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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Laënnec HURBON, “Le culte du vaudou. Histoire – Pensée – Vie.” Un texte publié dans Croyants hors-frontières. Hier-Demain, chapitres X-XII, pp. 225-249. Georges Casalis, Marie-Magdeleine Davy, Pierre Gallay, Laënnec Hurbon, Viviana Paques et Martial Sinda. Paris: Les Éditions Buchet/Chastel, 1975, 251 pp. Collection: Deux milliards de croyants. [Autorisation accordée par l'auteur le 19 mai 2009 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[225]

Laënnec HURBON

docteur en Théologie (Institut catholique de Paris) et en Sociologie (Sorbonne),
directeur de recherche au CNRS et professeur à l'Université Quisqueya
de Port-au-Prince

Le culte du vaudou.
Histoire – Pensée – Vie
”.

Un texte publié dans Croyants hors-frontières. Hier-Demain, chapitres X-XII, pp. 225-249. Georges Casalis, Marie-Magdeleine Davy, Pierre Gallay, Laënnec Hurbon, Viviana Paques et Martial Sinda. Paris : Les Éditions Buchet/Chastel, 1975, 251 pp. Collection : Deux milliards de croyants.


Chapitre X. Le vaudou haïtien et la violence impérialiste.

Au commencement était l'esclavage
Chapitre XI. Le marronnage et l'affirmation du vaudou : réaction à l’esclavage
Chapitre XII. Situation actuelle du vaudou
Un langage de survie. Un autre Code culturel.
Bibliographie
Quelques mots de conclusion

[227]


Chapitre X

Le vaudou haïtien
et la violence impérialiste
.

Pour comprendre le vaudou haïtien, il faut commencer par le replacer dans le contexte de ses premières manifestations qui correspondent aux premières manifestations de la violence impérialiste : l'esclavage. À cet égard, l'histoire du Vaudou n'a plus rien à voir avec celle que racontent les essais écrits pour étancher la soif de fantastique des bourgeoisies européennes et américaines. Elle n'a rien à voir non plus avec celle imaginée par les ethnologues soucieux de pièces à musée et toujours prêts à exalter l'originalité de la culture populaire haïtienne, d'autant plus qu'ils se désintéressent des populations concrètes qui pratiquent le Vaudou. L'histoire du Vaudou se trouve encore moins dans les manuels d'histoire d'Haïti dont tout le dessein jusqu'ici a été de laver le peuple haïtien de la grande souillure que représente le Vaudou.

Mais s'il existe une archéologie du Vaudou, elle est inscrite dans les corps mêmes du vaudouisant ; dans ses rythmes, ses danses et ses symboles. Et nulle main étrangère, nul regard de « voyeur » ne saurait se poser sur cette histoire sans la trahir et sans la dénaturer.

Ne serait-ce donc pas une imposture que de tenir, à notre tour, un discours sur les vaudouisants, en tirant notre épingle [228] du jeu, « dans l'indifférence de l'entomologiste qui regarde d'un œil curieux des insectes en train de se battre ou de s'entre-dévorer [1] » ? Faudrait-il, en revanche, laisser la parole aux seuls initiés du Vaudou ? Mais comment faire pour que cette parole, une fois parvenue aux oreilles du non-vaudouisant, ne soit pas détournée, désamorcée et finalement livrée en pâture à l'exotisme ?

D'entrée de jeu, nous soulignons qu'il ne sera pas question ici d'aller sur le dos du vaudouisant, par-dessus ses épaules, se mettre à tracer pour lui sa propre histoire, à connaître pour lui son propre itinéraire. Nous serons tous compris dans cette histoire. Et le lecteur aussi. Ce que nous visons ainsi, nous pouvons dès maintenant l'évoquer : la suppression du spectateur et du spectacle. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : on avait fait jusqu'ici du Vaudou haïtien un spectacle exotique, on continue à le faire aujourd'hui plus que jamais. Or c'est le moyen le plus sûr de momifier le Vaudou, de le mettre au musée, bref, de parachever l'entreprise ethnocidaire [2], menée d'un commun accord par les colons blancs, les rois nègres et les missionnaires, dès l'inauguration de la Conquête de l'Amérique au XVIe siècle.

En vérité, on n'a pas encore pris la mesure réelle de cette entreprise, ses coordonnées, ses tactiques variées autant que cachées. L'on dispose même à peine de la distance nécessaire, l'entreprise se poursuivant de nos jours et n'étant troublée que par des vagues de surface. Bien plus, pourra-t-on en être quitte par le simple rappel de cette histoire, comme si celle-ci pouvait devenir le pur souvenir d'une entreprise regrettable, mais dépassée ? Les vaudouisants haïtiens ne l'entendent pas de cette oreille : leur seule existence est la présence actuelle, permanente de cette histoire de l'expansionnisme chrétien occidental, c'est-à-dire du capitalisme, et nul Occidental (ni non plus un occidentalisé) ne peut porter un regard sur le Vaudou sans se découvrir dans ce même regard.

[229]

Au commencement était l'esclavage

Le peuple de vaudouisants dont il sera question ici est celui qui constitue plus de 85 à 90% de la population globale d'Haïti et qui se trouve, soit entassé dans les taudis et bas-quartiers de la capitale et des villes, soit éparpillé dans les campagnes. Que des institutions comme l'Église, l'école, que les appareils administratif et militaire soient partout présents comme les symboles mêmes de la domination du code occidental, ils n'ont guère réussi à opérer une véritable intégration du peuple, ou, s'ils ont réussi, c'est sur le mode de sa séparation avec une mince couche de privilégiés, autrement dit en opérant sa plus radicale marginalisation. Ils sont, en règle générale, analphabètes ; ce sont des paysans, agriculteurs et petits artisans dont la vie quotidienne est une lutte permanente pour la survie : chômage, travail pour des salaires de famine, mendicité, domesticité, absence d'aide médicale, bref, toutes les caractéristiques des « Enfants de Sanchez [3] », dont a parlé Oscar Lewis, se trouvent réunies dans le milieu vaudouisant. Mais nous ne voulons pas faire du Vaudou une « culture de pauvres », ni la seule résultante de conditions économiques. C'est la similitude du contexte des pratiques actuelles du Vaudou avec celui de l'époque esclavagiste qui nous préoccupe pour le moment.

Certes, la suppression de l'esclavage conquise au cours d'une longue lutte, dont les temps forts vont de 1791 à 1803, peut être appréhendée comme une page définitivement tournée. Mais quand les principes et les valeurs qui ont présidé au phénomène de l'esclavage n'ont pas été réellement liquidés, quand la condition d'assujettissement et de marginalisation de populations entières persiste avec la même rigueur qu'autrefois, il est permis de se demander s'il s'agit d'une page tournée ou de la transformation des méthodes de la conquête esclavagiste et [230] coloniale selon les besoins d'une civilisation qui reste identique à elle-même : « la civilisation » qui s'est prise pour le centre de l'Histoire :

« J'entends la tempête. On me parle de progrès, de "réalisations", de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes.

Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités, supprimées [4]. »

C'est d'un seul coup l'histoire du christianisme et de la civilisation occidentale qui se trouve jugée dans ce cri d'Aimé Césaire. L'aventure de l'Occident, en Haïti, reste, en effet, lisible dans les gestes des vaudouisants qui, avec tous les colonisés passés et actuels, font les frais de ses desseins expansionnistes.

Il s'agit de « sociétés vidées d'elles-mêmes », c'est-à-dire de 150 millions de Noirs environ qui sont déportés de toute l'Afrique vers les Amériques. et sont constitués à l'égal de machines et d'outils, « propriétés » pour les colons blancs du XVIIe siècle. Mais déjà, au départ, il a fallu vider le continent américain de ses populations indiennes : elles ont péri sous les armes à feu des colons et par l'esclavage dans les mines d'or.

Il s'agit de « cultures piétinées », car les nouveaux esclaves venus d'Afrique auront mérité leur sort pour leur plus grand bien, pour le salut de « leurs âmes » : grâce au baptême forcé, ils auront le privilège d'être introduits peu à peu dans la seule civilisation qui vaille.

Il s'agit « d'institutions minées », c'est-à-dire de destruction d'une œuvre de maîtrise et d'organisation du monde à laquelle, pendant des siècles sinon des millénaires, l'Afrique a travaillé. Brusquement, tout cela devait s'évanouir comme un château de cartes en face du grand Conquérant occidental assoiffé d'épices, d'or, d'argent, de café, de coton, etc.

Il s'agit de « terres confisquées », puisque le progrès exige que la force crée le droit : le droit de dépossession [231] et de possession pour celui qui prétend domestiquer la nature. Quant aux religions et aux magnificences artistiques, on aura beau les assassiner, il est probable que, sous leurs cendres, un feu continue à couver et que, tels des volcans éteints, elles nous réservent des surprises difficiles à assumer. Ne serait-ce pas la situation devant laquelle nous place le Vaudou haïtien ?

Au départ, pour les défenseurs de la dépossession matérielle, culturelle et corporelle des Noirs qu'a été l'esclavage, un double argument juridique et moral est mis en avance. Prenons le plus facile : « Les nègres qu'on exporte des côtes de l’Afrique sont ou des prisonniers, ou des criminels destinés à la mort par la loi du plus fort, et qu'on réserve pour le commerce au lieu de les faire mourir, ou des esclaves indigènes sur lesquels les maîtres ou les rois ont droit de vie et de mort ; de sorte que le sort de ces hommes n'empire pas par l'exportation [5]... » Qu'il ait fallu ainsi justifier le fait de l'esclavage montre bien l'embarras dans lequel se trouvaient les premiers conquérants. L'échange d'êtres humains (prisonniers ou criminels) avec des chefs de tribus pour quelques armes à feu et quelques ustensiles était pour le moins suspect au regard même de ceux qui le pratiquaient. Mais s'agissait-il d'êtres humains ? On décrétait plutôt que les Noirs étaient frappés d'un malheur congénital : « la noirceur » qui, très vite, est devenue le symbole de la déchéance, de la proximité avec le diable, du désordre et de la violence absolue. Et l'argument moral est trouvé : il sera religieux. Les esclaves sont des païens : ils seront esclaves pour pouvoir être convertis au christianisme, autrement dit, pour accéder de l'état de « la sauvagerie » à l'état de « la civilisation ». L'esclavage va ainsi apparaître comme une grâce accordée par Dieu aux Noirs : une grâce qui leur sera administrée par les colons blancs.

À la fin du XVe siècle, en 1493, le pape Alexandre VI livre donc à l'Espagne et au Portugal les « nouveaux mondes » [232] conquis, dans la perspective précise de l'extension de la chrétienté médiévale. Les méthodes des Croisades et de l'Inquisition étaient suffisamment passées dans les mœurs pour donner à la « grâce » de l'esclavage son caractère légitime et naturel. Élever l'étendard de la foi chrétienne tout autant que celui de la civilisation, tel est le premier mouvement d'une histoire qui, pour l'esclave noir, va signifier violence, enchaînement, dépersonnalisation. : la perte irrémédiable de son corps. Car l'esclavage est le désaisissement d'un être de lui-même, sa désappropriation absolue : une œuvre de destruction de ses institutions, de ses coutumes, de sa mythologie, de ses valeurs, dont le baptême prescrit par le Code noir de 1685 reste le premier symbole :

« Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine. Enjoignons aux habitants qui achètent des nègres nouvellement arrivés d'en avertir, dans une huitaine de jours au plus tard, les gouverneurs et intendants desdites îles, à peine d'amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire instruite et baptiser dans le temps convenable [6]. »

On ne saurait donc ici séparer le phénomène esclavagiste de l'exportation du christianisme. D'un autre côté, qu'on baptise les esclaves sans les instruire ne constitue pas le problème qui mérite l'attention. C'est l'évangélisation elle-même qui a été esclavagiste et qui a été préposée comme fondement divin de l'esclavage. Les missionnaires en effet, capucins, bénédictins, dominicains, jésuites, etc., étaient également propriétaires d'esclaves et ne ressentaient nulle contradiction entre eux et les colons. Ensemble, ils formaient le même monde. Ils offraient le même spectacle, le même paysage. Avec cette particularité cependant que le prêtre catholique (ou le missionnaire) sera, par sa seule présence aux yeux de l'esclave, le représentant de l'interdit jeté sur sa propre religion (le Vaudou) et la négation et le mépris pour ce culte qu'en revanche l'esclave cherchera à conserver à tout prix. « Interdisons, [233] lisons-nous dans le Code noir, tout exercice public d'autres religions que la catholique, apostolique et romaine ; voulons que les contrevenants soient punis comme rebelles et désobéissants à nos commandements ; défendons toutes assemblées pour cet effet, lesquelles nous déclarons conventicules, illicites et séditieuses, sujettes à la même peine qui aura lieu contre les maîtres qui permettront ou souffriront à l'égard de leurs esclaves [7]. » Cet interdit fait donc pendant à l'obligation du baptême. Ainsi, la problématique du Vaudou trouve son premier éclairage autour des oppositions suivantes : d'un côté la vérité, de l'autre l'erreur ; d'un côté le bon Dieu, de l'autre le diable ; d'un côté le civilisé, de l'autre le sauvage ; d'un côté la raison, de l'autre la folie, etc. Mais ce débat, nous le verrons aussi, est un débat interne à la civilisation occidentale, si bien que, d'ores et déjà, nous pouvons dire que le destin du Vaudou est lié à celui de l'Occident. Plus précisément, toute reconnaissance du Vaudou apparaîtra comme le soupçon porté sur la civilisation occidentale comme civilisation universelle.

Que sous les assauts des luttes de libération menées par les esclaves au XVIIIe siècle, l'on soit passé en Occident à un autre modèle du « sauvage » comme « bon sauvage », cela reste vrai, mais ne correspond nullement à une rupture réelle avec la mentalité de conquête et le brevet d'universalisme que l'Occident s'est donné du XVIe siècle à nos jours. L'abolition de l'esclavage n'a été prononcée qu'à un moment où les avantages de la civilisation occidentale étaient sûrs d'être sauvegardés. Les philosophes du XVIIIe siècle, Voltaire, Diderot, Buffon, auront beau jeu de condamner les procédés d'inquisition utilisés par les Conquérants auprès des Indiens et des esclaves noirs, puisque dans le même mouvement ils livreront un blanc-seing aux jésuites du Paraguay [8] qui sauront déployer la vertu de douceur pour faire passer les « sauvages » de l'enfance [234] à l'âge adulte : l'âge de la civilisation européenne. Il s'agit donc moins d'étendre désormais la chrétienté que de promouvoir le règne de la Raison et du Progrès : ce qui permettra à l'Église catholique d'assumer pour les missionnaires l'équivalence entre christianisation et civilisation. À nouveau, les configurations du monde occidental s'affermissent : aux yeux du vaudouisant, il se distingue bien par l'héritage chrétien, mais du coup, par un processus d'exclusion de toutes les valeurs culturelles et religieuses non occidentales. Celles-ci sont caduques et n'ont plus droit à l'existence, là où l'Occident manifeste sa présence. Mais si donc l'histoire de l'avènement de la supériorité « occidentale » prend son point de départ et son appui sur la dépossession des « sauvages » (mauvais ou bons), nous n'avons pas à nous étonner que le Vaudou s'offre à nous comme l'ombre de la conscience occidentale : sa nuit et les fantômes qui la peuplent.


CHAPITRE XI

Le marronnage et l'affirmation du vaudou :
réaction à l’esclavage


Aucune description n'a pu réellement rendre compte de la condition des esclaves dans les Amériques au XVIe siècle. On pourrait par exemple dire que les esclaves étaient mal nourris, qu'ils travaillaient dès l'aube jusqu'à la nuit avec deux heures par jour de repos, qu'ils étaient soumis à une surveillance stricte et au fouet, etc., mais par là on ne comprendrait encore rien au phénomène esclavagiste. Les manuels d'histoire ont souvent tendance à provoquer une sorte de compassion pour ces millions d'hommes qui ont travaillé sans contrepartie pour la prospérité des métropoles européennes. En vérité, le phénomène de l'esclavage pose une réalité beaucoup plus radicale : la réalité de la [235] dépossession totale du corps d'un être humain et la volonté de destruction totale de son univers culturel. Et c'est à ce titre que nous pouvons parler de l'actualité de cette histoire au cours de laquelle le Vaudou haïtien va faire son apparition.

Seule l'ampleur de la réaction face à l'esclavage nous laisse deviner la condition de l'esclave. Et cette réaction ne se borne pas à reproduire quelques héros, comme Toussaint Louverture, dignes de se poser à côté de n'importe quel grand personnage de l'histoire de l'Occident. Comme si, en Toussaint Louverture, tous les Noirs esclaves trouvaient désormais un délégué, un représentant qui les délivre du malheur d'avoir été esclaves. Certes, Toussaint eut le mérite d'avoir su utiliser en faveur des masses esclaves les contradictions qui existaient entre les colons et les mulâtres, entre les colons et la métropole, entre les Français et les Anglais. Cela ne peut éclipser cependant tous les mouvements de révolte qui ont scandé toute l'histoire de l'esclavage, non seulement dès les premières arrivées des cargaisons d'esclaves dans les îles, mais aussi dès l'embarquement sur les côtes d'Afrique.

Suicide, avortement, infanticide, empoisonnement des maîtres, ce sont les premiers modes de réaction à l'esclavage. Bientôt, les fuites collectives (appelées marronnage) hors des plantations et des ateliers seront systématiquement organisées. Et c'est ce climat de révolte permanente qui sera la toile de fond de tous les essais de reconstitution de la vie africaine dans l'ensemble des zones où se pratiquait l'esclavage. Mais on ne peut voir cette reconstitution comme le simple rétablissement d'une continuité avec l'Afrique perdue. Nous sommes bel et bien en présence d'une recréation, d'une réadaptation des coutumes, croyances et pratiques religieuses et culturelles, de façon tout à fait inédite. Car non seulement les lignages et les ethnies pouvaient difficilement rester intacts, en fonction de leur dispersion et de leur mélange dans les ateliers et les plantations, mais aussi leurs conditions d'existence ont été totalement modifiées. Qu'il s'agisse des communautés appelées « quilombos » qui apparaissent au Brésil, dans l'État d'Alagoas, qu'il s'agisse de la communauté des « Bosch » des Guyanes hollandaise et française, qu'il [236] s'agisse des Noirs marrons de la Jamaïque, etc [9], nous n'assistons nulle part à la conservation de l'héritage africain tel quel. Déjà, le contact avec les Indiens comme avec les planteurs blancs et les missionnaires devait entraîner chez les esclaves noirs un autre mode de rapport avec les coutumes africaines. La solidarité des nègres marrons va donc se nouer autour d'un même projet : celui du refus de toute soumission à l'esclavage et au christianisme.

Les croyances africaines vont précisément être reprises, réemployées à ces fins nouvelles d'émancipation et de reconquête du corps. C'est comme résistance culturelle, au Brésil, à Cuba, à la Jamaïque, en Guyane, en Haïti, etc., que font émergence ces religions étranges, véritables forteresses que les marrons de l'esclavage réussissent à dresser contre le pouvoir blanc. La secte dit « mayalisme », qui s'est constituée à la Jamaïque pendant l'esclavage, revivait les danses africaines et les cultes aux dieux et aux ancêtres avant tout dans la perspective de l'opposition à la condition d'esclaves. Les communautés des « Haoussa » et des « Malés » (au XIXe siècle) au Brésil réorganisaient leurs pratiques religieuses d'Afrique dans la visée explicite d'incendier les églises et les plantations, d'empoisonner les maîtres. Nous aurions pu citer maints exemples d'apparition de sociétés religieuses secrètes, partout où sévit l'esclavage. Mais, pour le moment, il nous faut nous arrêter sur les conditions qui ont rendu possible leur manifestation.

« Qu'est-ce qui pouvait, se demande Herkovits dans son ouvrage sur « L'héritage du Noir », le plus efficacement favoriser cette survivance (des traditions africaines) sinon la présence en Amérique d'un grand nombre de Noirs spécialisés dans l'interprétation des forces occultes dans les termes consacrés par les croyances aborigènes ? N'y a-t-il pas là tout ce qu'il fallait pour encourager et consacrer la résistance à l'esclavage ? En effet, par leur présence, les prêtres qui étaient capables d'assurer un soutien sur [237] naturel, tant aux chefs qu'à leurs partisans, aidaient les combattants en leur donnant la conviction que la puissance des ancêtres les soutenait dans leur lutte pour la liberté [10]. »

Herkovits a, certes, raison de replacer les coutumes africaines chez les Noirs des Amériques dans le contexte de la rébellion face à l'esclavage. Mais il est moins sûr que la notion de « survivances » soit propre à rendre compte des premières manifestations du Vaudou haïtien. Cette notion semble en effet évoquer un « superflu », un « reste » que les Noirs continueraient à traîner avec eux, alors que, précisément, tous les témoignages, y compris ceux présentés par Herkovits lui-même, tendent à prouver que la présence du Vaudou haïtien est liée à l'affirmation d'une différence culturelle apte à permettre un affrontement efficace avec le pouvoir esclavagiste.

Au départ, les colons ainsi que les voyageurs du XVIIIe siècle font état de leur surprise devant l'importance que les esclaves accordent aux rites d'ensevelissement des morts. On peut bien évidemment se reporter aux coutumes africaines, tel le culte des ancêtres, pour les expliquer : les morts ont des pouvoirs de vengeance sur les vivants qui les auront négligés. Mais, par-delà cette signification apparente, une autre perspective se laisse deviner : le moment de la mort est tenu par les esclaves comme le moment de la récupération du corps aliéné par l'esclavage, le moment des retrouvailles avec l'Afrique perdue, et de la sorte il se donne déjà pour une forme de contestation du pouvoir des maîtres sur leur destin.

D'un autre côté, la recrudescence de la magie et de la sorcellerie chez les esclaves dans les plantations, les ateliers, comme dans les repaires inaccessibles des marrons, pourrait bien s'apparenter, comme le dit Roger Bastide, à une sorte de « guerre mystique [11] » qui ne laissait aucun répit aux maîtres blancs. Les Noirs se sont créés ainsi une véritable ceinture de protection et d'invulnérabilité, [238] grâce à ce pouvoir qu'ils attribuaient à leurs devins et sorciers et que redoutaient les colons, d'autant plus qu'ils avaient fait des coutumes et des croyances africaines l'empire du diable.

Les historiens notent par exemple le prestige dont disposait le chef d'une bande de marrons, nomé Mahandal, lors d'une insurrection de 1757 : bien que brûlé vif sous les yeux des esclaves, la mentalité populaire dans la colonie continuait à lui attribuer un pouvoir d'immortalité et d'invincibilité ; il passait pour un prophète-sorcier exceptionnel qui faisait vivre les Blancs dans la terreur et la hantise constante de l'empoisonnement par des procédés magiques. Jusqu'à présent, le mot « makandal » est utilisé en Haïti pour désigner « les faiseurs d'empoisonnement ». Mais c'est surtout d'ordinaire à l'approche des camps de marrons que les soldats de l'armée coloniale découvrent toutes sortes de pièges dressés sur leur route par les prêtres et les prêtresses du Vaudou : des oiseaux morts, des oeufs cassés, des poules blanches, des poules. noires, etc. [12], bref, autant de signes suspects qui étaient des avertissements adressés aux Blancs. En 1768, on signale également la présence dans la colonie d'un certain « Dom Pedre » qui avait des dons particuliers de clairvoyance et qui attirait autour de lui nombre d'adeptes parmi les esclaves. Ses danses furent interdites très rapidement, parce que réputées trop dangereuses. Il semble que le culte dit « Petro » dans le Vaudou aujourd'hui (culte adressé aux mauvais esprits et donc reconnu pour de la magie noire) porte précisément le nom de ce devin fort redouté.

Les esclaves avaient surtout la coutume d'organiser quotidiennement des assemblées nocturnes appelées « calendas », ou danses qui ont dû être de véritables cérémonies vaudouesques au cours desquelles ils apprenaient à maintenir entre eux une confiance mutuelle. C'est notamment au cours d'une de ces cérémonies tenue dans le secret et qui est restée célèbre dans l'histoire d'Haïti sous le nom de « Cérémonie du Bois-Caïman », qu'en 1791 les esclaves ont décidé de fomenter une révolte générale. Ils [239] se sont liés, cette nuit-là, par un pacte de sang et ont juré d'exterminer tous les Blancs et de conquérir l'indépendance. On connaît la suite des événements : une longue guérilla qui a duré douze ans, devait donner la victoire aux esclaves et, en 1804, Haïti devenait la première République noire et le premier pays à avoir tenu en respect les puissances occidentales.

Mais les observateurs du XVIIIe siècle ne se sont pas arrêtés aux seuls aspects extérieurs du Vaudou, c'est-à-dire à la peur qu'il suscita chez les colons. Moreau de Saint-Méry nous livre, en 1797, une étude détaillée [13] d'une réunion vaudou dans laquelle il n'est pas difficile de retrouver la plupart des caractéristiques actuelles du Vaudou comme religion organisée et comme culture vivante. Les réunions, dit Moreau de Saint-Méry, sont dirigées par un prêtre ou une prêtresse et ont lieu autour d'un autel où l'on vient déposer les offrandes au dieu symbolisé par un serpent ; la cérémonie consistait essentiellement dans l'immolation d'une chèvre dont le sang est offert à tous les participants qui, peu à peu, sont pris dans d'étranges convulsions qu'on appelle transe ou possession. Malgré les précieuses indications historiques qu'il nous a fournies, Moreau de Saint-Méry ne semble pas avoir vu dans le Vaudou autre chose qu'un culte du serpent. Selon toute vraisemblance, il s'agissait seulement d'une cérémonie offerte à l'esprit « Damballa » dont le symbole est le serpent. Il y a en effet tout un Panthéon-Vaudou avec plusieurs familles d'esprits qui ont chacun leur symbole particulier. Ce sont ces esprits, c'est-à-dire « des génies surnaturels », qu'on appelle Vaudou et qui viennent, au cours des cérémonies, posséder un individu et s'exprimer par lui.

D'un autre côté, dans le même temps où le Vaudou fait son apparition, une autre langue est forgée sur place : la langue créole qui, nous le verrons plus loin, garde une syntaxe africaine tout en intégrant et transformant un vocabulaire français et même espagnol. Les coutumes matrimoniales africaines se réadapteront également au contact [240] du mariage chrétien occidental. Une multitude de contes populaires fleuriront assez tôt pendant l'esclavage - les Blancs les considéraient comme des histoires d'enfants sans consistances -, mais il ne s'agira ni plus ni moins que d'un nouveau mode de reprise et de relecture des mythologies et des croyances africaines sous l'influence des conditions nouvelles de l'esclavage. Nous ne pouvons pas, dans le cadre de ce chapitre, nous étendre sur toute la complexité et la richesse de la religion et de la culture du Vaudou. Nous avons voulu jusqu'ici seulement rendre attentif au contexte des premières manifestations du Vaudou. Car c'est en remontant à ce contexte que nous pouvons entrer peu à peu dans l'univers du Vaudou.

Pour la grande surprise des missionnaires, le Vaudou haïtien ne semble guère avoir été réellement troublé par les persécutions qu'il a subi au cours de l'histoire. Il se maintient, pourrait-on dire sans exagérer, avec sérénité et même s'enrichit. Des colons ont beau imposer le baptême et la conversion au christianisme, on a plutôt l'impression que c'est le Vaudou qui intègre en son sein et annexe les pratiques religieuses chrétiennes à son propre service et pour sa propre survie. Nous avons mentionné plus haut les difficultés apparemment insurmontables qui ont été dressées pendant l'esclavage devant le Vaudou : l'épuisement provoqué par le travail servile, comme les sévères interdictions du Code noir étaient normalement en mesure de décourager les Noirs à une pratique régulière du Vaudou.

Bien plus, les esclaves qui échappaient à la vigilance des maîtres et partaient vers les assemblées nocturnes « suspectes »risquaient souvent la torture ou le bûcher. Dans ses Mémoires relatant ses « Voyages aux Isles de l'Amérique », de 1693 à 1705, le P. Labat raconte sans émotion comment il eut lui-même, comme religieux missionnaire, à torturer [14], jusqu'à ce que mort s'ensuive, un nègre « sorcier » bien entendu, le Vaudou était tenu par tous les maîtres blancs et les missionnaires de la colonie pour une pratique diabolique. « Presque tous les nègres, écrit le P. Labat, qui sortent de leur pays en âge d'homme sont [241] sorciers, ou du moins ils ont quelque teinture de magie, de sorcellerie et de poison [15]. » Justement, l'effort déployé par les premiers missionnaires pour baptiser les Noirs renvoyait à la grande peur des pouvoirs diaboliques qu'on leur attribuait dans la colonie et que nous avons évoqué plus haut. En revanche, l'avidité avec laquelle les esclaves courent après le baptême, le catéchisme, les prières catholiques, le culte des saints, a dû égarer plus d'un missionnaire. Et, jusqu'à nos jours, les vaudouisants ont su conserver leur faculté exceptionnelle d'adaptation aux persécutions de leur religion par les missions chrétiennes. L'Afrique perdue sera recréée dans cela même qui la supprime, à savoir l'imposition forcée du christianisme.

C'est même comme « un "amusement" [16] qu'ils recherchent le baptême ». « Il importunent sans cesse, dit le P. Labat, leurs maîtres et leurs curés afin d'être baptisés ; de sorte que, si on les voulait satisfaire, on emploierait les jours entiers à leur enseigner la doctrine et les prières [17]. » Le P. Labat parle encore de « la ferveur extraordinaire » avec laquelle « un nègre » lui demandait le baptême et acceptait de « renoncer à tous les pactes implicites et explicites qu'il pourrait avoir faits avec le diable [18] ». Mais le P. Labat nous dit aussi sa déception quand, un dimanche matin, il rencontra « le même nègre » avec « deux volailles en main », prêt à retourner à ses offrandes aux esprits comme si finalement le baptême n'avait été pour lui qu'un préambule, un nouveau mode d'introduction au Vaudou.

Le destin du Vaudou haïtien demeurera donc lié à celui du christianisme. Mais les « curieux mélanges » entre les deux religions, qui étonnent encore de nos jours tous les observateurs, ne portent-ils pas en définitive le témoignage [242] de la résistance culturelle des esclaves face aux desseins expansionnistes de la civilisation occidentale, face aux persécutions du catholicisme, face à la perte irrémédiable de l'Afrique ?


Chapitre XII

Situation actuelle du vaudou

Quelle est la situation actuelle du Vaudou haïtien ? Peut-on parler d'un changement réel de ses conditions d'existence ? Remplit-il une fonction de résistance ? Une fonction d'aliénation dans la société haïtienne ? Ou encore, contribue-t-il à diminuer la combativité des paysans et ouvriers haïtiens soumis aujourd'hui à la surexploitation économique, à la dictature duvaliériste et aux impérialismes américains et français ? Nous ne pouvons pas répondre maintenant de façon exhaustive à ces questions. Toutefois, nous pouvons souligner les éléments principaux avec lesquels il faut compter pour saisir la problématique actuelle du Vaudou.

Tout d'abord, rappelons-le, pour comprendre aujourd'hui le Vaudou, il faut encore le replacer dans le cadre de la formation sociale spécifique d'Haïti. Or, depuis l'avènement de l'Indépendance (1804) du pays, que vivent réellement les masses haïtiennes ? On peut dire que tout le XIXe siècle haïtien est traversé par une série de luttes paysannes chaque fois récupérées ou brisées par ce qu'on peut appeler les nouveaux maîtres, successeurs des colons, que représente une bourgeoisie mulâtre et noire.

Effectivement, la persécution du Vaudou va se poursuivre par l'Église, comme au temps de l'esclavage. De la même manière, par l'imposition de la langue française comme langue du pouvoir, de l'administration, de la presse. Et la langue créole, production. du peuple, va être refoulée, infériorisée. Puisque vous êtes vaudouisant, puisque [243] vous parlez créole, c'est-à-dire puisque vous êtes sans culture et sans langue, vous êtes des sous-hommes et vous ne méritez pas d'avoir à revendiquer l'égalité sociale et économique avec les seuls « vrais » Haïtiens (français, scolarisés, etc.). On ne peut pas mieux dépouiller un peuple, le désapproprier et le rendre à la merci de tous ses exploiteurs (bourgeoisie autochtone et étrangère). Le peuple n'aurait donc droit à la parole que lorsqu'il aura abandonné définitivement le Vaudou et sa langue créole.

Quant au XXe siècle, il est marqué en Haïti par un événement majeur : l'occupation (et/ou colonisation) américaine de 1915 à 1934, dont les conséquences désastreuses se font sentir jusqu'au moment où nous écrivons. Il serait surprenant qu'une telle secousse pour le pays - la perte d'une indépendance conquise dans le sang des nègres marrons - n'ait eu aucune conséquence sur le Vaudou haïtien. L'occupation américaine décidait qu'elle avait pour but de propager la civilisation dans un pays de barbarie et de superstitions (entendons : donnez-nous votre sous-sol, orientez votre agriculture dans le sens de nos intérêts, soumettez-vous aux lois de nos marines et je ferai de vous des êtres humains, tel est dans toute sa vérité le discours de l'impérialisme américain en Haïti). Comme par hasard, six ans plus tard, en 1940-1941, l'Église organisait une inquisition sous le modèle rigoureux du Moyen Age, contre les pratiquants du Vaudou. A nouveau, le Vaudou est utilisé comme prétexte aux assises du pouvoir et de la classe dominante économiquement.

Pourtant, on ne peut passer sous silence la tâche de réhabilitation du Vaudou à laquelle s'est consacrée toute une école littéraire en Haïti : l'école indigéniste qui, dès 1928, s'est signalée avec l'apparition de l'ouvrage de Jean Price-Mars, Ainsi parla l'oncle *, et avec la création d'une école d'ethnologie à Port-au-Prince en 1934. Romanciers, poètes, essayistes ont tenté de défendre la spiritualité particulière et la vision du monde originale que représentait le Vaudou haïtien. Mais il a fallu attendre l'avènement du dictateur Duvalier qui, lui, s'est réclamé de cette école indigéniste pour saisir l'impact et le rôle réels de l'indigénisme des intellectuels haïtiens (du XXe siècle) : le Vaudou n'avait été réhabilité que comme folklore et dans le [244] dessein de conjurer toute présence véritable - en chair et en os - des masses populaires sur la scène du pouvoir. On permettait bien que le peuple puisse pratiquer le Vaudou (et parler le créole), mais en sourdine, en secret, en famille, non pas au grand jour, car les privilèges et le pouvoir de l'Église, tout autant que de la langue et de la culture française, ne devaient pas subir de menaces. L'ordre (officiel) en vigueur depuis l'indépendance doit être protégé, et quoi qu'il en soit des rumeurs à propos d'une protection des expressions culturelles populaires par Duvalier, il n'a jamais été question que le Vaudou sorte de la clandestinité, de sa situation de religion hors la loi. Le dictateur Duvalier n'aurait fait qu'utiliser le Vaudou et le pouvoir des Églises (catholiques et protestantes) pour bâillonner la colère éventuelle du peuple haïtien contre l'exploitation et la répression. D'autres gouvernements avant lui avaient suivi la même tactique, mais avec moins de rigueur et moins d'ostentation.

Un langage de survie. Un autre Code culturel

Dans ce contexte de misère, de dictature et de récupération qui n'ont pas cessé depuis les premières déportations des Noirs africains vers Haïti, que peut proposer et signifier la pratique du Vaudou ?

Nous l'avons vu, il constituait, au temps de l'esclavage, un monde de résistance culturelle. Mais on ne peut, sans faire entorse à la réalité, considérer le Vaudou sous le même angle au XIXe et au XXe siècle. Selon R. Bastide, le Vaudou est tout simplement devenu un mode d'expression des aspirations de la paysannerie haïtienne. Nous dirions plutôt religion de survie, par rapport à une violence économique et culturelle qui s'est toujours abattue sans merci sur le peuple haïtien (en particulier sur la paysannerie pauvre). Certains auteurs parlent encore du Vaudou en termes de survivances, de superstitions maintenues à la faveur de l'analphabétisme et de l'état de développement des campagnes haïtiennes. C'est là reprendre l'un des éléments clés de l'idéologie coloniale et raciste en vigueur encore à propos des pays dits du tiers-monde. Le Vaudou [245] s'est révélé plutôt une religion et une culture capable de s'adapter aux situations nouvelles de persécution, et surtout de détourner à ses propres fins les symboles du christianisme, de les annexer pour mieux se maintenir comme Code culturel « autre », puisque, sans lui, le peuple haïtien ne saurait guère trouver de moyens de survie face à sa marginalisation par une mince couche de privilégiés liés à l'impérialisme étranger.

Tout d'abord, comme culte des esprits - appelés loa, ou saints, ou encore mystères -, le Vaudou offre un monde symbolique à ses fidèles qui leur permet de s'expliquer à eux-mêmes non seulement toutes les activités sociales et économiques, mais aussi tous les conflits suscités par celles-ci. Les esprits, en effet, se partagent les différents domaines de la nature (ciel, rivières, mer, feu, arbres, etc.), ils renvoient aux espèces animales et dans un même temps correspondent à des comportements sociaux, si bien que rien ne reste sans signification pour le vaudouisant : échecs, misère, maladie, mort, naissance se trouvant toujours déjà pris dans le réseau symbolique original des esprits. Les esprits eux-mêmes se répartissent en familles d'esprits dont la mythologie et le rituel sont assimilés par les adeptes du Vaudou, depuis leur enfance, puisque chacun est placé dès sa naissance sous la protection d'un esprit (ou loa-racine) hérité de la famille, puis plus tard grâce à l'initiation sous la direction du loa-mêt-têt qui prend en charge tous les problèmes et tous les événements qui traversent la vie de l'individu.

Pourtant, chaque vaudouisant est en même temps catholique et ne se sent nullement embarrassé pour se mouvoir librement à l'intérieur des deux systèmes religieux. Le Vaudou réussit en effet à adapter son calendrier à celui du christianisme, religion dominante et persécutrice pour lui : Noël, la Toussaint, les Morts, Pâques, fêtes patronales sont des occasions de pratiques vaudouesques intenses. Chaque grand centre de pèlerinage catholique est toujours doublé d'un sanctuaire vaudou où les fidèles viennent nombreux se retremper au contact des esprits et retrouver leur faveur. Les sacrements, baptêmes, communion, sont tenus comme des introductions à une pratique plus efficace du Vaudou et sont même recommandés.

[246] D'un autre côté, chaque saint catholique est devenu un support symbolique correspondant à un esprit vaudou, ainsi derrière le culte à la Vierge Marie, il s'agit de l'esprit Erzulie, mulâtresse à la vie scandaleuse et tissée de malheurs, selon la mythologie vaudou ; derrière saint Pierre, il s'agit de l'esprit Legba, intermédiaire entre l'univers terrestre et l'univers des esprits. À proprement parler, le Vaudou aura plutôt détourné le catholicisme à ses fins, au moment même où les prêtres voient les églises se remplir et les fidèles chanter, prier avec la plus grande ferveur. Le plus important dans la vie religieuse du peuple haïtien se laisse retrouver plutôt dans les temples du Vaudou (les ufa ou hounforts) dirigés par le prêtre vaudou (uga ou houngan), au cours des cérémonies appelées communément manger-loa (ou manger les saints, ou manger les anges, ou encore gombo). Chaque prêtre vaudou est à la tête d'une confrérie autonome et fait fonction en même temps de psychologue, de guérisseur, d'interprète des appels des esprits. Chaque cérémonie est toujours un sacrifice de volaille ou de tout autre animal symbolique des esprits (boue, taureau, etc.). Autour de chants, de danses rythmées par le tambour, instrument essentiel pour le culte, les esprits font leur épiphanie dans la tête du fidèle qui se considère comme le cheval de l'esprit-vaudou. La transe et la possession constituent justement la faveur accordée par les esprits et remplissent une fonction structurante pour la personnalité du vaudouisant qui devient rigoureusement un autre, épousant toutes les caractéristiques de l'esprit. Pendant quelques instants, une communion avec le monde s'instaure pour le vaudouisant qui revit ainsi la situation de rupture culturelle avec l'Afrique en jouant, si l'on peut ainsi parler, cette rupture.

Mais, en surdétermination, il s'agît bien également d'un langage de l'oppression sociale et économique, par lequel cette oppression est tout aussi bien rationalisée que surmontée imaginairement. C'est comme si la révolte et la colère populaire s'exprimaient dans le corps par la transe, à défaut de se déployer directement au grand jour et sur la place publique. Peut-être pourrions-nous rêver d'un retour des nègres marrons de l'esclavage, cette fois en force, contre les nouveaux maîtres qui aujourd'hui s'appellent [247] non pas seulement les Duvalier père et fils, mais les grandes compagnies américaines et canadiennes qui s'approprient le sol haïtien en déportant à nouveau les populations paysannes ; les institutions de la francophonie qui cachent mal les intérêts économiques français en Haïti et qui barrent la route à la langue populaire créole comme langue officielle du pays ; et les seigneurs féodaux du catholicisme et du protestantisme qui, avec tout le paternalisme des idéologies de développement que l'on connaît, dénient au Vaudou le droit à l'existence libre et autonome, détournent le peuple en l'accusant de superstitieux combats ; nécessaires contre la violence implacable de l'impérialisme en Haïti.


BIBLIOGRAPHIE

Père LABAT : Voyage aux Isles d'Amérique, 1693-1705.

Moreau de SAINT-MÉRY : Description... de la partie française de l'île Saint-Domingue, Philadelphia, 1797.

J.M. HERSKOVITS : L'Héritage du Noir, Mythe et Réalité, Ed. Prés. Africaine, 1962.

Jean PRICE-MARS : Ainsi parla l'Oncle, Port-au-Prince, 1928. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

Alfred MÉTRAUX : Le Vaudou haïtien, Gallimard, 1958

Emmanuel C. PAUL : Panorama du folklore africain en Haïti, Port-au-Prince, 1962.

Roger BASTIDE : Les Amériques noires, Payot, 1967.

Laënnec HURBON : Dieu dans le Vaudou haïtien, Payot, 1972.

 [248]


QUELQUES MOTS DE CONCLUSION

Ce volume se termine de façon abrupte sur les chapitres de la seconde partie consacrés au culte du Vaudou. C'est nécessaire. Car la découverte fondamentale des chrétiens de cette fin de XXe siècle doit être celle des graves erreurs commises par leurs Églises dans le passé.

Tout commentaire à ce sujet serait superflu, il n'y a de place que pour un refus catégorique de ce passé-là afin qu'au travers d'une réelle révision, de telles erreurs ne soient plus possibles.

Le Vaudou est et demeure une violente protestation politico-religieuse contre une chrétienté blanche pour laquelle, aussi surprenant que cela soit pour nous, l'exploitation éhontée de l'homme par l'esclavage parvenait à faire bon ménage avec le message libérateur de l'Évangile. De même, l'administration coloniale et les missions européennes se sont unies pour condamner et martyriser les mouvements religieux africains. Il aura fallu attendre les années 1970 pour qu'ils soient reconnus comme Églises à part entière... N'évoquons pas le passé plus lointain de l'Inquisition et des bûchers, le passé plus proche des bénédictions d'armées ennemies, de part et d'autre du front, ni même le présent où le racisme comme telles formes [249] de nationalisme sont justifiés a posteriori par une théologie douteuse... Qu'est-ce que cet ensemble d'erreurs et de compromissions signifie pour les chrétiens et les croyants contemporains qui combattent dans les mouvements de libération ou participent au mouvement charismatique ?

On peut espérer que les combats qu'ils mènent sont susceptibles d'éviter à l'Église d'aujourd'hui d'être condamnée demain pour son aveuglement.

Certes, jusqu'à l'accomplissement des espérances spirituelles blanches et même noires, ni l'Église ni le monde ne seront confondus avec une sorte de paradis. Cependant, l'universelle quête de certitudes, la soif et la faim de vérités, les mains tendues de tant de milliards d'hommes... semblent bien être les signes d'une ère nouvelle. De même, le retour général de toutes les religions et de toutes les confessions chrétiennes à leurs sources respectives... sont l'annonce manifeste d'une utopie encore irréalisée mais non irréalisable : celle d'une Unité tant espérée transcendant enfin les causes doctrinales et culturelles désuètes des divisions séculaires.



[1] Michel Leiris : Cinq Études d'Ethologie, Paris 1969, p. 85.

[2] « Ethnocide » est le terme employée aujourd'hui pour désigner la destruction de civilisations entières (notamment la civilisation indienne) par les colons européens du XVIe au XIXe siècle.

[3] Oscar Lewis : Les enfants de Sanchez. Autobiographie d'une famille mexicaine (tr. Gallimard, Paris 1963). [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4] Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme. Ed. Présence africaine, 1955, p. 22.

[5] Émilien Petit : « Traité sur le gouvernement des esclaves », 1771, 2e partie, p. 3, cité par Michèle Duchet, esclavage et préjugé de couleur, dans Racisme et Société, ouvrage collectif (Maspero, 1969, p. 122).

[6] Alfred Metraux : Le Vaudou haïtien (Gallimard, Paris 1958, p. 26).

[7] Ibid. Cf. Le Code noir de 1685. Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[8] Michèle Duchet : De la destruction des Indiens à la civilisation des sauvages . une thématique de l'idée coloniale au XVIIIe siècle, dans Le Livre blanc de l'Ethnocide, textes et documents réunis par Robert Jaulin (Fayard-Paris, 1972, pp. 228-272.

[9] Roger Bastide : Les Amériques noires, Les Civilisations africaines dans le Nouveau Monde (Payot-Paris 1957, eh. ni, Les civilisations des nègres marrons, pp. 51-75.

[10] J.-M. Herkovits : L'héritage noir (Présence Africaine, Paris, 1962, p. 132).

[11] Roger Bastide : Les religions africaines au Brésil (P.U.F. 1961, p. 183).

[12] Alfred Métraux : op. cit., p. 36.

[13] Moreau de Saint-Héry : Description topographique, physique, politique, civile et historique de la partie française de l'Île de Saint-Domingue (Philadelphie 1797, vol. 1, pp. 46-51).

[14] Le Père Labat, 1705. T. I, p. 155.

[15] Ibid., I. II, p. 44.

[16] François Girod, De la société créole (Saint-Domingue au XVIIIe siècle) (Hachette, 1972, p. 162) : Une lettre de l'intendant Laporte-Lalanne, du 19 avril 1751, signale qu'un curé de la colonie « baptise jusqu'à sept ou huit fois les mêmes esclaves noirs "au moyen d'une légère rétribution qu'il en retire et que ces esclaves payent volontiers parce qu'ils font de ce sacrement un amusement" ».

[17] Le Père Labat, op. cit. T. I, p. 47.

[18] Ibid. T. 1, p. 15.

* [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 15 octobre 2010 8:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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