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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Laënnec HURBON, “Mémoire et politique en Haïti.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Micheline Labelle, Rachad Antonius et Georges Leroux, Le devoir de mémoire et les politiques du pardon, pp. 173-186. Québec: Les Presses de l’Université du Québec, 2005, 452 pp. [Autorisation de l'auteure accordée le 9 janvier 2019 de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[173]

Le devoir de mémoire
et les politiques du pardon.

MÉMOIRES
Afrique et Caraïbles

Mémoire et politique
en Haïti
.”

Laënnec HURBON

[174]
[175]

En Haïti, chaque chef d'État est adulé au moment où il accède au pouvoir, mais la plupart du temps il s'y accroche et tente de rester président à vie ; aussi, à la fin de son mandat, est-il voué aux gémonies comme despote et accapareur des biens publics. En règle générale, les biens du président déchu sont mis sous séquestre et lui sont restitués peu d'années après, comme si la mémoire dans la vie politique était réduite à une peau de chagrin, au fur à mesure que les gouvernements se succèdent. Les événements s'accumulent et paradoxalement ne semblent guère laisser de traces. Une telle situation correspond à première vue à un phénomène structurel et, à tout le moins, est caractéristique du système politique haïtien. Je me propose ici de porter l'interrogation sur cette défaillance de la mémoire dans la vie politique haïtienne en me référant à un double registre de l'histoire du pays : la période allant de l'indépendance (1804) aux années 1960 – la longue durée –, puis la période allant des années 1980 à nos jours – l'histoire immédiate.

L'analyse sera conduite dans un premier temps sur la mémoire de l'esclavage d'où l'État haïtien est sorti sur la base d'une rupture radicale. Qu'en est-il de cette mémoire, de ses lieux, de sa prégnance dans l'évolution politique du pays au cours des deux derniers siècles ? Dans un second temps, on se demandera si la récurrence des dictatures n'est pas tributaire d'une tendance à l'oubli des crimes politiques (assassinat d'opposants pour rester le plus longtemps possible au pouvoir, dilapidation des biens publics et absence de sanction véritable pour ces crimes), par quoi toute idée de justice se trouve à l'avance ruinée dans le système social haïtien. Comment expliquer une telle pente de la vie politique ? Faudra-t-il se rabattre sur les séquelles nullement ou insuffisamment instruites de l'esclavage dans les rapports sociaux ou, à l'inverse, sur un trop-plein de cette mémoire de l'esclavage, comme si le temps demeurait immobile et que les générations qui se succèdent se croyaient toutes contemporaines des événements ayant conduit à l'indépendance de 1804 ?

[176]

LA MÉMOIRE DE L'ESCLAVAGE

Il est assez surprenant de constater, quand on parcourt l'histoire de la littérature haïtienne des deux derniers siècles, le faible intérêt porté à décrire la vie quotidienne des esclaves. Léon-François Hoffmann [1] fait justement remarquer que, hormis les romans de Marie Chauvet (La danse sur le volcan, 1957), et de Jean-Claude Fignolé (Aube tranquille, 1990), l'attention des romanciers et des poètes reste focalisée la plupart du temps sur les exploits des héros de l'indépendance. On peut signaler également le roman écrit d'abord en créole de Frankétienne, Dezafi, puis en français sous le titre Les affres d'un défi (1975), qui raconte l'errance d'un zombi, qui n'est autre que l'idéal de l'esclave tel que le maître le concevait, ce qui suppose une persistance des séquelles de l'esclavage dans la vie quotidienne. Curieusement et Marie Chauvet et Jean-Claude Fignolé ne cessent eux aussi d'évoquer la cruauté des maîtres, sans doute pour mieux faire prendre conscience de la violence dans l'actualité politique haïtienne.

La description – dans Aube tranquille – des scènes d'horreur dans Port-au-Prince au temps de l'esclavage, ressemble étrangement aux scènes vécues régulièrement depuis les années 1990 de l'interminable transition démocratique :

[Un] pétard explose, aussitôt les gens s'affolent, s'empressent de rentrer chez eux, se barricadent, livrant les rues à la violence d'aventuriers étrangers [...]
Des conflits d'intérêt entraînaient à un affrontement inévitable, le Port-au-Prince déjà s'installait dans l'horreur, le soir de mon arrivée une patrouille découvrait dans le bois de Delmas le cadavre mutilé et affreusement défiguré d'un mulâtre (Fignolé, 1990, p. 142).

Cette perspective semble en rupture avec le mode ordinaire de traitement de l'esclavage dans la littérature haïtienne. Ce qui se passe dans l'ordre de la littérature ne serait-il pas congruent aux traces faibles, évanescentes de l'esclavage à travers des monuments, des musées ou les arts en général ? Après [177] l'insurrection générale de 1791 et la victoire sur les 50 000 soldats de l'expédition de Napoléon en 1802, l'esclavage n'apparaît pas seulement comme une page tournée, on dirait qu'il est devenu un immense trou noir. Cette observation n'enlève rien à la prodigieuse révolution haïtienne qui aura des effets sur la chaîne des abolitions au XIXe siècle et sur les indépendances latino-américaines, et bien plus dans l'histoire elle-même du droit et de la liberté pour l'humanité universelle. Mais on ne saurait nier que les nouveaux chefs d'État ont été d'abord préoccupés de construire des palais, et la Citadelle de Christophe couronné roi est une œuvre chargée d'exprimer en tout premier lieu la grandeur du royaume plutôt que de dissuader l'ennemi colonisateur et esclavagiste de retourner dans l'île. Il est vrai qu'on attendait une telle efficacité essentiellement dans les nombreux forts construits pendant les premières années de l'indépendance. On peut se demander si la construction de la Citadelle [2] n'est pas dominée par la quête éperdue de reconnaissance au niveau mondial pour effacer la tare de l'esclavage. Peut-être même qu'elle exprime un sentiment de solitude profonde par rapport au monde occidental « civilisé » qui, lui, évitait alors de reconnaître le crime de l'esclavage au Nouveau Monde.

En dehors des monuments représentant les principaux héros de l'indépendance (Dessalines, Pétion, Christophe), sur la place du Champ de Mars, près du palais national, on ne dispose pas, semble-t-il, d'évocation significative de la période esclavagiste, du moins dans la capitale. Certes, le monument au Marron inconnu érigé également sur la place du Champ de Mars prétend exprimer une volonté de reconnaissance des luttes multiformes pour la liberté, mais il a été très souvent compris par les masses haïtiennes de la capitale comme un moyen de propagande politique du gouvernement en place. Il existe par exemple plusieurs dizaines de ruines d'habitations sucrières du XVIIIe siècle dans le nord du pays et autour de la capitale, mais elles disparaissent peu à peu et ne sont reconnues comme lieux de mémoire que depuis environ six ans, grâce au projet UNESCO de la Route de l'esclave. Il a fallu le travail patient et acharné de rares spécialistes (comme Jacques de Cauna ([1987] 2003) et Michel-Philippe Lerebours (1999) pour repérer ces habitations oubliées. En somme, tout se passe comme si la mémoire de l'esclavage était sans cesse oblitérée dans l'espace public. Serait-il possible de faire table rase du jour au lendemain d'un système qui a duré environ trois [178] siècles et qui constitue la forme la plus aiguë de dégradation de l'humanité chez un être humain ? Est-ce que les réseaux symboliques et imaginaires de l'institution esclavagiste ne peuvent pas survivre à la disparition du maître ? Certes l'extermination des colons « blancs » ordonnée par Dessalines, le premier chef d'État, visait la sortie définitive du rapport maître/esclave. Mais peut-on tourner le dos au passé à coups de baïonnette ? Disparaissant dans l'espace public, le passé pourrait fort bien chercher à se réfugier dans le corps même de l'ancien esclave. Effectivement on peut se demander si ce n'est pas du côté du vaudou [3], culte de la transe et de la possession, qu'une mémoire de l'esclavage semble être sauvegardée ; car dans la crise de possession, le corps fait place aux divinités ancestrales à travers un certain nombre de rituels, de chants et de danses qui sont obligatoirement surdéterminées par le contexte esclavagiste et qui pour cela conservent les traces des luttes et des révoltes. En revanche, si on interroge un vaudouisant sur cette mémoire, on sera surpris du caractère lacunaire de ses réponses, qui contraste singulièrement avec les nombreuses références à la Traite et à l'esclavage condensées dans le rituel.

L’AMNÉSIE DANS
LE SYSTÈME POLITIQUE HAÏTIEN


Ce court rappel de l'état des traces et des lieux de mémoire de la période esclavagiste devra nous aider à comprendre la tendance à l'amnésie qui domine le système politique haïtien depuis deux siècles. Je m'appuierai pour cela sur un ouvrage trop peu pris en compte dans les critiques de la politique en Haïti : Quand la nation demande des comptes, d'Alain Turnier (publié probablement en 1989), dont l'objectif réussi consistait à montrer comment les crimes politiques des chefs d'État renversés sont chaque fois reconnus pour tels et en même temps rapidement oubliés, au point qu'on assiste régulièrement à la réhabilitation de ces chefs d'État peu d'années après leur chute.

Je reprendrai juste quelques exemples susceptibles d'étayer ma démonstration. Tout d'abord, signalons avec Alain Turnier ce singulier bilan politique [4] des deux derniers siècles : sur 36 chefs d'État haïtiens ayant eu un mandat régulier, 26 ont été acculés à l'exil, alors qu'ils prétendaient soit doubler [179] illégalement leur mandat, soit rester présidents à vie. Par ailleurs, six chefs d'État meurent au pouvoir de maladie ou d'accident, quatre sont tués en plein exercice de leur mandat. Nous disposons déjà d'un indice clair – qui ne trompe pas – d'un système politique marqué par une certaine pathologie [5] dont il convient de connaître les ressorts profonds.

On peut énoncer ainsi ce qu'Alain Turnier présente comme une règle générale du système politique haïtien : chaque président de la République est accusé – souvent avec raison – d'avoir détourné les fonds du Trésor public à sa guise et à ses fins personnelles, puis d'avoir exercé une tyrannie par des pratiques d'exécution sommaire des opposants. En réaction, un soulèvement se produit, puis un commandant de district avec quelques centaines d'hommes armés venus des campagnes et des villes de province parvient à chasser le président, qui consent finalement à partir en exil. Il est banni, perd tous ses biens, mais les sanctions ne sont pas exécutées et peu après le même président retrouve ses biens et on oublie tous les griefs qui avaient été adressés lors de sa chute. Quelques exemples vont suffire à montrer l'application de cette règle.

Le président Boyer (1816-1843) est renversé en 1843 par un soulèvement général après une dictature qui a duré 25 ans. Ses biens sont mis sous séquestre, mais en 1846 le nouveau pouvoir lui restitue ses propriétés avec indemnités. Soulouque, président, se fait consacrer empereur en 1849 et passe dix ans au pouvoir ; il est connu pour sa cruauté et les exécutions de masse qu'il ordonnait contre ses opposants. À sa chute en 1859, la Chambre vote son bannissement à perpétuité et met ses biens – innombrables – aux enchères. En 1861, tous ses biens lui sont restitués et il revient triomphant de l'exil en 1867. Quelques années plus tard, le président Geffrard, qui lui a succédé, est renversé ; on lui reproche d'avoir pillé les biens publics. Mais dix ans après on lui remet tous ses biens qui avaient été mis sous séquestre lors de sa chute. En 1870, le tribunal condamne 70 personnes accusées de pillage, d'incendies, de meurtres en complicité avec le président Salnave, successeur de Geffrard, mais un arrêté de grâce libère tous les prévenus quelques jours après.

[180]

Le plus remarquable est ce qu'on a appelé en 1904 « le procès de consolidation ». Les troubles provoqués régulièrement par les changements de régime ont placé le pays dans une situation permanente de faillite économique. L'endettement de l'État devient chaque jour plus préoccupant. Aussi le gouvernement décide-t-il de lancer des emprunts locaux garantis par des droits de douane remboursables en or américain dans un délai de trois mois avec une prime de 40 %. Grâce à ces avantages accordés aux porteurs de titres et de bons, un certain nombre de hauts fonctionnaires du gouvernement, de grands commerçants et de directeurs de banque s'entendent pour se faire rembourser sur la base de faux titres et de faux bons, ce qui contribue, bien entendu, à approfondir la crise financière. Un procès retentissant – le procès de consolidation – a abouti à la condamnation des hautes personnalités impliquées dans l'usage de faux titres aux travaux forcés et au remboursement des fonds détournés. Les prévenus reconnaissent leurs crimes, mais un an après, soit en novembre 1905, un arrêté de grâce leur permet de ne pas purger les peines qu'ils ont encourues. On pouvait croire que dans tous les cas un exemple fort aurait été donné, en vue de dissuader dorénavant le vol de biens publics. Or quatre des condamnés célèbres sont devenus, chacun à son tour, dans un délai de 20 mois, présidents de la République dans l'oubli total de leurs forfaits.

Si maintenant nous jetons un rapide coup d'œil sur l'histoire immédiate de 1986 à nos jours, nous nous rendons compte qu'une douzaine de gouvernements se sont succédé en moins de 20 ans, mais, comme par hasard se retrouvent sur la même scène politique anciens tontons macoutes, militaires, attachés, chimères, les uns faisant oublier les autres. On découvre que bourreaux et victimes ne cessent de se côtoyer. On est surtout frappé par la récurrence des mêmes pratiques dites de dechoukaj (déracinement) qui se produisent lors de la chute d'un président. Ces pratiques semblent se répondre en écho les unes aux autres depuis la période révolutionnaire de 1791-1804 jusqu'à nos jours, comme si le temps demeurait immobile. Encore quelques exemples : au moment du suicide du roi Christophe en 1820 dans le nord du pays, la foule organise un véritable dechoukaj avant la lettre en pillant les châteaux, les meubles, les bijoux et les garde-robes de la famille royale. En 1911, au moment de la chute du président Antoine Simon, on assiste au pillage de ses nombreuses maisons, de ses meubles, bibelots et livres de correspondance. En 1986, le même phénomène se reproduit avec le départ forcé de Jean-Claude Duvalier : même la tombe du dictateur François Duvalier n'est pas épargnée d'un dechoukaj par la foule ivre de joie. En revanche, en dépit de la violence de ces pratiques, peu de procès ont pu être intentés contre les crimes politiques. En 1986, le procès médiatisé de quelques tontons macoutes connus comme des bourreaux notoires est rapidement stoppé ; les avoirs bancaires gelés de Jean-Claude Duvalier sont remis à sa disposition dans la plus grande indifférence des gouvernements en place des dix dernières [181] années. En 1993, une commission Justice et vérité est mise en place pour les victimes du coup d'État militaire du 30 septembre 1991 et produit un document qui est mis très vite à la trappe par le gouvernement d'Aristide lui-même, première victime de ce coup d'État.

LE TROP-PLEIN DE MÉMOIRE
OU L'IMPOSSIBLE OUBLI


Ce qui nous frappe jusqu'ici dans l'observation de la vie politique haïtienne, c'est la répétition des mêmes formes, des mêmes modalités d'exercice du pouvoir et de renversement. Au pouvoir absolu [6] s'opposent régulièrement des scènes de dechoukaj, comme si tout pouvoir absolu renvoyait automatiquement à une interprétation de type sorcellaire du pouvoir, laquelle implique une pratique de destruction pour une re-fondation de la société à partir du degré zéro. Par là même, on dirait que reparaissent les pratiques insurrectionnelles de l'année 1791, au cours de laquelle les esclaves avaient décidé de piller et d'incendier plantations, habitations et résidences des maîtres. Il est curieux que chaque chute de gouvernement ou chaque instauration d'un nouveau gouvernement porte le nom de « révolution » : il y a eu par exemple « la révolution duvaliériste » en 1957, mais le fils de Duvalier dira en 1971 qu'il réalise « la révolution économique » ; en 1946, de nombreux hommes politiques et essayistes parlent de « la révolution de 1946 » qui porta un « Noir » au pouvoir après trente ans de présidents « mulâtres ». En 1843, c'est une « révolution » qui renversa le président Boyer. Bref tout se passe comme si Haïti avait une histoire politique faite tout entière de révolutions. Les chimères d'Aristide reprennent allègrement le slogan du temps de Dessalines, [182] premier chef d'État et exterminateur de colons blancs : koupé tèt, boulé kay (« coupez les têtes, incendiez les maisons »), et ils coupent dans la réalité les têtes de ceux qu'ils déclarent être des ennemis pour s'assurer de faire à nouveau la révolution.

Tout se passe comme si la scène de la sortie de l'esclavage était sans cesse – oniriquement – rejouée : on s'installerait dans le présent du passé, dans une mémoire pleine jamais véritablement trouée par l'oubli. Le cordon qui relie l'actualité au passé est si fort, si évident, qu'on a l'impression d'être contemporain de la période révolutionnaire de 1791-1804 [7]. Il faudra que le pouvoir soit absolu, c'est-à-dire qu'il soit haussé à celui du maître colon, pour qu'on soit convaincu d'être sorti de l'esclavage ; ainsi en est-il également du côté des masses d'anciens esclaves : il leur faut faire à tout instant table rase du passé d'esclave par le dechoukaj. Aussi le passé revient-il toujours comme spectre, comme « revenant ». Telle est sans doute l'une des sources de la pathologie de la mémoire courte des crimes des divers gouvernements : ces crimes sont vite oubliés et deviennent ainsi d'autant plus sujets à répétition.

Ne pourrait-on pas soutenir finalement que c'est faute de disposer de représentants que le passé se transforme en « revenants » ? Autrement dit la fonction de « représentance [8] » dans laquelle Paul Ricœur aime à reconnaître la condition historique comme telle ne semble pas vraiment assurée dans la manière de dire le passé qu'impliquent les pratiques de dechoukaj et d'oubli à la fois des crimes exécrés. Il faut cependant atténuer ce point de vue concernant cette défaillance de la représentance ou de la « représentation-suppléance », censée renvoyer le passé à sa condition d'avoir été grâce à sa représentation elle-même. En effet, une certaine importance semble bien être [183] accordée à l'histoire sur la scène politique haïtienne dans le vocabulaire politique traditionnel, mais il s'agit de l'histoire héroïque qui, en mythifiant les héros de l'indépendance, se transforme paradoxalement en négation de l'histoire et produit ce qu'on pourrait appeler une clôture de la mémoire. La société haïtienne se serait enfermée depuis deux siècles dans cette mémoire, en essayant – à répétition, mais sans succès – de s'en sortir ; tel serait l'un des aspects de la tragédie que connaît le pays. La figure du zombi [9] (comme idéal-type de l'esclave, correspondant à l'imaginaire du maître), récurrente à chaque période de crise sociale et politique, pourrait bien être la métaphore de la difficulté de sortir vraiment de l'ère esclavagiste. Il y aurait un écrasement et même une cannibalisation de l'histoire par la mémoire dans la mesure où l'histoire suppose, comme Ricœur le soutient après Hal-bwachs [10], un rapport anonyme au passé, donc, implicitement, une vision critique du passé qui rend possible un dépassement du passé et l'ouverture d'un avenir, pendant que la mémoire renvoie à un lien générationnel qui ramène sans cesse l'individu et la collectivité dans la plus grande proximité avec l'événement traumatique.

En parlant de la traite et de l'esclavage au Nouveau Monde comme d'un événement traumatique, nous indiquons que nous ne saurons assimiler le problème du trop-plein de mémoire et de la mémoire courte à une quelconque mauvaise foi, ou encore à une volonté expresse de perpétuer l'exploitation et le despotisme. Nous cherchons plutôt à signaler la difficulté particulière [11] que rencontrent les survivants de l'esclavage et les descendants d'esclaves de penser et de transmettre le témoignage d'une expérience qui concerne celle d'une inhumanité, d'une horreur, tout à fait comparable, mutatis mutandis, à celle des camps de concentration décrits par Primo Levi (1987). Il est intéressant de noter que Primo Levi a eu tendance à parler de [184] l'expérience des camps comme de celle de l'esclavage, dont il semble avoir de très faibles informations. Le projet UNESCO de la Route de l'esclave est sous ce rapport salutaire en soulevant depuis quelques années l'intérêt pour une reprise critique de la mémoire de la Traite et du débat sur le problème de la mémoire en rapport avec la thématique de la génération tel que l'étudie Pierre Nora (1992, pp. 931-971). Les traces de l'esclavage étant éparpillées sur le territoire national comme à travers les pratiques sociales, il est possible de trouver en Haïti des relais, des appuis, des lieux de mémoire qui puissent rendre possible une politique, un véritable travail de la mémoire (comme travail de l'oubli en même temps), à partir de quoi la vie politique entrerait dans une certaine historicisation ; c'est ce qui peut-être permettrait de ne pas sauter par-dessus les crimes politiques et qui pourrait ouvrir la voie à l'établissement d'un système de justice sans lequel l'accès au politique apparaît de plus en plus improbable. Entre le trop-plein de mémoire (non instruite) de l'esclavage et la mémoire courte des crimes politiques pendant les deux derniers siècles, le pays devra accéder à travers une nouvelle pratique historienne à ce que Ricœur appelle encore « une juste mémoire ».

[185]

Bibliographie

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[186]

RÉSUMÉS / ABSTRACTS

[431]

MÉMOIRE ET POLITIQUE EN HAÏTI

Memory and politics in Haiti

Laënnec Hurbon

Chaque chef d'État en Haïti est adulé au moment où il accède au pouvoir, et voué aux gémonies au moment où il est contraint de laisser le pouvoir. Ses biens sont en règle générale mis sous séquestre, mais lui sont restitués quelques années après. Comme si la mémoire dans la vie politique était facilement réduite à une peau de chagrin. Les événements se succèdent, mais ne s'accumulent pas et semblent laisser peu de traces. Cette situation correspondrait à un phénomène structurel, et en tout cas serait caractéristique du système politique haïtien. Le texte porte sur l'interrogation sur cette défaillance de la mémoire dans la vie politique haïtienne sur un double registre : sur l'histoire de l'indépendance (1804) aux années 1980, donc sur la longue durée ; sur l'histoire immédiate des années 1980 à nos jours.

L'analyse est conduite en particulier, dans un premier temps, autour de la mémoire de l'institution esclavagiste d'où l'État haïtien est sorti sur la base d'une rupture radicale. Qu'en est-il de cette mémoire, de ses lieux, de sa prégnance dans l'évolution politique du pays pendant les deux derniers siècles ? Dans un second temps, on se demande si la récurrence des régimes dictatoriaux n'est pas tributaire d'une tendance à l'oubli des crimes politiques (assassinat d'opposants, dilapidation des biens publics, absence de sanction véritable, etc.), par quoi toute idée de justice se trouve à l'avance ruinée dans le système social haïtien. Comment expliquer une telle pente de la vie politique ? Faudra-t-il se rabattre sur les séquelles non instruites de l'esclavage dans les rapports sociaux ? Ou à l'inverse sur un trop-plein de cette mémoire, comme si en Haïti le temps s'était arrêté et que les générations se croient toutes contemporaines des avènements de l'indépendance ?

Each Head of State in Haiti is adulated when in power, and vilified when forced to step down. His accumulated wealth is generally put under sequestration, but given back to him a few years later. It is as if memory in political life were destined to shrink to irrelevance. Events follow one another, but do not accumulate, and they seem to leave almost no trace. This is a structural and characteristic aspect of the Haitian political system. This text is a probe into the lapse of memory in the Haitian political life, on a double register : on the history of independence, from 1804 until the years 1980, therefore over the long duration ; and on the immediate history, from the years 1980 until the present time.

The analysis focuses specifically, at first, around the memory of the institution of slavery, from which the Haitian State has emerged on the basis of a radical shift. What happened to this memory, to the locations where it is anchored, to its impact on the politics of the country over the last two centuries ?

[432]

We then ask whether the récurrence of dictatorial regimes is not due, in part, to a tendency to forget political crimes (assassination of opposition figures, dilapidation of public goods, absence of real sanctions, etc.), which ruins the very idea of justice in the Haitian political system. How can we explain this degradation of political life ? Should we resort to the unrecognized consequences of slavery in social relations ? Or, on the contrary, to a saturation of this memory, as if time had corne to a stop in Haiti, and generations ail think of themselves as contemporary to independence ?

*  *  *

[443]

NOTICES BIOGRAPHIQUES

[445]

Laënnec Hurbon est directeur du Centre d'études interdisciplinaires des faits religieux (CNRS) de l'École des hautes études en sciences sociales à Paris et professeur à l'Université Quisqueya de Port-au-Prince, dont il est l'un des membres fondateurs. Laënnec Hurbon est spécialiste des rapports entre religion, culture et politique dans la Caraïbe et auteur de plusieurs ouvrages. Parmi ses publications, il faut noter Culture et dictature en Haïti (1979), Dieu dans le Vaudou haïtien, (1987), Comprendre Haïti (1987), Le barbare imaginaire (1988), sous sa direction, Le phénomène religieux dans la Caraïbe (1989), Les mystères du Vaudou (1993), Les Transitions démocratiques (1996), L'insurrection des esclaves (2000), Pour une sociologie d'Haïti au XXIe siècle, Une démocratie introuvable (2002), et de nombreux articles scientifiques. Il est également directeur de la revue Chemins Critiques.



[1] Nous nous référons ici à l'article de Léon-François Hoffmann « Présence et absence de l'esclave dans les lettres haïtienne » (2000), qui montre bien pour la première fois comme il est difficile de trouver dans les romans haïtiens une description claire de la vie quotidienne des esclaves, mais aussi comment, dans la majorité de la population haïtienne qui demeure encore illettrée à 90 %, on aura de la peine à trouver des « notions claires sur l'époque coloniale et sur l'esclavage » (p. 175). Ce n'est pas que le thème soit absent, mais il y aurait une manière particulière pour la société haïtienne de le traiter, qu'il convient de mettre au jour, étant donné le mode de sortie de l'esclavage, par l'insurrection et la guerre de l'indépendance, qui caractérise l'histoire d'Haïti. C'est à ce problème ou plus exactement à ce paradoxe que nous prétendons nous atteler dans cet article.

[2] Le roman célèbre d'Alejo Carpentier, Le royaume de ce monde (1983), comme la pièce de théâtre d'Aimé Césaire, La tragédie du roi Christophe (1970), rendent bien compte de la visée véritable de la Citadelle du roi Christophe. Visée très bien exprimée par Jean Laplaine et Daniel Maragnes (1996) dans un article où ils soulignent comment il y a chez Christophe l'impossibilité de coïncider avec son projet et qu'en cela consiste la condition de la tragédie, « cette tentative désespérée de réaliser le versant nègre du cosmos » (p. 68-69).

[3] Nous avons essayé de revenir, bien qu'encore trop rapidement, sur le vaudou et la mémoire de l'esclavage dans deux articles récents sur « les croyances aux "esprits" et la production du symbolique dans la Caraïbe » (Hurbon, 2000), et « le statut du vaudou et l'histoire de l'anthropologie » (Hurbon, 2005).

[4] Ce décompte de présidents morts au pouvoir ou exilés demeure tout à fait partiel, Alain Turnier (1989, p. 315-316) n'inclut ni les présidents provisoires ni la période actuelle des années qui suivent la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986.

[5] La pathologie du système politique haïtien est reconnue et décrite aujourd'hui par de nombreux sociologues, historiens et essayistes haïtiens et étrangers, autant que par les romanciers. On se reportera par exemple aux ouvrages de Mats Lundhal (1979 et 1993), sur les travaux d'André Corten (2000) sur l'économie haïtienne et les dictatures récurrentes dans le système politique. Les causes sont diverses ; nous n'abordons encore une fois le problème que sous l'angle de la mémoire, sans prétention à l'exhaustivité. Nous ne nions pas non plus les difficultés rencontrées par l'État haïtien au XIXe comme au XXe siècles pour donner des assises à son indépendance, étant donné le contexte esclavagiste et colonial qui est même devenu plus rigoureux à cause de l'existence d'Haïti.

[6] Sur la facilité avec laquelle les présidents succombent à la tentation du pouvoir absolu en Haïti, voir par exemple les propositions récentes d'explication de Jacky Dahomay (2002), de Franklin Midy (2002), ou de Cary Hector (1991), pour ne citer que quelques auteurs. Actuellement, plusieurs romanciers abordent également cette question qui semble obsessionnelle en particulier chez Hans Christoph Buch (1986), le romancier allemand d'origine haïtienne dont l'œuvre romanesque s'évertue à scruter les causes des obstacles rencontrées par Haïti pour sortir de la misère et de dictatures aussi cruelles que l'esclavage des siècles précédant l'indépendance en 1804. Dans son roman intitulé Le mariage de Port-au-Prince (dont le titre fait allusion à l'ouvrage du poète allemand Heinrich von Kleist, Les fiançailles de St Domingue ([1811]), on dirait que l'auteur ne cesse de méditer à chaque page et dans chaque roman la phrase suivante : « Those who have not understood the past are condemned to repeat it » (p. 11). Sur le problème de la répétition continuelle du passé et de l'oubli facile des crimes, voir le travail de Cécile Marotte et Hervé Rafimbahimi (1997) où ils s'interrogent sur « le manque de reconnaissance publique » des crimes, sur l'absence d'espace symbolique pour cette reconnaissance et sur la difficulté du deuil (p. 20).

[7] Le problème de la mémoire bloquée sur 1804 a été déjà une intuition d'Alain Turnier dans un ouvrage écrit en collaboration avec Alix Mathon, intitulé La société des baïonnettes (1985) : « Pour presque la totalité des Haïtiens qui ont voulu se pencher sur les annales du peuple haïtien, sa grandeur commence et finit avec 1804 » (p. 250). Je ne peux m'empêcher de citer non plus un texte de Jacques de Cauna (2004) qui présente avec exactitude ce que je cherche ici à soutenir et qu'il appelle une « mémoire omniprésente » : « dans cette mémoire collective, écrit-il, n'importe quel observateur [...] pourra constater immédiatement que seule une très courte période focalise toutes les attentions, concentre l'essentiel du souvenir historique et des interrogations présentes. Cette période privilégiée, c'est bien celle qui s'ouvre en 1789 avec la Révolution française pour s'achever, 15 ans plus tard, avec l'Indépendance. Objet de toutes les pensées, référence permanente de tous les discours [...] sujet brûlant, passionnel parce qu'encore trop présent dans le quotidien, en un mot, vivant – éternellement ? – pour tout dire » (p. 149).

[8] Le concept de « représentance », pour Ricoeur (2000), permet de réfléchir sur l'intention de représenter le passé et sur les opérations comme telles de représentation de ce passé. Il n'y a pas en ce sens d'explication/compréhension du passé avant le mode même de narrativité, ou, si l'on veut, avant le langage choisi (p. 359 et suiv.).

[9] Sur la figure du zombi dans la vie quotidienne en Haïti, voir les analyses que nous proposons dans notre ouvrage Le barbare imaginaire (Hurbon, 1988).

[10] Il se pourrait que la situation de l'histoire en Haïti confine à une aporie ; c'est pour cela que le point de vue développé ici n'est pas moral et ne prétend nullement s'engager dans une accusation, ni dans une déploration. La littérature haïtienne (autant que celle de la Caraïbe) a plutôt une propension à reconnaître le caractère tragique de l'évolution politique d'Haïti (de sa naissance à nos jours), une problématique fort bien mise en valeur récemment dans une thèse de doctorat remarquée sur Le tragique dans le roman et le théâtre en Haïti, soutenue en 2003 à Paris et qui met au centre de ses analyses l'idée d'un tragique haïtien (Jean-Jacques, 2003).

[11] Voir encore les analyses pénétrantes de Paul Ricœur (2000, p. 515 et suiv.) sur les rapports entre mémoire et histoire que je reprends encore ici. Il faudrait sûrement réfléchir pour mieux saisir l'acuité de ces analyses se pencher sur l'évidence du travail d'anamnèse dans lequel le rastafari à la Jamaïque et dans d'autres îles de la Caraïbe s'est lancé de manière radicale. Voir notre article « Religions et génération dans la Caraïbe » (Hurbon, 2004).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 23 février 2020 12:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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