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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Yannick Jaffré (1999), “Sayi.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Yannick JAFFRÉ et Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN, La construction sociale des maladies, pp. 155-171. Paris: Les Presses universitaires de France, 1999, 376 pp. Collection: Les champs de la santé. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 19 novembre 2008 de diffuser tous ses écrits dans Les Classiques des sciences sociales]

Yannick Jaffré

Sayi”.

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Yannick JAFFRÉ et Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN, La construction sociale des maladies, pp. 155-171. Paris : Les Presses universitaires de France, 1999, 376 pp. Collection : Les champs de la santé.

Introduction
Les modalités de l’évolution et de l’aggravation
Les étiologies
Les modes de transmission
Les traitements
Le choix des recours
Sayi : un dispositif spécifique
Ouvrages cités

Introduction

Au Mali, en pays bambara, l’entité nosologique sayi désigne une maladie concernant les enfants et les adultes des deux sexes. Elle regroupe divers symptômes ayant comme caractéristique d’être visibles. Sayi n’est pas dissimulé. C’est une maladie qui se montre sur le corps ; c’est une pathologie que l’on voit.

Cette représentation, stable et largement partagée dans le monde mandingue, est en effet, construite autour de quelques traits et d’un signe cardinal qui est la présence d’une coloration jaune des vomissures, des yeux ou des urines. Sayi se révèle donc, avant tout par la couleur, et le “jaune“ est le cœur de cette représentation ou de ce module (cf. ci-dessus Olivier de Sardan). D’autres symptômes peuvent cependant être associés à cette caractéristique fondamentale : la constipation (kònò bè ja, litt. le ventre est sec), une sensation de ballonnement abdominal (a kònò bè tòn), une douleur corporelle diffuse, un manque d’appétit pouvant aller jusqu’au dégout des aliments, et une sensation d’intense fatigue (farifaga, litt. le corps tué). Enfin, de manière plus “périphérique”, certains évoquent aussi une décoloration de la paume des mains, des éblouissements, des vertiges et la présence de “gonflements”, d’œdèmes sur le corps.

L’ensemble de ces caractéristiques suffit à dépeindre cette pathologie ressentie. Cependant diverses précisions sont fréquemment ajoutées à cette description. Elles sont parfois fondées sur une expérience vécue de la maladie et sur l’observation de son propre corps ou de celui d’un proche. Par ailleurs, la complexité des dénominations croît chez les guérisseurs spécialisés dans le traitement de cette maladie. Semblablement, ces deux formes d’expériences de la maladie - l’avoir éprouvée ou s’y confronter comme soignant - inscrivent le trouble morbide dans une durée vécue ou observée. Il en résulte des discours plus construits, s’attachant à décrire une évolution et une transformation des symptômes. Dans ces propos, identifier la maladie ne correspond plus alors, à uniquement la décrire ponctuellement à un de ses stades, mais aussi à en décliner les diverses formes et à souligner les règles de leurs transformations.

Une première forme de discrimination est fondée sur une opposition globale entre trois couleurs - le noir, le rouge et le blanc [1] - qualifiant le trouble selon sa nature ou son degré d’évolution. Cependant, une plus grande distinction nosographique peut encore être obtenue en croisant ces caractéristiques chromatiques avec une localisation anatomique.

Le sayi “décourage ton corps” (a b’i faridécouragé”), après il vient sur tes yeux (a bè yèlèma i nyè na). Ils deviennent rouges (jaba ja) et ton urine est jaune (nérémugu). Ça c’est le sayi rouge (sayi bileman). Mais si le noir t’attrape, c’est très mauvais. Le rouge se transforme (yéléma) en “noir” (finman) ; s’il s’aggrave et devient noir, si tu urines, c’est foncé. Troisièmement ton urine devient blanche comme du lait frais. Tes yeux deviennent très blancs (i nyèkiséw bè jè pass). Alors si Dieu n’est pas miséricordieux, tu meurs. [Adulte guérisseur & gardien F.]

Pour d’autres, ces qualifications peuvent être réduites à une opposition entre deux couleurs. Ils opposent alors plus simplement des formes “blanches” et “rouges” de la maladie, altérant parallèlement la coloration des yeux et celle des urines.

Le sayi est de deux sortes : rouge, il fait tes yeux jaunes, ton corps gonfle (i fari bè tòn), et si tu appuies tes doigts sur ton propre corps, ils laissent des traces. Le blanc fait vraiment blanchir tes yeux (a b’i nyèkiséw jè wula wula) et la paume de tes mains aussi blanchit. [Vieux guérisseur D]

Si tu regardes ton urine et que tu vois qu’elle est rouge, tu dis : “c’est le sayi rouge“. Si la couleur de tes yeux blanchit, tu dis : “c’est du sayi blanc”. [Jeunes réparateurs de mobylettes]

Enfin, moins fréquemment, d’autres types d’oppositions plus triviales - fréquemment rencontrées dans un contexte linguistique urbain - comme celle fondée sur l’utilisation du suffixe augmentatif “ba” [2], peuvent être utilisées pour caractériser les modes d’expression de cette pathologie.

Le “grand” sayi fait enfler le corps de la personne (a bè mògò fari lafa). Il te donne froid durant l’après-midi. Ça c’est l’arrivée du “grand” sayi. Le sayi rouge fait rougir les yeux et les urines et donne des courbatures (a b’i fari bèè don nyòngòn na, il sépare tout ton corps) [Guérisseur BKO]

Les modalités de l’évolution
et de l’aggravation

Ces terminologies, reposant sur l’observation du corps et de ses “substances” sont utilisées pour décrire l’évolution de l’état de certains malades. L’aggravation est largement interprétée sur le mode d’une transformation (yéléma). Cette notion désigne tant le “passage” d’une affection à une autre - ainsi la maladie sumaya est susceptible de devenir/entraîner sayi - qu’une progression et “mutation interne” de la même entité. Globalement la progression du mal correspond à une modification de la forme initiale du trouble. Cependant, qu’il s’agisse d’une limitation cognitive imposée par un lexique ne disposant pas de termes scientifiques, ou de la prégnance de conceptions physiologiques empruntant leurs modèles à l’univers du quotidien, l’évolution de cette pathologie est pensée selon quelques opérations simples : elle peut “durer” (mèn), “mûrir” (kògò) et se “déplacer” en affectant ainsi diverses sphères corporelles.

Si le sayi blanc mûrit (kògò), il devient noir. Il y a beaucoup de sumaya, certains se soignent facilement, si tu les soignes, ils guérissent. D’autres se transforment (yéléma) en sayi jaune. S’ils s’aggravent (n’o juguyera), ils deviennent jaunes puis noirs. [Vieux guérisseur-chasseur]

Une première définition de l’aggravation est donc construite autour de la conception d’une “maturité“ de la maladie. Le terme bambara ici utilisé, kògò, s’applique à des phénomènes du monde humain et végétal et signifie : arriver à maturité, devenir physiquement adulte, être fort ou dans certains contextes, culinaires notamment, devenir consistant. Un second trait sémantique lie cette expression à une notion de “seuil”. Hors une certaine limite on ne peut plus atteindre le mal ni lutter contre la maladie.

Si la maladie a mûrit (ni bana kògòra), le médicament n’est plus assez fort pour elle (fura tè se a ma) [Adulte gardien & guérisseur F.].

Ces ensembles sémantiques sont stabilisés, aussi lorsque quelques notions biomédicales sont utilisées, elles demeurent enchâssées dans ces schémas interprétatifs liés à - et contraints par - l’expérience sensible : même causée par des “microbes“, la maladie “s’enfouit”, “grossit”, “se multiplie”.

Si tu ne tues pas les microbes (“microbuw“) au bon moment, ils vont grossir (u bè kumbaya) et se multiplier (dòw bè fara fanga kan, litt. d’autres vont s’ajouter à sa force). [Fils du guérisseur de D]

L’interprétation de ces modifications, aggravations et transformations, est englobée dans l’ensemble plus vaste des diverses représentations physiologiques locales. Elle utilise ainsi diverses conceptions, non spécifiques de sayi, mais communément admises et servant de grille interprétative pour de multiples troubles. Il en est ainsi de la notion de “sang gâté”.

La maladie ne s’améliore pas d’elle-même (bana tè nògòya a yéréma), il faut un médicament, autrement le sang se gâte (joli bè cèn) [Vieux guérisseur D].

Mais le sang n’est pas que liquide et “qualité“, il est aussi mouvement et pulsation. Aussi, à cette première conception fort générale d’une altération, s’ajoute l’idée d’une dispersion (jense) du mal. Ici encore l’appropriation de quelques notions médicales, sans doute glanées lors de campagnes d’information sanitaires, ne modifie pas les modes de raisonnement les plus habituels.

La maladie est dans le sang (bana bè joli la), si elle est dans le sang, elle est dispersée dans le corps (a bè jense farikolo la). [Réparateurs]

Quel que soit le “groupe sanguin“ (en français), de toutes manières, la maladie est dans le sang. Si elle entre dans ton sang, elle se disperse dans ton corps. Sayi épuise ton sang (a b’i joli ban, litt.termine ton sang), sayi le transforme en eau (i joli bè kè salasala ye), il n’est plus fort (a tè “fort”) [Fils du guérisseur].

Ces divers symptômes et interprétations de sayi - chronicité, amaigrissement, épuisement du sang, dispersion dans le corps - mobilisent les mêmes signifiants que ceux qu’utilisent les messages d’éducation pour la santé concernant l’infection par le VIH. De ce fait, certains assimilent cette maladie “endogène” au SIDA “exogène”. Il suffit pour cela que la seconde affection se présente comme l’aggravation de la première.

Le sayi, c’est ce que les blancs appellent le SIDA. Nous, nous disons le sayi mûr (sayi kògòlen). Si sayi a mûri jusqu’à dépasser les limites (ni sayi mana kògò ka dama tèmè), on dit SIDA, et on ne peut plus le soigner. Il transforme le sang (a bè joli yèlèma), et “brise le corps” (a bè fari faga) ; à ce moment nous disons SIDA et on ne peut plus le soigner. Le SIDA c’est une maladie, mais dans la plupart des cas, c’est du sayi [Jeunes réparateurs].

Outre une similarité des symptômes, ce qui est commun à sayi et au SIDA est la difficulté, voire l’impossibilité, de leur appliquer un traitement. L’inquiétude ressentie et la crainte d’une évolution souvent fatale réunissent ces deux entités.

Si tu ne te soignes pas, tu maigris et ne n’as pas envie de manger. Si tu maigris (n’i fasara), sans pouvoir te soigner, tu meurs [Vieux Chasseur].

Enfin d’autres liens, plus ténus, comme ceux construits autour de l’origine des malades, sont évoqués, confirmant les quelques hypothèses précédentes et s’appuyant sur diverses interprétations de données épidémiologiques imputant à quelques pays côtiers, en fonction de la prévalence de l’infection, un rôle dans la transmission du VIH.

Les malades viennent de Côte d’Ivoire jusqu’à Bamako [Vieux guérisseur J].

Outre ces étiologies “récentes” d’autres sont communément admises et partagées par le plus grand nombre.

Les étiologies

Il est difficile de décrire sayi sans faire référence à une autre pathologie ressentie : sumaya. Ces deux entités sont, en effet, très fréquemment associées sous la forme d’un enchaînement [3] : la maladie va de sumaya à sayi. Les modalités de cette mise en relation empruntent au lexique et aux schémas cognitifs précédemment décrits. On retrouve notamment l’idée d’une transformation et d’une aggravation par “mûrissement“ de la maladie initiale.

Sayi et sumaya sont pareils. Ça commence par sumaya, qui “coupe les racines de la personne sans qu’elle le sache [Vieux guérisseur J].

Le sumaya “mûri”, c’est le “sayi”. C’est pourquoi quand nous le soignons, nous commençons par le traitement du sumaya. Sayi est une maladie, mais elle commence avec sumaya. [Fils du guérisseur F.]

Outre cette transformation intrinsèque de la maladie, le trouble morbide peut trouver ailleurs ses raisons. L’abus d’aliments sucrés ou de couleur jaune, est ainsi, très largement, suspecté.

Certains fruits donnent le sayi, le néré [Parkia biglobosa], le maïs et tous les fruits jaunes comme les mangues, à condition que ces aliments ne soient pas bien travaillés par l’estomac. On peut s’en rendre compte dans les selles, tu y verras des traces. [Gardien BKO]

Ça attrape tout le monde, les aliments donnent le sumaya, surtout le lait et les choses douces (fen timimanw). [Guérisseur D.]

Cependant, sur ce fond commun des risques, viennent se greffer diverses causalités relevant de composantes individuelles.

La température donne le sumaya, mais aussi les aliments, comme par exemple les mangues ou les bananes. Mais les gens ne sont pas semblables (mògò tè kelèn ye). Certains en mangent, ça ne leur fait rien, d’autres mangent un seul fruit et la maladie les prend. [Femme âgée guérisseur]

Sumaya, et donc sayi qu’il peut entraîner, sont ainsi des maladies de l’excès de “douceurs“. Ces pathologies - subsumant pour la première de nombreux cas de paludisme - se manifestent pourtant fréquemment durant l’hivernage, période de maigre consommation de fruits. Sans doute est-ce pour ces raisons que certains utilisent la notion “d’attente” de la maladie : “assis” dans le corps, en des lieux profonds et essentiels dans la conception de la personne, sayi guette le moment opportun pour se manifester.

Actuellement c’est l’époque des mangues et du sumaya, mais la maladie est assise et attend (a bè sigi ka makònò) jusqu’à la pluie. La maladie est dans le corps (a bè farikolo la) mais tu ne la sens pas. Si les pluies viennent, elle se lève (a bè wuli). [Deuxième réparateur]

La maladie sayi attrape (minè) les gens différemment, mais elle est toute dans la moelle (a bèè bè sèmè la). [Jeune guérisseur]

Enfin, une conception nouvelle, empruntant ses termes à un langage scientifique exprimé en langue française, fait intervenir d’autres notions. Un aide soignant parle ainsi de signe. Il introduit alors, même modestement, un autre paradigme. Selon ses propos, si le sayi peut être consécutif à un “palu“, il peut aussi être le symptôme d’autres maladies. En fait, malgré son imprécision, cette conception est proche d’une interprétation médicale concevant sayi comme un ictère. Il devient alors possible de distinguer ce signe polysémique des étiologies et pathologies qu’il peut évoquer.

“Palu” peut donner le sayi, si le “palu” se complique (palu mana “compliqué”), il peut donner le sayi aux gens. Mais sayi et palu ne sont pas la même chose. Sayi est un signe (sayi ye “signe” dò ye), sumaya est une maladie. Sayi peut être le signe du “palu”, mais aussi d’autres maladies du foie. Sayi, en français, c’est l’ictère. [Aide-soignant]

Si de nouvelles notions comme celles de “microbes“ ou de “groupe sanguin” s’inscrivent sans modification dans les matrices interprétatives les plus habituelles, l’introduction d’un concept comme celui de “signe” peut, par contre, modifier peu à peu, l’interprétation de la maladie.

Les modes de transmission

Outre que sayi peut provenir d’une transformation et d’une aggravation de sumaya, il peut aussi être contracté par transmission. Le premier de ces modes de contamination concerne la mère et son l’enfant.

Si la maladie est chez la femme enceinte, elle prend l’enfant à la naissance [n’a jigina, a bè den minè]. [Présidente des tradithérapeutes]

La seconde manière d’attraper sayi concerne divers rapports entre humains, rapports sexuels pour certains, ou très largement l’usage d’ustensiles souillés et le contact avec des “traces” d’urine notamment dans les toilettes, et parfois des déjections animales.

Sayi se trouve dans le sang (joli). Quelqu’un qui a du sayi, on lui dit de ne pas avoir de rapports sexuels. [Vieux gardien BKO]
Sayi se transmet (yèlèma) par l’urine (sugunè), les gobelets et les toilettes. [Deuxième réparateur]. Si un malade a uriné, si tu marches sur sa trace, sayi attrape. Si tu bois dans le gobelet qu’il a utilisé, la maladie te prends. [Guérisseur F.]. Sayi attrape les gens, s’il se trouve que tu marches sur une trace d’urine d’âne (fali sugunè nò na). [Vieux frère de K.]

Ces supputations étiologiques, et les préventions idoines qu’elles imposeraient à celui qui voudrait se protéger de la maladie posent la question de leur réalisation effective. Comment ne pas franchir de traces ? comment ne pas échanger les gobelets, etc. ? En fait, les conceptions relatées par ces propos ne correspondent pas à des pratiques réelles de prévention et ne résistent guère à l’observation.

Si l’urine d’âne pouvait donner le sayi, tout le monde l’aurait. [Marabout S]

Bref, la “jaunisse”, l’alimentation, l’aggravation, de sumaya, et une notion de transmissibilité de la maladie constituent le “noyau dur” de ce module. Les autres interprétations apparaissent comme plus périphériques et instables : sujettes à discussion et désaccords.

Les traitements

Tout au moins dans le discours, ces conceptions évoquent diverses pratiques prophylactiques, et notamment un certain isolement des malades identifiés.

Sayi ne se transmet (yèlèma) pas directement aux gens. Mais si un malade a mangé, si toi tu manges ses restes, la maladie se transmet à toi. Si tu bois ses restes, c’est pareil. C’est pour cela qu’il boit seul dans son gobelet et que l’on jette ce qui reste. [Réparateur de mobylettes]

Plus précisément, les traitements de sayi relèvent de deux types. Le premier procédé consiste à “purger” la personne atteinte.

Si tu donnes le médicament, tu provoques une diarrhée (a kònò bè bòli). Si le malade a cette diarrhée, il se sent mieux et son état s’améliore (a bè nògòya). [Vieux guérisseur J.]

Si les campagnes d’informations sanitaires insistent sur les risques liés à la diarrhée, ces conceptions populaires envisagent, au contraire, la constipation ou toute stase de matières dans le ventre comme étant potentiellement pathogène. Lutter contre la maladie consiste alors à maintenir un bon transit intestinal et éventuellement à le favoriser.

Il faut boire de l’eau fraîche lorsque tu te lève le matin. Cela adoucit, “laxe” ton ventre (a bè i kònò magaya). S’il ne fait pas cela, il est constipé (ja), son ventre est ballonné (a bè tòn) et cela entraîne le sumaya. Le “ventre sec” (kònò ja) attrape toujours les gens et pour ceux-là le sumaya ne peut se terminer. [Réparateurs]

L’autre type de traitement s’appuie sur l’opposition entre les saveurs sucrée et amère. La première étant cause de la maladie (cf. supra) la seconde vient la tempérer.

Le sumaya donne le sayi. Si une personne prend des médicaments amers (fura kunnaman), ça la protège. L’huile aggrave sayi (Tulu de bè sayi juguya). [Vieux J.]

Soulignons enfin que ces deux interprétations, loin d’être contradictoires, apparaissent comme complémentaires et sont souvent réunies par des pratiques usant de toutes les possibilités curatives offertes par ces conceptions.

Les choses huileuses aggravent sayi, la viande aussi. Ce qui est bon pour les malades ce sont les mets amers. Ils améliorent la santé et laxent le ventre ; alors le malade va mieux. Ceci ne concerne pas uniquement le sayi, c’est vrai pour toutes les maladies, si ton ventre est “laxé”, la force de la maladie ne “grossit pas” (a fanga tè bonya). La constipation provoque beaucoup de maladies. [Guérisseur J.]

Le choix des recours

Ce mode d’interprétation de la maladie sous la forme d’un excès de matières (huile, graisse, mauvais aliments) et d’une rétention dans le ventre (constipation), incite à décrire le traitement comme son envers (purge, vomitif, laxatif). Il s’agit là d’un modèle soustractif [4].

Si tu peux vomir, c’est comme un œuf. Il faut vomir la racine (lili). Il faut tout faire pour enlever le tronc (ju), autrement les médicaments ne peuvent que couper les branches (bolo). Si le tronc/fondement n’est pas sorti, il se développe et gagne tout le corps. Il forme alors la maladie dont on ne pourra plus se défendre (bana si don bali). [Marabout S]

Nos interlocuteurs sont unanimes à penser que sayi n’est pas une maladie que la biomédecine peut soigner : elle ne peut en atteindre le “fondement” (ju).

Je pense que les docteurs ne peuvent pas soigner cette maladie. Elle est dans la moelle (sayi bè sèmè kòlò kònò). Si elle termine dans la moelle, elle sort dans les yeux. Si elle est sortie dans les yeux, ce n’est plus la peine d’aller à l’hôpital.

Cette position trouve des arguments dans une physiologie populaire attentive à la quantité et à la fluidité du sang et dépréciant le mélange des substances. De ce fait, les préoccupations des populations s’appliquent particulièrement à certaines pratiques thérapeutiques visibles et sujettes à d’immédiates interprétations comme la perfusion.

Le malade était constipé (a kònò tun jalen dòn), il est monté directement à l’hôpital de K.. C’est le sérum qui a aggravé, pour n’importe quelle sorte de sayi, si tu fais le sérum, la personne ne s’en sortira pas parce que son sang ne va pas pas avec le sérum (u tè nyòngòn ta, litt. ne se prennent pas ensemble).

Cette opinion est communément admise et se retrouve dans les propos de certains personnels travaillant dans des services de santé périphérique, qui réagissent ainsi plus en fonction de conceptions communément partagées que d’un savoir technique, souvent insuffisamment compris et peu confirmé par des résultats cliniques.

Le sayi jaune peut être traité très rapidement. Mais d’autres sayi sont plus difficiles à soigner. Les gens ne viennent pas se faire soigner au dispensaire, ils se soignent au village, ils disent qu’il n’y a pas de médicament “chez les blancs” (tubabu fura t’o la). Le sayi peut attraper en toute période, mais il y a plus de cas durant l’hivernage. Le sayi ne se transmet pas. Le sayi blanc, son traitement est long avec les médicaments des Blancs, alors qu’avec les médicaments bambara (banmanam fura) en un ou deux jours, c’est soigné. [Aide- soignant]

Ce choix thérapeutique distingue les deux entités intimement liées que sont sayi et sumaya. Le premier ne relève que des traitements populaires, alors que le second - sans doute du fait de sa fréquente traduction par le terme de “palu” - peut par contre être pris en charge par la biomédecine. Dans cet exemple, l’efficacité visible du traitement distingue les deux entités et apparaît ainsi comme une des “bases matérielles” de la représentation (cf. ci-dessus Jaffré).

La personne qui connaît précisément le sumaya (ka sumaya yèrè jònjòn dòn), c’est le docteur. Si le guérisseur dit qu’il connaît le sumaya, il ment. Chacun connaît son propre travail. Si le sayi “grossit” (ni sayi bonyara) et reste sur toi, si tu ne vas pas rapidement chez le guérisseur, la maladie va te tuer. [Vieux frère de K.]

Sayi : un dispositif spécifique

Sayi correspond à un agencement particulier : à un dispositif spécifique. C’est une maladie visible, évoluant plus au moins rapidement, non douloureuse. Elle est susceptible d’affecter des malades enfants ou adultes. Enfin elle est fréquente. Outre ces caractéristiques globales, il est possible de caractériser plus précisément les représentations de sayi en les situant par rapport à deux types de déterminations. Sayi se trouve, en effet, à l’intersection de deux séries de contraintes, celles du corps et celles d’un lexique orientant les diverses opérations cognitives permettant de passer d’une observation des symptômes présentés à des hypothèses causales et pronostiques. Précisons ces deux points.

Le principal signe physique de sayi est polysémique. La présence du “jaune” - l’ictère - peut, d’un point de vue biomédical, correspondre à de multiples pathologies ayant des évolutions et des pronostics très divers. Il évoque ainsi pour l’enfant, un état normal, diverses infections, des déficits spécifiques, etc. ; pour l’adulte des hépatites, du paludisme, une fièvre jaune, des cancers… La visibilité d’un même symptôme rend uniforme ce qui, dans l’intérieur des corps, se déploie et évolue différemment. Autrement dit, un même terme subsume des histoires naturelles [5] de maladies très diverses : certaines pathologies se résolvent sans traitement comme certaines hépatites, d’autres évoluent lentement comme des parasitoses, d’autres entraînent rapidement la mort comme des cancers du foie. Cette multiplicité des étiopathogénies sous une sémiologie uniforme au début du trouble rend difficile l’identification de la maladie et fait de sayi une représentation complexe : si le cœur du module est stabilisé (présence de l’ictère) sa périphérie se ramifie en fonction des multiples évolutions possibles de ce symptôme initial. La multiplicité des qualifications de sayi - jèman, bileman, finman, ba (blanc, rouge, noir, grand) - s’accorde aux expressions et progressions différentes des divers maux (fatigue, amaigrissement, couleur des urines, constipation, etc.). D’un discours à l’autre, alors que la biomédecine conçoit l’ictère comme un symptôme à déchiffrer et à analyser, les représentations populaires l’interprètent comme l’indice global d’une maladie aux évolutions multiformes.

Cette lecture du corps s’effectue selon une grille lexicale qui, sans strictement limiter ou déterminer une interprétation de la maladie, incite cependant à comprendre le trouble et son évolution selon certains modèles cognitifs. Les représentations populaires de sayi sont ainsi globalement construites autour d’oppositions utilisant l’échelle chromatique des couleurs et leurs diverses connotations, ou distinguant des aliments “pathogènes” et des remèdes selon leurs saveurs sucrée ou amère. De même, l’évolution de la maladie est pensée selon une “dynamique” simple usant des mots d’un quotidien rural : elle mûrit (kògò), grossit (bònya), se lève (wuli). D’autres termes se réfèrent à l’observation du corps : elle se disperse par le sang (jènsèn), attend dans l’intérieur du corps (makònò). Enfin les modes d’aggravation et de traitement s’appuient sur la description du processus de digestion et l’opposition de différents états : la constipation (kònò ja litt. ventre sec), le ballonnement (kònò bè tòn) et des pratiques laxatives (kònò magaya, litt. ventre adoucir).

Ces termes induisent une certaine conception de l’évolution de la maladie et diverses modalités de traitements. En effet, différemment de la biomédecine, pour ces conceptions populaires une maladie ne dure pas parce qu’elle est grave, elle peut souvent, au contraire, devenir grave parce qu’elle “a duré” dans le corps sans être soignée, elle y a “mûri“ et “essaimé”. Cette conception, conduisant des discours à des pratiques curatives, induit, bien sûr, une “urgence ressentie” à se soigner. Cependant le traitement de sayi confronte à d’autres difficultés. En effet, une des spécificités de cette entité consiste en ce que les diverses pathologies biomédicales qu’elle subsume présentent la caractéristique de ne pas correspondre à des traitements simples. Plus encore, certaines évoluent naturellement vers la guérison alors que d’autres ne peuvent, par contre, bénéficier d’aucune thérapeutique efficace. On peut ainsi “guérir” d’une hépatite - sayi - chez un guérisseur et mourir d’un cancer - sayi - à l’hôpital. Il en résulte, outre une difficulté d’interprétation, une appréciation négative de l’efficacité des services de santé et une certaine stabilité du champ sémantique de la représentation : sayi ne correspondant pas à un traitement biomédical simple et directement efficace ; il est impossible d’en proposer une traduction univoque dans un langage biomédical. Nulle sanction thérapeutique ne permet de confirmer ou infirmer ces champs d’hypothèses que sont les interprétations profanes. Aucun remède ne pouvant garantir une équivalence entre les termes populaires et scientifiques - “c’était cette maladie puisque ce remède justement efficace dans cette situation la guérit” - le trouble reste isolé et ne renvoie qu’à lui-même.

Associant une multiplicité d’évolutions morbides à la difficulté d’une analyse par les effets d’un traitement, sayi génère des conceptions profanes complexes. Ces interprétations se construisent en empruntant à l’expérience sensible de la maladie et au lexique restreint du quotidien. Ces deux domaines sémantiques utilisent diverses métaphores décrivant des traces visibles ou ressenties de l’affection et les représentations ainsi bâties sont stabilisées et largement partagées. Cette homogénéïté n’est cependant que celle du sens. En effet, les rapports qu’entretiennent les locuteurs avec leur dire sont fort différenciés. Confrontés aux modèles explicatifs qu’ils nous proposent, les uns ont des doutes (séga), supposent (bisigi), pensent (hakili), savent (dòn) ou sont sûrs (da). En fait, d’un interlocuteur à l’autre, l’énoncé des mêmes conceptions n’engage pas les mêmes convictions[6]. Par exemple, pour les uns, mûrir (kògò) désigne le processus physique où le mal trouve son origine alors que pour d’autres il ne s’agit que d’une métaphore essayant de rendre compte de ce que l’on ressent confusément sans pouvoir l’interpréter précisément. De même, pour certains, dire que la “maladie finit le sang” (ka joli ban) signifie que l’entité morbide “boit le sang” (a b’a min) alors que pour d’autres, cette expression signifie simplement que, le malade ne s’alimentant plus son sang perd ses “vitamines”. Bref, pour certains, l’expression métaphorique, “prise à la lettre”, témoigne d’une adhésion complète à une certaine représentation du corps et de la maladie ; par contre, resituée dans la réflexion inquiète et dubitative d’autres locuteurs, la même expression atteste d’un savoir en train de se construire malgré les difficultés rencontrées pour rendre compte de processus complexes dans des langues africaines non équipées de termes scientifiques [7].

Passer de la description des énoncés aux modalités de leurs énonciations conduit à s’interroger sur l’émergence de nouveaux savoirs sur la maladie à partir de représentations empiriques du corps. Les propos tenus sur sayi ne sont pas de simples discours attribuant des significations à des douleurs et à des malheurs. Ces diverses conceptions apparaissent aussi comme le résultat de confrontations de points de vue, d’observations, de doutes et de réfutations. Pour ce faire, elles utilisent de nombreuses métaphores. Ces ébauches de concepts, empruntent leurs termes aux activités quotidiennes et constituent un cadre cognitif permettant l’élaboration de connaissances. Les représentations populaires réunissent ainsi les deux principales dimensions de la maladie. Elles témoignent certes de la nécessité de donner sens à l’infortune, mais elles attestent aussi d’un effort pour maîtriser concrètement la souffrance.

Ouvrages cités

Durif-Bruckert C., 1994, Une fabuleuse machine, Métailié, Paris.

Laplantine F., 1986, Anthropologie de la maladie, Payot, Paris.

Le Breton D., 1992, Anthropologie du corps et modernité, PUF, Paris.

Pouillon J., 1979, “Remarques sur le verbe croire“ in Izard M. & Smith P. (éds), La fonction symbolique, Gallimard, Paris.

Roger M., 1993, Sumaya dans la région de Sikasso : une entité en évolution, in Brunet-Jailly (ed) Se soigner au Mali, Karthala, Paris.

Veyne P., 1983, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Le Seuil, Paris.



[1] La langue bambara ne distingue, de manière spécifique, que ces trois couleurs. Les autres teintes sont nommées en référence à des substances. Par exemple, le bleu (bulaman) est la couleur de la boule d’indigo, le jaune (nérémuguman) correspond à la poudre du néré, le vert (nugujiman) est comme les feuilles “d’épinard“, etc. A ces couleurs correspondent aussi, dans certains contextes, diverses connotations : au noir s’accordent des significations allant du stupide au dangereux, au blanc l’intelligence et l’honnêteté, au rouge le courage et la violence.

[2] Dans ce cas, la question reste posée de savoir si cette forme correspond à une opposition cognitive réelle, à une moindre maitrise de la langue par nos interlocuteurs, ou à la pression d’un mode de composition par suffixation de “ba“ très courant en bambara et notamment dans le lexique de la maladie : sumaya/sumayaba (le grand sumaya), banaba (la grande maladie, la lèpre), etc.

[3] Ces rapports sont aussi signalés par Roger (1993 : 88) : “Sayi peut être considéré comme une conséquence du sumaya qui dure, que certaines femmes francophones ou non, appellent “palu chroniqué“. Les femmes en distinguent deux formes, sayi blanc, sayijè, et sayi jaune, nommé indifféremment sayi, sayibilèn, ou sayi néréman. Comme au Bélédougou, les symptômes décrits évoquent dans le premier cas (sayijè) une anémie sévère, dans les seconds un ictère. Dans notre zone d’enquête cependant, sayijè est considéré comme plus grave que sayi bilen et peut en constituer une complication.“

[4] Ces conceptions sont proches de ce que Laplantine nomme le “modèle soustractif“, “valorisant l’excrétion, le pet, le rot, l’eternuement dans les conduites corporelles des sociétés traditionnelles de l’Europe“ (1986 : 199).

[5] Nous désignons par cette expression, l’ensemble des phases successives du développement d’une maladie en l’absence d’intervention

[6] C’est retrouver modestement, ici dans le domaine cognitif, les difficultés rencontrées dans la définition de la croyance. Sur ces questions : Pouillon (1979) & Veyne (1983)

[7] De semblables difficultés se rencontrent dans le domaine français. Des expressions comme “le sang monte à la tête“, “je suis vidé“, “ça réveille la douleur“, “le mal me ronge“, etc. correspondent selon les locuteurs, et malgré un emploi linguistique semblable des termes, à diverses expériences et interprétations de la maladie. Pour le domaine français voir notamment Durif-Bruckert 1994, Le Breton 1992



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 13 janvier 2009 8:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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