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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fanny SOUM-POUYALET, Annie HUBERT, “Le cancer comme rite de passage. Approche anthropologique des sensations en cancérologie.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alexandre Klein, Les sensations de santé. Pour une épistémologie des pratiques corporelles du sujet de santé, p. 23-37. Les Presses universitaires de Nancy, 2011, 300 pp. Collection Épistémologie du corps. [Jean-François Baré, époux de l'auteur et ayant-droit, nous a accordé le 28 août 2012 son autorisation de diffuser toutes les publications de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[23]

Fanny SOUM-POUYALET, Annie HUBERT † [1941-2010]

Le cancer comme rite de passage.
Approche anthropologique
des sensations en cancérologie
.”

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alexandre Klein, Les sensations de santé. Pour une épistémologie des pratiques corporelles du sujet de santé, pp. 23-37. Les Presses universitaires de Nancy, 2011, 300 pp. Collection Épistémologie du corps.


Introduction

1.   Les sensations à l’épreuve de l’interaction
1-1. Retour sur le cancer comme rite de passage
1-2. La confusion et l’objectivation – des sensations « contagieuses »
1-3. Les stigmates de la déviance
2. Les Sens et l’Essence de la maladie
2-1. La maladie-Malédiction et la douleur salvatrice
2-2. La maladie-Punition et la quête de douceur
2-3. La maladie-sacrifice et la douleur rédemption
Conclusion

Bibliographie


Introduction

Il y a un avant et un après l’annonce du cancer (Bataille, 2003). Cette maladie induit un passage, une redéfinition des statuts qui incite à travailler dans une perspective dynamique, à intégrer le mouvement. La transformation qui s’opère n’est pas seulement transformation du corps mais évolution des normes, mutation de l’être au monde. C’est la raison pour laquelle, la terminologie et les classifications relatives aux rites de passage se prêtent volontiers à définir l’expérience diachronique du cancer et le contexte dans lequel elle prend place.

Considérer l’expérience du cancer comme un rite de passage n’est pas en soi un point de vue novateur. Francine Saillant a, par exemple, abondamment étudié ce que sous-entendait l’état intermédiaire ou « liminal » (Saillant, 1988) dans lequel étaient plongées les personnes atteintes de cancer. En outre, le « rite de passage » est aujourd’hui une expression galvaudée, utilisée pour décrire de nombreux événements ou comportements sociaux, [24] depuis la première cigarette jusqu’à la mise en retraite. L’intérêt de revenir aujourd’hui sur l’expérience du cancer comme rite de passage réside essentiellement dans la compréhension qu’elle permet des sensations des patients et de l’esthésiologie propre à l’expérience du cancer. A cet égard, l’expérience du cancer est à rapprocher de celle de l’agression physique (Dray, 1994) où l’atteinte faite au corps induit une rupture irréparable d’avec l’état « d’avant », donnant lieu à des perceptions et des sensations différentes, et faisant figure « d’initiation » à un nouveau statut et une nouvelle forme du vivre.

Appréhender les mécanismes de cette dynamique, c’est comprendre avec plus d’acuité encore les bouleversements intimes qu’induit l’expérience du cancer. Or, face à la maladie grave d’autrui et aux détresses qu’elle induit, la compréhension et l’intuition des soignants ne seront jamais trop stimulées.

Cette communication est le résultat de plusieurs années de terrain et d’analyses auprès des patients et des soignants de différents établissements de lutte contre le cancer.


1- Les sensations à l’épreuve de l’interaction

Pour évoquer l’expérience du cancer, les malades manquent de mots : « ça ne s’explique pas, on ne peut pas comprendre si on ne l’a pas vécu ! ». Pour ceux qui s’attachent malgré tout à faire comprendre, le registre rationnel montre vite ses limites. La parole des patients atteints de cancer est avant tout parole de l’émotion et parole des sensations. A travers les discours, les ressentis les plus intimes sont convoqués, donnant parfois lieu à des débordements émotionnels, pour tenter d’expliquer le bouleversement de l’épreuve.

1-1 Retour sur le cancer comme rite de passage

La matérialisation d’une forme de morbidité (symbolique ou non) et la notion d’épreuve se retrouvent de manière quasi invariable dans les rites de passage (Van Gennep, 1981). Dans le contexte de la maladie cancéreuse, le danger de mort physique est bien réel et se double de la mort symbolique de celui que [25] l’on était avant l’annonce de la maladie. Quant à l’épreuve, elle est concrétisée par les traitements, souvent invasifs, invalidants, aux effets secondaires handicapants. Pour rendre compte de cette expérience, les patients s’appuient souvent sur un même ressenti et un même registre symbolique : celui de la traversée des ténèbres et du retour attendu vers la lumière [1]. Les ténèbres, le « tunnel », la mort « palpable », qui caractérisent le passage par la maladie, sont ainsi contrebalancés par la lumière, symbole de renouvellement d’énergies, d’espoir ou de sérénité.

Comme dans tout rite de passage, à l’annonce de sa maladie, l’individu atteint ainsi un seuil (limen) où il oscille entre deux identités et « flotte entre deux mondes » (Van Gennep, 1981, 23-24). Ce temps de remise en question où l’être se démet de son identité précédente (séparation) sans s’être encore adapté à sa nouvelle condition (agrégation) est un temps du risque (marge/marginalité) ce qui s’illustre dans le cas du cancer par un risque de refus de soin, de déséquilibre psychologique ou de rupture sociale.

La mise en oeuvre d’un appareil rituel dans les rites de passage permet de garantir ce risque, en offrant un cadre à la rupture des normes. Ainsi, cette transition est accompagnée par des intervenants dont le rôle est en règle générale fondamentalement dédié à cette fonction précise, et qui sont censés garantir l’individu contre le danger de désocialisation. Les théories relatives aux rites de passage évoquent ainsi des personnages bénéficiant d’un statut particulier, occupant une fonction sensiblement en marge ou bien une fonction qui les amène à circuler d’une sphère à l’autre de la société.

Dans le contexte qui nous occupe, l’espace du rite, son temps, son lieu, son déroulement, sont incarnés par l’établissement hospitalier, l’appareil médical, ses protocoles, ses codes, depuis le diagnostic jusqu’à la fin de traitement. L’individu qui passe du statut de bien-portant à celui de patient va être accompagné dans cette démarche par les soignants et les paramédicaux, « passeurs » [2], qui côtoient à la fois les bien-portants, [26] les malades et les personnes en fin de vie… Quant aux rituels proprement dits, ils vont prendre des noms plus prosaïques tel que « dispositif d’annonce » (Spire, 2006).

Or cette ritualisation de l’acte de soin, si elle adopte une dimension collective (avec des lieux et des mises en scène communs aux établissements hospitaliers), comporte également une dimension fondamentalement individuelle. Ainsi chaque soignant met en place ses propres aménagements, ses propres stratégies (Vega, 2000). Quant au malade, il lui faut apprendre à devenir « patient » pour s’inscrire dans ce que Byron Good a nommé une « carrière » (Good, 1998).

1-2 La confusion et l’objectivation
– des sensations « contagieuses »

L’entrée dans le passage se caractérise donc par un temps de refonte des normes. Confronté à cette remise en question de sa « normalité subjective » (Canguilhem, 2008), le malade témoigne souvent d’un état de confusion où il perd la notion du temps et de l’espace. Le temps, synonyme d’évolution, de mutation, va être ressenti comme singulièrement distendu (attente d’un résultat d’examen) ou au contraire réduit (projection dans l’avenir) (Menoret, 1999). La perte de repères touche l’individu jusque dans sa perception de l’espace. Le lieu de soin peut ainsi être perçu comme un « labyrinthe d’aliénation » (Hoarau, 2000). Cette confusion concerne également le statut de la personne malade et constitue, en ce sens, un des enjeux fondamentaux de l’interaction soignant-soigné. Pour le soignant, il va s’agir d’aider le patient à « cheminer » vers un nouvel état.

Dans cette interaction, le corps constitue le média privilégié du rapport soignant-soigné. Objet de soin, expression de la maladie, ou prétexte à la relation, le corps du patient incite à un va-et-vient entre distance et proximité (Soum-Pouyalet, 2005a). Le respect de la juste distance est indispensable au bon déroulement des traitements et à la préservation de l’identité et de l’intégrité de chacun. Or, la proximité du patient, proximité physique et empathique, est une donnée qui valorise les soignants (Aïach, 1994). Dans les enjeux de pouvoir entre soignants, l’importance [27] du contact et le développement de facultés empathiques constituent l’argument préférentiel des plus anciens qui défendent les compétences relationnelles acquises et confirmées par l’expérience au détriment de la maîtrise technologique défendue par les plus jeunes. Le lien établi avec le patient se fonde sur le terrain commun d’une relation individualisée et d’une condition humaine partagée. Les discours des patients s’en font souvent l’écho : « Il me traitait comme sa mère et pour moi il était comme un fils ! ». La relation qui se créé, tend à engager le soignant au–delà de sa fonction en l’exposant en tant que personne. Or, cette proximité a aussi ses limites et ses revers.

La confusion dans lequel se trouve le passant peut ainsi atteindre le passeur et mettre en péril le bon déroulement du cheminement à travers l’épreuve. Le risque de fusion ou de confusion par l’identification du soignant au patient n’est, en effet, pas négligeable : « Ça pourrait être moi ou mon enfant ou mon conjoint » (infirmière). La peur de la contamination n’est pas médicale mais symbolique (Soum-Pouyalet, 2005b). « Dire le malheur, c’est déjà le faire exister, comme si la parole avait le pouvoir de réaliser en acte ce qui n’est encore qu’un énoncé » (Duval, 1992, 375). Or, le terme même de cancer revêt une valeur magique. « Le mot cancer tue » souligne ainsi Susan Sontag : (Sontag, 1993, 12). La crainte d’une contagion du malheur s’exprime ainsi dans la difficulté de saisir la distance, la différence entre l’autre (le malade) et soi (le soignant) (« Qu’est ce qui me différencie de lui ? Pourquoi est–ce lui le malade et pas moi ? »). Cette confusion des rôles peut mettre en péril le contrôle de la charge émotionnelle de la relation thérapeutique par le soignant (Bilhaut, 2007) et avoir des répercussions sur le vécu de la maladie par le patient : « J’ai accompagné ma mère avant. Je me souviens d’un jour... On ne savait plus quoi faire ! Je voyais le médecin… là… Il s’est effondré sur sa chaise. Je lui ai dit : ‘Alors Docteur, qu’est–ce qu’on fait ?’. Il a soupiré. Moi je n’ai pas pu accepter ça, de le voir lui dans le doute, c’était horrible ! Je lui ai dit : « Docteur, vous n’avez pas le droit de craquer. Pas vous ! Sinon qu’est–ce qu’on va devenir nous ? ».

Aussi chaque soignant met en oeuvre ses propres stratégies empiriques pour se garantir contre ce risque de fusion / confusion. La machine, l’image radiologique, les résultats d’examens et la terminologie médico-technique, accessible aux seuls initiés, [28] sont autant d’outils à opposer au risque de contagion : « J’essaie de rester très pratique, j’évite autant que possible le registre émotionnel sinon là on est foutu ! » (oncologue).

Néanmoins, à l’inverse, trop de distance contribue également à mettre en péril la relation thérapeutique et par là à contrarier le cheminement du patient vers un nouvel état. Le risque est alors de désincarner la relation en objectivant à la fois le soignant (devenu un simple « technicien ») et le patient (identifié à un « objet de soin ») (Gori, 2004). Cette objectivation est lisible aussi bien dans les ressentis des soignants que dans ceux des patients : « je ne suis qu’un presse-boutons » (manipulateur), « j’ai eu le sentiment de n’être qu’une tumeur » (patiente atteinte d’un cancer du sein). Le corps médical et le corps du patient se trouvent alors morcelés par l’acte de soin.

1-3 Les stigmates de la déviance

L’annonce d’un cancer est synonyme de rupture : rupture avec l’image intime d’un corps sain, rupture avec l’idéal social sanitaire (Herzlich, 2000). Pourtant, le cancer n’est pas une maladie qui « se voit ». Il relève du corps intime. Nombre de patients affirment ainsi « ne pas se sentir malade » parce que le diagnostic du cancer ne se résume pour eux à une image radiologique. Mais si le cancer n’est pas une maladie qui se voit, ses traitements et leurs effets secondaires n’en sont pas moins « stigmatisants » (Goffman, 1975). Aussi pour nombre d’entre eux, l’incorporation de la maladie s’opère à travers ces stigmates occasionnés par les traitements : tumorectomie, ablation, alopécie, tatouage des repères en radiothérapie, brûlure des rayons… L’importance du marquage du corps est donc fondamentale dans le vécu de la maladie ce qui nous amène là aussi à rapprocher le vécu du cancer de l’interprétation anthropologique des rites de passage où « […] le marquage rituel fait résolument autre. Cette trace est bien sûr le sceau du passage » (Goguel, 2002, 49).

Tant que le corps n’est pas marqué, le déni social est possible. L’identité de « bien-portant » et tout ce qu’elle englobe peuvent continuer à être défendus. Or, dès lors qu’il y a marquage du corps : « […] on sort l’individu mutilé de l’humanité commune par un rite de séparation qui automatiquement l’agrège à un groupement déterminé et de telle manière que l’opération [29] laissant des traces indélébiles, l’agrégation soit définitive » (Van Gennep, 1981, 103). L’annonce d’un cancer véhiculant l’image d’une mort qui s’ancre dans les cellules préfigure alors d’autres deuils : deuils physiques (handicaps…) et surtout deuils sociaux (perte de travail, changement de statut…). La santé est devenue dans nos sociétés un capital individuel et collectif à préserver, « une nouvelle façon de nommer le bonheur » (Herzlich, 2000). Dans ce contexte, la maladie est ressentie comme une déviance tandis que la pression des normes sociales prônant le jeunisme, la fonctionnalité et l’efficacité se répercute dans tous les actes de la vie quotidienne : « elle [la patiente] a expliqué qu’elle touchait des indemnités journalières parce qu’elle avait un cancer et le propriétaire n’a pas voulu lui louer ! » (assistante sociale). « L e corps étant notre premier outil dans le rapport au monde, toute « transformation-du-corps » peut être assimilé à une « transformation du monde » (Assoun, 1997, 39). Le refus du corps malade et du vécu social de la maladie peut ainsi se traduire par un refus des stigmates trop visibles induits par les traitements (comme l’alopécie) c’est-à-dire par un refus des soins.

Cette préoccupation, loin d’être anecdotique, rejoint pour les malades celle de « sauver la face » au lieu de faire « pâle figure ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit ! Une profonde analogie s’établit entre l’image physique (perte des cheveux, des sourcils, des cils…) du patient en chimiothérapie et le ressenti dont témoigne la plupart de « ne pas se reconnaître dans le miroir ». Comme le souligne David Lebreton (1998, 78) : « la figure enveloppe le sentiment d’identité ». La perte des cheveux signifie alors une perte d’identité et avant tout une perte d’identité sociale. L’individu devient « un malade » (ou pire encore « le malade ») avant d’être une personne.

Cette rupture avec l’identité sociale préexistant à la maladie amène certains patients à réduire au minimum les contacts avec le monde extérieur afin de n’avoir pas à se confronter au regard qu’autrui. Parallèlement, certains patients vont, au contraire, chercher à adhérer au mieux à leur nouveau statut en surjouant leur rôle de « bon malade » (Parsons, 1955) courageux, combatif, bref : « héroïque » [3]. Les soignants viennent bien souvent à l’appui [30] de ce mode d’adaptation à la maladie : « Se battre, oui, c’est important ! Bien sûr ! » (chirurgien), « Qu’au moins, le temps qu’il y a à vivre, il soit vécu au mieux, pour soi et pour les autres » (infirmière). Néanmoins, se conformer aux attentes des autres, qu’il s’agisse des proches ou du monde médical, peut contribuer à ce que la personne se sente, une fois encore, dépossédée d’elle-même, « niée » par les impératifs de ce nouveau statut. Dès lors qu’elle cherchera à rompre avec cette image compliante du « bon malade », elle prendra le risque de se heurter à l’incompréhension d’autrui : « L’acteur fait mauvaise figure (…) quand il rompt les attentes des autres, outrepassant ses droits, oubliant ses devoirs ». (Le Breton, 1998, 78).

Néanmoins, si l’épreuve du cancer est le catalyseur d’une crise existentielle, nombreux sont les patients qui témoignent que le cancer n’a pas eu que des impacts négatifs sur leur vie : « J’ai tout mis à plat et je me suis dit : ‘ça suffit’ », « ça m’a permis de faire le tri dans ma vie, de faire un grand ménage ! », « ça m’a redonné le sens de l’essentiel ». Certaines personnes se livrent ainsi à des passages à l’acte qu’elles atermoyaient jusque-là : un divorce, une évolution professionnelle, un engagement dans l’humanitaire ou dans une activité artistique etc. Les soignants témoignent d’ailleurs de leur volonté d’accompagner le patient vers cette transfiguration du cancer en épanouissement personnel : « Je fais en sorte de leur montrer les côtés positifs qu’il peut y avoir » (chirurgien), « le cancer ce n’est pas forcément négatif, ça donne un second souffle » (infirmière). Le sens de sa vie ainsi réaffirmée, la personne interprète sa rémission comme une « seconde chance » de s’accomplir.


2- Les Sens et l’Essence de la maladie

Cette question du sens, et notamment du sens donné à la maladie, est centrale à la compréhension du vécu corporel et émotionnel de l’individu atteint de cancer. La construction d’une cancérogenèse individuelle, ou d’un « mythe originel de la maladie » (Good, 1998, 250) est une étape importante de l’adaptation à celle-ci. Si l’on reprend les catégories proposées par Laplantine de « maladie-malédiction » et de « maladie-punition » (Laplantine, 1992), on constate qu’à ces constructions d’une [31] origine de la maladie correspondent des attitudes et des ressentis distincts. Les sensations telles que la douleur ou la fatigue se vivent de manière bien singulières au regard de la définition médicale qui en est donné. Il ne s’agit pas là uniquement d’une variabilité de résistance ou de tolérance individuelle à la douleur (par exemple) mais bien d’un rapport qui s’établit entre le sens et la sensation.

2-1 La maladie-Malédiction
et la douleur salvatrice

Pour celui qui interprète sa maladie comme une malédiction, celle-ci est bien souvent vécue comme le fruit d’un hasard injuste : « il fallait que ça tombe sur moi ! », « il ne me manquait plus que ça ! », « de toutes façons, ça ne m’étonne pas, je n’ai jamais eu de chance ». La violence de l’annonce, et l’injustice qu’elle recouvre, engendre une réaction de même mesure. Elle amène l’individu à considérer le cancer comme un intrus, une altérité nourrie de l’intérieur. Ainsi, la maladie est définie dans les témoignages de femmes atteintes de cancer du sein comme « sournoise », « rampante » car elle « couve » et « grignote » petit à petit l’être qui l’abrite. Le langage médical lui-même se fait l’écho de ces sensations : ne parle-t-on pas d’« envahissement ganglionnaire » par exemple ? De fait, le cancer constitue une atteinte au corps et une atteinte du corps qui sont intolérables. L’ambiguïté de cette double expression (atteinte au corps, atteinte du corps) est à l’image de l’ambiguïté ressentie par les malades dans leur vécu de la maladie. Le corps devient cet « étranger familier » [4] avec lequel va se nouer une relation faite de conflit et d’affliction. Cette oscillation entre intimité et altérité est proche de l’expérience de la possession (Schott-Bilmann, 1977). Contre cet ennemi intérieur, une guerre civile va être menée, usant pour ce faire de tout un ensemble de termes et de modes d’action guerriers (Ben Soussan, 2004) : « Je me bats, je ne suis pas du genre à me morfondre. », « Je ne vais pas me laisser abattre, il faut tenir le coup ». Se battre va de pair avec l’envie de « taper fort », de « s’en débarrasser une bonne fois pour toute » et conforte les patients dans le recours à des traitements agressifs : l’acte [32] chirurgical qui « ampute », la chimiothérapie qui « empoisonne » et la radiothérapie qui « brûle ». La douleur physique est alors ressenti comme salvatrice. Par extension, elle peut inciter les patients à une surobservance dangereuse : demande d’ablation des deux seins, manque de prise en compte des effets secondaires. Plus le corps souffre, plus le traitement est considéré comme efficace. Pour certains, cette douleur infligée au corps est même une revanche sur la souffrance psychique de l’annonce du cancer, un châtiment du corps-traître : « J’ai vécu cette annonce comme une trahison. », « Je suis fâchée contre mon corps. ».

2-2 La maladie-Punition et la quête de douceur

Certains malades considèrent au contraire la maladie comme une punition résultant d’une mauvaise hygiène de vie : stress répété, mauvaise alimentation, manque d’exercice… D’autres, dans le même ordre d’idées, identifient le cancer comme la conséquence physique d’une série de traumatismes, d’un profond mal-être, une forme d’enfantement en négatif. Le vécu de la maladie et des traitements est dès lors tout à fait différent. L’individu va chercher à se réconcilier avec son corps : « C’est vrai qu’avec tout ce que j’ai fait subir à mon corps… Voilà il se venge ! Mais cette fois j’ai compris ! J’ai décidé de me chouchouter ». Le caractère invasif des traitements anticancéreux est alors vécu, au mieux, comme un « mal nécessaire » : « Il faut ce qu’il faut… », « On est bien obligé d’en passer par là. », « On s’en passerait bien mais on n’a pas le choix. ».

Néanmoins, le plus souvent, la violence de l’arsenal thérapeutique est vécue comme un surcroît d’agressions faites au corps. Elle est donc mal vécue et contrebalancé par une panoplie de soins divers (allant de l’esthétique à la thérapie proprement dite) dont le but est d’atténuer l’impact invasif de la thérapie traditionnelle et d’aider à une reconstruction intime. Si l’on parle alors dans le milieu médical de « médecines parallèles » (Dilhuydy, 2003), l’expression la plus adéquate serait bien davantage : « médecines douces » (acupuncture, homéopathie, aromathérapie, médecine chinois etc. mais aussi thalassothérapie, sophrologie, tai chi etc. ). Cette soif de douceur [33] physique et morale est une compensation au tranchant du scalpel, à la brûlure des rayons, à l’empoisonnement de la chimiothérapie et bien sûr à l’annonce du cancer lui-même. Dans ce même ordre d’idées, certains patients modulent leurs traitements (surtout les traitements oraux : chimiothérapie et hormonothérapie) dans l’idée qu’ils sont les plus à mêmes de savoir « ce qui est bon pour leur corps ». Ce savoir profane s’appuie directement sur les ressentis physiques et leur interprétation, et fait fi du savoir normatif ou savoir des experts qui est l’apanage des médecins. Il s’appuie sur la croyance, (clairement résumée par une patiente) du « je sais [et je sens] ce qui est bon pour moi ! ».

2-3 La maladie-sacrifice et la douleur rédemption

Il existe, bien sûr, d’autres modèles de compréhension du sens donné à la maladie que les deux catégories précitées. Cette question du rapport entre sens et sensation peut ainsi être illustrée par un troisième exemple : celui de la maladie conçue comme sacrifice.

Dans un itinéraire de vie parfois chaotique et/ou des conditions de vie difficiles à l’heure du diagnostic, le cancer peut cristalliser la souffrance ou les échecs d’une vie en lui donnant le sens d’un « martyr ». La « rédemption », la finalité de la vie, consiste alors à « nourrir la vie » d’un ou plusieurs proche(s) avant de mourir. Ce don de soi s’apparente à un sacrifice et gagnerait à être analysé en tant que tel, replacé dans le cadre plus général des présupposés culturels (dogme chrétien, sens de l’anthropophagie). La douleur, sublimée, fait sens, tandis que les stigmates des traitements font signe.

Ce vécu singulier du cancer conduit le patient à établir une hiérarchisation de ses impératifs, en plaçant les besoins de l’autre (aide financière, affective, auprès d’un enfant, d’un parent, d’un conjoint…) au premier plan, au détriment de la prise en charge thérapeutique. La survie n’est pas le but en soi, il n’est que l’outil du dévouement à autrui. L’urgence étant d’aider l’autre, le traitement peut être atermoyé s’il impose un manque à gagner par exemple : « Mon fils fait ses études. Il a besoin que je l’aide. Il faut que je continue à travailler. (…) C’est son avenir qui compte maintenant. Moi c’est terminé ! ».

[34]

La difficulté d’interroger les patients sur leur foi (en vertu des lois relatives au respect des personnes) [5] n’autorise que des recueils indirects d’informations sur le lien entre cette conception du cancer-sacrifice et les croyances des personnes considérées. Etablir un rapprochement constituerait donc une interprétation hasardeuse. La question se pose néanmoins de l’analogie qui pourrait être établie entre les références religieuses de ces malades et leur récit de la maladie.


Conclusion

Appréhender le cancer comme rite de passage amène ainsi à penser le rapport entre sens et sensation à travers les pratiques de soin, la stigmatisation sociale de la maladie, et la conception du corps malade. Le cancer, altérité nourrie de l’intérieur, impose un va-et-vient constant entre l’être et le corps, entre le corps malade et le corps médical, entre l’individu malade de son corps et le corps social. Des ruptures de normes que le cancer induit, découlent ainsi des échanges multiples, des interrogations et reformulations à la fois intimes et collectives.

Effectuer un terrain anthropologique en contexte cancérologique c’est être pris dans cet écheveau : c’est être soi-même contraint à rompre avec les normes de sa discipline pour expérimenter, se remettre en question, réinventer d’autres approches au plus près des impératifs du terrain et des enjeux qui y ont cours. Mener une recherche anthropologique sur les pratiques corporelles en cancérologie c’est donc aller bien au-delà d’une réflexion sur le corps. Le sujet devient prétexte à d’autres réflexions thématiques, les outils méthodologiques ouvrent vers d’autres horizons disciplinaires, l’implication sur le terrain devient dépassement.

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Bibliographie

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[37]

Spire, A. (2006). L’annonce en cancérologie : dispositif ou échappatoire ?. Oncologie, 8. 117-118.

Van Gennep, A. (1981) (1909). Les rites de passage – Etude systématique des rites. Paris : Picard.

Vega, A. (2000). Un ethnologue à l’hôpital. Paris : Éditions des Archives Contemporaines.



[1] On retrouve cette dualité ténèbres / lumière dans les oeuvres graphiques réalisées par les malades atteints de cancer comme, par exemple, dans l’ouvrage : Lilly Oncology on Convas : expressions of a Woman’s Cancer Journey, 2005, Eli Lilly and compagny, USA.

[2] Terme utilisé par le Pr. B. Hoerni : Hoerni B. « Rites de passages » in 86 réflexions sur la médecine 2003-2008, Glyphe, 2008, p 194.

[3] Terme issu de la campagne de l’INCa (Institut National du Cancer) de 2007 intitulée : « les héros ordinaires ».

[4] Expression chère à Freud.

[5] Cf. recommandations de la CNIL – Commission Nationale Informatique et Liberté.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 10 février 2014 9:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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