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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Claude Horrut, Les décolonisations est-africaines. (1971)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Claude Horrut, Les décolonisations est-africaines. Paris: Éditions A. Pedone, 1971, 231 pp. Collection: Afriques noire, no 2. Préface de A. Mabileau. Bibliothèque Institut d’études politiques de Bordeaux, Centre d’études d’Afrique noire. Une édition numérique réalisée par mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide de musée à la retraite. [Autorisation formelle accordée par l'auteur et le directeur de la collection “Théorie politique”, Michel Bergès, le 25 mars 2012 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[11]

Les décolonisations est-africaines

Avant-propos


L'Afrique de l'Est est un ensemble territorial apparemment homogène mais en fait fort divers. Il en est ainsi d'abord du milieu naturel. Aux régions sèches et désertiques du Nord du Kenya succèdent sans coupure les zones balayées par les vents et riches en populations de la région des Grands Lacs. Aux Basses Terres du littoral s'opposent les Hautes Terres des Highlands. À quelques « miles » d'une côte chaude et humide s'élèvent les cimes enneigées du Kilimandjaro, culminant à plus de 6.000 m [1]. Diversité aussi des groupes humains qui ont circulé dans ces vastes régions, au cours des siècles, migrant du Nord vers le Sud à la recherche de pâturages et de terres nouvelles. Avec eux des civilisations différentes se sont trouvées en contact, se sont détruites ou juxtaposées quand elles ne se sont pas amalgamées. Aux nombreuses populations africaines attirées par la région, s'ajoutèrent les apports d'étrangers venus d'au delà des mers et qui conçurent de s'installer définitivement. Il en fut ainsi des Perses et des Arabes mais aussi des Indiens et des Européens, pour ne citer que les groupes les plus importants. Des rivages de l'Océan à ceux des Grands lacs de l'intérieur, des frontières de l'Ethiopie à celles des Rhodésies, des communautés diverses cherchèrent de tout temps à cohabiter. Une mosaïque de peuples en résulta qui fut peut-être la caractéristique la plus profonde de ces pays [2]. L'Afrique de l'Est devait en hériter une grande variété de structures sociales génératrices d'institutions, de comportements, de croyances multiples dont nous aurons à analyser les incidences au moment de la décolonisation. Ce n'est pas là une des moindres difficultés, que rencontre le chercheur confronté à cet ensemble.

Diversité aussi, que la pluralité de pays que l'on peut ranger sous cette appellation. Pour les géographes l'ensemble Est-africain comprendrait un premier groupe de pays rassemblant l'Ethiopie et la République de Somalie. Un second groupe, noyau central de cette vaste région réunit le Kenya, l'Ouganda, le Tanganyika et Zanzibar. Dans un troisième groupe se rangeraient le Malawi (ex Nyassaland) et la Zambie (ex Rhodésie du Nord). Pour notre part, suivant en [12] cela de nombreux auteurs anglo-saxons, l'Afrique de l'Est se limite aux seuls pays du second groupe.

Malgré leur appartenance commune ces quatre pays, - réduits à trois depuis que deux d'entre eux ont décidé de fusionner, - sont différents. Certes, le Kenya, l'Ouganda, la Tanzanie ont toujours fait partie du même ensemble. Que ce soit sous la souveraineté des princes Arabes de Zanzibar au XIXe, que ce soit sous la période coloniale, après la reconnaissance du Mandat britannique sur le Tanganyika, l'Afrique de l'Est a été soumise au même pouvoir souverain. Plusieurs décennies passées sous une domination commune laisseraient supposer que ces quatre pays ont entre eux de nombreux points d'analogie. En fait leurs particularismes sont très forts. C'est le second obstacle que nous avons rencontré et qui nous a conduit à parler de « décolonisations Est-africaines ».

Le Kenya fut le pays où les premiers colonisateurs conçurent un peuplement blanc à grande échelle. Si le « White Seulement » ne devait pas réussir, l'évolution du Territoire en fut fortement affectée car les minorités blanches, soutenues par celles des Rhodésies et d’Afrique du Sud, y furent très puissantes, jusqu'aux dernières années de l'Indépendance. Sous leur pression le Kenya, constitué en Protectorat en 1894, devint en 1920, Colonie de la Couronne. Dans un pays immense, (575.898 km2), mais où les 5/6 de l'espace sont désertiques, elles réussirent à se faire reconnaître des autorités impériales un droit d'occupation exclusif sur les Terres les plus riches. Ce fut là, parmi les autres privilèges dont elles bénéficièrent, dans un ordre colonial qu'elles avaient aménagé à leur profit, celui qui fut le plus sensible aux populations africaines. C'est cet ordre social que la rébellion Mau-Mau remit en question. Son impact fut tel qu'il permit l'orientation du Territoire dans une voie africaine. Passant par les différentes étapes du transfert du pouvoir caractéristiques de la décolonisation britannique, - (Responsible-Government, Internal Self-Government, Self Government lui-même) - le Kenya atteignait le stade de l'Indépendance le 12 décembre 1963.

Le Tanganyika fut plus précoce à cet égard. Pays dans lequel la permanence de la présence européenne fut toujours ambiguë, l'Indépendance lui était reconnue le 9 décembre 1961. Après avoir connu une période de domination allemande, de 1890 à 1918, le Territoire était placé sous mandat de la Société des Nations après la 1re guerre mondiale et son administration confiée à la Grande-Bretagne. Passant sous la tutelle des Nations-Unies en 1946, son évolution politique devait s'en ressentir. Ainsi s'explique, que des quatre Territoires Est-africains, il ait été le premier à atteindre sa pleine souveraineté.

Composé en grande partie d'États féodaux l'Ouganda connut une marche vers l'Indépendance très difficile. La volonté du Royaume du Bouganda de suivre une voie d'évolution séparée du reste du Territoire perturba longtemps le processus de transfert. Le 9 octobre 1962 la Grande-Bretagne réussissait cependant à décoloniser au profit d'un État unitaire, même si, comme nous le verrons, cette unité apparut bien fragile à l'époque.

[13]

Quant à Zanzibar, après avoir été le plus connu des pays Est-africains, au XIXe siècle, il ne devait se signaler à l'attention internationale qu'à l'occasion de la Révolution africaine du 12 janvier 1964. En fait, pendant ce long intervalle, les Arabes, minorité dominante de l'Ile, avaient cherché à assurer la permanence de leur domination, qu'une décolonisation reposant comme le disent les Bri. tanniques sur la « majority-rule » semblait compromettre. Leur stratégie qui s'avéra efficace, puisque finalement le 10 décembre 1963 la Grande-Bretagne leur remettait ses pouvoirs, fut réduite à néant, en janvier 1964, lorsque quelques insurgés africains s'assurèrent le contrôle de l'Ile.

Comme le dit Albert Meister, le passé de ces différents Territoires est lié au passé des puissances coloniales. « En tant que pays, leur apparition dans l'histoire de l'Europe, comme leur Indépendance... relèvent de l'histoire de l'expansion européenne et de celle de la suprématie blanche » [3]. Cette histoire est connue. Le lecteur en trouvera une brève synthèse dans des développements que nous avons placés à la fin de cet ouvrage [4]. Le processus qui leur permit d'atteindre leur Indépendance l'est beaucoup moins. Ce fut la préoccupation principale de notre recherche que d'essayer de l'établir.

Précisons d'abord pour qui chercherait à s'expliquer les raisons d'être des évolutions qui se sont produites dans ces pays, que celles-ci doivent en grande partie être recherchées à l'intérieur du mouvement général de décolonisation qui s'est produit de par le monde au lendemain de la seconde guerre mondiale. On ne doit pas oublier en effet, qu'à partir du moment où la colonisation était remise en question sur le plan de différents Territoires coloniaux, dans les métropoles elles-mêmes, sur le plan international il était difficile de concevoir que dans certains pays la situation coloniale puisse se perpétuer. De plus, les pays Est-africains n'avaient apparemment pas connu un processus d'évolution tel, le rapport des forces entre la puissance coloniale et les éléments nationalistes n'était pas si favorable aux seconds, pour que la décolonisation y fut le résultat de déterminants exclusivement locaux. Après tout, la colonisation n'aurait-elle pu durer longtemps encore, en Afrique de l'Est, si la dépendance coloniale n'avait été rejetée, partout à travers le monde ?

C'est en ce sens que la condamnation des systèmes coloniaux eut des implications décisives sur l'évolution de nos quatre Territoires.

De même, il est impossible de saisir la dynamique de la décolonisation, en Afrique de l'Est, si celle-ci n'est pas située dans le cadre général de la crise des régimes coloniaux. Les régimes établis par la puissance coloniale, en Afrique de l'Est, n'ont rien eu de particulièrement spécifique pour qu'ils soient envisagés en tant que tels, et qu'en tant que tels, ils nous fournissent une explication du processus d'évolution qui s'y est produit. En réalité les régimes Est-africains, comme tous les régimes coloniaux, ont connu la même [14] crise idéologique qui s'est traduite par l'incapacité de la puissance coloniale à justifier leur maintien sous la forme selon laquelle elle les avait conçus, et qui était seule susceptible d'assurer leur durée. Ils ont vécu la même crise institutionnelle, parce que les réformes qui affectèrent l'exercice du pouvoir dans la société coloniale ne furent pas limitées aux seuls pays où celles-ci furent imposées par les nationalismes locaux ou les forces anticolonialistes ; elle atteint l'ensemble des Territoires coloniaux, quels que furent leur degré d'évolution et les termes du rapport de force entre les différents acteurs. Enfin, dans la mesure où les phénomènes que nous venons d'évoquer, eurent pour effet, d'accélérer considérablement les processus de changements sociaux, ils connurent la même crise sociologique, qui se manifesta par un phénomène général de désaffection des groupes, à l'égard des régimes, auxquels les individus avaient, jusqu'alors, activement ou passivement souscrit [5].

Notre souci a été surtout de fixer les voies originales par lesquelles les pays Est-africains vont progressivement accéder à l'indépendance. Il faut dire que l'étude de ces voies ne manque pas d'intérêt. Pendant Plus de 20 ans, une idéologie originale, celle du « multiracialism », présida aux destinées des Territoires Est-africains. Leur évolution en fat profondément marquée. Nous aurons l'occasion de le souligner dans une première partie consacrée à « l'Expérience Multiraciale », tandis que la seconde partie analysera le processus de transfert du pouvoir aux Africains : La décolonisation africaine.

Mais l'intérêt de l'étude de ces voies de la décolonisation n'est pas seulement celui de leur originalité. Il est aussi pour l'analyste de trouver mis à jour dans ces décolonisations des mécanismes ou des comportements qui dans d'autres cas sont estompés et définis plus confusément.

Ceci est d'abord vrai pour la détermination des forces qui participèrent au processus de décolonisation. Leur identification est un des premiers obstacles auquel le chercheur se trouve confronté dès lors qu'il essaie de rendre compte de la réalité objective des phénomènes. À cet égard, la tâche est facilitée en Afrique de l'Est. Un des traits spécifiques de la société Est-africaine a été de la tendance, presque automatique, de tous les acteurs à s'identifier eux mêmes et leurs opposants en termes raciaux et de considérer leurs conflits comme étant avant tout de nature raciale. Ce fut surtout vrai au Kenya et à Zanzibar, dans une moindre mesure au Tanganyika, et en Ouganda, où la stratégie des groupes s'est prêtée à un certain camouflage des antagonismes raciaux. Il reste toutefois, qu'à travers l'ensemble de l'Afrique de l’Est, l'appartenance à une communauté raciale a été source de solidarité beaucoup plus forte que l'appartenance à une classe économique ou professionnelle. Cette situation particulière, si elle contribua à rendre les problèmes de décolonisation beaucoup plus difficiles à résoudre, si elle n'a pas [15] évité des heurts sanglants comme au Kenya, si du point de vue 1a cohabitation pacifique des différents groupes sociaux elle n’a pu qu'être déplorée, offre néanmoins l'avantage dans la recherche des comportements socio-politiques d'un critère d'identification qu'il est nécessaire par la suite de compléter dans la mesure où chaque communauté n'a pas eu automatiquement d'attitude unanime. Au niveau d'une analyse globale, on ne se trompe guère en affirmant qu'en Afrique de l'Est les acteurs principaux sont d'abord à établir à partir des différentes communautés raciales qui se sont affrontées.

Dans la détermination des objectifs et des intentions des différents acteurs au processus de décolonisation la tâche est également facilitée par ce compartimentage racial de la société Est-africaine. Certes on se heurte ici aux mêmes difficultés que l'on rencontre lorsqu'il s'agit d'analyser des comportements socio-politiques. C'est-à-dire, que ni les déclarations officielles, ni le déroulement supposé des faits ne permettent d'établir avec certitude quelles étaient les fins recherchées par chacun des partenaires. Les objectifs visés ne peuvent d'ailleurs être ni cohérents ni hiérarchisés entre eux. Ils peuvent surtout être instables, ce qui n'est pas sans compliquer leur détermination. Ils peuvent varier aux différents stades de la stratégie développée par chacun, qui dépend souvent de la représentation anticipée qui est faite de la conduite des concurrents, quand ce n'est pas de l'évaluation des gains, des coûts, et des risques des différentes options prises [6]. Mais ces problèmes sont ceux que le chercheur rencontre dans toute analyse du fait social. L'avantage de la société Est-africaine est de faire apparaître à un niveau global des objectifs propres à chaque communauté, même si, au sein de ces communautés ces objectifs ne furent pas homogènes et uniques.

Enfin, le dernier intérêt de cette étude des décolonisations Est-africaines est celui d'une réflexion que chacun est en mesure de développer en raison de la proximité de pays où la décolonisation reste encore pour certain un objectif à atteindre. L'Afrique de l'Est est longtemps apparue comme un ensemble territorial où la décolonisation serait difficile. Le réalisme des différents partenaires a permis, avec le douloureux épisode de la rébellion Mau-Mau toutefois, un passage sans trop de heurt à une société africaine nouvelle, désiré par l'immense majorité. Tandis qu'en Angola, en Rhodésie du Sud, au Mozambique, l'ordre colonial refuse de laisser entrevoir toute évolution, l'exemple Est-africain n'est-il pas là pour montrer que la décolonisation n'est peut-être pas, après tout, la voie la plus mauvaise.



[1] La description du milieu naturel peut être retrouvée in L. Roux, L'Est africain britannique, Société d'Éditions Géographique, Maritimes et Coloniales, Paris, 1950, et dans les ouvrages répertoriés en bibliographie.

[2] On se reportera utilement ici à GOLDTHORPE (J.E.), Outlines of East African Society, Department of Sociology, Makerere College, Kampala, 1958, et aux ouvrages indiqués en bibliographie.

[3] MEISTER (A.), L'Afrique peut-elle partir ? Ed. du Seuil, Paris

[4] C. infra, pp. 189 et sq.

[5] Nous renvoyons ici à l'édition originale de notre thèse où ces points sont plus largement développés. Edition du Centre Universitaire de Polycopiage de l'A.G.E.B.

[6] Ce fut surtout très net à Zanzibar où Arabes et Africains eurent sans cesse à adapter leurs objectifs premiers aux nécessités de la compétition politique. Cf. supra, pp. 175 et sq.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 octobre 2012 11:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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