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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Laënnec HURBON, Le barbare imaginaire. (1988)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Laënnec HURBON, Le barbare imaginaire. Paris: Les Éditions du Cerf, 1988, 326 pp. Collection: “Sciences humaines et religions”. Une édition numérique réalisée avec le concours de Anderson Pierre, bénévole, étudiant en communication à la Faculté des sciences humaines de l'Université d'État d'Haïti. [Autorisation accordée par l'auteur le 19 mai 2009 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.] [Autorisation accordée par l'auteur le 19 mai 2009 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[i]

Avant-propos

Le travail que je livre ici ne prétend pas être une incursion fantasmatique dans la “magie-vodou” [1]. J’ai choisi d’explorer les racines des discours sur la sorcellerie en Haïti. L’anthropologie, l’histoire et la sociologie ont été ici mises à contribution dans la tentative de comprendre le poids de l’imaginaire dans la production des “réalités” sociales et historiques. Dans cet ouvrage, plusieurs évidences qui parcourent la société haïtienne sont mises en doute, ou replacées dans un contexte beaucoup plus vaste et plus vieux, qui ne permette plus de les répéter sans une vigilance critique. Ces évidences, ce sont les oppositions simples : noir/blanc, noir/mulâtre, science/magie, oralité/écriture, ou les équations : vodou = satan, ou vodou = magie et sorcellerie, ou noir = despote, démocratie = occident, langue créole = régression.

Retrouver la trace de l’imaginaire dans ces schémas pervers, ou tenter de les critiquer, ce n’est pas leur opposer une réalité qui, elle, brillera comme la vérité ; mais travailler sur un langage qui nous précède et nous conditionne et dont il convient de reconnaître la force encore opérante dans les troubles sociaux et politiques.

Nous en avons l’illustration dans les événements que nous vivons en Haïti depuis la chute de la dictature, le 7 février 1986. Les opérations dites de déchouquage se sont d’abord focalisées sur les Tontons macoutes, mais pour se jeter ensuite avec rage sur des [ii] personnes déclarées ou présumées loups-garous. Je ne pouvais pas fournir un traitement de ce phénomène, la rédaction de cet ouvrage est en effet terminée depuis deux ans. Mais toute la recherche développée ici tenait à son horizon cette possibilité d’une explosion de l’imaginaire, dans la tentative de sortir de la longue nuit duvaliériste. C’est dire que je crois avoir éclairé, entre autres choses, même sans l’aborder directement, les bases du déchouquage de prétendus loups-garous.

En effet, l’ambition de ce livre est de reprendre les phénomènes en apparence séparés — que sont loups-garous, cannibales et zombis — et de provoquer la recherche sur l’hypothèse centrale du lien essentiel entre les réseaux de l’imaginaire et les réseaux des pratiques sociales et culturelles, pour expliquer l’apparition de ces personnages. Le déchouquage en général suppose la survie des réseaux de l’imaginaire dans une société dont les bases matérielles sont lézardées, sinon en voie de destruction. Un désir de recréation du monde, ou de revenir à l’année zéro de l’Histoire serait à l’œuvre, mais dans un même temps on ne fait que porter à l’incandescence ce qu’on veut par tous les moyens abolir.

Il faut, par exemple, être vodouisant pour se laisser chevaucher par la passion anti-sorcellerie. Sous ce rapport, le vrai suspect de sorcellerie n’est pas d’abord celui qu’on vient de lyncher, de lapider ou de brûler, mais la foule elle-même, qui, ivre de ses croyances, danse autour du cadavre qu’elle vient de se donner. Elle pourfendrait sa propre image dans celle des sorciers, accusés tels (les dominés, les pauvres, et, bien entendu, les femmes). Effet terrible du langage de la diabolisation et de la barbarisation du champ entier du vodou, dont nombre de sectes religieuses se proclament les champions et dont l’Église catholique, pendant près de quatre siècles, porte également la responsabilité.

Il est certain que la chute de la dictature duvaliériste n’aurait pas été possible sans une participation du vodou (à côté des églises) à la lutte populaire ou, à tout le moins, sans une disjonction entre les sociétés secrètes du vodou et le macoutisme. Qu’on ait eu besoin de s’attaquer à des prétendus loups-garous à la faveur de la lutte antimacoute, et qu’on ait eu tendance dans certaines localités à prendre tout oungan automatiquement pour un macoute et un sorcier, cela rend manifeste la crise d’identité qui affecte [iii] aujourd’hui toute la société haïtienne.

Le déchouquage n’est pas seulement une mise en abîme de la société comme telle. Il est l’annonce voilée et inquiète d’un Novum : d’une nouvelle conscience de soi, non encore explicitée et non encore soumise à la raison critique. C’est pour cela que la Constitution, approuvée massivement le 29 mars 1987, est peut-être l’indice d’une volonté populaire d’ériger un nouvel État de droit, et de remettre debout une nation convalescente après une longue histoire de despotisme. Mais trouver à notre société, à partir d’elle- même, des fondations à la fois rationnelles et plongées dans nos propres traditions culturelles, est un chemin encore long à parcourir.

Tant de préjugés, tant de discours attendent d’être soumis à la critique. Tant d’aspects inconnus du vodou et de notre système culturel tout entier attendent d’être mis au jour. Le lecteur comprendra que ce livre ne fait qu’entrouvrir une fenêtre sur un vaste champ de recherche.

Laënnec HURBON
Port-au-Prince, mai 1987

[iv]


[1] Comme on le voit dans le livre récent de Wade Davis, intitulé curieusement Vaudou ? avec le sous-titre alléchant pour les amateurs d’exotisme : “Un chercheur américain dévoile les secrets des faiseurs de zombis” — tr. H. Gueydin, Paris, Presses de la Cité, 1987.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 10 mars 2020 14:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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