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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Léon-François HOFFMANN, “Formation sociale, déformation personnelle: l'éducation de Claire dans Amour, de Marie Chauvet.” Un article publié dans la revue Études créoles, vol. XVII, no 2, 1994, pp. 87 à 91. [Autorisation accordée par le Professeur Hoffmann le 29 novembre 2010 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[87]

Léon-François HOFFMANN

Formation sociale, déformation personnelle:
l'éducation de Claire dans
Amour,
de Marie Chauvet.”

Un article publié dans la revue Études créoles, vol. XVII, no 2, 1994, pp. 87 à 91.



Il est rare que le lecteur d'un roman haïtien ait l'impression d'avoir assisté au fil des pages à un processus d'évolution des personnages. Tout se passe comme si leur rôle leur avait été distribué d'avance, comme si l'aventure ne les transformait pas en profondeur, mais se bornait à révéler leur destin. Ainsi Thémistocle-Épaminondas Labasterre, naïf héros éponyme du roman de Frédéric Marcelin, ne parvient à comprendre le milieu politique qu'il fréquente que pour être abattu par la police de son adversaire. Nous ne saurons pas si le Manuel de Gouverneurs de la rosée a tâtonné, cherché, hésité avant de se trouver : ce Christ laïc est conscient dès le départ de sa mission et de son destin. El Caucho apparaît, dans L'Espace d'un cillement, de Jacques-Stéphen Alexis, en pleine possession des certitudes qui font sa force ; il n'a rien à apprendre, et rien ne peut l'entamer. Quant aux personnages féminins, il est vrai que, dans le roman qui porte son nom, Mama, la douce et chaste fiancée du pauvre Labasterre, feint de se laisser séduire par le bourreau de son bien-aimé, afin de l'empoisonner avant de périr avec lui dans l'incendie qu'elle allume dans sa garçonnière. La perte de celui qu'elle aime a déclenché son machiavélisme et son héroïsme, mais rien ne laissait soupçonner leur existence avant la tragédie : Marcelin décide la transformation de son personnage, il ne la décrit pas. Entre l'Annaïse des premières pages de Gouverneurs et celle des dernières, quelle évolution profonde de son être, si ce n'est de porter le fils (le fils, comme par hasard, pas la fille) de Manuel ? Et si la Estrellita commence à émerger de la turpitude et de la déchéance, ce n'est guère que par obéissance à El Caucho : son comportement va changer, mais guère sa vision du monde ni les traits de caractère qu'elle manifeste au début du roman.

Il n'y a guère de Gil Blas dans le roman haïtien, ni de chevalier des Grieux, ni de Rastignac, ni de julien Sorel, ni de Jean Valjean, ni de Marcel, ni de Meursault, ni - en ce qui concerne les femmes - de Nouvelle Héloïse, de Religieuse portugaise, d'Eugénie Grandet, de Thérèse Raquin ou de Claudine. Au risque de généraliser abusivement, on pourrait dire que le personnage de [88] roman haïtien s'apparente plutôt à un personnage de nouvelle : sa personnalité est donnée au départ. L'intrigue lui permet certes de manifester cette personnalité, mais il n'est pas pertinent de savoir comment elle s'est formée.

Encore faut-il ne pas, en matière de Bildungsroman, confondre éducation par les expériences quotidiennes et éducation des enfants et des adolescents, principalement par les parents. Dans cette acception du terme également, très peu de romans haïtiens sont des romans d'éducation, ne serait-ce que parce que très rares sont les enfants et les adolescents à leur fournir des protagonistes.

Claire Clamont, personnage principal et voix narrative d'Amour, de Marie Chauvet [1], est dans cette optique une exception intéressante. On se rappelle que le roman consiste en une sorte de journal tenu, sous forme de monologues intérieurs, par une femme célibataire qui a atteint la quarantaine sans connaître l'amour, et que le désir tourmente. Fille de Mulâtres très clairs, elle est « mal sortie », c'est-à-dire que ses origines africaines, imperceptibles chez ses soeurs, sont évidentes chez elle. Cette femme ou, plus exactement, cette vieille fille au prénom évidemment ironique jette un regard d'une lucidité effrayante sur elle-même et sur le monde qui l'entoure. Elle analyse sans complaisance non seulement les manifestations du préjugé de la couleur et ses conséquences psychologiques chez ceux qui en sont victimes, mais aussi la terreur politique qu'un gouvernement à dominance noire fait régner dans le fief mulâtre où se déroule l'action [2].

Dans l'optique qui est la nôtre, Amour est bien sûr un roman psychologique, l'étude d'un « cas », où l'influence délétère de l'éducation familiale est impitoyablement analysée. Mais il y a plus : à la famille Clamont sont assimilées non seulement la caste des aristocrates de province, mais la société haïtienne toute entière. Enfin, chose exceptionnelle en Haïti, les découvertes de Freud ont visiblement influencé le roman : outre celle d'Henri Clamont, le père indigne, Marie Chauvet a campé une figure paternelle bénévole et généreuse, celle du Français Jean Luze, qui joue l'éducateur des Haïtiens, souvent jugés par la romancière comme plongés dans l'infantilisme.

Commençons par remarquer la fréquence du vocabulaire de l'éducation dans le texte. Les termes éducation et éducateurs se retrouvent une dizaine de fois, ainsi que des mots comme enseigner, élever, instruire, apprendre, leçon, etc., appliqués à Claire enfant ou à ses compagnes. La scolarité de Claire a été sommaire : elle n'a lu que « l'histoire ancienne et [les] fables de La Fontaine. Tous les livres étaient taxés par mon père de malsains [...] le sort de mes amies n'était pas plus heureux » (118). C'était déjà trop pour une fille : d'après son curé, le Père Paul, « je me suis empoisonné l'esprit en m'instruisant » (10). Il en serait allé différemment si elle avait été un garçon, « l'ambition des parents ayant été de tout temps d'expédier leurs fils à Port-au-Prince ou à l'étranger pour en faire des savants » (10). À l'encontre du père de Claire, Jean Luze va encourager sa femme et ses belles-soeurs à s'instruire, et promet à son jeune protégé Joël Marti : « Tu [89] n'as que vingt ans et tu vis dans un monde désuet. je te formerai. Quels auteurs aimes-tu ? » (149).

Dans l'univers de Claire, la violence est à la base de l'éducation des filles. Pour la moindre faute, son père lui pince l'oreille « à la faire saigner » (104), ou la fait rester à genoux, les bras croisés et la tête droite ; « quelquefois, je pleurais et la punition durait bien plus longtemps » (105). Lorsqu'elle refuse de servir les dieux vaudou « il me gifla si fort que je faillis tomber » (117) ; ayant encore résisté, « je fus fouettée » (118). Pour avoir parlé à une camarade qu'on lui a défendu de fréquenter, elle est « battue à moitié à mort » (110). Ses compagnes ne sont d'ailleurs pas mieux traitées qu'elle ; son amie Agnès Grandupré « hurlait journellement sous les coups qu'elle recevait » (109) ; pour avoir désobéi, « Mme Grandupré a battu Agnès jusqu'à la faire saigner » (165). Ces violences exercées sur les filles ne sont pas des déviances pathologiques, mais la règle : une voisine fait à Claire l'éloge de ses parents : « Ils ont été sévères, c'est vrai. Mais vois quelle fille parfaite tu es ! » (66). Et si les parents d'Agnès Grandupré « la martyrisaient spectaculairement », c'est « de crainte de passer pour de mauvais éducateurs » (129)

Il est évident que la violence exercée sur Claire et les autres fillettes se reflète dans la violence exercée sur les mendiants, sur les domestiques, sur les paysans et, par un policier sadique, le commandant Calédu sur l'aristocratie qui l'a humilié. Il est par ailleurs significatif que Calédu se délecte à exercer sur les femmes de la bonne société des sévices d'une révoltante dépravation ; Kalé du vet dire « battre fort » en créole. Le père de Claire affirme, citant son propre père : « C'est une race indisciplinée que la nôtre, et notre sang d'anciens esclaves réclame le fouet. » (110). Voilà donc la violence inscrite dans le destin du pays comme dans celle de ses enfants.

Si Claire vit dans la frustration sexuelle, c'est en grande partie son éducation qui en est responsable. Elle a été « élevée par d'absurdes primaires qui, toute ma jeunesse, m'avaient répété que l'amour était un péché » (19) ; « mon père [...] me martyrisait pour m'enseigner la sagesse » (35). Une fois de plus, il ne s'agit pas d'une aberration individuelle, mais d'une conduite normale dans la société de Claire, qui vit « entourée de gens dont la majorité n'était pas plus éclairée que mes éducateurs » (19). Les Grandupré battirent leur fille à mort et la séquestrèrent » pour avoir flirté avec un jeune homme, (130). Devenue adulte, Claire réalise qu'elle a intériorisé malgré sa lucidité le complexe de culpabilité sexuelle qui lui a été inculqué, « au point de me rendre impossible une satisfaction dans l'irrégularité. » (101). Enfin, n'oublions pas que, frustré de ne pas avoir eu de fils, Henri Clamont a voulu élever sa fille en garçon. Brimée à la fois et dans son érotisme féminin et pour son incapacité à assumer une pseudo-masculinité, il n'est pas étonnant que la fillette soit devenue une adulte sexuellement désaxée.

Les fantasmes et ses rêves érotiques qui obsèdent Claire sont dominés par la figure du père et le souvenir de ses violences. Déjà lorsqu'elle était petite fille, [90] « j'ai souvent rêvé de mon père métamorphosé en un animal bipède à crinière de lion qui me fouettait, en rugissant, dans une cage dont je cherchais en vain la clef » (145). Et lorsque, devenue adulte, elle s'abandonne aux fantasmes, « Il m'arrive, au cours de mes scènes d'amour fiévreusement imaginées, d'être prise de panique. Cette panique est souvent déclenchée par le brusque souvenir de mon père armé de sa ceinture et qui me fouette. » (170). Ityphallique, le « grand corps musclé, noir et nu » (83) du tortionnaire Calédu est d'ailleurs interchangeable, dans ses rêves érotiques, avec celui du père Clamont. Et même lorsque Claire s'adonne au plaisir solitaire en pensant à son beau-frère Jean Luze, Calédu se superpose irrésistiblement à cette autre figure paternelle. D'ailleurs, de même que Claire a été élevée comme un garçon par son père, sa féminité est niée par Jean Luze (rejoignant ironiquement son père biologique) qui ne perçoit ni n'est capable d'imaginer le désir qu'il lui inspire. Rien d'étonnant à ce que Calédu suscite en elle une attirance trouble. Claire voit en lui un initiateur d'une cruauté paternelle et pressent, horrifiée, que le policier n'est vraisemblablement pas de ceux dont on dit qu'« il y a des maris qui font mal l'éducation de leur femme. » (154). À la fin du roman, Claire ne tue pas symboliquement son père, mais assassine en pleine rue ce père symbolique qu'est Calédu.

En fait, Claire est incapable de réaliser une féminité adulte. Alimenté par les photos pornographiques et l'évocation des amours ancillaires de Lady Chatterley (le prolétaire Calédu représentant un avatar du jardinier Mellors), son érotisme s'est arrêté aux pratiques onanistes qui préludent normalement à la maturité sexuelle. Son instinct maternel se manifeste de façon tout aussi infantile : elle joue en secret à la maman avec sa poupée Caroline, qu'elle parfume d'eau de cologne et de talc, qu'elle berce et à qui elle est quelquefois tentée de donner le sein. Le jugement qu'elle porte sur elle-même et sur la société provinciale pourrie de préjugés : « À croire que la maturité est exclue de notre évolution mentale » (44) s'applique peut-être à tous ses compatriotes. C'est en tout cas leur infantilisme qui choque cette figure paternelle bénévole qu'est Jean Luze : « ce qui m'étonne chez vous et me dégoûte un peu, je vous l'avoue, c'est ce fatalisme bon enfant qui vous fait docilement descendre vos culottes pour recevoir le fouet. » (69).

C'est donc non seulement Claire mais son père et son grand-père, et le Père Paul, et cette caricature du père qu'est le père fouettard Calédu et cette image idéalisée du père qu'est le Français Jean Luze qui jugent la société haïtienne immature. Vision pessimiste, certes, où l'on ne sait trop si ce sont les méthodes aberrantes d'« éducation » qui perpétuent cette immaturité, ou bien s'il faut se résigner à ce qu'elles continuent à s'exercer jusqu'à ce que l'Histoire mène la malheureuse Haïti hors de l'infantilisme.



[1] Marie Chauvet, Amour, in Amour, Colère et Folie, Paris, Gallimard, 1968, p. 9-187. C'est aux pages de cette édition que renvoient les chiffres entre parenthèses.

[2] Le roman, qui se déroule ostensiblement en 1949 (c'est-à-dire sous le régime « noiriste » du président Dumarsais Estimé), aurait encore mieux pu se dérouler quelques années Plus tard, dans la ville de Jérémie, traditionnellement dominée par une aristocratie de Mulâtres clairs, contre lesquels le ressentiment de François Duvalier se manifesta d'une façon particulièrement féroce. Quoi qu'il en soit, les multiples références implicites au duvaliérisme n'ont échappé à aucun lecteur haïtien du roman.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 14 janvier 2013 19:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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