectivité représente du même coup tout ce qui est considéré juste, raisonnable, agréable. On se sent dispensé, une fois pour toutes, d'en fournir les raisons, c'est-à-dire d'expliquer la signification d'un jugement et de prouver l'utilité d'un acte. Cela veut dire que toute représentation tend, en dernière instance, a une autorité et que, parvenue à son faîte, la pensée collective n'est rien d'autre qu'une banalité. Il est rare que nous ayons l'occasion d'observer ce que pourtant Denise Jodelet rend évident. À savoir, de quelle manière ce qui est routinier, culturellement opaque, devient un facteur éclairant la genèse inaperçue d'une telle représentation sociale. La piste autrefois ouverte par notre hypothèse est ici lumineusement tracée.

En voudrait-on un exemple plus concret ? Outre celui de l'habituation à ce qui constitue, c'est le moins qu'on puisse dire une situation singulière, le classement des malades et de leurs bizarres affections par les habitants d'Ainay-le-Château est parlant. Bien sûr, chaque collectivité humaine a un genre de typologie pour catégoriser ses membres, selon l'âge, le sexe, les diverses professions. À cette fin elle sélectionne quelques critères souvent purement externes, dans le répertoire de la biologie, de la technique ou dans celui d'autres groupes. Sans oublier les critères chimériques de langues disparues ou de race, comme les Indo-Européens ou les Aryens qui créent autant de groupements fictifs. On a consacré beaucoup moins de nuits d'insomnie à réfléchir sur les Allemands qui se prétendent Aryens que sur les Borroros qui se proclament des Arraras, pourtant l'énigme est la même.

Quoi qu'il en soit, classer est une opération innocente sur le plan intellectuel, mais périlleuse sur le plan social. Les habitants de ce village devaient, comme tous les Français, se classer eux-mêmes et en outre classer leurs pensionnaires. Ils auraient pu se contenter d'emprunter aux infirmiers qui leur confiaient corps et âmes ces hommes sans foyer la typologie psychiatrique. Mais elle avait un caractère inquiétant, elle perturbait leur vocabulaire et leur répertoire de notions usuelles, tout autant que les médicaments qu'ils devaient administrer aux malades. De toute manière, s'ils avaient adopté la typologie ésotérique, les hommes qu'on leur confiait seraient restés des étrangers, des êtres humains abstraits et indifférents. Pour les rapprocher et se les approprier, les faire participer à leur univers, ils avaient à se les représenter distribués dans des classes créées pour eux et tirées du fonds propre au village. Comme s'ils émergeaient de l'ombre, solidifiés, se découpant en silhouettes familières et revêtus d'habillements mentaux conformes. Prêts à occuper leur place dans le village, à y figurer des personnages de la vie en commun.

Denise Jodelet nous montre que la représentation sociale a un pied dans deux classements, comme si deux sûretés valaient mieux qu'une. Le premier, d'ordre diagnostique, combine les différences et les ressemblances entre les pensionnaires pour les définir. Il distingue les « nerveux » des « innocents » et raffine les sous-classes, le maboul, le fou mental ou le gars de cabanon que l'on décrit en détail. Chacun résulte d'une observation quotidienne méticuleuse des comportements et correspond à une théorie du fonctionnement mental qui l'explique. On peut juger la typologie naïve, il serait vain de méconnaître l'effort de réflexion clinique investi. Le second classement, que je nommerai prescriptif, tend à donner un sens légitime aux différences et ressemblances, à les charger de valeur. Et ce justement dans la mesure où les habitants s'y incluent eux-mêmes et deviennent un terme de comparaison disjoint de ceux à qui ils se comparent. On le remarque au fait qu'ils se qualifient de « civils » par opposition aux « bredins » non civils. Ils recourent alors à un critère légal, celui des droits civils dont ils jouissent alors que la maladie en prive leurs pensionnaires.

Sous un certain angle, la démarche cognitive qui aboutit à la taxinomie et au compartimentage des individus est la même. Et sous un autre angle les deux classements n'obéissent pas aux mêmes contraintes, ne relèvent pas du même genre de créativité sociale. Le classement diagnostique présuppose une certaine prise de distance, voire l'impersonnalité. Il constitue les individus sur un modèle positif. On pourrait le qualifier de réversible, s'appliquant de manière indistincte à tous les résidents du village, pensionnaires ou pas. Au contraire le classement prescriptif implique une attitude, instaure une hiérarchie entre les individus, permet ou prohibe les relations. Ainsi les relations sexuelles ou de proximité amicale entre civils et bredins sont proscrites. Quiconque enfreint l'interdit est mis au ban de la collectivité, taxé de bredin ou de fou. Il s'agit de toute évidence d'un classement irréversible qui ne vaut pas pour tous de la même façon et associe une personne à sa catégorie sans transgression possible. On pourrait dire qu'il définit non seulement le statut des individus au sein du groupe, mais aussi le statut du groupe au sein des individus. Ces deux taxinomies ne sauraient être séparées, et il n'est pas facile, quand l'occasion se présente, de choisir l'une plutôt que l'autre. Mais sait-on pourquoi, sinon en vertu de l'hypothèse suggérée ci-dessus ?

D'une part, donc, les pensionnaires ont été reclassés à Ainay-le-Château dans les compartiments de la tradition, innocents ou nerveux et, d'autre part, dans ceux de la valeur, bredins opposés aux civils, ils sont déclassés. Plutôt que, de part et d'autre, ne faut-il pas dire à la fois ? On classe sans doute les objets ; les personnes, on les reclasse, déclasse ou surclasse. Ce pourquoi on recourt toujours à plusieurs systèmes ayant chacun son principe qui répond au but poursuivi. Et dont chacun a le pouvoir de générer une réalité. Les hommes ne représentent pas seulement eux-mêmes, leurs semblables, ils actualisent ces représentations. Dans la vie réelle, ils les mettent en scène objectivement, de sorte que chaque catégorie devient un acteur effectif de la vie en commun.

En préambule à ce qui suit, je rappelle que la pratique connaît de nombreuses thérapies dont personne ne sait si et pourquoi elles agissent. Les médecines douces, par exemple, ou les pratiques thaumaturgiques, dont celle des médias, ont les faveurs d'un vaste public. Libre à chacun de les taxer de survivances, et même de superstitions, mais qu'est-ce que cela signifie ? Rien ne permet d'affirmer qu'elles ont été plus exclusives par le passé, ni qu'elles disparaîtront à l'avenir, exorcisées par la science. Comment imaginer que les hommes renonceront à chercher des moyens impossibles en vue d'atteindre des fins nécessaires ? Il existe à Ainay-le-Château une série de pratiques dont la fréquence a eu le don d'intriguer Denise Jodelet. Elles consistent à laver séparément le linge des malades, à ne pas mêler leur vaisselle à celle de la maison, à éviter certains contacts physiques trop intimes. Le souci d'hygiène y prend un caractère obsessionnel et une coloration phobique. Quelque chose dans ces pratiques les rapproche des rites négatifs destinés à éviter le contact. Subrepticement se découvre un chaînon de cette prohibition qui commande toutes les autres, interdisant de toucher, de parler ou de frayer avec certaines personnes déclarées impures sous peine de le devenir soi-même. Parmi ces personnes, on compte, c'est connu, les étrangers à la tribu, les handicapés ou tout individu supposé doté de pouvoirs exceptionnels. « Ce sont, pensait Durkheim, des tabous primaires dont les autres ne sont que des propriétés particulières. »

Il est grand temps de vous mettre dans le secret de la vérité que Denise Jodelet a atteinte, dans un chapitre sémaphore de son livre : on pense que la maladie mentale est contagieuse et qu'on risque d'être contaminé. Ainsi ces rites ont pour objet de se prémunir contre ce danger. La surprise n'est pas totale. S'agissant de la maladie, et même du handicap, de quelque nature qu'il soit, la représentation de la contagion est la plus spontanée et la plus répandue. Elle persiste et déjoue toutes les preuves du contraire. Justement parce qu'elle reste dans l'indécidable, n'ayant pas de prétention à la vérité et se soutenant d'évidences partielles. Le sentiment du grand nombre fait le reste. Quoi qu'il en soit, ce lien découvert entre le rite et la peur d'une contagion par les malades mentaux donne à l'affaire une tout autre envergure.

Autant que je puisse en juger, ces pratiques ou rites sont des actions d'un genre particulier. Denise Jodelet montre en quoi et comment elles sont des « pratiques signifiantes ». Je les traiterais comme des « actions représentationnelles » dans la mesure où elles mettent en œuvre un contenu soutenu par l'accord du groupe et mettent en scène des explications que l'on veut rendre efficaces par des conduites particulières. Ce ne sont pas des moyens physiques destinés à produire des fins physiques, mais un enchaînement de conduites dont l'une se prévaut de l'intelligibilité de l'autre. Une fois que les nourrices ont été identifiées en tant que telles et leur rôle compris, leurs gestes domestiques, qui pourraient paraître stupides – laver séparément les affaires des malades, se tenir à l'écart d'eux, protéger les enfants – deviennent des actions significatives. Ces femmes se comportent comme si certaines idées ou croyances étaient vraies, reconnues par un consensus. En d'autres mots, ces actions réprésentationnelles, dont les rites sont le prototype, sont définies par ce qu'elles représentent (darstellen, en allemand) et ne représentent que ce qu'on tient pour réel.

Comment peut-on articuler de nos jours une représentation et une action en un tel rite ? Ce dernier n'a pas les caractères reconnus aux rites négatifs (contrainte, périodicité, revivification cérémonielle, légitimation par une règle). On a affaire à une série de conduites régulières, conformes aux normes, mais en grande partie volontaires et de ce fait intentionnelles. Comment rendre compte du lien entre les représentations et la suite des conduites ? Qu'une charge d'affects soit présente est patent. Une sorte d'aversion se dessine vis-à-vis de la maladie, dans la manière dont les malades sont perçus à travers leurs gestes désordonnés, leur transpiration ou leur saleté. La crainte de devenir comme eux, la coexistence prolongée éveillent une phobie du contact, dont le philosophe Vladimir Jankélévitch écrivait que c'est la phobie par excellence. Pour ne pas s'abandonner a la phobie et se détourner de la crainte, les habitants sont entraînés vers des croyances et des actes peu conformes à la raison, échappant à l'explication usuelle. Ils le font avec d'autant plus d'insistance que l'objet d'aversion reste proche et les tourmente par la pensée que ses effets vils et dégradants pourraient s'étendre à l'ensemble de la collectivité.

À titre d'explication, on peut encore invoquer la mémoire collective. Il suffit de supposer que la contagion participe d'une vision ancienne des causes de la maladie qui se maintient et se superpose à la vision médicale. Rien n'empêche de respecter celle-ci à l'extérieur, dans les relations avec les infirmiers ou les psychiatres, et celle-là à l'intérieur, dans la sphère domestique et familiale, comme une recette transmise de mère en fille. De fait, et on verra dans le livre pourquoi, les deux points de vue se combinent et se relaient. Tout se passe en effet comme si la conception « médicale » redonnait de la vigueur à la conception « folklorique ».

À quel point cette combinaison de mémoire et d'affect est nécessaire, je ne le sais que trop. Alors pourquoi une résistance à l'admettre ? Les deux explications sont incomplètes dans la mesure où aujourd'hui ces actions ont ceci de singulier de ne pas être déterminées par des causes au sens strict du mot, ni par de simples contraintes, mais par des intentions. Cherchant à savoir pourquoi l'individu fait ceci ou cela qui peut sembler déconcertant, il faut admettre que son choix ou celui du groupe est dicté par telle ou telle intention. Or, dans ce cas, il se trouve que la représentation et l'action sont articulées en fonction de leur contenu. S'il faut ajouter que cette représentation n'est jamais la bonne, on ne peut toutefois en nier l'efficacité. L'articulation s'explique de manière à peu près rationnelle comme étant celle d'un syllogisme pratique. J'emprunte au philosophe américain Fodor l'exemple qu'il en propose. John croit qu'il pleuvra s'il lave sa voiture. John veut qu'il pleuve. Donc John agit d'une manière qui, dans son intention, est un lavage de voiture. C'est à peu près ainsi que l'on décrivait autrefois la magie sympathique employée dans des cérémonies destinées à faire tomber ou cesser la pluie, lever le vent ou l'abattre. Et les nourrices croient qu'elles empêcheront la maladie de se propager si elles respectent les précautions évoquées. Pour revenir sur l'exemple donné par Fodor, on peut interpréter la conduite de John en affirmant que laver la voiture est un effet de la relation causale entre la croyance de John et l'utilité de celle-ci. Ou bien l'on pourrait avancer l'argument contrefactuel suivant : John n'aurait pas lavé sa voiture, si le contenu de sa représentation avait été différent de ce qu'il est.

En reconnaissant une force à la téléologie, on souligne la propriété qu'a l'action de modifier le cours des choses, les agencer différemment. À coup sûr, nous n'agirions pas si nous n'étions pas persuadés que, sans notre action, le monde évoluerait d'une autre manière. La magie est l'expression extrême de cette conviction : nul n'est retenu par l'impossible, pourvu que la volonté et l'intention soient partagées. En résumé, le syllogisme pratique exprime de quelle manière ce genre d'actions représentationnelles qui ne sont plus ni automatiques, ni cérémonielles, sont plausibles aux yeux de ceux qui les effectuent parmi nous. Par le fait, Hubert et Mauss voyaient dans la magie une gigantesque variation sur le thème de la causalité, convaincus que son principe amorce et précède celui de la science. Et selon l'anthropologue anglais Evans-Pritchard, il s'agit de la recherche d'une cause significative sur le plan des rapports sociaux. Il est toutefois plus précis et conforme à l'observation de reconnaître que l'explication part moins du contenu spécifique que de l'action destinée à atteindre une fin. On pourrait dire que le contenu se transforme en une causalité intentionnelle de l'action. Ainsi le caractère supposé contagieux de la maladie justifie, en bonne logique, les pratiques d'hygiène. On peut y adhérer plus ou moins, cependant le rituel convenu permet d'agir en fonction de la croyance.

Les pratiques des nourrices dont il a été question reposent tout entières sur la conviction qu'elles peuvent intervenir dans le déterminisme de la maladie mentale en dirigeant ou modifiant son cours. Elles ne sauraient avoir d'effet à nos yeux, ceci ne signifie pas qu'elles sont sans effet. Arrêtons-nous-y encore un instant. Leur aspect le plus frappant est de faire ressortir jusqu'à quel point le classement des individus qui les rapproche et les marque est important. C'est lui qui trace une frontière, indiquant avec qui on doit ou ne doit pas entrer en contact, et crée un objet qui serait d'aversion ou de crainte. La maladie est ce contact lui-même, une possibilité de contagion qui transformerait en semblables des gens aussi différents. Ces pratiques ont une répercussion avérée sur le plan social : elles prolongent, dans la maison et dans la vie quotidienne, les ségrégations diffuses dans la commune. Les procédés employés sont autant de moyens de répondre à cette obligation de distance » dont on parle entre les civils et les bredins. Et leur allure se fait d'autant plus intense, minutieuse, obsessive, que la distance devient plus petite et que les uns se rapprochent des autres. Cela signifie que tout geste, toute rencontre, doit être au service d'une distinction, rétablir une séparation des classes reconnues. Aussi n'y parvient-on que par une densité presque maniaque des conduites de ce genre, une vigilance sans défaut.

Par ce livre un scandale arrive. Vous voyez pourquoi. L'institution qui place ces malades cherche à les réinsérer, les faire participer à un cadre normal d'existence et à la société. En vertu du principe établi par les psychiatres qu'une pareille existence, hors de l'asile, a des chances d'être bénéfique, d'améliorer leur état, d'en faire des hommes comme vous et moi. Si la guérison était possible ailleurs, dans l'hôpital psychiatrique, grâce aux thérapies et aux médicaments, on aurait certes préféré cette solution. Comme on sait, le discours des psychiatres est d'abord a l'usage des psychiatres ; néanmoins, sur ce point, il correspond à la sagesse conventionnelle et au sentiment général. C'est le retour imaginé aux époques où les malades restaient mêlés à la vie en commun, quelque gêne qu'ils occasionnent. Or, par les conditions dont nous avons maintenant une idée, les malades placés dans les familles d'Ainay-le-Château sont tenus à la lisière de la communauté, traités comme autres et même absolument autres. Cette dernière remarque peut paraître injuste. Le placement de malades, de personnes isolées et étrangères, n'appelle-t-il pas ce genre de réactions pour sauvegarder l'intimité d'une maison et l'intégrité d'un village ? Le fait demeure qu'on les loge en même temps qu'on les démarque, on s'en occupe et à la fois on leur assigne une place circonscrite par un langage camouflé, des prohibitions et des gestes éloquents, même si les paroles sont retenues. Je ne dis pas que cela se fait de gaieté de cœur, que ce n'est rien ou que les habitants d'Ainay cherchent ainsi à se procurer des revenus avec un minimum d'inconfort. La souffrance de ces hommes les touche autant que n'importe qui. Il est néanmoins avéré que, pour des raisons de psychologie sociale, ils n'arrivent pas à considérer leur « pensionnaire » dans son unicité, mais tantôt comme un individu d'un genre (innocent, maboul, etc.) et tantôt comme un genre d'individu, le non-civil, le bredin. De cette façon, le classement se double d'une ségrégation. En définitive, alors que, dans l'hôpital, on regarde le malade en s'efforçant de ne pas le voir, au-dehors on le voit en s'efforçant de ne pas le regarder. Sans le vouloir, le jugement qu'on porte sur lui a pour résultat une violence. Oui, voir jour après jour un genre sous un individu, interpréter ce qu'il fait et ce qu'il ressent selon une catégorie, est une violence faite au singulier, la plus forte qui soit. C'est le pousser vers das Grenzland zwischen Einsamkeit und Gemeinschaft (le territoire limitrophe entre la solitude et la communauté – l'expression est de Kafka), l'arrachant aussi bien à l'une qu'à l'autre.

Il en résulte une violence cognitive, propre au social, et qui consiste à traiter les gens par rapport à moi et à mes catégories et jamais dans leur singularité, leur soi propre. S'il est vrai toutefois, comme l'écrivait le philosophe Levinas, qu'est violente toute action où l'on agit comme si on était seul à agir. Par construction, le problème vient des autres, en l'occurrence de ceux qui ont un handicap mental : il leur manque certaines habiletés, ils sont solitaires et abandonnés, ils ont des comportements bizarres, etc. Il est un groupe de gens à Ainay-le-Château qui approchent le malade comme une personne singulière, essaient de comprendre et de reconstituer son histoire et lui prêtent de l'affectivité. Mais un groupe fort peu nombreux. La plupart cherchent un sanctuaire psychologique et social dans les représentations qu'ils créent et les catégories qu'ils partagent. On voit ainsi qu'au départ l'asile s'entrouvre et suspend les mesures d'enfermement des malades. En leur offrant l'occasion de rester dans un village et dans une famille, on leur promet le retour à la vie. Et pourtant, l'ethnographe Chiva en a fait la remarque, chaque maison les enferme d'une manière différente et devient une sorte d'asile. Voilà qui multiplie par dix ou cent sur une petite échelle cela même qu'on ambitionne de faire disparaître sur une grande échelle. Denise Jodelet ne manque pas de noter combien le regard du « nourricier » sur le « pensionnaire » finit par ressembler à celui du médecin et de l'infirmier. À ceci près que les représentations et les catégories de l'un sont morales, tandis que les autres suivent une doctrine médicale. Qu'on le veuille ou non, un regard moral, donc social, est ressenti de manière plus douloureuse.

Dans la mesure où des initiatives analogues ont tendance à se multiplier de nos jours, pour d'autres malades ou handicapés, les observations relatées sont très précieuses. Certes, la grande ville, indifférente, anonyme, variable, n'est pas un milieu accueillant. Sa tolérance est plutôt le fruit de l'effritement des convictions, des relations fugaces où les personnes deviennent indiscernables. Mais le village, pas plus que la famille, n'est tolérant, ni libre par nature. On y accepte difficilement un nouveau venu, même si c'est un gendre ou une bru, et les connivences, les hostilités alimentent une suspicion permanente qui n'encourage pas la compréhension, le souci d'autrui. La psychologie sociale nous aide à comprendre ce qui se passe à Ainay-le-Château et qui a une valeur générale. Mieux vaut en avoir conscience, même si ces questions dérangent les bonnes volontés morales et les intentions politiques. Il est temps de conclure ces remarques en disant que nous sommes ici en présence d'un livre captivant dont le leitmotiv est l'altérité. Chacune de ses analyses sur les liens que noue la folie, sur les relations aux malades, nous touche au plus près. De séduisantes meurtrières s'ouvrent sur le racisme, le rapport à l'étranger et la violence cognitive en profondeur. Ce ne sont pas toujours des analyses réjouissantes, mais la situation dans laquelle des hommes se sont trouvés et se trouvent est exposée avec un talent indéniable. On ne lit pas l'ouvrage de Denise Jodelet sans avoir envie de le relire. 

Serge Moscovici. 



[1] M. Minsky, La société de l'esprit, Paris, Interéditions, 1988, p. 124.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 13 juin 2008 19:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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