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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Léon-François HOFFMANN, “Le vaudou.” Un article publié dans Voyage aux îles d'Amérique, pp. 223-226. Exposition organisée par la direction des Archives de France, Ministère de la culture et de la Communication. Paris: Archives nationales, avril-juillet 1992. [Autorisation accordée par le Professeur Hoffmann le 29 novembre 2010 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[223]

Léon-François HOFFMANN

Le vaudou.

Un article publié dans Voyage aux iles d'Amérique, pp. 223-226. Exposition organisée par la direction des Archives de France, Ministère de la culture et de la Communication. Paris : Archives nationales, avril-juillet 1992.



VOYAGE AUX ILES D'AMÉRIQUE

exposition organisée
par la Direction des Archives de France
Ministère de la Culture et de la Communication

avec le concours
du Muséum National d'Histoire Naturelle
et la participation de la Société des Amis des Archives

Archives Nationales
Hôtel de Rohan
avril - juillet 1992



Appartenant à un grand nombre de peuples ayant chacun ses propres pratiques religieuses, les Africains déportés dans le Nouveau Monde furent soumis dès leur arrivée aux îles à un processus de déculturation radicale. Cultivateurs, éleveurs, marchands, chasseurs, artisans, guerriers appartenant aux ethnies les plus diverses se virent affectés indifféremment aux travaux forcés sur les plantations. Les formes d'organisation sociale et familiale, les coutumes qui orchestraient la vie quotidienne, les pratiques alimentaires et vestimentaires élaborées en Afrique furent remplacées par celles qu'imposaient les colons. Ayant dépossédé les esclaves de leurs langues et de l'essentiel de leurs cultures, les ayant brutalement coupés de leurs traditions et de leur passé, on entreprit de les intégrer à la civilisation occidentale... dans la stricte mesure, bien entendu, où cela favorisait leur exploitation.

Le Code Noir * prescrivait le baptême des esclaves et l'observation par eux du repos dominical. Sauf rares exceptions, les missionnaires ne se heurtaient à aucune résistance de la part de leurs catéchumènes et, d'une façon générale, les esclaves étaient effectivement baptisés et avaient accès à l'église ou à la chapelle les dimanches et jours de fête. Guère pratiquants eux-mêmes, les colons considéraient qu'en insistant sur la résignation et le pardon des injures, une christianisation rudimentaire disposait les Africains à la docilité et facilitait leur adaptation au milieu colonial. Comme l'écrivait si bien le Père Charlevoix : Le moyen le plus efficace de s'assurer de leur fidélité, c'est de s'attacher à en faire de bons Chrétiens [1]

Mais si les esclaves se proclamaient catholiques, les observateurs sont unanimes à constater que cela ne les empêchait pas de se livrer en secret à la superstition, à l'idolâtrie, à la sorcellerie, bref au paganisme le plus éhonté. Selon le Père Labat : Les Nègres [...] conservent secrètement toutes les superstitions de leur ancien culte idolâtre avec les cérémonies de la religion chrétienne. [2] De nos jours encore, cantiques et prières catholiques sont partie intégrante de la liturgie vaudou. Nombre de pratiques et de superstitions antillaises viennent d'ailleurs d'Europe et non pas d'Afrique : la divination par les cartes à jouer, par exemple, ou les envoûtements à l'aide de poupées à l'effigie de la victime. Quant à la croyance aux lycanthropes suceurs de sang, très probablement importée de France par les boucaniers, elle n'a pas disparu : le lougarou est un personnage particulièrement craint, qui relève de la magie noire. Une série d'éléments catholiques de dévotion (signes de croix, processions, imagerie sulpicienne) incorporés au temps de la colonie par les cultes idolâtres, avaient également l'avantage d'occulter aux yeux du pouvoir leur nature fondamentalement subversive.

Les pratiques religieuses qui exigeaient une mutilation circoncision, excision, scarifications), un cérémonial très élaboré ou la fabrication d'objets rituels disparurent avec la déportation. Celles par contre qui étaient transmises oralement ou qui reposaient sur l'expression corporelle purent survivre en s'adaptant aux nouvelles conditions de vie. C'est ainsi que la musique, la danse et les chants - fondamentaux dans les religions de l'Afrique de l'Ouest - conservent aujourd'hui encore une grande vitalité au sein des communautés noires du Nouveau Monde.

Nous n'avons malheureusement que des bribes d’information sur ces cultes parallèles au temps de la colonie. Tant dans les écrits des colons que dans ceux des missionnaires, des fonctionnaires métropolitains et des voyageurs, les croyances africaines sont invariablement trivialisées, ridiculisées et accusées de favoriser l'ivrognerie, la débauche et surtout la fainéantise. Les témoignages qui nous sont parvenus soulignent la naïveté des noirs, leurs terreurs superstitieuses, leur attachement aux fétiches et aux amulettes. Les observateurs s'accordent à signaler que les esclaves aimaient à se réunir pour danser le calenda, sans préciser, sans doute parce qu'ils n'y avaient pas assisté, s'il s'agissait de cérémonies religieuses, interdites, ou de simples [224] délassements, tolérés et même encouragés comme dérivatifs : l'énergie dépensée à danser ne serait pas employée à comploter, et le tafia du samedi soir ferait oublier les horreurs du travail quotidien. Mais en ce qui concerne, pour la période qui nous intéresse, le système de croyances et la nature des cérémonies des esclaves, nous en sommes pratiquement réduits aux conjectures.

À partir des rares textes disponibles et de traditions orales recueillies sur le terrain, les historiens du vaudou ont pu déduire que tout au long de l'époque coloniale les esclaves et leurs descendants étaient en train de créer de véritables religions, amalgames d'éléments venus d'une part de différentes régions d'Afrique, (principalement des pays Fon et Yorouba), d'autre part d'éléments empruntés au christianisme ; que certaines pratiques vaudou (amulettes, invocations magiques, sortilèges et maléfices, ophiolâtrerie etc.) étaient déjà courantes avant l'abolition de l'esclavage ; que les sorciers et sorcières, ancêtres des houngans, des mambos et des quimboiseurs d'aujourd'hui, inspiraient à leurs ouailles le même mélange de respect et de crainte ; et que la danse et les transes mystiques - généralement traitées de grimaces convulsives - ont toujours joué un rôle important dans le rituel.

Moreau de Saint-Méry est le premier à avoir affirmé que les noirs avaient élaboré un véritable rituel. La description relativement détaillée d'une cérémonie à laquelle il avait assisté est, sauf erreur, la première en date et la seule qui remonte au XVIIIe siècle [3]. Mais, en l'absence de témoignages systématiques sur la question, et a moins de nouvelles et peu probables découvertes, il reste impossible de connaître avec quelque précision l'origine et le développement de ce que nous appelons aujourd'hui le vaudou. D'autant que, comme le signale Emmanuel C. Paul : le processus de la formation de cette religion a un caractère évolutif. Il a fallu près de trois siècles pour que des mythes, des pratiques divers s'homogénéisent en un ensemble. [4]

Il convient par ailleurs de signaler que le terme vaudou n'est appliqué à la religion populaire que par les profanes. D'origine Fon, il signifie esprit ou ensemble d'esprits. Les auteurs français l'employaient indifféremment pour dénoter un sorcier, une bande de spectateurs, un fétiche, un esprit, une danse. Ce n'est qu'à partir de la deuxième moitié du siècle dernier qu'il va signifier religion populaire des Haïtiens et, par extension, des descendants d'Africains dans tout le bassin des Caraïbes. Les fidèles haïtiens d'aujourd'hui n'appellent vaudou que l'une des nombreuses danses rituelles, comme le yanvalou, le kongo, etc.

À en juger par les témoignages, plus nombreux, qui datent de la lutte pour l'indépendance haïtienne et qui émanent d'observateurs métropolitains un peu moins prévenus, tels le naturaliste Michel-Étienne Descourtilz et le général Pamphile de Lacroix, tout semble s'être passé comme si deux sortes de religions, apparentées mais distinctes, coexistaient aux Antilles à la fin du XVIIIe siècle : d'une part une série de cultes africains, probablement pratiqués par des bossales, c'est-à-dire des esclaves nés en Afrique, groupés par ethnies : selon l'historien Thomas Madiou, les premiers révoltés de Saint-Domingue étaient des Africains qui refusaient de se laisser commander par les noirs créoles [...]. Ils combattaient comme en Afrique, divisés par tribus, précédés de leurs sorciers el des emblêmes de leurs superstitions [5]. De l'autre, l'amalgame d'éléments religieux africains auquel venaient s'ajouter des éléments catholiques (et des bribes de cérémonies maçonniques et de manipulations mesmeriennes), qui constituent l'ancêtre du vaudou tel que nous le connaissons, et que pratiquaient surtout des esclaves nés ou élevés aux colonies.

Les colons français vécurent continuellement dans la terreur des vengeances d'esclaves. Incendies de récoltes, empoisonnements de bestiaux, meurtres d'esclaves fidèles et de maîtres blancs étaient choses courantes. Les bandes de nègres marrons réfugiés dans les montagnes n'hésitaient pas à effectuer des raids meurtriers sur les plantations. Or l'on soupçonnait, sans doute à juste titre, que tant les inspirateurs de la résistance parmi les esclaves que les chefs marrons étaient des sorciers dont l'autorité reposait sur les pouvoirs magiques qu'ils étaient censés détenir : la légende veut que Makandal, dont les hommes semèrent la terreur dans le nord de Saint-Domingue entre 1748 et 1758, se soit déclaré mandaté [225] par les esprits africains pour éliminer les blancs de la colonie et reconduire ses frères de race à la terre ancestrale. Bref, l'on considérait le vaudou comme une association d'autant plus terrible quelle a pour but la ruine et la destruction des blancs. [6] À plusieurs reprises, le législateur interdit aux esclaves de se réunir pour pratiquer leur culte, craignant qu'ils n'en profitent pour organiser des soulèvements. Un arrêt du conseil du Cap-français promulgué le 7 avril 1758, par exemple, fait défense à tous habitants de souffrir les assemblées et cérémonies superstitieuses que certains esclaves ont coutume de faire à la mort de l'un d'eux, et qu'improprement ils nomment prières. [7]

Ce n'est donc nullement par zèle apostolique que les blancs de Saint-Domingue proscrivirent le vaudou, mais pour des raisons de sécurité. Il va sans dire que ces interdictions n'empêchaient pas les esclaves de quitter les plantations la nuit tombée pour se réunir dans la campagne et y célébrer leurs cérémonies superstitieuses.

Évaluer avec précision le rôle joué par le vaudou dans la lutte pour l'indépendance haïtienne reste pratiquement impossible : les rares témoignages dont nous disposons [226] sont épisodiques et impressionnistes. Selon leurs préférences idéologiques, certains historiens l'ont jugé fondamental, d'autres pratiquement négligeable. Quoi qu'il en soit, plusieurs témoins français, colons ou militaires, signalent que la plupart des chefs insurgés étaient sorciers ou tout du moins sectateurs du vaudou, et les premiers historiens haïtiens (les frères Ardouin, Hérard Dumesle, Thomas Madiou) ne mettent pas la chose en doute. Il semble en particulier que Boukman, l'inspirateur de la révolte qui donna le coup d'envoi à la lutte pour l'indépendance en 1791, était un houngan originaire des Antilles britanniques. Si les colons avaient toujours vu d'un mauvais œil les pratiques religieuses des esclaves, c'est dorénavant sans pitié qu'ils allaient réprimer tout ce qui de près ou de loin rappelait le vaudou. Même la deuxième commission civile déléguée à Saint-Domingue par le gouvernement français, qui débarque en 1796 pour appliquer la politique égalitaire et populiste du Directoire, interdit les cérémonies et réunions vaudouesques. Comme il ne s'agissait désormais plus de prétendre imposer l'exclusivité catholique en matière de religion, les considérants de l'arrêt allaient se réclamer des bonnes mœurs et de la santé publique : Considérant que la danse connue sous le nom de Vaudou est également contraire à la morale, aux institutions républicaines, à la décence et même à la santé des acteurs de ces scènes scandaleuses [...] dont l'accomplissement peut compromettre la santé publique, [...], orgies aussi effrayantes que ridicules, auxquelles des prostitutions succèdent toujours ; que ces infamies se passent sous les yeux des jeunes et même des enfants, qu'on n'a pas honte d'admettre à un spectacle aussi dégoûtant que pernicieux pour leur éducation, la commission a arrêté... [8]

Persécuté par les colons, par le gouvernement de la République, par les pères de l'indépendance haïtienne, Toussaint Louverture, Henri Christophe, Alexandre Pétion, puis par la plupart des gouvernements haïtiens et, inlassablement, par le clergé catholique et les missionnaires protestants, objet de caricatures racistes dans .les films à sensation et les élucubrations d'écrivassiers occidentaux, ce que nous appelons le vaudou est en voie de disparition dans les Antilles françaises, mais articule plus que jamais les aspirations et les rancœurs des descendants des esclaves domingois.

Léon-François Hoffmann
Professeur - Department of Romance Languages
Princeton University



* [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[1] Père Pierre-François Xavier de Charlevoix, Histoire de l'isle Espagnole ou de S. Domingue... 2 vol., Paris, H.-L. Guérin, 1730-1731, II, p. 501-502.

[2] Père Jean-Baptiste Labat, Nouveau voyage aux isles de l'Amérique. 6 vol., Paris, G. Cavelier et P.F. Giffard, 1722, IV, p. 132.

[3] Médéric Moreau de Saint-Méry. Description [...] de la partie française de l'isle Saint-Domingue, Paris, Société de l'histoire des colonies françaises et Larose, 1958, I, p. 64-69 [1re éd., 1796].

[4] Emmanuel C. Paul. Panorama du folklore haïtien. Port-au-Prince, lmp. de l'État, 1962, p.222.

[5] Thomas Madiou, Histoire d'Haïti, Port-au-Prince, Imp. Héraux, 1922 vol. II, p. 302-303 [1re éd. 1847].

[6] Drouin de Bercy, De Saint-Domingue.... Paris, Hocquet, 1814, p. 176.

[7] Cité par A. Gisler, L'Esclavage aux Antilles françaises, Fribourg, Éditions universitaires, 1965, p. 79.

[8] Extrait du registre des délibérations.... Ms A.N. Colonies CC9A12, signalé par Robert Louis Stein, Léger Félicité Sonthonax, Londres et Toronto, Associated University Presses, 1985, p. 152.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 15 janvier 2013 9:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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