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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Bruno Jean, Sociologie rurale (1974)
Table des matières


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bruno Jean “Un ouvrier du textile.” Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 17, no 1, janvier-avril 1976, pp. 73-114. Québec: département de sociologie, Université Laval.

Bruno JEAN

Un ouvrier du textile*

Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 17, no 1, janvier-avril 1976, pp. 73-114. Québec : département de sociologie, Université Laval.

Introduction
I. MOBILITÉ
1. Comment on devient et on reste toute sa vie, ouvrier dans le textile
2. Le choix occupationnel : une question de chance
3. La mobilité intergénérationnelle
II. CATÉGORISATION SOCIALE
1. L'homogénéité de la société québécoise d'avant
2. Les catégories sociales dans la société québécoise actuelle
3. La société québécoise idéale : une seule classe
4. Un ouvrier du textile dans la société
5. Nous autres et eux autres
III. CONSCIENCE HISTORIQUE
1. Représentation de l'histoire
2. L'histoire « à nous autres »
a) Le travail
b) Les univers significatifs hors travail
3. L'évolution de la société québécoise
4. Une structure cognitive de la représentation de l'histoire
IV. LE VÉCU
1. Le projet de société
2. Situation personnelle
3. Type d'action

Introduction

Le projet d'analyse d'histoires de vie, dont le présent texte constitue une illustration, est une tentative de compréhension des mutations récentes de la société québécoise à partir de l'expérience subjective des acteurs sociaux. La volonté de procéder à une connaissance objective du vécu, de l'expérience individuelle, devrait en outre déboucher sur une nouvelle définition des classes sociales en tant que réalités culturelles. En réaction à la sociologie dominante qui « se veut en rupture par rapport au vécu et soucieuse de la construction de l'objet » [1], le paradigme scientifique que l'on tente ainsi de mettre en place a comme point de départ essentiel cette connaissance de l'individuel :

« L'objectif des sciences humaines n'est pas de superposer au vécu des constructions qui le remplaceraient mais d'en rendre compte dans des interprétations qui ne le dépassent qu'en l'assumant. » [2]

La connaissance du fait individuel est donc considérée, en dernier ressort, comme une méthode de connaissance de la société globale. Mais ceci, à condition que soit d'abord reconnu au fait individuel un plein statut d'objet.

Dans les sciences de l'homme cependant, la connaissance de l'individuel est récusée comme un irréductible, un résidu qui ne peut être appréhendé que par l'expérience intuitive.

« Le statut d'une connaissance de l'individuel est certes la difficulté majeure d'une épistémologie des sciences humaines. Mais ce n'est pas en niant systématiquement sa possibilité, ni en refusant toute consistance objective à l'individu, que l'on peut résoudre le problème. À première vue, nous nous trouvons enfermés dans un dilemme : ou il y a connaissance de l'individuel mais elle n'est pas scientifique - ou bien il y a science du fait humain mais elle n'atteint pas l'individu. » [3]

La littérature anthropologique classique fournit déjà quelques tentatives de conceptualisation du fait individuel comme fait scientifique : le fait social total de Mauss et la personnalité de base de Kardiner principalement. À propos de ce dernier concept, Granger montre la possibilité dé traitement spécifique de l'individuel lorsqu'on l'utilise à titre de paradigme pour l'élaboration d'une structure.

« Le schéma positiviste traditionnel, pour autant qu'il admet une connaissance de l'individuel, suppose immédiatement qu'elle doit partir d'une science du général. L'anthropologie psychanalytique propose au contraire une explication des structures sociales par la connaissance de l'individuel. Mais cet individuel se trouve dépouillé de son caractère essentiel de déviant ; il est visé au contraire comme paradigme. Plus exactement, l'anthropologue cherche à dégager du cas une structure typique, qui serait comme la forme encore vide de l'individuel. » [4]

L'analyse des autobiographies permettrait ainsi une connaissance originale, pour autant que le récit n'est pas abordé ni comme un ensemble d'indicateurs de faits sociaux globaux, ni comme la description d'un cas déviant par rapport à des lois générales, mais, selon la visée paradigmatique dont parle Granger, comme la manifestation d'une structure typique dont les traits généraux ne peuvent être posés à priori.

Il ne s'agit évidemment pas de reprendre le concept de personnalité de base et la théorie psychanalytique qui le sous-tend mais uniquement la visée paradigmatique qu'il permet d'expliciter. Selon la distinction de Pariente [5], il s'agit de passer d'une pensée par système - qui, procédant d'une logique classificatoire, tente de situer le cas observé dans une classe plus générale, construite antérieurement - à une pensée par modèle, qui consiste à élaborer pour chaque cas le modèle adéquat.

Une discussion épistémologique plus approfondie du concept de modèle et de son adéquation au type de démarche mise en oeuvre dans l'analyse des histoires de vie serait prématurée, puisque cette démarche est encore en construction. On comprendra mieux l'intention de celle-ci par référence à l'oeuvre célèbre d'Albert Memmi, par rapport à laquelle nos analyses présentent une analogie certaine. Comment l'auteur a-t-il procédé pour en arriver à cette construction de la relation colonisateur - colonisé, où les peuples colonisés se sont reconnus et qui annonçait, dès 1956, comme un constat objectif, l'éclatement nécessaire de la relation coloniale ? Tout simplement en revenant sur sa propre expérience, essayant de la comprendre et de l'expliquer par la construction d'un système d'intelligibilité. Memmi a voulu prendre le vécu comme objet, en y accordant toute sa valeur. Dans sa préface à l'édition de 1966, il déplorera le fait que « l'importance, la richesse irremplaçable de l'expérience vécue » [6], qu'avait voulu montrer son livre, ait été oubliée devant la valeur prédictive de son oeuvre qui lui assurait une existence dépassant ses propres intentions initiales.

« Car je veux continuer à penser, malgré tout, que ce qui fait le prix de cette entreprise, à mes yeux tout au moins, c'est sa modestie, sa particularité originale. De sorte que rien dans ce texte n'est inventé ni supposé, ou même extrapolé hasardeusement. Il s'agit toujours d'une expérience, mise en forme et stylisée, mais toujours sous-jacente à chaque phrase. Et si j'ai consenti finalement à cette allure générale qu'elle a fini par prendre, c'est précisément parce que je sais que je pourrais, à toute ligne, à chaque mot, faire correspondre des faits multiples et parfaitement concrets. » [7]

Il reste cependant que la mise en forme d'une expérience qu'a osé faire Memmi ne fut possible que parce qu'il disposait d'un outillage intellectuel fourni par la culture savante à laquelle il a tôt participé. Dans le cas des histoires de vie, la construction d'une intelligibilité analogue est rendue doublement difficile : par le fait que le vécu doit d'abord être approprié par l'analyste, qui seul possède l'outillage savant - et l'intention cognitive - nécessaire à la mise en forme ; et par les limites d'un récit recueilli dans un temps et un lieu particuliers. Le récit autobiographique n'est peut-être alors qu'un canevas de base sur lequel l'interprète devra nécessairement broder en puisant aux ressources de son propre vécu.

Cette subjectivité de la démarche, qui redouble celle de l'objet, ne conduit pas nécessairement à une impasse. Si on admet que dans la pensée par modèle la théorie consiste dans l'ensemble des règles qui permettent de construire le modèle [8], on peut supposer que l'analyse méthodologique des opérations implicitement mises en oeuvre pour l'appréhension et la construction de différentes expériences individuelles devrait permettre d'objectiver la théorie qui peut rendre compte de chacune dans sa spécificité.

Mais cet objectif ne constitue encore qu'une prochaine étape de la recherche. Le texte qui suit demeure une tentative d'interprétation de l'expérience vécue, où la seule contrainte imposée a priori au matériel se ramène aux quatre dimensions selon lesquelles le récit est abordé. On peut toutefois déjà souligner que les trois premières de ces dimensions (mobilité, catégorisation sociale, conscience historique) correspondent à trois modes de définition de l'identité personnelle, en même temps qu'à trois modèles d'analyse de la société globale, la quatrième, le vécu - qui fait appel à la pensée par système - ayant le statut d'un résidu.

I. MOBILITÉ

1. Comment on devient et on reste toute sa vie,
ouvrier dans le textile

Lorsqu'on analyse l'itinéraire occupationnel d'un ouvrier, on peut s'attendre à constater le passage successif à plusieurs types d'emploi, par une recherche consciente d'une meilleure situation de vie (revenus, conditions de travail, prestige, etc.). Dans ce cas-ci, à l'inverse, notre informateur, un ouvrier du textile âgé de quarante-huit ans, occupera toute sa vie le même emploi - sauf au tout début de sa carrière. À priori, ce phénomène de non-mobilité occupationnelle semble étrange mais il doit s'expliquer. Il s'agit de comprendre, en récapitulant l'expérience de notre informateur et la représentation qu'il en exprime, un tel comportement occupationnel.

Né dans une famille agricole d'une région périphérique du Québec (Cantons de l'Est) où l'agriculture traditionnelle devient vite, par suite de la crise économique et du développement industriel, insuffisante, notre informateur ira travailler dès l'âge de quatorze ans, comme il était de règle, chez les cultivateurs avoisinants ou comme bûcheron. Donc, il n'aura qu'une instruction vraiment primaire. Les revenus de ce travail vont grossir le portefeuille familial. Lorsque le père, constatant qu'il est impossible d'arriver à joindre les deux bouts, décide d'aller tenter sa chance dans la grande ville la plus proche, en l'occurrence Sherbrooke, notre informateur suit la famille. Là, ce n'est pas le travail qui manque car la guerre a commencé à produire ses effets sur le développement industriel.

La famille a donc accompli le processus, relativement fréquent même en 1940, de passage d'une agriculture insuffisante à la participation à la nouvelle masse urbaine ouvrière :

« [Le père] il avait de la misère à arriver. Ça fait qu'il a vendu sa terre, et puis il a travaillé à la journée, il a travaillé dans le bois. Après ça il est venu en ville. [...] Et puis, une manufacture de fer, ça le maganait trop... la poussière. Ça fait qu'il a abandonné et qu'il a travaillé sur la construction. il est mort jeune, il avait juste soixante ans, mon père. » (3) [9]

« ... il a gagné sa vie, comme on dit, de peine et de misère. » (1)

Notre informateur pour sa part arrive en ville à dix-huit ans. Il se trouve du travail facilement.

« Ouais ! J'ai arrivé ici le 1er septembre moi, puis je me suis placé à la shop, le 27 septembre. J'ai toujours travaillé à la manufacture, après, toujours. Jamais... On a déménagé en '41, le 1er septembre, la fête du Travail. » (3)

L'important, pour l'informateur, c'est de trouver du travail qui lui fournisse un certain revenu. Il ne choisit pas son occupation, il essaie de se trouver une place quelque part dans le système économique. L'expression « se placer » qu'il utilise à quelques reprises, indique bien cette représentation. Avec peu d'instruction, sans métier ou habileté particulière, le choix occupationnel ne lui est pas possible. C'est le système économique qui le choisit. Pourquoi sa famille est-elle allée à Sherbrooke ? Sans doute, peut dire le sociologue, parce qu'elle était attirée par l'appel du développement industriel qui réclamait des bras. Ce modèle d'interprétation n'est cependant pas celui de notre informateur. Il interprète cette expérience comme une question de « chance ». (Nous reviendrons plus loin sur cette représentation.)

Une fois entré dans la manufacture de textiles, notre informateur y restera toute sa vie : c'est ce qu'il nous faut maintenant tenter de comprendre.

Remarquons tout d'abord que sa nouvelle occupation lui apparaît, à ses débuts, comme une nette amélioration de sa condition. Il gagne $0.21 de l'heure et le travail est moins dur physiquement que celui de journalier agricole.

« Je trouvais que je ne travaillais pas fort au prix que quand j'ai travaillé dans le bois, pour cet ouvrage-là, comme on dit, pour les habitants [...] Tu sais, dans le fond, j'étais habitué sur les terres, je travaillais d'une clarté à l'autre. Je trouvais que je faisais des gros salaires tu sais, pour dans ce temps-là. » (4-5)

Il ne songe donc aucunement à « déserter » comme il l'a fait quand l'armée le convoque ; sans hésitation il affirme :

« J'aurais déserté [si je n'avais pas eu la dispense]. J'haïssais bien trop ça, j'aurais pas resté là. » (6)

Quelques années après, en 1946, il se marie. Il élèvera une famille nombreuse : huit enfants. Bientôt il réalise que les revenus tirés de son travail sont insuffisants pour assurer les besoins essentiels de cette famille. Au lieu d'essayer de trouver un travail plus payant, il se prend des « side lines » tout en conservant sa « job steady ».

« ... je faisais toutes sortes d'ouvrages. J'ai lavé des planchers, j'ai travaillé dans une salle de quilles, j'ai runné un camion de La Tribune. J'ai fait toutes sortes de jobs. J'ai travaillé... j'ai été faire les foins sur les habitants durant mes vacances. » (26)

Puisqu'il élève une grosse famille, il n'est pas non plus question que sa femme travaille pour apporter un revenu d'appoint au ménage. Il est visiblement fier de dire : « Moi ma femme n'a jamais travaillé, tu sais. » (30)

Par ailleurs, il a déjà pensé à changer de travail, mais après une évaluation de ses capacités physiques, il considère que cela n'était pas possible.

« Si j'avais eu plus de capacités, moi, être plus gros, j'aurais laissé ça là. Parce que ça aurait été... admettons que j'aurais été capable de faire... travailler sur la construction et puis tout ça. Ça aurait été bien meilleur pour ma santé. Et puis, bien moins dur pour mes nerfs. » (24-25)

La possibilité de changer de travail étant rejetée, le défi, c'est de conserver sa « job », même au prix d'une santé qui s'amoindrit par suite des exigences du travail en usine où on élève constamment les quotas de production et de rendement, et malgré les menaces d'un rival sérieux, la machine.

« Si un gars ne donne pas de production, donne pas de rendement, ils ne le garderont pas, aujourd'hui là... » (24)

« Ça, quand ils changent de machinerie, c'est pas pour mettre du monde. C'est pour mettre plus de production, pour enlever du monde. Parce que si c'était pour mettre du monde, ils changeraient pas de machinerie. » (1)

Il y a quelques années, l'informateur a pensé laisser tomber son poste, sur le « shift » du soir, qui lui donne un meilleur salaire et où le travail est plus intéressant - même si « c'est pas un shift intéressant » vu que les conditions de travail sont plus dures en soirée, à cause de la chaleur et de l'humidité.

« En allant de jour, j'aurais perdu ma position que j'ai là et puis j'aurais baissé de salaire et pas un si bel ouvrage. » (11)

La seule tentative de mobilité qu'il ait sérieusement envisagée en était donc une de mobilité descendante, à l'intérieur de la même entreprise. La raison en était l'introduction d'une nouvelle machinerie.

« J'en faisais une dépression à force que ça m'énervait [...] Ça se runnait pas pantoute pantoute. Et puis, de jour, ils étaient toujours trois, quatre pour essayer de faire la job ; moi j'étais tout seul sur mon shift. » (25)

Un soir sa décision est prise :

« Le super arrive à minuit moins dix ; j'étais prêt à partir. J'ai dit : 'Votre job je la fais plus, je suis plus capable.' Et puis il y avait des ouvertures de jour ; j'ai dit : 'Je vais travailler de jour.' Je perdais cette job là mais plutôt que de me faire mourir complètement... » (25)

Mais même ce type de mobilité lui est refusé : on lui donne une garantie de bonus et seulement trois machines plutôt que six à « runner ». Parce que la machine a besoin de lui.

« Il voulait pas, personne voulait la faire cette job là et puis elle se faisait pas, ça allait trop mal. [...] Ils voulaient pas que je laisse l'ouvrage, hein ! Ils auraient pas eu personne, il aurait fallu qu'il les laissent arrêter [les machines]. Ça se faisait pas, ça allait trop mal. 1) (25)

L'informateur ne conclut pas de cette expérience à la valeur irremplaçable de sa capacité spécifique de travail. Tout au contraire, elle viendrait renforcer son sentiment d'être prisonnier d'une condition socio-économique d'où il ne peut espérer sortir. À quoi bon changer de travail pour retrouver un emploi équivalent ?

« C'est partout. On parle avec des gens dans n'importe quel métier. C'est rendu tout partout pareil. Ça fait qu'un métier ou l'autre aujourd'hui, il faut... Si une personne n'est pas capable de donner du rendement, ils ne la gardent pas. » (23)

L'informateur réalise clairement l'exploitation qu'il subit. Par contre, garder le même travail signifie qu'on aura bientôt droit à de meilleures conditions.

« On est pas mal mieux qu'on était voilà quinze ans. Mais pour exploiter, c'est la compagnie la pire au Canada. » (23)

« On est bien. On est pas mal mieux qu'au prix que quand j'ai commencé à la shop. » (39)

Finalement, il accepte le jeu proposé par le système économique car il veut « gagner sa vie », et la seule façon, c'est par le travail qui permet d'apporter les revenus nécessaires à l'existence :

« Comment que la compagnie, on parle pour parler, que la compagnie fait de mille piastres, et de mille piastres, mais... il faut dire qu'on gagne notre vie avec eux autres. Tu sais, jusqu'à un certain point, il faut pas les blâmer. S'ils faisaient pas de profits, ils pourraient pas nous faire travailler. » (29)

L'argument final est posé. En acceptant le jeu proposé par le système économique (où tout ce que l'on mise est sa santé et sa force physique), on détient une « chance » de « gagner sa vie ».

Pourquoi en somme notre informateur, une fois entré dans la manufacture de textiles, y est-il resté toute sa vie ? La réponse est maintenant très simple : c'est parce que l'ouvrier a été chanceux d'avoir la santé, de n'être pas « slaqué » et de travailler dans une manufacture qui n'a pas fermé ses portes. Tirer le meilleur parti de la situation socio-économique signifie, pour ce travailleur, se trouver au plus vite un emploi et ne pas le perdre, de façon à assurer la survivance de la famille.

2. Le choix occupationnel : une question de chance

Nous venons de voir que l'informateur ne choisit pas son occupation. Sans compétence, sans instruction, il est choisi par le système de production. Dans ces circonstances, il réalise que la véritable mobilité occupationnelle, ce n'est pas pour lui ; tout au plus, cette mobilité serait horizontale et non verticale, i.e. qu'il pourrait toujours changer d'occupation mais il ne trouverait qu'une occupation équivalente :

« C'est partout. On parle avec des gens dans n'importe quel métier, C'est rendu tout partout pareil. Ça fait qu'un métier ou l'autre aujourd'hui, il faut... Si une personne n'est pas capable de donner du rendement, ils ne la gardent pas. » (23)

La dernière proposition indique bien cette attitude de dépendance à l'égard de l'emploi. Notre informateur réalise aussi que, s'il ne peut pas participer au processus véritable de mobilité, la barrière, c'est l'instruction :

« Ensuite... si un gars a de l'instruction un peu avec ses deux langues, il ne travaillera pas là. il va aller ailleurs pour essayer d'avoir mieux. Il aura pas de misère à avoir mieux. » (24)

Il ne reste alors à l'informateur, pour interpréter sa propre expérience, que la notion de « chance » :

« ... chanceux d'avoir une grosse santé. » (23) « J'ai été chanceux d'avoir de la santé... » (26)

À son travail, dans le jeu contre la machine, l'ouvrier est responsable du gain ou de l'échec qui dépend de sa propre habileté :

« Nous autres, c'est pas forçant, c'est plutôt la vitesse... comme on dit, c'est quasiment une routine puis le tour de prendre notre ouvrage. Et puis il faut s'organiser pour se sauver de l'ouvrage. Tant qu'on peut. Tu sais, il faut jouer avec notre job. Et quand t'es habitué et qu'on connaît tout, bien on a bien moins de misère qu'un jeune parce qu'on sait jouer nos cartes. » (22)

Mais dans le « jeu » de l'emploi, la seule carte qu'il peut jouer, c'est celle de sa propre capacité physique dépendant de sa santé.

Il échange sa santé contre un maigre salaire qui lui permettra de « gagner sa vie ». On voit le lien, au niveau des indicateurs linguistiques, entre « gagner sa vie », qui fait appel à la notion de jeu, et l'idée de chance : on est chanceux de gagner. De l'autre côté, l'employeur a le reste des cartes ; il peut jouer sur les salaires, l'évaluation de la valeur du travail, les conditions de travail, etc. :

« ... mais la compagnie, nous autres, de la manière qu'ils comptent, qu'ils jouent leurs cartes. Nos jobs sont plus hautes qu'en réalité qu'ils nous disent. » (21)

Le schéma représentatif de la « chance » devient alors chez notre informateur une sorte de mode général de lecture du monde. Il l'utilise abondamment pour se représenter diverses situations. Par exemple, il dira de ceux qui se faisaient instruire à son époque :

« On les trouvait chanceux. On disait : sont chanceux [...] Moi, comme je dis, je disais : ils sont chanceux. » (17)

ou encore, vis-à-vis l'instruction :

« Ça fait qu'on n'avait pas la chance de se faire instruire bien, bien, comme nos jeunes aujourd'hui. [...] Ensuite, ils [ses enfants] ont eu bien plus la chance de se faire instruire que moi j'ai eu la chance. » (17)

ou bien, vis-à-vis la situation de sa famille :

« Nous autres, on a été chanceux. Pour ça, on a pas de gros problèmes comme on dit Je te dis qu'on est chanceux à côté des familles... » (53)

La chance, tout comme la santé, constitue une priorité individuelle, un « atout » propre à l'individu. Alors, la réussite occupationnelle serait d'abord individuelle. Si on obtient et réussit à garder un emploi, c'est à cause de ses qualités personnelles, la chance en étant une des principales. Ainsi, parlant des difficultés qu'il a subies, l'informateur ne met pas la faute sur le système économique mais sur lui-même :

« J'ai eu assez de misère parce que je n'étais pas gros. » (2)

La même vision du monde, où l'individu est d'abord en cause, sert à se représenter la situation de son groupe d'appartenance :

« Non, on a gagné $0.02 de l'heure de plus pour cinq mois de grève Mais ça, c'est un peu de la faute de l'ouvrier. Si l'ouvrier était resté à l'ouvrage et... toffer là, on aurait eu plus, et on aurait pas fait de grève. Mais il y en a toujours une gang qui aiment ça, pas travailler et puis... » (29)

Nous serions alors en présence d'une curieuse contradiction dans la conscience de sa situation chez notre informateur. D'un côté, il est entièrement au service du système de production qui ne lui laisse pas de choix : ce sont les exigences de la production qui créent et maintiennent son emploi, ses conditions de travail, etc. De l'autre côté, si notre informateur a obtenu un emploi, comme il ne peut pas l'imputer à son instruction, c'est à cause de la chance, une autre propriété. individuelle. S'il réussit à conserver son emploi, c'est à cause de sa santé. S'il réussit à faire vivre sa famille, c'est qu'il n'a pas eu peur de travailler beaucoup en prenant des « side-lines ».

Comment interpréter cette distorsion dans la conscience de notre informateur ? L'explication devenue classique est celle de la participation des ouvriers à l'idéologie dominante qui est de type capitaliste, libérale, axée sur la liberté individuelle, la réussite personnelle, la propriété privée. Selon cette interprétation, la participation de notre informateur à l'univers de signification proposé par cette idéologie aurait pour effet de masquer les conditions réelles d'existence de lui-même et de ses semblables.

Cette interprétation est séduisante par sa logique, sa cohérence, et son caractère d'évidence. D'autant plus qu'elle n'a pas été utilisée ici comme un cadre pré-construit ; elle s'est imposée au terme d'un cheminement différent ; considérant d'abord l'expérience objective de l'informateur puis la représentation qu'il s'en donne, on est amené à constater une sorte d'inversion entre sa perception de sa situation objective et la signification qu'il lui donne. (Je ne cache pas l'effet de surprise que j'ai ressenti en considérant l'aboutissement de cette analyse où une telle interprétation apparaît comme une nécessité.)

Mais cette explication laisse insatisfait parce qu'elle est trop commode et incomplètement explicative : si on fait appel à l'explication par l'aliénation dans l'idéologie dominante, il faut démontrer par quel mécanisme se produit cette inversion.

Reprenons plutôt l'explication que l'ouvrier donne de sa mobilité. Retrouvons-nous ici la notion de la réussite personnelle grâce aux dons naturels et au mérite personnel ? L'explication donnée met en jeu deux notions : la santé et la chance, deux propriétés individuelles, avons-nous dit. Mais a mieux y regarder, l'individu qu'elles concernent n'est pas l'individu libéral. La santé ne réfère qu'à l'individualité biologique ; quant à la chance, c'est un attribut qui s'applique à l'individu mais dont la nature même concerne un agrégat d'individus. Être chanceux signifie en effet : obtenir, par un jeu de causes inconnues, un sort meilleur que la majorité des éléments de l'agrégat d'individus (biologiques) dont on fait partie. La notion de chance, si importante dans le système d'explication de l'informateur, exprimerait donc très exactement, quoique de façon non conceptualisée, ce que nous pouvons appeler les conditions objectives d'existence de notre informateur. Ce sont les exigences de la production qui maintiennent son emploi et cela l'informateur le sait très bien, même si ce savoir n'est pas réflexif. Par contre, l'informateur sait également très bien que si le système a besoin de bras, ce ne sont pas nécessairement les siens, puisqu'en regard du système il n'est qu'un individu indifférent, un numéro. Quels facteurs peuvent expliquer que ce soit lui qui ait cette « job steady » ? Certainement pas le mérite personnel ou les dons naturels mais un attribut de son individualité biologique : la santé, un jeu de causes inconnues et incontrôlables : la chance.

Notons finalement, à l'appui de cette démonstration, que l'informateur se reconnaît un mérite personnel au niveau de son appartenance à la société de consommation mais aucunement dans sa participation au système de production : le char « c'est nous autres qui l'a gagné, qui a travaillé pour ça » (33) ; par contre, à aucun moment il n'affirme : « ma job, je l'ai gagnée, elle m'appartient ». Paradoxalement, s'il y a aliénation par l'idéologie dominante, c'est à ce point précis qu'il faut la situer. Elle consisterait tout simplement à considérer comme normal, naturel qu'un travailleur ne soit pas propriétaire de son travail. Mais nous n'avons aucune indication qui nous permette d'affirmer qu'il en est bien ainsi : l'informateur constate simplement que les choses fonctionnent de cette façon, il n'affirme pas que ce soit normal.

3. La mobilité intergénérationnelle

Situant sa propre expérience à la suite de son père, l'ouvrier considère une sorte de continuité qui semble lui faire dire que, s'il n'a pas fait mieux, il n'a pas fait pire :

« ... puis il [son père] a gagné sa vie de peine et de misère. » (1)

« ... souvent, je faisais deux jobs pour ... j'ai huit enfants. J'en ai arraché. » (26)

Ainsi, il aura fait aussi bien que son père : pauvre et honnête :

« Comment ce qu'on est pauvre, si on est honnête, on passe toujours au travers. (1)

Mon père était de même, il a toujours été honnête, il a toujours été pauvre mais il a toujours été honnête. » (47)

Quant aux enfants de l'informateur, son récit indique qu'ils ont reçu une instruction moyenne, c'est-à-dire l'équivalent du cours secondaire ; un seul, une fille, aura l'équivalent du cours collégial, étant professeur, probablement au primaire ou au secondaire.

« Ouais, ils sont tous assez bien instruits, ils sont tous assez bien placés. Bien, j'en ai encore deux, trois aux études par exemple. » (26)

« Bien, j'en ai une qui est professeur, les autres travaillent dans des bureaux. Ils travaillent pour le gouvernement [...] Mon garçon, le plus vieux, il a pris le cours de soudure, il a jamais pu se placer [...] Aujourd'hui, il travaille pour le gouvernement au contraire de ce qu'il a appris. [...] Puis j'en ai un dans l'armée pour... il est dans l'armée pour cinq ans pour finir d'apprendre son métier. Il avait pas d'ouverture, il avait rien. » (32)

Même s'il considère que l'instruction est devenue un facteur important dans l'obtention d'un emploi, l'informateur est confronté avec l'expérience contradictoire de son fils qui, malgré un certain niveau d'instruction, obtient un emploi autre que celui pour lequel il avait étudié :

« ... il travaille pour le gouvernement au contraire de ce qu'il a appris. Il a été vraiment chanceux. [...] Tu sais, c'est pas par son instruction qu'il s'est placé, c'est par la chance Il est vraiment chanceux et puis je suis content pour lui. » (32)

Devant une telle observation de l'expérience de son fils, notre informateur est amené à considérer que la « chance » est encore importante. Ainsi, son schème de vision du monde basé sur la chance se trouve du même coup renforcé. Il n'est pas, alors, surprenant de le voir conclure :

« Il faut vraiment que le jeune soit chanceux pour avoir une bonne position. » (31)

Mais la contradiction existe. En effet, d'un côté, étant donné l'expérience de son fils, il réalise que la chance explique encore la réussite dans la recherche d'un emploi. De l'autre, il réalise que les employeurs, du moins dans le domaine du travail industriel, embauchent des individus déjà formés. Cette constatation de l'évolution de l'emploi le frappe beaucoup :

« Aujourd'hui, il n'y a pas un employeur qui prend des apprentis. » (32)

« ... que voulez-vous qu'ils fassent, quelle sorte d'école. Ils ne prennent plus d'apprentis nulle part. Et puis, il a pas d'avenir, il peut pas apprendre. lis prennent tout du monde de métier. » (31)

L'importance reconnue à l'instruction n'est donc pas suffisante pour modifier chez l'informateur sa conception de la mobilité sociale telle qu'il la transmet à ses enfants. Si ceux-ci n'accèdent pas aux études supérieures, on peut facilement interpréter ce phénomène par des variables comme les revenus des parents et la classe socio-économique : les enfants veulent très tôt acquérir leur autonomie car l'aisance de la famille est très faible. Mais l'éducation familiale transmet un ensemble de valeurs qui les orientent aussi dans cette voie, par exemple la valorisation du travail, perçu davantage dans sa valeur instrumentale (se procurer des biens économiques) que dans sa valeur intrinsèque (accomplissement personnel) :

« Tu sais dans le fond... et puis, je les ai tous habitué de travailler assez jeunes aussi, gagner quelques cents, jeunes. Parce que moi, je dis que quand un jeune ne sait pas comment ça se gagne de l'argent, et bien, il en demande, il pense que... Ils ont tous travaillé assez jeunes ; quand ils avaient besoin de quelque chose, et bien, vas te l'acheter, c'est ton argent. C'est -là qu'ils voient quand tu as dix piastres ce que tu peux avoir avec dix piastres, Ça les habitue à... » (47)

Membre d'une classe défavorisée dans la société, notre informateur transmet ainsi à ses enfants un ensemble de valeurs issues de son expérience dans un tel milieu qui feront que ses enfants resteront à un niveau équivalent ou peut-être supérieur. S'ils ont des emplois meilleurs, des conditions de vie plus faciles, ce ne sera pas tant à cause d'un processus senti, voulu, de mobilité intergénérationnelle, mais à cause de l'évolution structurelle de la société québécoise : accessibilité à l'instruction, amélioration générale du niveau de vie et des conditions d'existence.

II. CATÉGORISATION SOCIALE

La représentation de la société comme un ensemble composé de groupes différenciés ne semble pas être une préoccupation majeure chez cet ouvrier du textile de Sherbrooke. Nous ne sommes pas en présence de systèmes de catégorisation explicitement définis. Mais une analyse attentive de son discours nous révèle l'existence d'une catégorisation implicite très précise que l'informateur utilise principalement pour décrire l'évolution de la société québécoise et se situer lui-même dans cette société.

L'analyse proposée ici a nécessité une patiente démarche de décodage par des lectures répétées du discours de l'informateur. Elle parvient à une bonne saisie du sens mais qui débouche, pour le moment, sur une trop simple analyse descriptive, sur une première intelligibilité phénoménologique, mais qui suggère déjà une sorte d'intelligibilité possible des mutations culturelles et des classes sociales, par une construction qui dépasserait et le discours d'un ouvrier et le discours de l'intellectuel sur l'expérience de celui-ci, en les réunissant dans un mouvement d'intellection globale.

Cette orientation de recherche suppose que le sens que l'acteur social donne à son expérience soit considéré comme une réalité totalement significative et non facilement réductible à des mécanismes comme celui de la « fausse conscience » car, si elle existe chez un tel ouvrier, rien ne nous permet de croire qu'elle n'existe pas aussi chez l'interprète. L'analyse portera donc sur la reconstruction fidèle du discours de l'informateur à propos des catégories sociales, la lecture de la situation et la construction qu'il s'en donne étant essentielles dans la démarche, elle-même encore en construction.

1. L'homogénéité de la société québécoise d'avant

Pour des fins qui semblent autant discursives (effet du contexte interactionnel où l'informateur veut bien situer ses propos vis-à-vis de l'interviewer) que proprement représentationnelles (mécanisme particulier de la conscience historique), notre informateur distingue la société québécoise d'avant et la société québécoise d'aujourd'hui.

La société québécoise d'avant, c'est celle qui dure jusqu'après quelques années succédant à la seconde guerre mondiale. Entre la société québécoise de jadis et l'actuelle, l'évolution des catégories sociales est, pour lui, une donnée importante qui lui permet de se représenter et de mesurer l'évolution de la société québécoise.

Le premier trait dominant de la construction du système de catégories sociales dans la société québécoise d'avant est la représentation, largement exprimée, de l'homogénéité de cette société. Il y avait une sorte d'égalité des individus qui résultait du fait que chacun devait travailler fort pour réussir à vivre :

« Et puis, dans c'temps-là, c'était dur pour tout le monde, parce que c'était tout pareil. » (2)

L'homogénéité de cette société reposait aussi sur une grande uniformité et généralité des comportements. Les modèles culturels étaient largement reconnus et respectés.

« Dans ce temps-là, nos parents c'était une couleur, hein c'était tout pareil dans ce temps-là. Mon père était conservateur, lui. » (10)

« Oui, et puis à la fin de semaine, je donnais mon salaire à mon père parce qu'on donnait ça à nos parents dans c'temps-là. C'était tout pareil. » (2)

« On était à pied, on marchait. Quand j'ai sorti avec elle, bien, on était à pied, c'était...

On était tous pareil, à pied ou en bicycle. » (12)

Notre informateur S'explique toutefois cette grande homogénéité de la société québécoise du temps. Elle résultait du faible pouvoir économique de la plupart des membres de cette société qui créait une sorte d'égalité dans la pauvreté :

« Mais, dans le fond, c'était pas pire qu'aujourd'hui ; en fait, on se contentait de peu parce que tout le monde avait peu. » (15)

Cependant, l'informateur réalise que cette homogénéité pouvait venir d'une autre variable, le milieu, son observation et sa généralisation se fondant finalement sur une partie de société, d'ailleurs relativement importante à l'époque de son enfance et de sa jeunesse, soit le milieu rural :

« Nous autres, en campagne, c'était tout pareil le monde. » (17)

Finalement, il reviendra au critère économique, la possession d'argent lui apparaissant la variable explicative essentielle de cette homogénéité de la société québécoise d'avant :

« Mais c'était tout le monde pareil, le monde... le monde avait pas d'argent. » (43)

Après une première lecture de la réalité où l'homogénéité de la société québécoise d'avant est présentée comme trait dominant, notre informateur réajuste son observation en distinguant des catégories sociales propres à cette société qui font intervenir deux critères de classification : la possession d'argent ; les qualités morales.

Le critère de la possession d'argent donne lieu à une catégorisation dichotomique : ceux qui en avaient : une minorité ; ceux qui n'en avaient pas : la majorité :

« ... quand j'étais jeune, ceux qui allaient au séminaire, et ces places-là, nous autres dans notre idée, c'était du monde qui avait de l'argent. » (17)

« Ceux qui avaient une machine pour nous autres, c'était un homme qui avait de l'argent, une personne qui avait une machine. » (18)

Notons que l'informateur, en utilisant des expressions comme « nous autres dans notre idée » et « pour nous autres », exprime une représentation personnelle du monde où l'argent est le médiateur essentiel entre un besoin et sa satisfaction. Tout se passe comme s'il sentait confusément que sa situation de pauvre l'amenait à voir les choses d'une certaine manière, quoiqu'il réalise maintenant que ces gens qui allaient aux études ou s'achetaient des automobiles n'avaient peut-être pas nécessairement d'argent, mais il indique qu'à ce moment, il le croyait.

Le critère des qualités morales donne lieu à une catégorisation polytomique, encore valable aujourd'hui, qui peut facilement se ramener à une dichotomie : le bon monde et le mauvais (les « chétis »).

« Il y a toujours eu toutes sortes de monde, depuis cent ans, comme il y en a aujourd'hui [...] Mais il y avait du monde, moi je dis 'chétis', dans ce temps-là pareil comme il y en a aujourd'hui. » (44)

2. Les catégories sociales dans la société québécoise actuelle

L'évolution qu'a connue la société québécoise d'hier a fait éclater cette homogénéité caractéristique, semble dire notre informateur. Pour rendre compte de ces nouvelles différenciations qui s'établissent entre les individus, il utilisera plusieurs critères de catégorisation qui ont toutefois une inspiration commune : ils concernent des indicateurs de position socio-économique des individus (qualité de l'emploi, aisance économique, travail, salaire). Les systèmes de catégorisation qui en résultent sont, soit tripolaires, soit dichotomiques.

Contrairement aux professionnels dont on a vu qu'ils sont très réticents à se catégoriser eux-mêmes [10], cet ouvrier du textile semble établir ces systèmes de catégorisation pour se classer lui-même. Mais, tout comme les professionnels, il tente de montrer qu'il se situe personnellement proche de la classe moyenne, s'il n'en fait pas déjà partie.

La qualité de l'emploi. Notre informateur définit un système de catégories sociales, selon la qualité de l'emploi, qui aboutit à une typologie tripolaire :

- ceux qui sont bien placés,
- ceux qui sont relativement bien placés (son cas),
- ceux qui sont mal placés (il y en aurait plusieurs).

« Il y en a des mieux placés que nous autres, mais il y en a en masse des pires aujourd'hui. » (13)

L'aisance économique. Selon ce critère, on peut également distinguer trois catégories :

- ceux qui sont à l'aise,
- lui-même et les équivalents,
- ceux qui sont pires que lui.

« Hé ! Il y en a qui sont plus à l'aise et puis il y en a qui sont pires, bien pires que je suis. Puis il y en a qui sont pires, parce que c'est un peu de leur faute. Tu sais, il y en a qui ont pas... ils font la vie trop grande. Il faut faire la vie selon ce qu'on a. Aujourd'hui, il y a bien du monde, tu sais, leur défaut, c'est qu'ils ont acheté... beaucoup trop. Toutes les ventes, et puis, ils achètent, ils achètent, et il vient un temps où ils sont pris. » (16)

Si on examine de près ce système de catégorisation, on constate qu'il est le résultat de la conjonction de deux facteurs distincts : la possession d'argent ; l'attitude vis-à-vis la consommation. Alors, la catégorie « ceux qui sont pires » peut regrouper des individus qui gagnent moins d'argent que lui mais aussi des individus qui ont des revenus plus élevés mais qui, par une mauvaise utilisation du crédit dans la consommation, se retrouvent dans une situation économique précaire.

Le travail. Le système de catégorisation selon le critère du travail repose également sur la conjonction de deux facteurs : la possibilité de se trouver du travail, la volonté de travailler. Théoriquement, quatre cas sont possibles mais il y en a un qui est logiquement impossible (ou encore notre informateur ne peut pas le concevoir comme possible étant donné les grandes facilités offertes à ceux qui ne veulent pas travailler) soit, ceux qui travaillent et ne veulent pas travailler. Le système est alors tripolaire :

- ceux qui travaillent,
- ceux qui ne travaillent pas faute de trouver un emploi,
- ceux qui ne travaillent pas parce qu'ils ne veulent pas travailler, aimant mieux vivre avec l'aide sociale ou l'assurance-chômage.

« Il y en a qui veulent pas travailler mais il y en a qui veulent aussi, qui voudraient travailler pis qui peuvent pas se placer nulle part. » (33b)

Le salaire. Notre informateur exprime un système de catégorisation connexe, à partir du salaire, qui serait constitué de trois classes :

- ceux qui ont des salaires déraisonnables (trop élevés),
- ceux qui ont des salaires raisonnables,
- ceux qui ont des salaires déraisonnables (trop bas).

Ces trois catégories peuvent, toutefois, se dichotomiser facilement : ceux qui ont des salaires raisonnables et ceux qui ont des salaires déraisonnables.

« Puis, si tout le monde retirait des salaires raisonnables, ça irait bien partout. » (34)

3. La société québécoise idéale : une seule classe

« Puis aujourd'hui, c'est ça qui est le défaut, ils en donnent trop au monde, et puis, il y a pas d'ouvrage pour les faire travailler [...] Moi, je dis, si le gouvernement aurait un système, sortirait un système pour faire travailler le monde, le monde retirerait des salaires raisonnables, ça irait bien partout. Parce que ça met trop le monde dans le vice, moi je dis. Et... comme l'aide sociale là. » (34)

À partir d'une telle représentation normative de la société et du rôle de ses membres, nous pouvons reconnaître chez notre informateur un projet virtuel de société sans classes ou, plus exactement, de société composée d'une seule classe de travailleurs, de « gens qui travaillent » en ayant des « salaires raisonnables », plus une petite classe marginale : ceux qui n'ont pas la santé pour travailler.

Ici, notre informateur se rapproche de l'idéal marxiste, à tout le moins d'un projet de société fortement socialiste. Mais avec une différence fondamentale : le projet marxiste repose sur une critique de l'exploitation du capital. Une telle conscience de l'exploitation du capital dont il est l'objet existe chez l'ouvrier du textile mais ce n'est pas selon cette dimension qu'il élabore la lecture critique à l'origine de son projet de société. Cette lecture se base plutôt sur une prise de conscience de l'injustice qu'il subit de la part de ceux qui ne veulent pas travailler.

Son projet de société sans classes repose sur deux prémisses essentielles : une critique de la société actuelle ; l'image de la société égalitaire de jadis.

« Ensuite, moi je dis que le monde... Il y a trop de monde qui veulent vivre aux dépens des autres, qui ne veulent pas travailler aujourd'hui. Le gouvernement est pris avec ça. Puis ceux qui travaillent paient pour ceux qui ne travaillent pas. » (19)

Il y a dans la conscience de l'ouvrier du textile une vision normative de la société : il faut que les membres de la société travaillent. C'est un fait indiscutable. Cela semble venir d'une observation de sa propre situation : on ne peut pas vivre sans travailler. Ainsi sa critique de la société actuelle fait abstraction de l'exploitation par le capital au profit de l'exploitation de ceux qui ne veulent pas travailler ; elle se fonde sur les deux catégories sociales fondamentales dans son expérience quotidienne : ceux qui travaillent pour vivre, ceux qui se font vivre sans travailler.

Le projet de société idéale repose aussi sur une représentation de la société de jadis où - nous l'avons vu - l'informateur mettait en évidence l'homogénéité des individus et l'uniformité des conduites. Dans la société québécoise d'hier, « tout le monde était pareil » dans leur égale participation à l'insécurité, dans leur difficulté de vivre, dans leur misère sociale et économique. Dans la société québécoise de demain, il faudrait que « tout le monde soit pareil », mais cette fois, dans leur égale participation au travail et au bien-être socio-économique.

Notre informateur n'est peut-être pas tellement conscient qu'il exprime un projet de société révolutionnaire. Il ne l'exprime pas moins car la construction proposée ici est en continuité avec son propre discours. De fait, nous serions en présence - si l'on peut dire - d'une sorte d'inconscience révolutionnaire qui se double pratiquement d'une conscience réactionnaire. Car, si l'ouvrier du textile se représente deux catégories sociales fondamentales, soit ceux qui travaillent pour vivre et ceux qui se font vivre sans travailler, il n'y a pas, dans sa conscience, la représentation d'une catégorie de ceux qui ne travaillent pas et ne se font pas vivre par les autres travailleurs, en ce sens qu'ils se font vivre par leurs capitaux. Peut-être que ces détenteurs de capitaux sont trop loin de sa vie, de son expérience quotidienne - lui-même étant très loin des postes de pouvoir - pour s'en faire une représentation nette et consciente.

4. Un ouvrier du textile dans la société

Jusqu'à maintenant, nous avons vu que l'informateur utilise différents systèmes de catégorisation sociale pour se donner une image de la société et finalement proposer une image idéale de la société anticipée. Il s'agit là d'un premier mode de catégorisation qui va d'une représentation globale de la société à l'évaluation de sa situation singulière. Mais il fait aussi la démarche inverse ; il part de la définition de sa situation singulière pour retrouver la société plus vaste par un ensemble de distinctions entre sa situation personnelle et celles des autres acteurs de la société. Même si, dans le premier mode de catégorisation, les systèmes élaborés servaient aussi à se définir lui-même, c'est, dans ce cas-ci, cette dernière préoccupation qui prédomine. Dans son univers du travail, l'informateur est un « travailleur » et un « ouvrier » ; par rapport à l'ensemble de la société, il est un « petit » et un « pauvre ».

Un travailleur. Notre informateur définit le « travailleur » en l'opposant aux « experts » des entreprises et aux dirigeants et propriétaires des compagnies qui embauchent les travailleurs.

« Ils [les compagnies] ont des experts à peu près sur toutes les matières pour exploiter le travailleur sur le salaire, dans n'importe quoi. » (23)

Un ouvrier. Par rapport aux syndicats, leurs dirigeants et agents, notre informateur se définit comme un « ouvrier ». Il se représente dans une situation d'exploitation, analogue à celle des « boss », de la part des dirigeants syndicaux :

« ... je suis pour ça le syndicat jusqu'à un certain point, mais aujourd'hui, le syndicat, c'est pas une aide à l'ouvrier, moi je dis. » (22)

« Les gars qui sont là, moi je dis qu'ils travaillent pour leur poche, qu'ils ne travaillent pas pour nous autres. [...] Je veux pas dire, c'est peut-être des meilleurs gens que moi, mais ils ont des gros salaires ces gars-là et puis c'est tout. Aujourd'hui, moi je dis que les... n'aident plus l'ouvrier. Ils regardent pour eux autres, pour avoir une position. » (27-28)

L'ouvrier se définirait aussi par sa participation à un certain style de vie propre, en concordance avec ses moyens économiques. À propos d'un projet d'habitation pour les ouvriers qui a échoué :

« ... ils auraient pu bâtir de quoi de plus bon, mais de plus simple, de quoi qui aurait été avec l'ouvrier. » (48)

Un petit. Notre informateur se définit comme un gagne-petit qui, comme ses semblables, fait vivre le système socio-politique :

« Les gouvernements, comme on dit, ils font pour le mieux. C'est pas rien qu'au gouvernement. Regardez dans les villes. Ça marche plus dans les villes, ils sont plus capables de s'administrer, rien marche à nulle part. Et puis, ils augmentent, et c'est encore le petit qui paie, [...] Mais le pauvre diable qui lui n'est pas capable de payer, [taxes de locataire], ils lui arrachent son pain de la bouche pour qu'il paie ça [...] C'est eux autres et pis... C'est arrangé, le gars qui gagne un petit salaire, eh bien, il paie. » (35)

Le « petit » est donc celui au nom de qui on prend des décisions à des instances supérieures : gouvernements municipaux ou provinciaux. Le « petit » est celui qui n'a pas de pouvoir politique mais qui y est soumis sans pratiquement aucun recours.

Un pauvre. « Moi, je n'ai rien, je suis bien pauvre. » (48)

Cette définition de soi de la part de l'ouvrier du textile est particulièrement intéressante. Elle confirme certaines recherches sur la culture de la pauvreté, notamment celle de Charles Côté sur les zones urbaines de la ville de Québec. Cette étude suggère que le pauvre et le riche se définissent différemment : le pauvre, par la non-possession des biens économiques - tel est bien le cas de l'ouvrier du textile - le riche, lui, par la possession des facteurs d'appropriation des biens économiques (instruction, relations sociales, etc.). [11]

En se définissant comme « pauvre » parce qu'il ne possède pas de biens économiques, l'informateur confirme cette définition de la pauvreté ; il ne participe pas à une conscience possible qui serait de se définir « pauvre » parce qu'on ne possède pas les facteurs d'appropriation des biens économiques.

Ces différentes définitions de soi sont construites, en somme, à partir de trois grandes dimensions de l'existence : le travail, le pouvoir et la possession des biens économiques. Selon le premier mode de catégorisation, qui va de la typologisation de la société à l'expérience personnelle, la construction permettait à l'informateur de se situer dans les classes intermédiaires, ce qui donnait une image moins sombre de sa position sociale que dans ce cas-ci où il part de son expérience pour retrouver la société. Il se présente maintenant comme un défavorisé, tant sur le plan du travail que du pouvoir et de la possession des biens économiques.

Nous commençons à peine à saisir l'espèce de dualité, de conflit dans la conscience de l'informateur au niveau de la catégorisation sociale. D'un point de vue objectif, celui de « l'autrui généralisé » en quelque sorte, analyse qui va de la société à son expérience, il perçoit que sa position dans les systèmes de catégorisation n'est pas la pire ; elle est dans la moyenne. D'un autre point de vue, beaucoup plus subjectif, où il met de côté le mode de construction des catégories sociales proposé par une certaine culture ou idéologie pour prendre son expérience comme point de départ, il est amené à exprimer la faiblesse de sa position selon différents critères de catégorisation : travail, pouvoir, possession.

Il faudrait aussi éclairer les rapports entre nos recherches sur la catégorisation sociale et la mobilité. Établissons une comparaison entre l'architecte A-3 et cet ouvrier du textile. [12] Tous les deux, selon le mode de catégorisation objectivé, tentent de définir leur appartenance à la classe moyenne mais, au niveau d'un second mode de catégorisation plus subjectif, ils s'écartent diamétralement : l'architecte a conscience d'avoir gravi une échelle sociale alors que l'ouvrier réalise la précarité de sa condition. Nous l'avons vu dans la section précédente, la mobilité sociale n'est pas permise dans son cas et il le sent très bien.

L'idée même d'échelle sociale n'existe pas chez l'ouvrier du textile. Il emploiera une seule fois la notion d'échelle mais elle a un usage tout autre : décrire les qualités morales des individus. De sorte qu'il y aurait une sorte de conscience qui est un produit social, un donné, ayant toutes les apparences de l'objectivité, qui sert de grille de lecture de sa situation mais qui peut être en contradiction avec une lecture plus subjective. Cette conscience première serait de type idéologique, par rapport à la seconde qui tente d'expliciter une expérience vécue.

5. Nous autres et eux autres

Le critère de catégorisation qui permet de définir le plus exactement tous ceux qui n'ont que leur force de travail pour vivre, qui sont tellement pressés d'obtenir de l'argent pour remplir leurs besoins essentiels qu'ils n'ont pas le temps de participer aux débats politiques des syndicats, de développer une conscience des contradictions de la société, de participer à une remise en question du système social, ce serait finalement, pour l'ouvrier du textile : « ceux qui sont runnés ».

De l'autre côté, il y a « ceux qui runnent ». En corollaire, il en parle très peu. Il se peut bien qu'il n'aime pas trop les définir, ce qui l'obligerait à noter des différences insoutenables et le conflit possible. Comme ce n'est pas son monde et ce ne sera jamais le sien, il en parle seulement dans des allusions assez vagues si on met ces propositions en parallèle avec celles qui concernent sa définition de soi. Il emploie souvent les expressions « eux autres » et « ils » pour désigner cet ensemble indifférencié de ceux qui ne sont pas « runnés » ;

« Ils faisaient assez de changements de toutes sortes d'affaires. » (59) (Allusion aux gouvernants.)

« Ah ! eux autres ou bien d'autres. » (58) (Allusion aux revenus élevés des médecins. Les revenus élevés, ce n'est pas pour nous autres, semble dire l'ouvrier, donc ça ne vaut pas la peine d'en parier plus longtemps. De fait, la conversation s'arrête et s'oriente vers un autre sujet.)

L'attitude de notre informateur à propos de l'action syndicale est apparue, à priori, complexe et contradictoire. Nous pourrons mieux maintenant, à partir de sa typologie « nous autres » et « eux autres », qui recoupe assez fidèlement la typologie « ceux qui sont runnés » et « ceux qui runnent », saisir son attitude vis à vis l'action syndicale.

D'un côté, le syndicat apparaît comme étant le représentant du monde ouvrier, quelque chose qui appartient aux ouvriers. Mais le syndicalisme est devenu une vaste machine bureaucratique dont les dirigeants, bien payés, sont des vedettes publiques. L'ouvrier se sent difficilement une communauté d'appartenance avec ceux-ci ; ils font partie des « eux autres ».

« Ce que je trouve curieux d'eux autres les syndicats, c'est qu'ils retiennent des $100,000 et puis des $100,000 de l'ouvrier et puis, ils font faire la grève, mais ils n'ont pas d'argent pour les aider. Il faut qu'il aille quelque part cet argent-là, de quelle manière qu'il est administré, hein ?... C'est tout l'argent de l'ouvrier. » (37)

« Mais vois-tu aujourd'hui, ils sont rendus trop loin. Il veulent trop runner, ils voulaient, comme on dit... vois-tu le coup qu'on a eu cette année, ils voulaient, comme on dit, prendre la place du gouvernement, j'appelle ça de même. » (36)

Finalement, ce que l'informateur ne comprend pas ou n'accepte pas, c'est qu'une organisation qui est supposée être la représentante de « ceux qui sont runnés » veuille passer dans la catégorie de « ceux qui runnent ». Comme les syndicats s'orientent dans cette direction, il ne peut plus s'identifier à eux car cela supposerait qu'il peut lui aussi « runner » le monde. Or, pour lui, sa condition inaltérable, c'est J'appartenance à la classe de « ceux qui sont runnés ». Partant de cette vision du monde, il ne demande pas au syndicat de s'emparer du pouvoir politique, mais de veiller, car il sent ce danger, à ce qu'il ne soit pas « runné » comme une machine ou un animal.

« De l'argent si... il en faut de l'argent, mais si on n'a aucune, si on n'a pas de... si on est runné pareil comme des animaux ... Moi je dis que les conditions de travail, c'est aussi important que le salaire. Parce que moi ... si on n'a aucune condition, ils n'auraient plus de limites. Le monde, on serait traité pareil comme des animaux. » (38)

Tout au long de cette analyse, nous avons vu que la préoccupation dominante de notre informateur, quel que soit le système de catégorisation utilisé, était de proposer une définition de soi-même. L'emploi des expressions « nous autres » et « eux autres » est relativement abondant dans son discours. Il est sans doute relié à cette volonté de définition de soi. Ainsi, la typologie « nous autres » et « eux autres » serait une sorte de système général de catégorisation à partir duquel tous les autres, bâtis selon un critère particulier, peuvent s'ordonner :

NOUS AUTRES

EUX AUTRES

- ceux qui sont runnés

- ceux qui runnent

- ceux qui travaillent pour vivre

- ceux qui vivent sans travailler

- ceux qui sont relativement bien placés

- ceux qui sont mai placés et ceux qui sont très bien placés

- ceux qui ont le minimum vital

- ceux qui sont à l'aise et ceux qui sont pires

- ceux qui travaillent

- ceux qui ne travaillent pas (chômage)

- ceux qui ont des salaires raisonnables

- ceux qui ont des salaires déraisonnables : trop haut ou trop bas

- le bon monde

- les « chétis »

- les travailleurs

- les propriétaires, experts et « boss » des entreprises

- les ouvriers

- les dirigeants et agents syndicaux

- les petits

- ceux qui ont le pouvoir (les gros ?)

- les pauvres

- (les riches ?)

Si on considère la colonne de gauche, on retrouve, synthétisé, tout le discours de l'informateur sur sa propre définition de soi et, en corollaire, sur la colonne de droite, les autres catégories sociales auxquelles l'informateur a conscience de ne pas appartenir.

Partis d'une histoire de vie dont les premières lectures donnent plutôt l'impression d'une grande pauvreté du discours par rapport à cette dimension d'analyse, nous arrivons, par une patiente analyse des éléments existants, à reconstituer les systèmes de catégorisation utilisés par cet informateur. Efforts démesurés de saisie du sens, de déchiffrage d'une histoire de vie à la fin desquels nous arrivons à la constatation banale que pour cet informateur, il y a deux catégories sociales vraiment importantes : « nous autres » et « les autres ». Mais, à la vérité, c'est une banalité, peut-être, mais qui est pleine de sens. Car, qu'est-ce qu'il y a d'implicite derrière une telle catégorisation sinon une tentative d'élaborer une représentation, une définition d'une catégorie sociale significative, la sienne, et que nous devrions peut-être appeler, selon la suggestion implicite de notre informateur, les non-possédants.

III. CONSCIENCE HISTORIQUE

Analyser la conscience historique de cet ouvrier du textile ne va pas de soi. Si on lit l'entrevue en essayant de saisir comment il se représente l'histoire de la société québécoise et le mode de, lecture qu'il en propose, on ne trouve pratiquement rien : ni date ni événement jugés important pour le destin de la collectivité. On est alors tenté de prendre un raccourci facile en affirmant qu'il n'y a pas, chez cet informateur, de sens de l'histoire. Cette interprétation prendrait une certaine cohérence en mettant aussi en évidence sa participation à une culture de pauvreté. Notre informateur n'est-il pas un travailleur relativement défavorisé ? Ainsi, on rejoindrait un argument d'autorité, les conclusions d'Oscar Lewis.

Mais ce n'est pas si simple. Il y a quand même des évaluations, des bilans proposés : « c'est plus pareil », « c'est pas à comparer ». Il est manifeste que l'ouvrier sent confusément les changements dans l'histoire récente de la société québécoise, même si son discours ne véhicule pas un bilan de l'histoire officielle de cette société.

Sous un certain rapport, l'ouvrier du textile apparaît ainsi comme l'exact opposé des professionnels analysés précédemment qui proposent facilement ce type de lecture de la société globale. À la lumière de l'expérience de cet ouvrier, la conscience historique des professionnels - dont nous avons vu qu'elle est souvent, dans son contenu, une reprise d'une certaine histoire du Québec fournie par la culture officielle [13] - apparaît comme une expression de leur volonté de montrer leur capacité de dire, comme si leur propre statut et prestige étaient en jeu ; ils se doivent d'avoir une représentation qui soit globale, tout en s'appuyant sur une lecture précise, de l'histoire de la société québécoise.

Une telle prétention n'existe pas chez l'ouvrier du textile. On lui demande de s'exprimer ; alors, il s'exprimera. D'ailleurs, la constitution de cette histoire de vie provoque une situation spéciale chez cet informateur. Pour une rare fois, on lui demande de dire. Qu'est-ce que la société lui a demandé auparavant : « runner » sa machine à l'usine, voter de temps à autres, consommer, payer ses impôts ? Peut-être pas davantage. Alors, l'ouvrier du textile explicite constamment son acte d'énonciation : « moi je dis ». Il dit qu'il va dire, alors que le professionnel ou le cadre dit, tout simplement. Ainsi exprime-t-il inconsciemment qu'il utilise, à cause d'une demande précise, un pouvoir qui n'est pas le sien, le pouvoir de dire.

Il faudrait vérifier cette interprétation. Revenons pour l'instant à un propos plus proche de nos préoccupations immédiates : l'analyse de la conscience historique. Au second abord, nous pouvons dire que notre informateur, au contraire du professionnel, est celui qui a vécu des changements radicaux qui influencent profondément sa vie quotidienne, même s'il ne s'en est pas donné une représentation objectivée. Nous prendrons un seul exemple : l'éducation des enfants. Un professionnel, le médecin L-26, s'est exprimé ainsi :

« Pour l'instruction, ça a été très simple. lis ont fait exactement ce que j'ai fait. Je suis allé au Jardin de l'enfance, ils sont allés au Jardin de l'enfance. Je suis allé au Collège de Montréal, ils sont allés au Collège de Montréal. » (38)

Le discours de l'ouvrier du textile est très différent, pratiquement inverse :

« ... moi j'ai pas élevé mes enfants comme j'ai été élevé. C'est impossible. C'est plus pareil. » (40)

Que tirer d'une telle comparaison ? Elle est sans doute d'une fécondité insoupçonnée. Pour l'instant, elle porte à conclure que l'évolution de la société québécoise affecte davantage l'ouvrier du textile que ce médecin. Si l'ouvrier explique qu'il ne peut élever ses enfants comme il a été élevé, c'est que la situation, dans son cas, a changé radicalement. Lors de J'analyse de quelques histoires de vie de professionnels, j'avais émis l'hypothèse que l'évolution récente de la société québécoise avait été telle qu'elle avait remis en cause le modèle professionnel et les visions du monde qu'il suscite chez ses adhérents. Nous sommes alors devant un paradoxe des plus curieux. S'il est vrai que l'histoire récente du Québec a affecté encore davantage le monde ouvrier, ce ne sont pourtant pas eux qui en ont conscience, mais les « autres ». Ainsi l'ouvrier apparaît-il comme dépossédé de sa propre histoire. La dépossession matérielle devient peut-être moins significative en regard de cette dépossession plus fondamentale. Ce sont les autres qui font son histoire et qui s'en donnent une conscience historique.

De fait, par un certain mode d'analyse de cette histoire de vie, on pourrait montrer que cet individu exprime des étapes importantes de l'évolution du Québec, de son histoire. Mais justement, il n'exprime pas cela explicitement. Il ne possède pas de concepts comme « urbanisation », « industrialisation », « Révolution tranquille », « pluralisme culturel » pour expliquer des phénomènes qu'il a vécus et qu'on peut voir à l'oeuvre dans son récit.

Le pouvoir de généralisation chez cet ouvrier se limite à un processus d'exemplarité à partir d'objets proches de sa réalité quotidienne. Par exemple, il objective sa situation personnelle comme argument en faveur d'une baisse de l'âge de la retraite.

« Parce que moi, à soixante ans, si je suis encore à la manufacture, je vais être magané, si je suis obligé de toffer jusqu'à soixante-cinq, ça va être dur. Et y en a des gars qui ont soixante ans, et puis c'est dur en chien. 1) (20)

Il ne participe pas à une sorte de « mémoire culturelle » qui pourrait lui permettre de classer les événements historiques singuliers dans une typologie réductrice des événements ou des temps historiques. Il s'agirait là d'une propriété de la conscience historique de la catégorie d'acteurs sociaux à laquelle appartient l'ouvrier du textile. On pourrait en conclure, à la suite d'Eliséo Veron, que les classes sociales se différencient par leur mode particulier de production de sens dans des « matières signifiantes », à partir de leurs modes particuliers de construction de significations dans le contexte discursif. [14]

Au lieu de conclure que l'informateur n'a pas de conscience historique au sens où l'instrument d'analyse pourrait permettre de J'appréhender, nous tenterons donc de comprendre son récit à partir de ce qui apparaît comme une dépossession de sa propre histoire, par une non-appropriation de la capacité de dire.

1. Représentation de l'histoire

L'informateur ne semble pas du tout intéressé à se donner une représentation commode de l'histoire de la société globale québécoise :

« Q : [...] si je vous demandais des changements pour vous, ceux qui ont été les changements les plus importants, depuis cette période-là ?

« - I : Ils en faisaient assez de changements de toutes sortes d'affaires que c'est... [...] Oui, il y a bien des affaires qui ne se digèrent pas, pis d'autres... Il faut quasiment dire se soumettre

[...] On suit le courant de la vie, on fait du mieux qu'on peut. » (59)

Tout se passe comme si notre informateur indiquait que l'histoire, ce n'est pas lui qui la fait, elle est faite par les autres et lui, il doit s'y ajuster. Alors, l'histoire, c'est l'affaire des « autres ». Par conséquent, elle a moins d'intérêt pour lui : rien ne sert de s'en donner une représentation éclairée.

Il faut mettre en relation cette vision particulière de l'histoire et la catégorisation sociale organisée selon la dichotomie « nous autres » et « eux autres ». Les « autres », c'est ce qui est extérieur à nous, ou au-dessus de nous et dont les actions nous influencent considérablement cependant. Et l'histoire officielle, l'histoire déterminante au plan collectif, ce sont « eux autres »qui la font, alors à quoi bon en parler ? L'informateur est beaucoup plus intéressé à parler de ce qu'il appelle « nous autres ».

Pour l'instant, il nous faut montrer que la relation à cette histoire officielle qui est celle des « autres », parce que faite par les autres, est alors, nécessairement, une relation de dépendance. Prenons quelques exemples. Parlant de jeunes ménages d'aujourd'hui, il dira :

« ... ils sont obligés de travailler tous les deux pour être capables d'arriver. » (31)

ou parlant du travail de la femme en dehors du foyer :

« Bien, aujourd'hui, c'est quasiment normal parce qu'elles sont obligées pour suivre la vie. » (31)

ou parlant de sa propre expérience de vie :

« Il faut quasiment dire se soumettre. [Sa femme :] Nous autres, on suit le courant de la vie. » (59)

Considérons un autre propos de l'ouvrier du textile :

« Aujourd'hui, il y a beaucoup de demandes là-dessus [les produits synthétiques]. La compagnie va automatiquement ici évoluer avec le temps, comme je dirais. Ils sont obligés de changer leurs procédés et de suivre parce que aujourd'hui ils seraient fermés. » (9)

Il y a un rapport entre cette proposition concernant une institution, la compagnie de textile qui l'emploie, et les individus qui participent à sa communauté de situation, un ensemble d'éléments récurrents, les deux principaux étant « obligés » et « suivre ». De plus, il semble y avoir une homologie entre « suivre le courant » et « évoluer avec le temps ».

Quand on « suit », on ne dirige pas, on est dirigé par quelque chose ou à la remorque de quelque chose. Quand on est entraîné par le « courant », on ne peut plus s'opposer : on va où le courant va. Ainsi, cette représentation de l'histoire serait une sorte de vision des choses où il existe une force, un ressort, un moteur qui fait mouvoir bien des choses sans qu'on puisse s'expliquer le processus d'influence sur le monde. La notion « d'évolution », d'ailleurs utilisée par l'informateur, semble caractériser assez justement sa représentation de l'histoire.

2. L'histoire « à nous autres »

L'histoire et la conscience historique que nous pouvons appréhender dans ce récit à partir de nos catégories d'analyses n'est donc pas celle qui est importante, qui a du sens pour l'ouvrier du textile car c'est l'histoire « des autres ». Il faut maintenant essayer de retrouver le point de vue, le mode de lecture du monde de notre informateur. Nous découvrirons, ce faisant, une conscience historique qui n'est pas vide de sens, un effort surprenant pour proposer une histoire, qui n'est pas une quelconque histoire « des autres » mais l'histoire « à nous autres ». Pour analyser cette histoire, une seule manière est logiquement possible : partir des univers significatifs pour l'informateur lui-même. Un des plus significatifs c'est son travail.

a) Le travail

Une des premières observations de l'ouvrier du textile concerne la diminution importante du nombre des employés de l'usine. L'informateur croit qu'on met l'accent sur l'automatisation, que les machines remplacent graduellement les hommes :

« Non, et puis dans ce temps-là, c'était pas comme aujourd'hui, il y avait du monde en masse. On avait la chance d'apprendre. [...] C'est plus la même machine. Dans c'temps-là... Aujourd'hui, c'est toutes des machines automatiques. » (7)

Ces nouvelles machines introduites dans le système de production auraient un double effet : 1. augmentation de la production malgré la baisse de personnel, 2. augmentation de la qualité des produits réalisés :

« Moi je dirais que la production que je sors aujourd'hui, je pourrais... je fais aujourd'hui l'ouvrage de dix personnes que quand j'ai rentré. Moi, tout seul par rapport à la machinerie puis à la... changement de production, ça a doublé, triplé. [...] On est, je sais pas si on est cinq cents, puis on a déjà été douze cents puis quinze cents. Le nombre qu'on est aujourd'hui, ils ressortent, comme on dit, ils ont triplé la production. » (10)

« Il se faisait pas de quoi de beau comme aujourd'hui, puis ils avaient pas la machinerie comme aujourd'hui. Puis les compagnies sont obligées de faire ça parce que s'ils faisaient pas ça, elles seraient obligées de fermer. » (10)

(Notons que l'informateur surévalue sa situation personnelle par rapport à la moyenne de l'usine : sa production aurait décuplé alors que celle de l'usine aurait triplé.) Ainsi, nous obtenons un premier bilan de l'histoire de son travail : augmentation de la production et de la productivité par l'automatisation et les changements dans le système de production. L'informateur fait le point :

« Non, c'est pas pareil, c'est, comme on dit, moi depuis que j'ai rentré là, je travaille plus pareil du tout comme je travaillais avant. C'est qu'ils ont changé tout notre système, c'est pas la même machinerie. » (10)

Déjà, dès les premiers moments de l'entrevue, il parlait du phénomène de l'apprentissage devenu excessivement difficile aujourd'hui :

« Et dans c'temps-là, c'était facile d'apprendre parce qu'on avait le temps d'apprendre. Aujourd'hui, quand ils engagent un nouveau, ils lui montrent pas assez. » (7)

L'ouvrier fait ici référence à un changement important dans son univers de travail, soit la disparition du système des apprentis, comme il l'explicitera plus loin. Comme ce système a disparu, on demande au nouvel employé d'être tout de suite habilité à occuper un poste de travail où il fournira un rendement aussi élevé que la norme établie :

« Ils prennent plus d'apprentis nulle part. » (31)
« Aujourd'hui, il n'y a pas un employeur qui prend des apprentis. » (32)

L'informateur note que cette disparition du système des apprentis n'est pas seulement le fait de son usine mais une loi générale dans les autres secteurs de travail. Il en impute la faute aux syndicats qui demandent des hauts salaires pour tous les travailleurs ce qui, selon lui, force les employeurs à prendre des travailleurs d'expérience.

L'ouvrier du textile note aussi la disparition d'un autre système : celui des petites « jobs » pour les vieux :

« Rendu à soixante ans, un homme n'a plus la même habileté que quand il est jeune. Il a de la misère [...] Ben, nous autres, quand j'ai rentré là, il y en avait des petites jobs pour ces personnes là. On disait : les vieux. Aujourd'hui, il y en a plus [...] Des petites jobs, il y en a plus. Les jobs sont toutes... on est timé à la seconde, à la minute nos jobs. On a tant de minutes pour faire une affaire et tant de minutes pour faire l'autre. On est tout le temps timé de même. » (20)

Finalement, un autre système d'identité qui a disparu, ce sont les fonctions spécialisées dans la production :

« Aujourd'hui, c'est tout des machines automatiques. C'est nous autres qui fait tout ça. Il y a plus de cleaners, il y a plus de balayeurs, il y a plus de doffers. Moi dans le temps, quand j'ai commencé à runner la machine, on faisait juste runner nos machines et puis poser notre coton en arrière ; on avait du monde pour faire nos doffes. Aujourd'hui il y a plus de ça, c'est parti ça. » (7)

Ces trois observations de notre informateur, i.e. disparition du système des apprentis, du système des petites « jobs II pour les vieux et des fonctions spécialisées traditionnelles, renvoient à une conclusion qu'il ne dit pas, même s'il la sent très bien, nous semble-t-il, qui serait la dépersonnalisation grandissante du travail en usine. Comme il le dirait s'il pouvait l'exprimer : la jeunesse et la vieillesse ne sont plus reconnues, l'homme n'est pas considéré en tant qu'homme, mais en tant que facteur de production et, dans ses rapports avec l'usine, on ne considère que ce point de vue. [15]

En somme, sur le strict plan du travail, le tableau historique présenté par l'informateur montre un changement radical depuis le temps où il a commencé à travailler en usine : augmentation de la production, des quotas de rendement, changement de la machinerie, du matériel traité et réalisé, du processus de production, etc. Mais au moins deux choses n'ont pas changé dans son cas : le travail à la pièce et le travail de nuit.

En fait ces deux aspects de son travail renvoient aux conditions de travail. Il accepte aisément ces deux particularités qui lui fournissent une marge de jeu pour augmenter son salaire de base. Au niveau des conditions de travail, il croit qu'il y a eu une amélioration importante depuis ses débuts à l'usine.

« C'est une compagnie qui est assez dure avec ses employés. Ils sont moins pires qu'ils ont déjà été : il a été un temps que... eux autres, un homme c'est secondaire. » (12)

« Aujourd'hui, ça s'est amélioré pas mal... le salaire comme on dit [...] Les conditions de travail, bien ça s'est amélioré gros, les vacances... on a des vacances et des fêtes payées. » (13)

« On est bien, on est pas mal mieux qu'au prix que quand j'ai commencé à la shop. » (39)

L'ouvrier du textile réalise que les conditions de travail se sont améliorées sensiblement mais on sent dans ses propos une insatisfaction latente, comme s'il était obligé de réaliser une amélioration objective de ces conditions de travail au moment même où il les trouve insuffisantes. Ainsi parle-t-il de la nécessité, selon lui, de baisser la retraite à soixante ans (20). Il serait opportun de noter que, d'après les énoncés présentés plus haut, notre informateur semble avoir une conception réduite de la notion de conditions de travail. Les conditions de travail signifient pour lui l'obtention d'avantages qui lui serviront hors du travail (vacances et fêtes payées), les possibilités hors travail fournies par un type de travail. On comprend mieux alors le fait qu'il ne met pas en cause le système de bonus et le travail de nuit : on peut faire l'hypothèse qu'il se représente ces conditions comme faisant partie du travail comme tel, comme étant dans la nature même de son travail et non comme des conditions de travail modifiables.

Quand on pense aux conditions de travail, on pense aussi à l'action possible du syndicalisme. Quelles représentations se donne l'informateur de l'histoire de l'action syndicale ?

« ... je suis pour ça, le syndicat, jusqu'à un certain point, mais aujourd'hui, c'est pas une aide à l'ouvrier, moi je dis [...] Parce que c'est rendu que le syndicat, c'est de la politique, c'est tout. » (27)

« Aujourd'hui, moi je dis que les syndicats n'aident plus l'ouvrier. » (28)

« ... moi je dis qu'il y a plus d'honnêteté, il y a plus rien, les gars se font acheter. Ils font n'importe quoi. » (28) Ces propos résument assez bien son attitude vis-à-vis le syndicalisme. L'histoire du syndicalisme, c'est l'histoire de son éloignement de la réalité quotidienne du travailleur, de sa corruption montante, de sa réorientation vers la politique. En conséquence, il ne peut plus se sentir d'appartenance à cette organisation devenue bureaucratique et anonyme.

L'histoire de son travail ne serait pas que l'histoire d'un cas singulier : le sien. Il croit reconnaître des situations analogues chez d'autres catégories de travailleurs :

« Ah ! toutes les compagnies sont arrangées de même. Si... tout le monde là, on parle avec des gens qui travaillent dans les shops de fer. Ils vont travailler dans les garages, ils sont toujours poussés. Il faut que l'ouvrage sorte. S'il a pas d'ouvrage de fait, automatiquement, ils le gardent pas. Tu sais, n'importe quel métier. Regardez la construction, les gars n'ont pas le droit de se rouler une cigarette. » (22)

« C'est partout. On parle avec des gens de n'importe quel métier. C'est rendu tout partout pareil. Ça fait qu'un métier ou l'autre aujourd'hui, il faut... Si une personne est pas capable de donner de rendement, ils la gardent pas. » (23)

L'ouvrier du textile en appelle donc à une sorte de communauté possible des travailleurs dans sa situation car il ne croit pas qu'elle est unique. Cette interprétation est bien hasardeuse car pourquoi ne voit-il pas le syndicat comme l'instrument, avec ses limites bien sûr, de la création de cette communauté possible ? C'est encore à éclaircir. À tout le moins, sent-il confusément qu'il y aurait une histoire commune des travailleurs à faire.

b) Les univers significatifs hors travail

En distinguant l'univers du travail et les univers de signification hors travail, nous introduisons une distinction analytique qui ne correspond peut-être pas nécessairement à la vision du monde de notre informateur. En fait, ces univers significatifs auraient pu être abordés un à un mais ils sont regroupés sous cette rubrique même si - nous en sommes conscient - il s'agit peut-être, du point de vue de l'informateur, d'univers de signification distincts. Tout comme dans le cas du travail, nous allons essayer de voir quelle représentation de l'histoire y est sous-jacente.

L'éducation. Pour l'ouvrier du textile, il n'y a pas de différence entre les jeunes d'hier et d'aujourd'hui. En fait, il parle de jeunes comme des autres catégories de personnes en tant que personnes, mais il réalise que ces mêmes individus subissent des influences tout autres de nos jours :

« Bien, l'éducation, moi, je dis que nos jeunes sont pas pires que nous autres. Mes jeunes, moi je dis qu'ils sont pas pires que moi, quand j'étais jeune. C'est normal, quand une personne est jeune, ils ont pas l'expérience de la vie. Moi je dis que les jeunes sont pas plus mal éduqués que j'étais dans mon temps comme il y en a aujourd'hui. » (40)

Pour lui, il y a une évolution importante de la société qui fait que l'éducation des enfants ne peut plus se faire comme avant. Il réussit mal à s'expliquer cette situation :

« ... moi j'ai pas élevé mes enfants comme j'ai été élevé. C'est impossible, c'est pas pareil. Ça veut pas dire que nos enfants sont plus méchants que quand j'étais jeune moi. C'est plus pareil, c'est plus la même affaire. Il y a des bonnes jeunesses aujourd'hui pareil comme il y en avait dans mon temps. Qu'est-ce qu'il y a, c'est plus développé, c'est plus pareil. Nous autres, il avait ... tout était caché et ... c'est plus pareil du tout. » (40)

Finalement, il trouve une sorte d'explication. Autrefois, l'éducation n'existait pratiquement pas alors qu'aujourd'hui elle est vraiment installée dans les pratiques de la société. Il se livrera alors à une comparaison entre l'enseignement scolaire qu'il a connu et celui qu'il perçoit aujourd'hui :

« Nous autres, on allait à l'école, on n'apprenait rien. Premièrement, il y avait pas les professeurs qu'il y a aujourd'hui [...] Ensuite, on était sept, huit classes dans la même école... [...] on n'avait pas les professeurs compétents ; ils nous donnaient des leçons, il fallait apprendre par coeur, ça finit là. On n'avait aucune explication, on n'avait rien. » (41)

« ... ils étudient plus comme nous autres. C'est plus pareil, pas du tout[...] Il apprend tout le jeune. Nous autres, dans notre temps, il y avait rien de ça. Les choses étaient toutes cachées, c'était tabou. » (44)

« Aujourd'hui, c'est plus pareil, ils leur montrent, ils leur expliquent, ils ont des livres, ils ont toutes sortes d'affaires. » (42)

L'éducation familiale aurait subi une évolution aussi radicale que celle de l'éducation scolaire :

« Bien nous autres, ils nous montraient rien, quand on était jeune. C'était tout pareil, nos parents nous disaient rien. » (41)

« Nous autres, c'était des tapes, c'était des coups de pieds. Aujourd'hui, c'est plus ça. » (42)

Si « aujourd'hui, C'est plus ça », dit notre informateur, il réussit mal à expliquer « c'est quoi » maintenant. Il en revient toujours à une sorte de bilan global : « Aujourd'hui, c'est plus pareil » (47) ou encore « oui, c'est plus à comparer » (47). Il garde de cet univers de signification une impression de changements très importants, radicaux :

« S'il faut que ça change autant dans vingt ans, comme ça a changé depuis vingt ans, franchement, le monde va être instruit. Tu sais là, à comparer à nous autres. » (42)

La religion et les valeurs morales. D'après l'ouvrier du textile, l'univers religieux et des valeurs morales a changé radicalement depuis sa jeunesse. Il indique, par ses propos, que la religion telle qu'il l'a connue encore jeune, était surtout une question de suivre un rituel et un certain nombre de conduites qui contraignaient tout le monde.

« Bon, dans c'temps-là, la religion, comme on dit, c'était notre chapelet. Il fallait dire notre chapelet, il fallait aller à la messe, tu avais pas droit d'aller danser [...] la religion, c'était pas comme aujourd'hui, pas du tout [...] Mais suivre la messe, le prêtre disait ça assez vite, on n'avait pas le temps de le suivre à la moitié tandis que là aujourd'hui, on suit tout. Et puis, on comprend ce qu'il dit aujourd'hui. » (43)

De plus, notre informateur sent le besoin de répéter une proposition équivalente à ce qu'il disait à propos des jeunes : « Moi je dis que le monde n'est pas plus méchant aujourd'hui qu'on l'était nous autres. » (43) Tout se passe comme s'il voulait bien montrer qu'il distingue les individus des systèmes de normes culturelles qui les font agir : les individus n'ont pas changé, ce sont plutôt les modèles culturels et les valeurs de référence. Ce qu'il ne dit pas et veut sans doute signifier, c'est qu'il faut voir le monde d'aujourd'hui à partir de la situation actuelle et non à partir d'une vision du monde proposée durant son enfance car, à partir d'une telle vision, on verrait que le monde dégrade ou périclite alors que les gens sont aussi bons qu'avant, sauf qu'il y a une évolution dans les modèles de comportements.

L'ouvrier du textile va alors tenter de se donner une image des changements survenus dans ce domaine de son existence et de se les expliquer :

« ... bien, c'est bien trop vrai, quand j'étais jeune tout était péché, parce que nous autres, quand on était jeune, nous autres... dans notre idée, tout était péché. [...] Tout se sait aujourd'hui. Mais dans c'temps-là, tout était caché. [...] Qu'est-ce qui paraît aujourd'hui, c'est parce que tout est ouvert. Parce que tout est tellement changé. Tout est permis aujourd'hui. » (44)

« ... il y a plus de monde, et le monde sont libres. » (45)

Ainsi l'ouvrier parle-t-il de la montée de l'information, de la liberté individuelle, de l'accroissement de la population et du rétrécissement de la notion de péché. En fait, s'il possédait les mots, ils parlerait sans doute de l'avènement d'une libéralisation des valeurs et des conduites s'accompagnant d'une plus grande tolérance propre au pluralisme culturel concomitant à l'apparition d'une société axée sur la culture de masse. Et c'est là l'aspect le plus fascinant de cette histoire de vie. En effet, cet ouvrier, bien que pris dans le quotidien de la vie, est capable, sous un autre angle, de proposer à partir de son lexique restreint, une authentique interprétation sociologique, à mon avis, de l'évolution de la société québécoise. C'est peut-être bien de la « sociologie spontanée »de l'homme de la rue, mais elle rejoint et risque même de dépasser la « sociologie savante »...

Le loisir. Pour notre informateur, la signification actuelle du loisir est nouvelle. Auparavant, le loisir existait mais sous une forme autre et moins importante :

« ... on restait ici, on se berçait sur-la galerie. On n'avait pas de loisirs, C'était pas... Le loisir, comme on dit, c'était pas développé comme aujourd'hui. Il y en avait, mais c'était pas le même système comme aujourd'hui. » (17)

Dans cette nouvelle société qu'il voit se dessiner actuellement, la dimension loisir lui apparaît comme une pratique importante qui donne d'ailleurs une coloration particulière à cette société :

« Moi je dis que c'est pas pire aujourd'hui que c'était dans ce temps-là. Qu'est-ce qu'il y a ? Eh bien ! il y a bien plus de loisirs et puis tout le monde est... tout est vu aujourd'hui, tout se sait. » (45)

Bien que l'ouvrier du textile dise : « nous autres, on a du loisir comme on n'en a jamais eu dans notre vie » (52), il ne participe pas vraiment à l'univers de signification rattaché au développement d'une société axée sur le loisir. Dans cette proposition, il parle du loisir comme du temps libre en dehors du travail. Mais du temps libre, il n'en a pas eu sauf ces dernières années où ses enfants sont pratiquement tous rendus assez grands pour avoir une certaine autonomie, ce qui le décharge de plusieurs obligations. À cause de sa situation économique précaire, il s'est longtemps servi de ses moments libres hors travail et de ses vacances pour occuper un emploi temporaire afin de boucler le budget familial.

Du reste, présentement, son seul loisir c'est son automobile, sa « machine », qu'il utilise peu : quelques randonnées du dimanche et un grand voyage chez la parenté à New-York chaque année. À ce propos, il semble que la « machine », l'automobile, dont la propriété est personnelle, est le symbole matériel concret de l'évolution de la société dans laquelle il a vécu. Elle est importante dans une société de loisir comme dans une société où les communications et le pluralisme des normes de comportement sont devenues des traits dominants :

« Il y avait du monde dans ce temps-là qui faisait du mal dans ce temps-là, la même affaire, mais c'était pas ouvert.. il y avait pas de machines.. » (45)

« Le monde, c'était tout à pied et puis en voiture. Les machines, il y en avait pas... un de temps en temps, Ceux qui avaient une machine pour nous autres c'était un homme qui avait de l'argent, une personne qui avait une machine. » (18)

Ainsi, la « machine » est devenue un objet usuel et donc tout individu peut espérer en acquérir une :

« Moi je dis que c'est pas un luxe aujourd'hui. Tout le monde devrait être capable d'en avoir un, une personne qui travaille, qui... » (61)

Mais cette dernière proposition indique que la symbolique de la « machine » n'est probablement pas si univoque que nous le pensons. Si elle est le symbole concret de l'évolution de la société, sa possession est peut-être en relation, en réaction à la situation particulière de l'ouvrier du textile. Car l'informateur emploie indistinctement un même signifiant,« la machine », pour désigner deux réalités différentes : l'automobile personnelle (le « char ») et la machine avec laquelle il travaille dans l'usine de textile. Ainsi, l'importance qu'il accorde à la possession d'une automobile personnelle pourrait s'expliquer dans une mise en rapport de sa relation à la machine dans sa situation de travail et sa situation hors du travail (vie privée) : en usine, il est dominé par la machine qui lui impose ses cadences et il ne la possède pas. Inversement, dans sa vie privée, il peut posséder et possède effectivement une « machine » qu'il peut dominer en la « runnant » à sa guise.

Cette interprétation risquée et discutable doit être nuancée. En effet, il faut encore distinguer entre les formes concrètes de son action telles qu'il les perçoit et la signification qu'il s'en donne. Quand notre informateur parle de son travail en usine, il dit toujours qu'il « runne » telle machine mais très concrètement, à partir de la description qu'il fait de la machine avec laquelle il travaille, on peut se demander s'il « runne »cette machine de l'usine ou s'il est « runné » par elle. De fait, il montre que les opérations sont « timées » à la seconde et que finalement, le rythme de production est fonction de la machine, de ses propriétés et non des siennes.

Quant à sa « machine personnelle » même s'il la possède et peut la runner à sa guise, ce n'est pas là la signification qu'il met en évidence. Il exprime plutôt le sentiment d'être menacé par la domination de cette machine, en se sentant obligé de l'utiliser pour la rentabiliser.

« Vous savez, un char c'est bien beau mais ça prend de l'argent pour le runner. Si on fait beaucoup de millage, c'est l'entretien du char... J'en connais des gens qui travaillent avec moi, ils ont des chars et ne sortent pas de la porte sans prendre leur char. Moi, j'aime mieux, comme on dit, marcher un peu [...] Se priver, non : pas pour le char. » (50)

On pourrait alors être tenté d'interpréter le symbolisme de la machine de la façon suivante : l'ouvrier vivrait un double processus d'aliénation, par la machine qu'il ne possède pas et qui lui impose ses rythmes de production et par la machine qu'il possède, qui lui impose ses rythmes de consommation. Et il chercherait à se désaliéner en transférant la signification objective de l'une au symbolisme de l'autre. De même qu'il met en évidence la capacité de le dominer de la machine qu'il possède, réciproquement, il met l'accent sur sa propre capacité de dominer la machine qu'il ne possède pas :

« On est tellement habitué puis on connaît tellement la machinerie [...] tu sais, il faut jouer avec notre job. » (22)

Il faudrait examiner plus attentivement la valeur euristique de cette façon de poser le problème de la condition ouvrière, à partir des concepts de possession, domination, aliénation. Ces concepts ont acquis droit de cité dans le langage de la philosophie mais peuvent-ils avoir autant de vertus explicatives en sociologie ? Cette interprétation suppose aussi qu'on puisse évaluer la pertinence des catégories d'analyse « situation de travail », « situation hors travail » et, d'autre part, « formes concrètes de l'action » et « significations investies » dans celle-ci.

La petite histoire personnelle. Il est remarquable de constater que l'informateur utilise très peu de dates pour classifier certains grands moments de l'histoire collective de la société québécoise, comme le font d'autres informateurs. Il utilise cependant des dates mais elles réfèrent uniquement à sa petite histoire personnelle où une telle utilisation lui permet de situer ce qui doit être pour lui deux moments très importants de son existence : 1. le déménagement en ville et l'entrée à l'usine ; 2. l'achat de sa première automobile neuve.

« J'ai arrivé ici le 1er septembre, moi, puis je me suis placé à la shop le 27 septembre.

J'ai toujours travaillé à la manufacture, après, toujours. On a déménagé en '41, le 1er septembre, la fête du Travail. » (3)

« Parce que moi, je me suis acheté un char neuf en '69, c'était le premier char neuf de ma vie. Ça va peut-être bien être le dernier, j'ai travaillé pour, tu sais. » (34)

Il y a aussi un autre moment important de son existence : son mariage. Il ne met pas de date là-dessus. Sa femme, qui intervient de temps en temps dans l'entrevue, spécifiera : 1946. Pour notre informateur, le temps de son mariage signifie une sorte d'espace de temps qu'il utilise à l'occasion pour structurer son discours : « quand je me suis marié » ou « quand on s'est marié ». Cela sert à décrire toute une période de l'histoire personnelle et aussi collective car « quand je me suis marié »semble avoir le statut équivalant à la proposition « dans ce temps-là ».

C'est uniquement au niveau de cette petite histoire personnelle qu'il exprime un sentiment de satisfaction non équivoque de son existence. Car si son histoire se résume à avoir travaillé, élevé des enfants et consommé selon ses moyens, il a réalisé ses objectifs. Il a travaillé beaucoup et il travaille encore, il a réussi à élever ses enfants et a pu se payer des biens de consommation, pas tant qu'il aurait voulu, mais il s'est fait une raison : vivre selon ses propres moyens.

« Ah oui ! nous autres, on vit dans le plus beau temps de notre vie là, comme on est là. »(52)

« Tu sais, on est mieux comme on n'a jamais été. » (82)

Pourquoi une telle histoire personnelle qui se veut valorisante ? Il est possible que ce soit une réaction plus ou moins consciente de notre informateur à une histoire, l'histoire des « autres » qu'il sent ne pas lui appartenir, sur laquelle il n'a pas prise. Il construirait alors une petite histoire personnelle qui est pleine de sens pour lui et où il peut, plus ou moins consciemment, se voir comme un sujet historique capable de poser des actions.

3. L'évolution de la société québécoise

Au terme de cette analyse thématique un peu longue, que reste-t-il ? Nous avons vu que l'informateur perçoit plusieurs changements survenus dans l'histoire récente du Québec et ces changements l'affectent, que ce soit au niveau du travail, de l'éducation de ses enfants ou des nouveaux modèles de comportements dans la vie hors travail en relation avec l'avènement d'une société préoccupée par le loisir. Il propose alors une sorte de bilan général de l'évolution du Québec.

« À penser il y a trente ans et puis aujourd'hui, c'est pas beaucoup pareil. » (18)

Comme « c'est pas beaucoup pareil », il faut se représenter, dans l'ensemble, ce qui s'est passé. Or, ce qui s'est passé, même s'il ne le dit pas dans une proposition claire et généralisante, c'est le passage d'une société homogène a une société où l'hétérogénéité, la diversité et le pluralisme sont la loi.

Nous avons vu déjà que cette représentation bipolarisante était utilisée par l'ouvrier du textile pour se donner une image de l'évolution diachronique des systèmes de catégories sociales. Dans le passé, « ... c'était tout le monde pareil, et puis on n'avait pas d'argent » (43). L'homogénéité reposait sur une sorte d'égalité des individus qui venait de leur participation aux mêmes modèles culturels et une situation économique identique pour la grande majorité de la société. Il se serait produit un éclatement de cette société homogène qui serait dû à plusieurs facteurs : l'intensification des communications, l'augmentation de la population, l'avènement d'une sorte de pluralisme où, à la limite, des modèles de comportements opposés sont acceptés dans la société actuelle. Tout se passe comme si notre informateur voulait nous dire que dans la société de son enfance et des premiers temps de sa vie adulte, tout était réglé d'avance par des principes indiscutables et indiscutés, mais qu'aujourd'hui, il y a une très grande libéralité :

« Qu'est-ce qui paraît aujourd'hui, c'est parce que tout est ouvert. Parce que tout est tellement changé. Tout est permis aujourd'hui. » (41)

Dans la société actuelle, le consensus social n'est pas aussi fort que dans la société de jadis. Quand notre informateur dit « il y a plus de monde » ne fait-il pas référence au phénomène de l'urbanisation qui brise l'unanimité de la société québécoise rurale d'hier ?

Mais quand l'ouvrier du textile porte un regard diachronique sur sa situation, il réalise que, même si ses conditions d'existence ont changé, sa situation économique reste équivalente :

« Dans le fond de... Du temps que j'ai commencé à la shop et puis aujourd'hui. Pour arriver aujourd'hui, il faut que tu ménages pareil comme tu ménageais dans ce temps-là. Tu sais, pas de la même manière, mais il faut ménager pareil. » (30)

Ainsi, même s'il y a eu une augmentation fantastique de la circulation de l'argent et des biens de consommation, l'inflation et la dépréciation de l'argent le laisse dans des conditions stables depuis le début de son existence :

« On ne pouvait pas se permettre bien du luxe parce que, dans le fond, on n'était quasiment pas pire comme aujourd'hui. Parce que aujourd'hui, mettons qu'on retire cent piastres d'une semaine, dans c'temps-là, vingt-cinq piastres, c'était aussi profitable comme aujourd'hui cent piastres. » (15)

Finalement notre informateur exprime plus ou moins consciemment l'idée qu'il est pris par le système de consommation qui lui crée toutes sortes de besoins qu'il ne peut jamais combler, ce qui le laisse toujours dans une relative insatisfaction :

« Oui, le coût de la vie était pas mal moins haut. Et puis, ensuite, il y avait moins de toutes sortes d'affaires. Dans ce temps-là, il y avait pas de télévision, ça fait que ça coûtait moins cher. On... le monde... On était moins gâté comme aujourd'hui. » (15)

Il réalise que sa situation n'est pas unique, elle est le lot d'une large fraction de la société :

« Puis là, plus ça va, pire c'est, ça va mal partout hein ! Le monde s'entendent plus, et puis là... Les syndicats, puis l'ouvrier, même mes... Puis ensuite, le monde aujourd'hui, il en demande et puis il en demande. Tu sais, dans le fond, là, le monde n'est plus content. On n'en a jamais assez et puis on en demande, on en demande, et puis dans le fond on n'est pas mieux. On n'en a pas plus. » (29)

Devant ce phénomène, il va en conclure, en quelque sorte, que sa situation antérieure était aussi bonne sinon davantage supportable car au moins, à cette époque, on acceptait facilement ces dures conditions d'existence.

« Mais dans le fond, c'était pas pire qu'aujourd'hui ; en fait, on se contentait de peu parce que tout le monde en avait peu. » (15)

En somme, malgré ses satisfactions familiales « ( on est dans le plus beau temps de notre vie... »), malgré sa participation au bien-être collectif et à la consommation « ( je me suis acheté un char neuf en '69 »), il conclura que sa situation socio-économique n'a guère changé :

« Ah ! C'est dur, la vie est dure aujourd'hui, pareille comme elle l'était, mais pas de la même manière. » (46)

L'analyse thématique où nous avons distingué l'univers du travail et les univers hors travail pour mieux saisir la représentation de l'histoire de notre informateur nous révèle finalement qu'il voit à l'oeuvre deux processus inverses qui caractérisent l'évolution de la société. D'un côté, il réalise que l'histoire du travail évolue dans une direction qui est la baisse de la liberté individuelle : son travail est organisé par le système de production et les changements technologiques accroissent cette définition extérieure, réduisant d'autant son autonomie personnelle au travail. Il ne prend pas seulement en considération son travail particulier en usine, il débouche sur une considération qui englobe tout l'univers du travail et des travailleurs :

« Moi, j'ai même pas le droit à aller peinturer chez vous, aller vous aider. Si je suis déclaré, ils vont me faire payer l'amende. [...] Tu sais, les syndicats, ce sont les règlements. On n'est plus libre, vous êtes plus libre. Moi je vais aller faire une job et puis, je suis pas suppose, si je suis déclaré, ils vont m'arrêter. Je dis qu'on n'est plus libre. » (33)

Mais, d'un autre côté, dans la sphère de la vie hors travail -nous l'avons vu - l'ouvrier du textile réalise qu'il y a manifestement une évolution dans le sens inverse : accroissement de la liberté individuelle.

« Parce que tout est tellement changé. Tout est permis aujourd'hui. » (44) « Il y a plus de monde et le monde sont libres. » (45)

Une telle conscience de l'évolution historique chez cet informateur - un ouvrier du textile qui, de toute évidence, ne participe nullement à une culture seconde, savante, ayant déjà saisi ce phénomène - est étonnante. Est-il vraiment conscient de ce qu'il énonce ? Ne serait-ce pas l'analyse qui donne ce sens à ses propos ? Peut-être, mais c'est bien à partir de ce que l'ouvrier exprime qu'est élaborée la signification de son discours.

4. Une structure cognitive
de la représentation de l'histoire

Tout au long de cette analyse de la conscience historique de l'ouvrier du textile, nous avons remarqué que cet informateur utilise constamment l'expression « dans c'temps-là... pis aujourd'hui » pour se représenter l'évolution historique. Que ce soit pour parler de l'évolution de son travail en usine ou pour faire part de sa perception des changements au niveau de l'éducation de ses enfants, cette forme de structuration de son discours est largement utilisée.

Peut-être n'y a-t-il là qu'un simple effet discursif : l'informateur sentirait le besoin de situer ses propos vis-à-vis l'interviewer et utiliserait alors ce mode de construction de son discours. Mais nous croyons qu'il y a plus et nous serions alors en présence d'une structure d'organisation de l'histoire selon une réduction typologique : « Dans c'temps-là... pis aujourd'hui », structure cognitive à peu près équivalente à celle mise à jour par Richard Dominique à partir de l'étude de la conscience historique d'une collectivité de la Moyenne Côte-Nord. [16]

Il n'est pas dans notre intention de récapituler ici toutes les utilisations de cette structure cognitive par notre informateur. Il suffit de revoir les citations présentées antérieurement pour réaliser combien cette structure est constamment présente. Il s'agit plutôt de saisir le principe générateur de cette dichotomisation, de saisir la dichotomie fondamentale à partir de laquelle s'ordonnent toutes les autres, le point de césure entre « ce temps-là » et « aujourd'hui ».

Pour ce faire, nous avons tenté de dégager les propositions les plus généralisantes sur la représentation du monde de notre informateur et, à partir d'une mise en perspective de ces dernières, de saisir les significations récurrentes :

« Et puis ensuite, il y avait moins de toutes sortes d'affaires. Dans c'temps-là, il n'y avait pas de télévision, ça fait que ça coûtait moins cher... On... le monde était moins gâté comme aujourd'hui. » (15)

« Parce que, comme on dit, comme on peut dire, nous autres, on était niaiseux. J'appelle ça de même, moi ; on connaissait rien, tandis qu'aujourd'hui, bien, ils [les jeunes] sont capables de se débrouiller eux. Ils ont la télévision, ils ont tout aujourd'hui. Nous autres, on n'avait pas ça, on n'avait même pas de radio. Ça fait que... moi je dis, aujourd'hui, le monde est gâté. » (43)

« Moi je dis, aujourd'hui, on est gâté. » (18)

« C'est pas, on peut pas dire, c'est... comparer... c'est parce que aujourd'hui, nos jeunes sont bien plus gâtés. Nous autres, quand je me suis marié, nous autres, on n'avait... quand j'étais jeune, on n'avait même pas de bébelles. Nos parents n'avaient pas d'argent pour nous en acheter. » (30-31)

« Ah non ! On n'avait pas d'argent. Moi je dis que nos enfants sont gâtés [...] Moi, dans mon temps, se faire instruire, c'était ceux qui avaient le moyen, qui avaient de l'argent. Aujourd'hui, c'est pas pareil, ils ont la faculté de... c'est pas pareil. » (17)

« Moi je dis que le défaut du monde aujourd'hui, ils font la vie trop grande [...] On a trop de facilités premièrement pour avoir de l'argent. C'est vrai, aujourd'hui, le monde a une facilité aujourd'hui. » (16)

Quelles sont donc ces significations récurrentes ? Sans trop de risques de se tromper, il s'agirait essentiellement des deux significations suivantes : le monde est gâté aujourd'hui et le monde a de la facilité aujourd'hui. Ces deux faits concomitants seraient fonction d'un facteur antérieur : l'argent.

Ainsi, entre « ce temps-là » et « aujourd'hui », le fait discriminant c'est l'apparition ou plutôt une plus grande circulation d'argent qui permet la participation à l'univers de la consommation. Chez notre informateur, la télévision comme l'automobile apparaissent comme des signifiants-clés de cette émergence d'une société de consommation. Ce sont deux biens de consommation qui ont d'ailleurs un effet d'entraînement sur la consommation : publicité à la télévision et entretien de l'automobile. Cela notre informateur le sent bien, « ... il n'y avait pas de télévision, ça fait que ça coûtait moins cher. » (15)

Les deux significations, « le monde est gâté » et « le monde a de la facilité aujourd'hui », apparaissent alors comme des jugements de valeur reliés à ce phénomène essentiel : l'émergence d'une société de consommation où l'argent est devenu le médiateur essentiel entre les objets et leur possession. Il semble donc que l'ouvrier veut signifier que l'acte d'acheter des objets est devenu un acte prépondérant de la société d'aujourd'hui (on achète même des « bébelles » au lieu de les faire soi-même). Par référence à la société de « ce temps-là », on comprend qu'il puisse utiliser des signifiants tels que « gâté » et « facilité II.

Notre informateur ne donne pas de date précise pour indiquer le moment où l'argent a commencé à circuler aussi intensément. Il raconte toutefois qu'il a commencé à II gagner »de l'argent en entrant à l'usine durant le temps de la guerre. On sait, par ailleurs, que l'argent est relié à ce développement industriel qu'a connu le Québec durant la seconde guerre mondiale.

Il faudrait approfondir l'étude de cette structure cognitive de représentation de l'histoire. Dans cette histoire de vie, elle se présente sous au moins quatre formes différentes : « ce temps-là II, « il a été un temps II, « dans le temps II, « dans mon temps », la forme la plus employée par l'ouvrier du textile étant II dans ce temps-là », bien que nous retrouvions les autres. Abstraction faite d'une explication de type linguistique - pour laquelle je ne me reconnais aucune compétence - on peut suggérer, par exemple, deux hypothèses alternatives pour expliquer l'utilisation de la forme « dans mon temps ». D'abord, si l'informateur utilise l'expression « dans mon temps », peut-être veut-il signifier qu'aujourd'hui, ce n'est plus son temps, il s'agirait donc d'une expression inconsciente de son sentiment de dépossession de l'histoire et nous rejoignons ici ce dont nous avons parlé plus haut. À l'inverse, il s'agit peut-être d'un effet discursif : « dans mon temps »signifierait « dans le temps qui n'est pas à toi », en s'adressant à l'interviewer. Et ce temps ne serait pas à toi parce que ne l'as pas vécu, donc moi seul je peux en parler, je le possède donc et ainsi je peux dire « mon » temps.

IV. LE VÉCU

Lorsque la démarche poursuivie jusqu'ici a été mise en forme, on supposait que l'analyste aurait alors acquis une bonne connaissance du fait individuel, condition nécessaire de la démarche interprétative globale qui constitue la quatrième dimension du modèle d'analyse. [17]

Dans le cas présent, l'interprétation du vécu apparaît comme une analyse résiduelle, donc moins intéressante, car il semble qu'il n'y ait plus rien à tirer de cette autobiographie. En fait, ce n'est pas aussi simple. Nous réalisons maintenant que chacune de ces voies d'approche analytique de l'histoire de vie possède un caractère de totalité, tout comme la perspective d'interprétation globale du vécu. Si cette quatrième dimension apparaît comme un résidu c'est peut-être que les trois autres approches s'inscrivent dans une totalité plus vaste où, réunies, elles donnent l'impression d'une intelligibilité suffisante d'une autobiographie. L'interprétation du vécu serait alors quelque chose de vraiment différent, dont le rapport avec les autres analyses, si on veut le voir exister, est artificiel. Il y a là une volonté d'intelligibilité totale de l'autobiographie, dont le statut épistémologique par rapport aux trois autres approches reste à éclaircir.

Il s'agira donc d'une analyse brève, peut-être même incomplète car il faut bien s'arrêter. Ce sera un point temporaire au lieu d'un point final. Car le travail auquel je me suis livré sur ces histoires de vie me donne de plus en plus souvent l'impression de tisser une toile de Pénélope ou de chercher désespérément - tel le pianiste du film Tender is the night - un accord final qui mettrait en valeur l'ensemble de la symphonie. Une symphonie inachevée vaut peut-être mieux que rien du tout...

1. Le projet de société

Quel projet de société l'ouvrier du textile se donne-t-il ? Si on reprend les catégories préconstruites de L. Morin, (société traditionnelle, société libérale capitaliste et société de développement socio-économique), on peut dire que ce projet participe à la fois des trois types et par conséquent qu'il n'est spécifiquement aucun de ceux-là.

Sous un premier rapport, l'informateur anticipe une société où des significations dites traditionnelles puissent être possibles à vivre : propriété individuelle, consommation, honnêteté, travail, etc.

« ... tu vas aimer à te marier, à te faire un chez-vous, à avoir une maison, à avoir un char, moi je dis, c'est normal. » (33A)
« Oui, moi je dis que c'est l'homme qui est supposé de gagner la vie, tu sais là. Que l'homme devrait gagner assez pour que la femme puisse rester chez eux. » (31)

Par ailleurs, nous retrouvons dans le discours de l'ouvrier du textile des éléments d'une définition d'une société libérale capitaliste :

- acceptation du système économique capitaliste :

« Comment que la compagnie, on parle pour parler, que la compagnie fait des mille piastres, et des mille piastres, mais... il faut dire qu'on gagne notre vie avec eux-autres, Tu sais, jusqu'à un certain point, il faut pas les blâmer. S'ils ne feraient pas de profit, ils pourraient pas nous faire travailler. » (29)

- acceptation du régime politique actuel :

« Mais, moi, je trouve que Bourassa a bien fait de tenir, je prétends qu'il a bien fait de tenir son point. » (38) (À propos du front commun syndical.)

- non-acceptation de la réglementation du travail :

« Moi, j'ai même pas droit à aller peinturer chez vous, aller vous aider. Si je suis déclaré, ils vont me faire payer l'amende [...] On n'est plus libre, vous n'êtes plus libre. » (33)

Par contre, l'informateur se représente une société axée sur le développement socio-économique où l'État intervient assez fortement pour construire une société équitable :

« Moi je dis si le gouvernement aurait un système, sortirait un système pour faire travailler le monde, le monde qui a la santé de travailler... Puis, si tout le monde recevait des salaires raisonnables, ça irait bien partout. » (34)

Ainsi, le projet de société de l'ouvrier du textile n'est ni traditionnel, ni libéral-capitaliste, ni de développement socio-économique ; c'est un projet où les trois composantes interviennent. Nous avons déjà parlé, dans le chapitre sur la catégorisation sociale, d'un projet de société égalitaire. Cette désignation pourrait être retenue. Ce projet de société égalitaire repose sur une critique de la Société actuelle OÙ l'informateur accepte mal que des gens veuillent vivre sans travailler et que le gouvernement, par toutes sortes de mesures sociales, les encourage dans cette voie en quelque sorte. Sous certains aspects - nous l'avons vu antérieurement - ce projet de société est révolutionnaire et sous d'autres, il est pratiquement réactionnaire. La dichotomie est impossible à tenir, non discriminante dans le cas de l'ouvrier du textile. Il faudrait mettre en cause ces concepts mêmes. Peut-on parler d'un projet réformiste ? Peut-être que l'idéal de la « société juste » d'un Pierre E. Trudeau a pu avoir quelque résonnance chez cet ouvrier.

2. Situation personnelle

Quel diagnostic se dégage de cette histoire de vie ? Il importe de considérer, dans un premier temps, les univers de signification de l'informateur avant de poser un diagnostic plus général, qui ne s'impose pas d'emblée.

Une des dimensions importantes dans l'univers de signification de l'ouvrier du textile est la dimension du travail. Sur ce plan, il suggère ce diagnostic : une situation personnelle d'impertinence. Il évoque plusieurs raisons dont nous reprendrons ici les principales. D'abord, il réalise qu'il a dû travailler excessivement fort pour réussir à vivre, à élever sa famille. Les grèves étaient alors perçues comme une menace sérieuse pour l'équilibre économique précaire du ménage. Sans instruction et sans compétence particulière, il ne pouvait même pas aspirer à une mobilité occupationnelle qui lui aurait assuré des conditions d'existence plus faciles. Il ne pouvait alors que compter sur sa force physique et la « chance ». À quarante-huit ans, il réalise que sa santé s'en va très vite ; il se demande s'il va pouvoir « toffer » jusqu'à la retraite.

Les conditions de travail et les revenus se sont améliorés sensiblement mais notre informateur a nettement l'impression d'être resté au même point car il semble bien que l'augmentation du coût de la vie ne lui fournit pas un pouvoir d'achat plus grand qu'à ses débuts à l'usine. La relative insatisfaction qu'il ressent de ce côté tient sans doute en partie au désir illimité engendré par la société de consommation dont il « suit le courant » mais, plus profondément, elle s'expliquerait par l'échec à réaliser un désir issu de sa participation antérieure à la société traditionnelle : devenir propriétaire d'une maison.

Il est possible que sa plus grande insatisfaction sur le plan du travail vienne de la frustration sentie vis-à-vis les autres travailleurs. Il réalise qu'il a travaillé énormément pour réussir à vivre et il voit de ses semblables qui vivent des mesures sociales du gouvernement, assurance-chômage ou aide sociale, et ils vivent aussi bien que lui. Il se sent alors exploité non pas tant par le capital, les propriétaires de son usine, mais par ses semblables. On comprend ainsi qu'il imagine tout un projet de société égalitaire où tout le monde travaille sauf ceux qui n'ont pas les capacités physiques, et où tous retirent des revenus « raisonnables ».

De plus, dans cet univers particulier du travail en usine, il se sent constamment menacé par l'évolution technologique laquelle est susceptible de le remplacer par une machine. Sa qualité d'homme elle-même est menacée ; par suite des exigences de la production, de l'accent mis sur le rendement, il se sent de plus en plus « runné comme des animaux ». On ne lui demande pas de tirer satisfaction de son travail, mais de produire toujours plus. L'expérience syndicale l'a dégoûté : « ... il n'y a plus d'honnêteté, il n'y a plus rien. Les gars se font acheter » (28). Retenons ces deux bilans : « j'en ai arraché » et « j'ai eu assez de misère parce que je n'étais pas gros. » (2)

C'est alors en dehors du travail qu'il investira des significations, notamment dans sa vie familiale. Il élève une famille nombreuse. Et il a l'impression d'avoir réussi ce projet :

« Ils sont tous [ses enfants] assez bien instruits, ils sont tous assez bien placés. » (26)

« Ah oui ! on est dans le plus beau temps de notre vie là, comme on est là. » (52)

Même si nous avons fait un tableau assez sombre de sa situation de travail, il ne faut pas en conclure que cet ouvrier se sent dans une situation personnelle d'impertinence car il a investi peu de signification dans le travail, sauf de retirer un revenu qui lui permettra de faire autre chose. Et cet « autre chose », c'est organiser sa vie dans le cadre d'une famille.

Pour notre informateur, « vivre » signifie :

« ... tu vas aimer à te marier, à te faire un chez vous, à avoir une maison, à avoir un char ; moi je dis, c'est normal, [...] Moi je dis tout le monde mérite de vivre... moi je dis ; tout le monde a besoin de gagner, a besoin de travailler. » (33A)

Notre informateur exprime donc un diagnostic de situation personnelle pertinente car il a vécu.

Sur le plan plus général de l'évolution de la société québécoise, il sent bien que beaucoup de choses ont changé rapidement même s'il ne nous propose pas spontanément des représentations généralisantes de cette évolution historique. Il essaie toujours de voir les bons côtés de cette évolution des valeurs, des modes de comportements, des pratiques sociales :

« Moi je dis que c'est pas pire aujourd'hui que c'était dans ce temps-là. » (45)

« Moi je dis que le jeune n'est pas plus méchant aujourd'hui qu'on était dans notre temps. Ça paraît bien pire parce que le jeune est développé, il est... nous autres, on n'était pas de même. » (45)

[À propos du travail de la femme] « ... ils sont obligés de travailler tous les deux pour être capables d'arriver [...] Ben, aujourd'hui, c'est quasiment normal parce qu'elles sont obligées pour suivre la vie. » (31)

Arrêtons là une liste d'exemples qui pourrait s'allonger davantage. Que retenir de ces propos ? N'y a-t-il pas une insistance toute particulière de la part de l'informateur à se refuser à faire des évaluations péjoratives qui viendraient spontanément à sa conscience ? Tout se passe comme si l'ouvrier du textile pouvait facilement proposer un mode de lecture de l'évolution de la société québécoise où les changements seraient perçus négativement mais il refuserait systématiquement de le faire. Il y aurait alors, chez cet informateur, une tentative continuelle d'adaptation aux situations nouvelles pour vivre une situation personnelle de relative pertinence ou de pertinence fragile, toujours à refaire. Cette interprétation serait cohérente avec la signification proposée par l'informateur sur l'orientation générale de ses actions : « Nous autres on suit le courant de la vie. On suit le courant, et on fait du mieux qu'on peut. » (59)

3. Type d'action

Examinons l'expérience de notre informateur en regard des catégories préconstruites de Louis Morin. Peut-on parler d'un « repli nostalgique sur un bonheur passé » ? Cela ne semble pas le cas : ne dit-il pas que la vie aujourd'hui est aussi dure que dans ce temps-là ? Donc, la vie dans ce temps-là était difficile. Il ne peut alors concevoir un « âge d'or » passé. Il y a toutefois une part de repli nostalgique sur le passé quand il affirme qu'à cette époque « tout le monde était pareil ». L'ouvrier du textile regrette cette société égalitaire de jadis. Mais il la regrette d'un point de vue seulement, l'égalité des individus. Il sait par contre que cette égalité reposait sur une égale participation à la pauvreté, à la misère, ce qu'il ne regrette pas du tout.

Son action est davantage centrée, pour une bonne part, sur la « recherche et la défense d'intérêts personnels » : participation au bien-être économique collectif, à la propriété individuelle et à la consommation. Pour lui, il est normal qu'un individu qui travaille puisse aspirer à la consommation d'objets comme une automobile.

« C'est entendu aujourd'hui, moi je dis que tout le monde devrait être capable d'en avoir un, un char, une personne qui travaille [...] Moi je dis, c'est pas un luxe aujourd'hui. » (60)

Mais il sent bien que la recherche des intérêts personnels est une poursuite sans fin et qu'il faut alors se donner des objectifs réalistes et des limites :

« Il faut faire la vie selon ce qu'on a aujourd'hui ; il y a bien du monde, tu sais, leur défaut, c'est qu'ils ont acheté, bien... beaucoup trop. Toutes les ventes, et puis, ils achètent, ils achètent, ils achètent, et il vient un temps qu'ils sont pris. » (16)

En somme, à cause de la nature de son travail, l'ouvrier du textile n'a pu y investir de grandes significations. C'est alors au niveau de la vie hors travail, qui se résume à des activités familiales, qu'il pourra trouver des significations importantes, intéressantes à vivre. Tout le sens de son existence et l'essentiel de son action sont fonction de ce projet d'existence :

« Moi, j'avais à coeur de gagner pour faire vivre ma famille. » (28)

Même si l'ouvrier du textile construit un projet de société relativement révolutionnaire (la « société égalitaire »), il ne développe pas un type d'action orientée vers la recherche d'intérêts collectifs ni ne participera vraiment à des actions collectives. Rappelons-nous son attitude vis-à-vis les grèves. Ils n'est pratiquement jamais en faveur car elles viennent toujours menacer sérieusement son projet fondamental : faire vivre sa famille.

Si son projet de société ne suscite pas une action dans le sens de la concrétisation, peut-on parler d'un véritable projet de société ? Disons que cela demeure quand même un projet, mais qui reste quelque peu utopique. Il agirait, dans l'expérience de l'informateur, comme une idéologie compensatoire.

Deux hypothèses sont possibles. 1. L'ouvrier du textile serait apolitique. Quand on considère son attitude vis-à-vis les partis politiques, il semble n'avoir aucune conviction précise, il ne sait pour quel parti ou candidat voter. Tout se passe comme s'il se disait intérieurement que cela ne changera pas grand'chose à ses conditions d'existence. Alors, il voterait parce qu'il faut voter, sans plus.

2. Il se peut aussi que, malgré une expérience de travail qui l'aurait amené vers une action révolutionnaire, il se soit contenté d'investir du sens dans la vie familiale où il vit des valeurs importantes. Le monde a du sens pour lui et ce n'est pas nécessaire de passer du projet à l'action concrète puisqu'on a des choses importantes à faire dans un autre domaine.

Il apparaît, d'ailleurs, de plus en plus évident que la dichotomie révolutionnaire-réactionnaire est peu opératoire pour rendre compte de son expérience. Car notre informateur développe peut-être une idéologie révolutionnaire a partir de son expérience de travail (société égalitaire : tout le monde travaille et retire des salaires raisonnables). Inversement, à partir de son univers hors travail, il devient plus réactionnaire : importance de la famille, de la consommation et de la propriété individuelle, donc un État politique qui assurera la sécurité et la paix sociale nécessaires à l'accomplissement de ce projet hors travail.

Nous connaissons encore mal ce que sont les créditistes québécois. Heureusement, on s'y intéresse encore. [18] Car, si on peut définir le créditisme comme un curieux mélange d'éléments révolutionnaires et réactionnaires, l'ouvrier du textile n'en serait-il fondamentalement pas un ? Il est sans doute vrai que le parti politique créditiste joue savamment cette équivocité en véhiculant à la fois des conceptions révolutionnaires (justice sociale, système monétaire, etc.) et réactionnaires (famille, consommation et propriété individuelle) comme bases de la société.

Il y aurait alors une homologie très forte entre la représentation du monde proposée par l'idéologie politique du Parti créditiste et la représentation du monde qui serait venue à la conscience de notre informateur à partir de sa propre expérience de vie. Homologie tellement forte que cet ouvrier du textile n'est probablement pas créditiste. Car l'adhésion à une idéologie politique supposerait qu'on s'attend à ce qu'elle modifie sa propre réalité, elle aurait pour fonction de combler un manque. Il est bien possible, cependant, qu'il ait déjà voté pour ce parti politique puisque son principe général d'action est de « suivre le courant de la vie ».

Si on revient à l'intention typologique de la méthodologie de Louis Morin, il apparaît difficile de classer dans une catégorie particulière le vécu de l'ouvrier du textile ; il appartiendrait peut-être à cette catégorie de ceux qui essaient de suivre, tant bien que mal, l'évolution de la société québécoise.

Bruno JEAN

Institut supérieur des sciences humaines,
Université Laval.



* Cette analyse a été effectuée dans le cadre du projet de recherche « histoires de vie dirigé par Nicole Gagnon, qui fait partie du programme « les mutations du Québec, 1940-1970 dirigé par Guy Godin et Fernand Dumont, à l'Institut supérieur des sciences humaines de l'Université Laval. L'entrevue a été réalisée le 1 3 juillet 1972, par André Demers.

[1] Fernand DUMONT et Nicole GAGNON, « Le vécu : présentation », Recherches sociographiques, XIV, 2, 1973, p. 152.

[2] Ibid.

[3] G.G. GRANGER, Pensée formelle et sciences de l'homme, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 185.

[4] Id., p. 194.

[5] Jean-Claude PARIENTE, Le langage et l'individuel, Paris, Colin, 1973.

[6] Albert MEMMI, Portrait du colonisé, Montréal, L'Étincelle, 1972, p. 14.

[7] Ibid.

[8] PARIENTE, op. cit.

[9] Les numéros de référence des citations renvoient à la page du texte de l'entrevue.

[10] Bruno JEAN, L'analyse des histoires de vie : le cas des professionnels, Cahiers de l'Institut supérieur des sciences humaines, Université Laval, 1975. (Études sur le Québec, 3.)

[11] Charles CÔTÉ, Réflexion théorique sur une méthode de localisation des espaces socio-économiques en milieu urbain, thèse de maîtrise en sociologie, Université Laval, 1972, p. 52.

[12] Voir : Bruno JEAN, op. cit.

[13] Voir : Bruno JEAN, op. cit.

[14] Eliséo VERON, « Remarques sur l'idéologie comme production du sens », Sociologie et sociétés, V, 2, novembre 1973, pp. 44-70. L'analyse de Veron porte toutefois, non pas sur le discours des classes populaires mais sur celui qui leur est destiné : il s'agit d'une comparaison entre les processus discursifs mis en oeuvre dans la presse bourgeoise et la presse populaire respectivement. L'hebdomadaire bourgeois se caractérise par une articulation relativement stable selon un système de classification aux dénominations générales, formant une structure interne fixe, dans lequel le contenu événementiel prend place. Rien de tel dans l'hebdomadaire populaire où on a affaire à un ensemble d'événements présentés dans leur singularité.

Il y aurait lieu de scruter plus attentivement - et surtout de l'expliquer - cette isomorphie que nous croyons déceler entre la conscience historique de notre informateur et le « travail idéologique producteur d'une certaine historicité » de la classe dominante à l'intérieur des communications de masse, lorsqu'elle s'adresse aux classes populaires.

[15] C'est sans doute à partir des mêmes observations 41 senties » par son père que Fernand DUMONT a pu écrire :

« ... la condition de l'ouvrier d'usine : celui-ci reçoit un rôle, c'est-à-dire une tâche et une place dans les processus de production, sans que référence explicite ou implicite soit faite aux autres traits de sa personnalité que la compétence ou le rendement, sans qu'on tienne compte de ses autres liens sociaux, du sens plus général et plus spontané que la vie a pour lui. La référence à une signification globale du monde gênerait les impératifs techniques : le sentiment, le symbole doivent être refoulés hors du travail. » (Le lieu de l'homme, p. 95.)

[16] Richard DOMINIQUE, Dans c'temps-là... pi ast'heure. L'ethnohistoire de la Moyenne CôteNord, thèse de maîtrise en anthropologie, Université Laval, 1974.

[17] Cette approche est celle qu'utilise Louis Morin. (Voir : Louis MORIN, La méthodologie de l'histoire de vie. Deuxième partie, Cahiers de l'Institut supérieur des sciences humaines, Université Laval, 1974. (Instruments de travail, 13.)

[18] Voir l'article de Gabriel GAGNON, « Populisme et progrès : les créditistes québécois », dans ce numéro. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]



Retour au texte de l'auteur: Bruno Jean, sociologue, UQAR Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 10 avril 2005 11:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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