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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Guy de THÉ et Annie HUBERT, MODES DE VIE et CANCERS. (1988)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Guy de THÉ et Annie HUBERT, MODES DE VIE et CANCERS. Quand la biologie et l'anthropologie s'associent pour traquer le cancer à travers la mosaïque génétique et sociale des groupes humains. Préface du Professeur Jean Dausset, Prix Nobel de médecine. Paris: Les Éditions Robert Laffont, 1988, 263 pp. Collection: La fontaine des sciences. Une édition numérique réalisée par mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide de musée à la retraite. [Jean-François Baré, époux de l'auteur et ayant-droit, nous a accordé le 28 août 2012 son autorisation de diffuser toutes les publications de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Modes de vie et cancers.


Introduction


« Le cancer est une maladie en grande partie évitable. »

Quand Sir Richard Doll et Richard Peto de l'université d'Oxford réunirent en un long article [1], à la demande du Congrès américain, les éléments leur permettant de faire une telle déclaration, cela fit l'effet d'une bombe !

Depuis le début du siècle, les chercheurs les plus brillants s'acharnaient à découvrir au coeur de la matière vivante le secret du cancer. À peine avaient-ils découvert l'origine de la transformation cellulaire dans certains gènes [2], ce qui favorisait l'idée d'une maladie inévitable, voici que deux épidémiologistes anglais démontrent que la répartition des différents types de cancers autour du monde ne s'explique que par le rôle déterminant de nos modes de vie sur le développement de la grande majorité des tumeurs [3]. La conséquence logique de cette observation est l'évitement théoriquement possible de maladies qu'on croyait inévitables...

La connaissance du monde qui nous entoure et la compréhension des mécanismes qui président à la vie ont souvent progressé par à-coups, grâce à des remises en question, parfois déchirantes, de vérités qui semblaient bien établies. Les changements proviennent soit de visions soudaines et fulgurantes, telle l'intuition de la gravitation universelle (Isaac Newton), soit de la conclusion d'un long cheminement scientifique, telles les idées coperniciennes sur la mécanique céleste.

[8]

La réaction de la plupart des scientifiques et des responsables de la Santé et des Affaires sociales des pays occidentaux, devant l'éventualité d'une prévention possible des maladies cancéreuses, fut celle d'un scepticisme agressif, tant la notion de fatalité était associée à cette maladie.

On argumenta d'abord sur la proportion évaluée à 80% des cancers évitables, et sur le fait que les facteurs de risques étant différents pour chaque cancer, l'on pouvait peut-être éviter un cancer, mais on risquait d'en développer un autre. Où était alors le progrès ? Ce que les travaux de Doll et Peto montraient était que l'événement cancer pouvait être retardé significativement, peut-être même évité, prolongeant l'espérance de vie moyenne d'une à deux décennies. Mais il est vrai qu'il nous faudra mourir, car c'est grâce à la mort que la vie se renouvelle sans cesse. Si le cancer, fruit du vieillissement cellulaire, est une des façons de mourir, il y en a d'autres, moins dramatiques et le but d'un système de santé moderne n'est-il pas de favoriser la plus longue vie [4] en bonne santé ?

Le second argument contre les conclusions des épidémiologistes reposait sur la valeur qualitative et non quantitative de la notion de modes de vie. Depuis Claude Bernard et Louis Pasteur, la médecine était devenue scientifique. Alors que nous assistions à l'apothéose de cette médecine « dure » dans laquelle tout se mesure, se quantifie, pour laquelle l'organisme est une mécanique de haute technologie, certes, mais que l'on peut « séparer », et qui accepte le remplacement de certains organes, ou greffes de cellules, voici que l'on faisait intervenir dans ses dérèglements majeurs des facteurs difficilement quantifiables !

La confusion de certains esprits devant cette mise en faiblesse d'une recherche médicale volant de réussites en réussites, et à laquelle seul le cancer semblait résister, probablement pour peu de temps, entraîna un réflexe de rejet de l'idée par trop simpliste d'une prévention possible avant de comprendre le mécanisme impliqué. Et pourtant, de même que Galilée, après avoir abjuré les idées coperniciennes devant le tribunal de l'Inquisition, s'écriait : « Et pourtant elle se meut » parlant de notre planète, l'on peut assurer que nos [9] modes de vie, en particulier alimentaires, influent d'une façon décisive sur notre propension à développer certains cancers digestifs et hormono-dépendants [5].

Si les biologistes ne sont pas préparés à analyser nos modes de vie, c'est, par contre, le rôle des ethnologues et des anthropologues. Mais les sciences de l'homme et de la société dont les observations sont largement qualitatives, sont mal, et parfois très mal, jugées par les sciences biologiques dites exactes pour lesquelles toute observation non quantifiable sort du domaine scientifique !... On retrouve cette ségrégation dans l'affectation des budgets en matière de santé. Le tableau ci-dessous compare l'affectation des dépenses et l'importance des facteurs contribuant à la réduction de la morbidité [6] et de la mortalité dans nos sociétés occidentales. Alors que les modes de vie interviennent d'une façon déterminantes, les budgets qui sont affectés à leur étude sont insignifiants...

Importance relative
sur la morbidité/ mortalité

Facteurs impliqués

Affectation des dépenses
aux États-Unis en 1976

30%

Connaissances biomédicales

8%

15%

Facteurs environnementaux

1,5%

45%

Modes de vie

1,5%

10%

Soins médicaux

90%

D'après Dever, 1976 [7].

Cette échelle de valeur s'inscrit dans notre système culturel. Si la médecine occidentale depuis Hippocrate étudie le normal à partir du pathologique et a privilégié la médecine curative par rapport à la médecine préventive, à l'autre extrémité du monde, la médecine traditionnelle [10] chinoise a perçu depuis des millénaires la santé comme un équilibre à préserver et la maladie comme un déséquilibre entre les forces complémentaires yin et yang, qui règlent l'état physique et psychique de l'homme, d'où la prééminence de la prévention pour la médecine chinoise.

Ce livre raconte l'histoire d'une aventure scientifique née du hasard et de la nécessité entre un biologiste, spécialiste des relations entre virus et cancers, et une anthropologue, spécialiste des habitudes alimentaires. Depuis 1970, mon équipe étudiait, en Chine et en Afrique, un cancer de l'arrière-gorge (rhino-pharynx) étroitement associé à un virus provoquant des maladies différentes selon l'environnement où il sévit : mononucléose infectieuse de l'adolescent en régions tempérées [8], lymphome dit de Burkitt chez l'enfant africain [9].

Nous nous trouvions dans une impasse, dans nos recherches sur le cancer du rhino-pharynx. L'implication causale du virus dit d'Epstein-Barr dans le développement de cette tumeur était acceptée par tous les chercheurs, mais la distribution géographique de cette dernière très limitée (restreinte au réseau de la rivière des Perles en Chine du Sud, au Maghreb et au monde arctique) nécessitait l'intervention de facteurs autres que ce virus présent sous toutes les latitudes. En effet seuls quelques groupes étaient touchés par ce cancer. Les approches classiques d'analyses génétiques et d'enquêtes de cas comparés à des témoins n'avaient rien donné [10]. Comme il est décrit au chapitre 6, je me tournai alors, à l'occasion de cours au Collège de France, vers les ethnologues et anthropologues pour avoir leur réaction devant ce problème. Annie Hubert, qui avait étudié pendant douze ans les modes de vie alimentaires d'un groupe ethnique de la Thaïlande, groupe proche de certaines minorités de la Chine du Sud où ce cancer sévit, accepta le défi d'une approche interdisciplinaire et le risque d'un jugement sévère de la part de ses pairs.

[11]

Son énergie, son sens de l'organisation et de l'observation ainsi qu'un jugement sûr lui permirent de proposer en moins de deux ans une hypothèse, dont la vérification fait l'objet d'études « quantitatives » reprises en laboratoire et sur le terrain.

Ainsi les études anthropologiques menées dans plusieurs groupes humains, aussi différents que des Chinois cantonais, des Arabes maghrébins et des Eskimos groenlandais permirent-elles de débloquer une situation de recherche biomédicale sur le rôle d'un virus dans un cancer humain. En fait, il n'est pas étonnant que certaines coutumes, telles que le baiser nourricier [11], les scarifications, ou certaines pratiques sexuelles favorisent la transmission d'un virus. Dans le cas qui nous occupe ici, il s'agissait de découvrir les facteurs agissant sur l'individu déjà infecté par un virus et qui favorisaient l'action cancérigène de ce dernier.

On verra comment certains aliments furent mis en accusation, puis étudiés en laboratoire, soulevant la possibilité d'interactions entre cancérigènes chimiques, présents dans l'alimentation et le virus d'Epstein-Barr.

Trois parties, non matérialisées, forment cet ouvrage. La première (chapitres 1 à 5) traite de l'origine génétique de la transformation cellulaire, des causes environnementales des cancers, du défi posé par la nécessaire collaboration interdisciplinaire...

La deuxième partie (chapitres 6 à 13) conte l'aventure scientifique conjointe de chacun de nous et les recherches sur le terrain virologique, anthropologique et les découvertes réciproques.

La troisième partie (chapitres 14 à 17) analyse les résultats obtenus, leur signification pour la recherche sur la prévention des cancers et montre combien la recherche biomédicale aura à gagner de cette collaboration entre les sciences exactes et les sciences de l'homme et de la société pour préparer la médecine du XXIe siècle qui sera davantage prédictive et préventive.

L'homme est un ensemble fort complexe de gènes dont l'expression est parfois modulée par ses modes de vie ! Quel extraordinaire défi que l'étude de ces interactions dont la compréhension permettra un plus grand épanouissement de la santé et la prévention de nombre de maladies liées à ces interactions !



[1] R. Doll et R. Peto, « The Causes of Cancer », Journal of the National Cancer Institute, Vol. 66, 1981 et Oxford University Press, 1981.

[2] Voir chapitre 1.

[3] Voir chapitre 2.

[4] Roy Walford, La Vie la plus longue, Éditions Robert Laffont, 1984.

[5] Voir chapitre 3.

[6] La morbidité est le nombre (absolu ou relatif) de malades dans un groupe donné pendant un temps déterminé.

[7] Dever G.E.A., « Model for Health Policy Analysis », Soc. Ind. Res., 1976, vol. 2, p. 465.

[8] Ou maladie du baiser chez les adolescents dans les pays occidentaux.

[9] Prolifération cancéreuse de cellules lymphdides, la tumeur de Burkitt et son association avec le virus d'Epstein-Barr a été décrite en détail et l'aventure de sa découverte relatée dans l'ouvrage Sur la piste du cancer par Guy de Thé, Flammarion, 1984.

[10] Voir chapitre 7.

[11] Sur la piste du cancer, p. 128.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 10 février 2014 13:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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