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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir du texte de Lizette Jalbert (1943-1992) sociologue, UQAM, “ Régionalisme et crise de l'État ”. Un article publié dans la revue Sociologie et Sociétés, vol XII, no 2, octobre 1980, pp. 64 à 73. Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal. [Autorisation accordée par Mme Céline Saint-Pierre, le 18 décembre 2003]. Mme Saint-Pierre nous a autorisé, le 18 décembre 2003, à diffuser toute l'oeuvre de Mme. Jalbert. Un immense merci.

Texte intégral de l'article
“ Régionalisme et crise de l'État ” (1) de Mme Lizette Jalbert, sociologue, 1980.

RÉSUMÉ

Le présent texte tente d'analyser comment s'articule le régionalisme avec les luttes et les structures politiques de la société canadienne, c'est-à-dire leurs effets réciproques. Cette approche a pour but d'analyser le double mouvement qui est au cœur de la question régionale au Canada. On peut définir celui-ci comme tension entre la tendance à l'éclatement et la tendance à l'unification. Ce double mouvement conditionne aussi bien la reproduction de la formation sociale dans son ensemble que la reproduction du pouvoir politique et de l'État.

SUMMARY

This paper attempts to analyze the links existing between regionalism and the struggles and political structures of Canadian society, i.e. their reciprocal effects. The objective of this approach is to analyze the dual movement which is at the heart of the regional issue in Canada. This movement can be defined as the tension existing between tendencies to breaking apart and to unification. This double mouvement conditions not only the reproduction of social organization in general but the reproduction of political and state power as well.

RESUMEN

Este texto trata de analizar la articulación entre el regionalismo, las luchas de la sociedad canadiense y sus estructuras políticas, es decir sus efectos recíprocos. Esta forma de proceder tiene como objectivo el análisis del doble movimiento que está en el centro de la cuestión regional de Canadá. Este doble movimiento puede definirse como la tensión entre la tendencia hacia la ruptura y la tendencia hacia la unificación. El condiciona tanto la reproducción de la formación en su conjunto, como la reproducción del poder político y del Estado.


En posant le phénomène du régionalisme comme un des points d'ancrage de l'analyse de la conjoncture politique canadienne et québécoise, ce texte tente de restituer ce qui donne au cas canadien son universalité et sa spécificité. Par régionalisme, il faut entendre un mode particulier d'éclatement, de fissuration, d'atomisation d'une formation sociale qui préside à la constitution, en son propre sein, d'entités sociétales dont les caractéristiques diffèrent et se contredisent. Précisons que ce mode particulier d'éclatement met en cause l'ensemble des rapports sociaux et qu'en termes de causalité, le procès de constitution de ces entités régionales ou locales ne s'organise pas de manière univoque. Par exemple, s'il renvoie au thème du développement inégal, le régionalisme n'y épuise pas son sens (2). Il n'est donc pas un phénomène strictement économique (3) car ce qu'il questionne, c'est l'organisation de la société dans son ensemble. À ce titre, le terrain privilégié d'analyse du régionalisme sera le politico-idéologique en tant que lieu par excellence de condensation des contradictions sociales. En fin de compte, il devrait apparaître qu'au-delà de ses aspects les plus visibles, ce que révèle d'essentiel ce phénomène, c'est l'existence d'un malaise au niveau du consentement et de l'intégration de la société ; c'est de pouvoir, d'hégémonie, d'État et de nation qu'il parle (4).

Dans la manière d'aborder la question régionale, il m'apparaît également que la recherche des causes ou des origines reste secondaire par rapport à celle qui vise à déconstruire son mode de fonctionnement, à décortiquer les interrelations entre les différents éléments qu'elle met en jeu. Cependant, au niveau d'une première approche de la question et même si tous les problèmes que cela soulève ne sont pas résolus, introduisons tout de suite deux des principales dimensions qui servent à la fois de révélateurs et de fondements au mode d'éclatement de la formation sociale canadienne.

La première dimension renvoie aux formes qu'a pris au Canada l'inégal développement économique intérieur combiné au mode spécifique d'insertion du Canada au sein de la chaîne impérialiste. Le faisceau de contradictions découlant de cette articulation pose l'existence du phénomène de non-contemporanéité des régions canadiennes les unes vis-à-vis des autres. Cela signifie qu'en tant que zone de développement chacune d'entre elles possède, à l'intérieur des limites imposées par la dominance du mode de production capitaliste et du système d'interdépendance qu'il induit, un rythme de croissance à scansion différentielle. Retenons que l'inégal développement et son approfondissement, accusé par la présence des intérêts étrangers, constituent deux des dimensions qui fondent le régionalisme comme phénomène structurel et le mouvement de contestation qui va s'appuyer sur lui.

La deuxième dimension d'où origine la division de la formation sociale canadienne réside dans la non-résolution de la question des nationalités. L'inégalité de traitement qu'on a appliquée aux différents groupes d'appartenance ethnique et culturel correspond aux formes d'oppression nationale que l'on rencontre à la fois sous le capitalisme et le collectivisme d'État. L'un et l'autre, en effet, fonctionnent en niant les particularités au sein du peuple nation qu'ils visent à rassembler sur le mode imaginaire autour de leur État. Au Canada, l'oppression nationale a été à l'origine de tout un mouvement de résistance qui a même imprimé un caractère original à certaines luttes qui relevaient de la question régionale.

Qu'il soit donc bien entendu que réfléchir au problème du régionalisme au Canada n'implique aucunement que l'on doive réduire la question du Québec à sa dimension strictement régionale. Malgré tout, cette dimension est importante autant pour comprendre le Québec que les autres régions du Canada. Nous croyons quant à nous que la dimension régionale de la réalité québécoise est restée trop longtemps sous silence dans les analyses produites sur le Québec comme si, au Canada, il y avait une question nationalitaire qui concernait le Québec et une question régionale qui intéressait les autres provinces ou régions. Bien qu'elles aient tendance à se recouper, d'où la très grande difficulté à en distinguer les conséquences particulières, la question nationalitaire de même que la question régionale ne recouvrent pas séparément l'ensemble des problèmes qui confrontent les sociétés canadienne et québécoise.

Ce texte cherche à montrer, la manière dont s'articule les structures et les luttes politiques par rapport à l'existence et à la persistance des inégalités multiples et multiformes signalées, c'est-à-dire leurs effets réciproques. Cette approche a pour but d'analyser le double mouvement qui est au cœur de la question régionale au Canada. On peut le définir comme tension constante entre la tendance à l'éclatement et la tendance à l'unification. Ce double mouvement conditionne aussi bien la reproduction de la formation sociale dans son ensemble que la reproduction du pouvoir politique et de l'État.

Mais ce n'est pas tout puisque ce qui se donne à lire dans un premier temps comme conflit entre régions inégalement développées ou régions face au pouvoir central et comme opposition entre groupes ethniques et culturels dominants et dominés n'est pleinement compréhensible que si on fait intervenir la question de la lutte des classes. La dimension régionale ne doit pas être située dans une sorte de hors-champ comme si les classes sociales n'étaient pas ce phénomène fondamental de structuration de toutes les sociétés capitalistes ou socialistes actuelles. Ceci n'est pas une simple incantation à la lutte des classes. Il est en effet possible de démontrer historiquement que cette question traverse tous les ordres de conflits régionaux ou nationalitaires tout en étant elle-même traversée par eux. Est-il besoin de préciser qu'une telle imbrication de phénomènes sociaux ne peut être déduite mécaniquement à travers les lunettes de ce qu'on pourrait qualifier d'immaculée perception marxiste. La problématique adoptée ici n'est pas un substitut à l'analyse concrète. En effet, l'articulation du régionalisme, du nationalisme et de la lutte des classes n'est jamais donnée d'avance. Elle prend des formes qui peuvent varier considérablement selon les conjonctures.

Ces quelques prémisses étant posées, revenons à l'analyse des rapports entre le régionalisme versus les structures et les luttes politiques, en réfléchissant tout particulièrement sur le lien qu'entretient le phénomène régional à la question de l'État et de sa crise. Cette réflexion sera formulée sous forme de quelques propositions.

Il est à noter que les neuf propositions qui vont suivre sont intimement articulées l'une à l'autre, en sorte que le double mouvement que nous avons annoncé plus haut comme devant servir de fil conducteur à l'ensemble du texte ne s'y déchiffre qu'en autant qu'on ne considère pas chacune des propositions isolément. Précisons de plus que le statut des matériaux que nous soumettons relève d'un niveau de problématique générale. On n'y trouvera donc pas de démonstration pas à pas de ce qui est avancé, seulement des pistes de réflexion qui pourraient donner lieu à des recherches ultérieures. Bien sûr, les matériaux rassemblés ne tombent pas du ciel, on pourra les retrouver en filigrane à l'intérieur d'un travail antérieur à celui-ci (5).


1. Le régionalisme parce qu'il induit un procès relativement mal ordonné d'unification / dislocation de la formation sociale canadienne contribue à la mise en place d'une structure étatique éclatée - 10 États provinciaux et un État central. Au cours de l'histoire, cette structure subira des pressions contradictoires qui la feront osciller entre le centralisme de l'État central et l'autonomisme des États provinciaux. Le fédéralisme s'achoppe à cette question de la centralisation-décentralisation sans cesse remise à l'ordre du jour. Derrière ce débat sourdent de nombreux conflits sociaux où seront mises en scène les bourgeoisies régionales et les formes de résistance populaire.

2. Cette complexité étatique que nous désignons par l'expression « situation de double État » pose des limites formelles au fonctionnement de l'État bourgeois. Elles concernent la cohérence de celui-ci où l'existence de plusieurs paliers gouvernementaux et administratifs inscrit déjà comme potentialité la question du décalage entre les branches fédérales et provinciales de l'ensemble de l'appareil d'État. Ces décalages ou dénivellations institutionnelles sont généralement liés au degré de développement atteint par chacune des branches et donc par chacune des sociétés auxquelles elles appartiennent. À ce niveau, ces décalages peuvent engendrer des distorsions et des retards dans la conception et l'application des politiques de l’État. Sur un plan plus commun, mais toujours en rapport avec la complexité spécifique du double État, celui de l'ajustement des machines bureaucratiques, on peut aussi anticiper l'apparition de phénomènes de grippage entre les différents paliers, phénomènes joints cette fois plus simplement à la manière dont chaque bureaucratie, correspondant à ces paliers, développe ses propres règles et mécanismes internes, voire ses intérêts particuliers.

Censure et compétition peuvent découler de cette situation. Bref, dans l'ensemble et quelque soit le niveau où se situent les possibilités de frictions, les caractéristiques de l'appareil d'État canadien constituent une menace formelle inhérente à son fonctionnement (6).

3. Au-delà du problème de la cohérence des structures étatiques, la complexité de l'appareil d'État canadien décuple peut-on dire les contradictions au sein du pouvoir de classe. Elle soulève ainsi d'emblée celui de l'unité de ce pouvoir dans la mesure justement où l'autonomie partielle des États provinciaux par rapport à l'État central sert de terreau à la constitution de bourgeoisies locales aux intérêts potentiellement conflictuels. Le compromis d'alliance contradictoire sur lequel se fonde tout État bourgeois est ici compliqué par surcroît. C'est à ce point que se posent les limites réelles au fonctionnement de l'État canadien. En dispersant les lieux d'organisation et de représentation de la classe dominante, la situation de double État incite à l'aiguisement des confrontations en son sein. Elle constitue donc une source d'éventuel affaiblissement pouvant entraver le processus d'unification du pouvoir bourgeois et tend à entretenir une situation d'équilibre précaire. Ainsi, quand la bourgeoisie s’abîme dans la recherche d'une solution à l'unité nationale, il s'agit de fait, en grande partie, d'une recherche en vue de résoudre son propre problème d'unité.

Si nous insistons sur les limites qu'impose la complexité de la structure étatique canadienne vis-à-vis de l'unité du pouvoir de classe, c'est non pas en fonction d'une conception figée de l'État système unitaire ou centralisé considéré comme seul typique des sociétés capitalistes, mais plutôt pour marquer que ce procès d'unification doit être compris à l'aide d'une grille qui situe d'entrée de jeu la question du seuil au-delà duquel l'unité du pouvoir à travers l'État est ébranlée. Une telle approche évite l'écueil qui consisterait à envisager toute fissure dans l'unité des structures d'organisation et de reproduction du pouvoir comme dangereuse et atypique en soi. L'État demeure un système contradictoire, fonctionnant à l'intérieur d'un champ stratégique polycentriste, mais où la question du seuil critique doit toujours être évaluée en rapport avec la conjoncture dans la mesure où ce seuil n'est pas un absolu et reste sans cesse soumis à des déplacements (7).

4. Le problème que sous-tendent les énoncés précédents au sujet de la cohérence des structures étatiques et de l'unité du pouvoir de classe renvoie à celui, plus fondamental, de l'hégémonie de classe. Demeuré en perpétuel suspens, ce dernier condense, au plus haut niveau du fonctionnement de la société, la somme des contradictions produites par le régionalisme et la question nationale. L'un et l'autre vont engendrer des régions et des groupes qui se feront, à l'occasion, menaçants pour l'ordre social. Qu'elles aient été de type autonomiste, nationaliste ou régionaliste les réponses protestataires à l'exploitation et à l'oppression constituèrent autant de menaces pour la classe cherchant à se donner pour la représentante de l'ensemble de la société.

5. On l'a déjà noté ailleurs, la fonction de légitimation a été, parmi toutes les fonctions assumées par la classe dominante, celle qui fut remplie avec le moins d'efficacité (8). Classe conservatrice et peu imaginative, la bourgeoisie canadienne a toujours semblé exercer sa direction plutôt passivement. Il paraît étonnant dans ces circonstances que le système sur lequel elle s'appuie ait réussi à se perpétuer jusqu'à aujourd'hui. Un facteur me semble cependant rendre compte de la relative stabilité de la situation, c'est le régionalisme avec toutes les conséquences qu'il a fait subir aux autres classes de la société. En effet, si une des faces du régionalisme a contribué à affaiblir la classe dominante, l'autre face lui a, au contraire, permis de contrer les effets négatifs de la première. Porteur de division, le régionalisme a empêché que ne se développe, du côté du camp adverse, une démarche politique autonome et prometteuse de transformation sociale. Ce qui a fait la force relative de la bourgeoisie canadienne et a participé au maintien de sa fragile légitimité, ce fut la faiblesse de ses adversaires de classes, soumis à leur tour aux effets désunificateurs du régionalisme. L'hégémonie n'a donc pas eu besoin d'être parfaite puisque la force d'imposition de la classe dominante s'est constamment appuyée sur la difficulté qu'ont rencontrée les classes subordonnées pour se donner une organisation et une problématique qui répondent véritablement à leurs intérêts propres. Jusqu'à maintenant, le pouvoir a généralement eu raison des tentatives d'alliance tissées entre elles, ici et là, à l'occasion de certaines conjonctures. L'histoire de cette société et de sa classe dominante s'appuie en quelque sorte sur ce paradoxe.

6. Dire que la faiblesse de la bourgeoisie canadienne à imposer sa légitimité à travers un projet cohérent de société fut compensée par celle encore plus désastreuse des classes subordonnées n'explique pas tout de la manière dont s'est construit, à travers les effets du régionalisme, le rapport de force entre les classes. Ce qu'on peut en dire, en formulant les choses succinctement, c'est qu'elle a reposé très largement sur l'institutionnalisation d'un système de relais au niveau des sièges locaux de pouvoir. C'est par ce biais qu'encore là, la direction bourgeoise a pu renverser, à son avantage, son propre état de faiblesse, relatif à la complexité du dispositif étatique canadien. En effet, comme on l'a vu, les caractéristiques de ce dispositif semblaient confronter la classe dominante à l'épineux problème de la dispersion de ses lieux d'organisation et de représentation. Malgré ces limites inscrites dans les structures, la classe dominante gardait en réserve un moyen de sortir de cette impasse, celui de la mise en œuvre, au niveau des États provinciaux, de compromis d'alliances, plus ou moins durables et complexes, entre les diverses fractions de la bourgeoisie, de la petite bourgeoisie et de certaines catégories sociales comme le clergé. En s'en remettant à d'autres classes, fractions ou catégories sociales pour assurer la cohésion sociale et pour asseoir par procuration, si on peut s'exprimer ainsi, sa légitimité, la direction bourgeoise pratiquait la politique du possible et unifiait, sous son égide, le pouvoir bourgeois (9).

7. Ce que laisse entendre l'énoncé précédent, c'est que les États provinciaux remplissent un rôle stratégique considérable dans l'organisation et la reproduction du système de direction/ domination de classe. Ils constituent des maillons de ce système non seulement parce qu'ils offrent les moyens d'unification interne du pouvoir bourgeois mais aussi, et surtout, parce qu'ils interviennent directement dans la reproduction d'ensemble de la division sociale en œuvrant à la consolidation du compromis d'alliances face aux classes subordonnées. En conséquence, il n'est pas étonnant de constater qu'historiquement les États provinciaux ont souvent été les cibles immédiates du harcèlement des classes subordonnées. Caisses de résonance des conflits sociaux, ils ont pu servir d'avertisseurs de danger pour assourdir les premiers chocs de la lutte des classes, avant que l’État central ne soit atteint. La classe dominante s'est ainsi trouvée protégée jusqu'à un certain point par cette véritable tête de tranchée que constituaient les États provinciaux.

8. Néanmoins, ce mécanisme de direction de classe à relais n'efface pas les contradictions toujours latentes au sein du pouvoir de classe. Les risques qu'une situation de crise surgisse et remette en question l'échafaudage des alliances établies antérieurement ont été signalés, rappelons-les. D'un côté, la situation de double État implique le risque que les États provinciaux, disposant de compétences effectives et d'un appareillage approprié dans le champ d'hégémonie, contreviennent, par l'intermédiaire des classes relais ou d'autres classes restées jusque-là passives, aux prétentions de la fraction qui se croyait dépositaire de l'hégémonie. D'un autre côté, la difficulté reconnue de cette fraction à tenir par ses propres moyens et directement son rôle, en entraînant une situation de dépendance toute particulière de celle-ci face à ses relais, comporte aussi un risque. En l'absence de situation révolutionnaire, ce risque ultime réside dans le fait que les segments étatiques provinciaux servent de postes de résistance à des classes, fractions ou catégories sociales, aux intérêts secondairement contradictoires à la direction hégémonique, pour dépasser le stade du marchandage aux concessions propre aux relais et contester son pouvoir, voire même tenter de s'y substituer. À cette fin, ces éléments contestataires vont généralement s'appuyer sur des revendications de type régionaliste ou nationaliste. Si, de plus, on tient compte des liens que ces éléments ont déjà tissés (c'est souvent le cas des relais) ou prétendent pouvoir tisser avec le capital impérialiste étranger, liens qui les branchent sur des stratégies d'alliance qu'ils chercheront à utiliser peut-être en cas de rupture du compromis, alors on peut juger de la délicatesse de la situation qu'engendrent à la fois la complexité de la structure étatique canadienne et l'organisation étagée du pouvoir qu'elle appelle (10).

9. Dans le but d'éviter des dérapages incontrôlés, déjà appréhendés au cours des années '30 et lors de la Deuxième Guerre mondiale, et de nouveau ressentis comme une menace dans le contexte actuel de la crise politique intérieure sur fond de crise économique internationale, la direction hégémonique tente de renforcer le procès de centralisation au niveau de l'État fédéral. Elle cherche, plus que jamais, à fonder celui-ci comme lieu privilégié d'organisation et de reproduction du bloc au pouvoir et à en faire le modèle organisationnel de référence pour les États provinciaux. Pour ce faire, des solutions, plus ou moins facilement applicables dans notre cadre politique, s'offrent: envahissement direct des appareils d'État provinciaux par la fraction hégémonique ou ses représentants, redéploiement des mécanismes de concertation qui, sous le couvert de la décentralisation, permettent d'imposer les normes des politiques à suivre : isolement des opposants récalcitrants en faisant jouer les États provinciaux les uns contre les autres, utilisation du chantage et de la répression. Ce qu'on peut appeler la crise actuelle de l'État canadien vient de la difficulté à mettre en place les moyens appropriés à la stratégie centralisatrice. Celle-ci devra-t-elle échouer ou prendre des moyens détournés. On pourrait s'attendre a ce que la crise actuelle se résorbe sans qu'il faille aller jusqu'à abolir les États provinciaux comme lieux de compromis d'alliances. En effet, il paraît de plus en plus évident que les forces qui, au Québec, mènent la lutte la plus sérieuse à la stratégie centralisatrice et revendiquent la souveraineté-association ne soient pas prêtes à détruire les fondements de l'État. En réalité, c'est un nouveau compromis historique bourgeois qui est proposé, un compromis impliquant pourtant des concessions importantes de la part des fractions qui dominent l'alliance actuelle. Si les éléments bourgeois en cause parviennent à trouver un terrain de négociation et un compromis acceptable, il se pourrait même que cette crise engendre sa propre négation en redonnant un nouveau souffle au système. Cependant, il subsiste une inconnue. La victoire du mouvement contestataire québécois en ce moment ou, d'autant plus son écrasement, ne signifierait pas un nécessaire retour au calme. Le danger qu'ont le plus à craindre de part et d'autre les forces principales présentement en lutte, c'est celui d'un débordement ou d'une reprise en mains sur des bases beaucoup plus radicales du projet péquiste par les forces populaires et progressistes du Québec.

En conclusion, nous ne saurions trop insister sur le caractère hypothétique de plusieurs des propositions ci-haut présentées. Leur intérêt vient du fait que ce genre de question n'avait, jusqu'à tout récemment, retenu que, très peu, l'attention des sociologues québécois. Il faut encore faire un rappel à la période de la révolution tranquille comme phénomène déclencheur de la réflexion en sociologie politique. Sans renier la production antérieure, non plus que la contemporaine qui n'aborde pas ce champ de la sociologie, nous aimerions dire que la percée récente de l'analyse portant sur le pouvoir, l'État, les régimes et les partis, nous semble combler presqu'un vide par rapport à la situation antérieure. Il peut être intéressant de noter que ce nouveau champ de préoccupation a pris droit de citer parallèlement au développement au Québec des études réalisées dans une perspective marxiste. Sur la question régionale proprement dite, il y a, à la fois déjà, beaucoup de choses de produites, le plus souvent selon une approche technocratique ou économiste, mais encore très peu de fait pour éclairer son contenu plus global et pour articuler cette question à la question nationale. Le présent texte ne prétend pas être plus qu'une amorce de réflexion sur ces problèmes. Il appelle la vérification davantage empirique de ceux-ci, tout en espérant que l'interrogation plus théorique se poursuive, car plusieurs problèmes ne peuvent encore être pensés ou analysés faute des instruments conceptuels appropriés.


Notes:

1. Ce texte reprend l'essentiel d'une communication que j'ai présentée au Colloque sur la Reviviscence des mouvements nationaux dans les pays industriels développés, hiver 1979.

2. On trouvera un exemple de la démarche économiste dans l'article de Doreen Massey: «Survey: Regionalism: Some Curent Issues», Capital and Class, no 6, automne 1978, p. 106 à 126.

3. Pas plus que le régionalisme ne se confine à sa dimension économique, il ne se réduit à sa dimension culturaliste. Fernand Dumont, en apposant son approche basée sur les représentations collectives et le langage à l'approche structurelle, rejoint cette dernière perspective. Fernand Dumont, «Ethnies, cultures, nations: mouvements nationaux et régionaux d'aujourd'hui», Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXVI, 1979, pp. 6 à 17.

4. Mon propos rejoint ici celui de Renaud Dulong dans: Les Régions, l'État et la société locale, Paris, PUF, 1978, 245 p.

5. Les éléments de synthèse qui sont repris dans le présent texte sont le fruit d'un travail plus développé qui, par les voies détournées d'une analyse des tiers partis au Canada, a permis de mener cette amorce de réflexion sur l'État. Voir Régionalisme et luttes politiques: une analyse des tiers partis au Canada et au Québec, thèse de doctorat, Paris, VIII, 1978, 700 p.

6. Des auteurs tels que Nicos Poulantzas, Joachim Hirsch et James O'Connor ont abordé ces questions.

7. Nicos Poulantzas est l'auteur qui cerne, au plus près, ces questions d'unité du pouvoir de classe.

8. Leo Panitch, 'The Role and Nature of the Canadian State', The Canadian State, édité par Leo Panitch, Toronto and Buffalo, University of Toronto Press, 1977, p. 18.

9. Sur cette question des classes relais, voir l'ouvrage déjà cité de Renaud Dulong ainsi que celui de Pierre Gremion, Le Pouvoir périphérique, Paris, Seuil, 1976, 478 p.

10. Carol Levasseur et Jean-Guy Lacroix avaient souligné cette question à leur manière dans leur article, «Rapports de classes et obstacles économiques à l'Association», Les Cahiers du socialisme, no 2, automne 1978, p. 87 à 121.


Retour au texte de l'auteure: Lizette Jalbert, sociologue (1943-1992) Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 07 janvier 2004 14:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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