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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Laënnec HURBON, “L’État haïtien avant et après le 12 janvier 2010: l’instrumentalisation de l’État faible.” In ouvrage d’André Corten, L’État faible. Haïti et la République dominicaine, pp. 281-286. Montréal : Les Éditions Mémoire d’encrier, 2011, 398 pp. Édition revue et augmentée. Collection Essai. [Monsieur André CORTEN nous a accordé le 19 septembre 2016, l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.] [Autorisation formelle accordée par M. Laënnec Hurbon le 19 mai 2009 de diffuser ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[281]

L’État faible.
Haïti et République dominicaine

Troisième partie : Haïti

L'État haïtien avant
et après le 12 janvier 2010 :
l'instrumentalisation de l'État faible
.”

Laënnec Hurbon

L'État légué par la dictature duvaliériste à sa chute était un État réduit à sa plus simple expression : la puissance répressive de l'armée aidée du corps des Tonton macoutes. Tout ce qu'on mettait à l'actif du régime et qu'on appelait à tort un processus de libéralisation n'avait été que le feu de paille d'une timide croissance dont les bénéfices allaient directement dans les caisses privées de Duvalier, de sa famille et des superministres, pendant que l'agriculture périclitait et que les paysans devenaient en masse des boatpeople ou partaient vers les bidonvilles de la capitale. Les prisons demeuraient des lieux de dégradation de la condition humaine, les écoles dont l'État se souciait fort peu (15% d'entre elles sont publiques) commençaient à devenir, sous la pression internationale, un objet susceptible de reforme bien vite abandonnée afin de conserver un niveau d'obscurantisme favorable à la longue vie de la dictature. État-civil, soins de santé, énergie (le charbon de bois est à 90% la source principale d'énergie), moyens de communication (environ 40 000 lignes de téléphone pour plus de 6 millions d'habitants en 1986) : tout cela a été donné avec parcimonie, au point de faire apparaître l'État haïtien comme l'État le plus rachitique de l'hémisphère, puisque tout ce qui de près ou de loin fait référence à l'intérêt collectif, donc à la respublica, est systématiquement ignoré ou mis de coté, et n'intervient nullement dans les préoccupations des dirigeants.

[282]

C'est justement la montée des revendications démocratiques qui met en crise l'État hérité de la dictature, qu'on appelle à juste titre l'État duvaliérien, et qui entre en décomposition accélérée sous le régime des militaires (1986-1994) et pendant les deux dernières décennies de pouvoir d'Aristide et de Préval. Il y a eu plusieurs tentatives de trouver une explication théorique à un tel État : il est taxé tantôt de « prédateur » (Mats Lundhal, Robert Fatton), de « fragile » ou « faible » (André Corten), tantôt de « néosultaniste » (Sauveur Pierre-Etienne), de « marron » (Leslie Péan) et parfois « d'État-mafia » ou encore d'État comme faisant partie d'un « système politique à légitimité multiple et changeante [mafia, drogue, la rue et même la loi] » (Alain Gilles). Dans tous les cas, il s'agit d'essayer d'appréhender son caractère lacunaire, faible, absent, indifférent aux besoins de base du pays (éducation formelle, santé, sécurité, justice, logement, emploi, etc.). Mais ce qui reste étrange et inquiétant et qu'on n'ose rarement aborder c'est la croyance qu'il n'est guère besoin à la vérité d'un État pour entrer dans l'ère du développement et que cette croyance est partagée à la fois par les gouvernements populistes (au sens bien précis de gouvernements qui visent une instrumentalisation idéologique rigoureuse du peuple et de ses problèmes) et par ce qui se nomme en Haïti « communauté internationale ». Tout se passe finalement comme si les derniers gouvernements du pays s'évertuent à instrumentaliser la faiblesse de l'État, accélérant ainsi sa décomposition, plutôt que de le mettre sur les rails d'un redressement et d'une reforme.

Les pratiques des gouvernants lavalassiens et de ladite communauté internationale sont différentes, cependant elles aboutissent au même résultat. D'un côté, on assiste à une tâche de dévalorisation des institutions, d'un autre côté à leur relativisation. La dévalorisation des institutions est un processus qui achève ce qui a été mis en œuvre sous la dictature duvaliériste pour orienter chaque institution (armée, université, religions, média...) en fonction de la survie du régime.

Avec Aristide, la tendance à disposer de la police comme d'une milice privée, de museler les partis politiques et la presse ou d'intervenir dans les institutions publiques hors de tout contrôle, prend sa source dans sa volonté d'être à lui seul le représentant des intérêts [283] de ce qu'il appelle « le peuple ». Pour cela, l'État ne fait pas partie de ses préoccupations. Dans le même sens, le gouvernement de Préval se caractérise essentiellement non plus par la volonté explicite et claire de se débarrasser des institutions, mais par de multiples tentatives de retirer aux institutions toute fonction de repères pour le lien social, en quoi cette fois ce gouvernement annonce et met en route ce qu'on peut énoncer comme un effondrement de la nation. Il n'y a pas chez Préval un simple contempteur de l'État et de ses institutions. Il se montre d'une radicale indifférence face aux institutions, qu'il ne cherche même pas à transgresser. Il se met tout simplement, grâce à son masque d'anarcho-populiste, en dehors de tout souci de règles et de normes. Sur la Constitution, il a produit sa propre manière de l'interpréter et de l'appliquer : il en prend et en laisse, comme s'il opérait avec une Constitution qu'il se serait donnée à lui-même. D'où l'imbroglio dans lequel il jette le pays à son départ de la présidence qu'il ne veut pas prendre pour une perte de pouvoir. Il a eu beau quérir commissions et textes amendés de la Constitution, son intérêt était ailleurs : trouver par la ruse le moyen de ne pas quitter pour de vrai le pouvoir. Dans cette perspective, l'État perdait toute substance, il devenait une coquille vide, une instance décorative qu'il pouvait manier à sa guise.

Qu'il s'agisse du Conseil électoral provisoire, des élections proprement dites, du parlement, de la Cour supérieure des Comptes, du système judiciaire, de l'Université ou des entreprises publiques comme la Teleco, de partout montent les plaintes sur l'état d'abandon et de dérive de toutes ces institutions. Et dans un même temps, le recours à la communauté internationale, entre autres sous les auspices de la Minustah (forte d'environ 14 000 hommes de troupes venant de diverses armées de la planète), n'avait guère l'allure d'un recours provisoire. Ce recours est sans doute l'un des indices les plus forts non point simplement de l'absence de l'État, mais de l'absence de besoin d'un État.

Bien entendu, cette absence de besoin d'un État est inscrite dans les plis du gouvernement de Préval et du système anarcho-populiste des vingt dernières années. L'appui sur les dons ou sur les aides multiformes des pays étrangers vient dispenser le gouvernement de disposer de son propre plan de développement économique et d'un [284] système de règles assurant la sûreté et la sécurité du citoyen. Bref, le pays s'est transformé en un espace où vivent des humains à l'état nu au sens donné par Giorgio Agamben, mais où la citoyenneté a disparu. Naufrage de l'État, naufrage aussi de la citoyenneté. Tel est l'État hérité de Préval, lequel reçoit comme une estocade finale : le séisme du 12 janvier 2010.

Il ne me semble pas qu'on ait pris toute la mesure de l'attitude du gouvernement de Préval face à l'événement du 12 janvier. L'inertie et le mutisme de celui-ci pendant plus d'une semaine peuvent très bien être mis sur le compte de l'émotion et du traumatisme des premières heures - une attitude somme toute bien humaine et donc bien compréhensible, car nous étions tous désarmés devant le caractère démesuré du désastre.

Mais ce qui mérite l'analyse, c'est justement la révélation de la nature véritable de l'État, comme État failli ou État lacunaire, qui est en même temps paradoxalement à la source du désastre du 12 janvier. En effet si le tremblement de terre demeure jusqu'ici un phénomène naturel indifférent aux humains, il appartient aux humains d'habiter la terre en tenant compte du sol qu'ils foulent et sur lequel ils cheminent. Or les règles de l'habitat et de système d'aménagement du territoire, qui sont les prérogatives d'un État soucieux d'organiser et d'assurer la sécurité de la vie de la société, s'avèrent singulièrement absentes. Autrement dit, la situation chaotique du 12 janvier, au cours de laquelle nul ne savait où s'abriter, était déjà celle qui précédait le séisme et qui a rendu possible l'étendue du désastre. Pas de règles de l'habitat : cela se lisait dans la manière dont les habitants des multiples bidonvilles, qui forment les trois quarts de la population de la capitale, se sont rués sur les espaces publics dans un indescriptible désordre. Ce sont justement les ONG venues de nombreux pays au chevet d'Haïti qui ont incarné l'État et qui à vrai dire ne cessent de le faire tant la défaillance de l'État est à son comble depuis le 12 janvier. Une telle situation, donnant à voir la vérité de l'État, est le prétexte de plaintes et de complaintes auxquelles tous s'adonnent, les gouvernants comme les gouvernés, sans que ces derniers parviennent à repérer les pistes de responsabilité. L'État faible aurait été alors notre lot commun : une antenne à travers laquelle les gouvernants parviennent bien à [285] se dissimuler. Effectivement, les manifestations religieuses, notamment celles du protestantisme dans sa version pentecôtiste, ont envahi l'espace public et ont été le seul recours dont disposaient les masses de la capitale et des provinces affectées par le séisme, face à un État effondré avec ses palais et ses bâtiments publics.

Alors que de nombreux observateurs et analystes s'attendaient à ce que le séisme soit considéré comme une opportunité pour la refondation de l'État sur de toutes nouvelles bases comme État démocratique de droit, on a assisté aux manœuvres du gouvernement pour organiser sa longue vie au pouvoir, en orientant le pays vers une problématique électorale, en s'assurant à l'avance des résultats du scrutin, en se faisant octroyer les pleins pouvoirs comme au temps du régime des Duvalier, et en remettant le destin du pays aux mains d'une structure hybride appelée Commission intérimaire pour la reconstruction d'Haïti (CIRH), présidée à la fois par le président Bill Clinton et le premier ministre haïtien, mais qui comporte une trentaine de membres.

Derechef, le pays se retrouve à la croisée des chemins. On a certes entendu de plus en plus monter les critiques contre le régime de Préval. Ainsi se manifeste la quête d'une difficile rupture avec les traditions du despotisme, si nous reconnaissons avec Aristote que le despotisme est le gouvernement des hommes et non des lois, lequel conduit à l'indifférence envers l'intérêt collectif. Il suffit de comparer - mais est-ce vraiment comparable ? - le niveau économique de la République Dominicaine avec celui d'Haïti pour se rendre compte de la démesure du désastre dans lequel la classe dirigeante maintient le pays. Tout se passe comme si ce désastre ne suscitait aucune urgence dans les solutions, l'État s'en allant comme un frêle esquif qui ouvre la voie aux divers colporteurs de prophéties, de révélations et d'apocalypse, mais aussi aux groupes et clans assoiffés de pouvoir et d'argent facile. Sans doute faudra-t-il se mettre à repenser le politique en Haïti, avec tous ceux qui ont su refuser le despotisme et qui ont payé le prix du sang. Le problème cardinal de la justice, donc de la mémoire des crimes des régimes dictatoriaux comme celui de Duvalier et, partant, de l'égalité devant la loi pour l'instauration de l'État de droit, ne cesse en effet d'être à l'ordre du jour depuis plus d'une génération.

[286]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 30 septembre 2017 11:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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